Notes
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[1]
Voir les travaux de Paola Tabet (1979), de Nicole-Claude Mathieu (1991) et de Colette Guillaumin (1992).
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[2]
Le temps de l’enquête et le fait que celle-ci ait été menée de façon incognito.
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[3]
Des travaux en anthropologie, notamment sous l’impulsion du groupe Matière à penser, ont réfléchi à la dimension physique des objets dans les échanges, mais cet article s’attache à traiter davantage de la perspective sociologique.
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[4]
En sociologie urbaine, et notamment par le biais des géographes, la pratique des personnes est un questionnement phare. Si la densité matérielle supposée par les rencontres dans l’espace public est énoncée, les objets ne sont pourtant pas systématiquement analysés.
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[5]
L’étude a été effectuée à Londres, où les pratiques automobiles, et par extension piétonnes, sont inversées. En Suisse, les personnes ont tendance à garder leur droite.
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[6]
J’utilise ici les catégories de femmes et d’hommes car je considère que cette assignation à un sexe passe par un processus de catégorisation qui se fait en action. Ces catégories proviennent donc des observations que j’ai faites sur les gestes et attentions qu’ont eus les personnes à l’encontre des autres et qui révèlent un placement dans une catégorie de sexe spécifique.
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[7]
Suite à mes observations, j’ai décidé de créer quatre classes d’âge. Cela ne signifie pas que les catégories créées soient homogènes mais j’ai dégagé des récurrences selon des groupes d’âge. Première catégorie : les ‘jeunes’, réifiant volontairement une catégorisation très présente et souvent connotée de façon négative, explicitée oralement dans le tram par les autres usagers et usagères. Les ‘jeunes’ dans mon travail sont principalement les collégien∙ne∙s et les lycéen∙ne∙s des deux écoles présentes sur la ligne de tram que j’ai étudiée. Deuxième catégorie : jeunes adultes (20-30+ ans), troisième : âge moyen à avancé, jusqu’à 70 ans, quatrième : personnes âgées à très âgées.
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[8]
Mais nous pourrions en faire la même analyse en termes d’objets dans des gestes comme tenir la porte, l’ordre de sortie d’un ascenseur, etc. Cette analyse-là en termes d’objets s’étend donc à toutes les sphères spatiales du social.
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[9]
Pour des raisons de faisabilité de l’enquête (qui s’est faite incognito), les dimensions ethniques et de classe n’ont malheureusement pas pu être étudiées.
1 Le courant féministe matérialiste français s’est en partie attaché à rendre compte et à dénoncer les conditions matérielles de l’oppression des femmes, partant du matérialisme historique pour contextualiser et historiciser les rapports matériels asymétriques entre les femmes et les hommes (Delphy 1982). Ainsi, il démontre que cette asymétrie n’est pas de l’ordre de la nature mais est construite par l’activité sociale (Jackson 2009). La division sexuée du travail, l’assignation des femmes au travail domestique, l’appropriation du corps des femmes [1] ou les « échanges économico-sexuels » (Tabet 2004) sont des pratiques matérielles qui structurent l’expérience vécue des femmes. Les matérialités ne sont donc pas hors du champ théorique féministe, mais restent, dans l’espace francophone en particulier, très attachées aux conceptions du féminisme matérialiste, et ont été peu investies de manière microsociologique.
2 La matérialité telle qu’elle sera investiguée dans cet article a un double sens : d’une part, celui de rapports matériels, reposant notamment sur des relations d’appropriations de différentes ressources (économiques, corporelles, etc.) d’un groupe sur un autre et qui a été largement étudié par la perspective matérialiste ; d’autre part, celui de la ‘physicalité’ des objets et de l’environnement physique qui nous entoure, nous contraint ou nous guide dans nos déplacements quotidiens. Si le courant féministe matérialiste francophone a permis d’éclairer sur le fait que « des ‘choses’ sont oppressives dans le sens où elles façonnent ce qu’être une femme signifie » (Jackson 2009, p. 21), peu de travaux se sont penchés sur les interactions quotidiennes des femmes et des hommes en partant des objets et de la ‘physicalité’ des situations dans lesquelles elles et ils se trouvent.
3 Que peut apporter une approche qui combinerait une perspective de genre matérialiste et un point de vue interactionniste ? Comment penser le genre dans ce contexte ? En quoi focaliser son attention sur des interactions entre personnes impliquant des objets nous permet de faire le pont entre deux approches souvent présentées comme antagoniques ? Quelle peut être la contribution d’une perspective féministe matérialiste à la sociologie des objets ?
4 Dans cet article, je m’intéresse aux interactions dans l’espace public — et plus précisément d’un tramway, terrain effectué en 2013 — par la prise en compte des objets en présence et en examinant en quoi ils permettent de poser l’hypothèse d’une scénographie genrée de l’espace public. Si le débat au sein du féminisme matérialiste se situait à l’époque sur la relation entre l’idéologie patriarcale (superstructure) et la réalité matérielle (structure), je souhaite amener une autre dimension qui est celle de la matière en situation, ici les objets, se retrouvant au centre des interactions, qu’ils soient fixes ou mobiles.
5 Quelles sont les pratiques et les interactions avec les objets fixes des femmes et des hommes et sont-elles genrées ? Quels objets personnels sont amenés dans ces lieux publics, par qui, et quelles en sont les conséquences sur les interactions ? En quoi permettent-ils d’avoir une lecture plus fine de la réalité sociale et des actions ‘en train de se faire’ ? En bref, je postule que les objets sont des entrées et des pistes d’analyse pour comprendre la production et la reproduction du genre ainsi que celles d’autres rapports sociaux en présence dans des espaces spécifiques.
Méthodologie
J’ai décidé de mener des observations incognito, c’est-à-dire que j’ai cherché à ne pas me rendre visible comme observatrice tout en étant consciente de participer moi-même à l’interaction (Leservoisier 2005). Au départ, j’avais opté pour un carnet de terrain mais j’ai vite remarqué que cela était trop visible dans le tram et j’ai donc dû apprendre à prendre des notes sur mon téléphone portable, objet omniprésent dans cet espace (Thibaud 2002).
Des objets peu visibles ou invisibilisés
6 Comme le rappelle Anne Monjaret (2014) dans son état de la littérature sur les travaux ayant articulé le genre et la problématique des objets en ethnologie et en sociologie françaises, les réflexions à ce sujet ne sont pas nouvelles mais demeurent encore rares. Certes, ces dix dernières années ont montré un intérêt grandissant pour la question, mais il semble que la plupart des travaux se soient davantage penchés sur la manière dont les objets sont sexualisés ou distribués de façon différentielle entre femmes et hommes que sur leurs implications concrètes dans les interactions genrées du quotidien, et plus spécifiquement dans l’espace public. Comme le souligne Sara Ahmed (2006), les objets sont plutôt pensés comme des moyens de démontrer quelque chose et l’attention des chercheur∙e∙s se pose rarement sur les objets en tant que tels. Ils ont souvent le « statut d’échantillon » en ethnologie et en anthropologie (Julien, Rosselin 2009, p. 30) [3]. Les choses, qu’elles soient « infrastructures, équipement ou objet, sont en grande partie l’impensé de nos actions ordinaires » (Chabaud-Rychter, Gardey 2002, p. 9). Pourtant, au même titre que les individu∙e∙s, elles prennent de l’espace et sont donc rendues visibles par l’interaction et contribuent parfois à en orienter le sens.
7 Des recherches, notamment anthropologiques, ont explicité le fait que la construction du genre est portée et maintenue de manière quotidienne par la culture matérielle (Julien, Rosselin 2009 ; Monjaret 2014 ; Montjaret, Pugeault 2014). Si de telles études se sont surtout attachées à rendre compte de la manière dont les identités se construisent au contact des objets, l’analyse matérialiste telle que conceptualisée par le féminisme matérialiste francophone est peu, voire pas présent. Au-delà de l’aspect symbolique, comment prendre en compte concrètement les objets dans une perspective de genre, en alliant à la fois l’aspect quotidien, local de la production du genre et la dimension plus structurelle de la reproduction des rapports sociaux ?
8 Nombre d’auteures féministes qui s’intéressent à articuler le genre et les objets reprennent les travaux de l’anthropologue féministe matérialiste Paola Tabet. Dans son article « Les mains, les outils, les armes », elle montre que la division sexuelle du travail « dans les sociétés de chasse et de cueillette » (Tabet 1979, p. 5) passait par une division sexuelle des objets et des outils. Ainsi, femmes et hommes ne manipulaient pas les mêmes objets et l’accès à des objets spécifiques, tels que les armes, était refusé aux premières. Les femmes se retrouvaient en possession d’outils qui permettaient une moins grande motricité et, bien souvent, des techniques plus rudimentaires. Elle démontre ainsi que les travaux attribués aux femmes et aux hommes ne relèvent pas de critères biologiques qui conduiraient à des aptitudes différenciées mais sont directement dépendants d’une forme d’organisation sociale asymétrique. Cette perspective anti-essentialiste est très forte dans l’approche féministe matérialiste et se retrouve également dans les travaux de Colette Guillaumin.
9 Colette Guillaumin s’est intéressée à la répartition des objets dans l’espace public. Si elle montre, comme d’autres chercheuses (Gardner 1995 ; Lieber 2008), le fait que ce soit un espace non neutre et mettant en scène un certain nombre d’asymétries, le côté matériel des interactions n’en est pas pour autant ignoré. En effet, elle défend l’idée que « les êtres humains de sexe mâle construisent leur résistance dans et sur un monde d’objets, et par l’usage d’outils et d’instruments extérieurs au corps, ils visent à la transformation du monde matériel » (Guillaumin 1992, p. 134). Les objets ont souvent été définis en des termes péjoratifs relatifs à la dénonciation des conditions des femmes dans les mouvements féministes sur la question des femmes-objets et de l’instrumentalisation (Kraus et al. 2005), et des contraintes des corps. Colette Guillaumin insiste sur le fait que lorsque les femmes possèdent des objets, ce sont des moyens de contrôle « qui interviennent sur la motricité ou la liberté du corps tels chaussures, entraves, corsets » (Guillaumin 1992, p. 121).
10 Cette lecture a le mérite de placer au cœur de l’analyse la distribution différentielle des objets, tout en reproduisant malgré elle ce qu’elle tend à critiquer : un binarisme femme-homme, ne laissant ainsi pas de place à d’éventuelles transformations temporaires qui peuvent exister dans la réalité sociale et à l’idée que les objets ne peuvent être mis au service ou dans les mains des femmes. Au même titre que les écrits de Colette Guillaumin sur l’espace public, le travail précurseur de Paola Tabet permet de saisir la répartition des outils, et donc des techniques, qui amène à une division sexuelle du travail et à d’autres relations de pouvoir, mais il participe à la cristallisation des rapports de genre, qui semblent s’activer de la même manière en tout lieu et en tout temps. On voit apparaître ici une première tension entre structuralisme et interactionnisme. Si les femmes sont contraintes dans leur mobilité spatiale (Guillaumin 1992) et occupationnelle (Tabet 1979) par un processus de distribution genrée des objets et des techniques, qu’en est-il des interactions du quotidien, de l’emprise de l’espace physique (infrastructures et objets) dans lequel les interactions se font et de la capacité des acteurs et actrices à agir sur cette matérialité ?
11 La sociologie des sciences et des techniques, davantage que d’autres courants en sociologie, s’est questionnée sur les objets dans les interactions (Latour, Woolgar 1988 [1979] ; Akrich 2010 ; entre autres). Tout en saluant la prise en compte des objets dans la constitution du savoir et la mise en circulation de celui-ci, on peut reprocher à l’approche latourienne, par exemple, d’avoir moins mis l’accent sur les dynamiques sociales qui entourent les interactions. Donna Haraway (1997) critique en effet l’analyse d’acteurs désincarnés — humains et non-humains — qui ne discute pas notamment des rapports de genre qui peuvent s’établir dans la construction même du savoir scientifique et dans la manipulation des instruments. La critique féministe des sciences et des techniques n’est pas nouvelle. Elle a permis de mettre en lumière notamment le fait que celles-ci « ne sont pas neutres et sont instrumentalisées à des fins de pouvoir » (Chabaud-Rychter, Gardey 2002, p. 31) et que la différence de genre peut dans un tel contexte être « constituée, stabilisée, maintenue ou reproduite » (ibid., p. 13). Les choses peuvent ainsi devenir genrées dans le sens où elles vont être attribuées à l’un ou l’autre sexe, selon des définitions ayant trait à la féminité ou à la masculinité. Dans le cadre de sa recherche sur les femmes dactylographes, Delphine Gardey montre comment l’objet de la machine à écrire se trouve investi de représentations genrées amenant à définir la pratique dactylographique comme féminine (Gardey 2002.). En s’intéressant aux « constructions locales, variables et discontinues du genre et des rapports hommes-femmes, au cours des pratiques observées » (ibid., p. 37), la chercheuse révèle l’importance des objets pour comprendre comment les rapports de genre se définissent, se modifient et se solidifient. Soutenant une approche qui s’intéresse « au caractère situé et local de l’action », elle cherche à « établir un chemin » avec une approche « qui s’attache à la question de la permanence et de la reproduction des structures sociales dont il apparaît qu’elles exercent des contraintes fortes sur les possibles » (ibid., p. 241). Comme elle le souligne, quel que soit le degré d’existence que l’on attribue à une certaine plasticité et malléabilité du monde social, les rapports de genre varient au final assez peu.
12 Comme le préconise Delphine Gardey, il est donc possible de faire discuter ensemble ces deux approches. Léo Thiers-Vidal a insisté sur le fait que l’approche interactionniste est compatible avec la méthodologie matérialiste s’il y a « reconnaissance du rôle central du pouvoir dans les pratiques » (Thiers-Vidal 2010, p. 129). Les interactions, au même rang que les lieux, ne sont pas neutres socialement et toujours localement situées. La question du pouvoir et de sa prise en compte comme facteur d’analyse ou d’explication, semble donc au cœur du débat. Des travaux interactionnistes se sont intéressés au genre (notamment West, Zimmerman 1987) mais les critiques matérialistes reprochent souvent un manque de problématisation quant à l’existence d’un pouvoir structurel (Thiers-Vidal 2010) dans la production du genre au quotidien. Erving Goffman (2002 [1977]) a par exemple indiqué en quoi les interactions de l’espace public sont genrées. Il s’est intéressé à la façon dont les institutions ‘honorent’, voire produisent la différence des sexes en instituant par exemple des toilettes publiques non mixtes. L’intérêt d’analyser « comment se joue, se constitue et se régule une certaine forme d’ordre social » (Perreau, Cefaï 2012, p. 5) dans l’espace public supplante cependant celui de s’intéresser aux objets fixes ou en circulation et à l’environnement physique qui habitent ces lieux. Erving Goffman (1968 [1961]) a porté son regard sur les matérialités dans le cadre de son étude sur les asiles psychiatriques, sans pour autant y questionner les rapports de genre. Pourtant, je postule que la prise en compte des objets dans l’observation [4] permet de nuancer et d’approfondir l’analyse des interactions et ainsi de réfléchir à la façon dont ces rapports peuvent se matérialiser dans la physicalité des choses. La physicalité de ce qui nous entoure, de ce qui est en partie visible et identifiable peut-elle nous permettre de réintroduire une dimension plus structurale à nos interactions sans pour autant y postuler une systématicité ?
13 L’approche phénoménologique de Sara Ahmed nous permet d’intégrer les objets dans la définition des interactions. Elle avance l’existence d’une « spatialité du genre » (Ahmed 2006) dans laquelle les objets définissent les manières d’interagir avec les autres. Ils agencent l’espace et ouvrent un champ de possibilités d’actions aux personnes qui y ont accès. En effet, elle souligne l’importance de voir quels objets sont ‘à portée de main’ et pour qui et dans quel but. Il nous faudrait donc réfléchir à ce que les objets qui sont en notre possession ou qui nous sont familiers nous permettent de faire. Selon elle, les femmes et les hommes seraient orientés différemment de par les objets qu’ils portent, qui les attirent, les guident et c’est cette ‘différence d’orientation’ qui serait au fondement de la différence de genre. Les objets prennent par conséquent forme dans l’action sociale. L’approche phénoménologique peut donc permettre la discussion entre interactionnisme et structuralisme, au moment où il y a « reconnaissance de la construction sociale de la subjectivité par des pratiques humaines » (Thiers-Vidal 2010, p. 129).
14 Dès lors, cette courte revue de littérature qui se veut non exhaustive permet de montrer que si certains travaux ont pensé la question des objets et celle également de l’espace public, il est rare qu’elles aient été articulées ensemble dans une perspective de genre matérialiste et interactionniste.
15 Je considère le genre comme une performance dans le sens où il n’est pas une propriété, mais le produit d’une action et d’une situation inscrites dans des dynamiques sociales asymétriques entre femmes et hommes, considéré∙e∙s et identifié∙e∙s comme tel∙le∙s. Le genre, lorsqu’il est performé, construit donc des groupes opposés de par leurs gestes et leurs comportements (McKay et al. 2000) et des attentes différenciées à l’égard des hommes et des femmes. Cependant, cette perspective ne peut être effective sociologiquement que si l’on prend également en compte le niveau structurel et culturel des interactions (Messner 2007 ; Thiers-Vidal 2010) et j’ajouterai également, l’environnement physique de la situation étudiée, qui est l’objet de cet article. Le genre est donc un processus de construction sociale et je défendrai ici une approche non essentialiste dans le sens où les catégories de femmes et d’hommes telles qu’elles sont investies, perçues, définies, justifiées sont socialement, historiquement et géopolitiquement produites. Dès lors, le genre est intiment lié à d’autres dynamiques sociales asymétriques que sont les rapports de ‘race’, de classe, de sexualité, d’âge, etc.
16 Le contexte social ne peut se penser (et les interactions se dérouler) sans le contexte matériel qui est de deux ordres dans le cadre de mon terrain : l’espace physique intérieur du tram préexistant à l’interaction et les objets ‘individuels’ des passagers et passagères, dont certains se distribuent de façon genrée. Dans un premier temps, je vais donc analyser les implications interactionnelles que peut susciter cet espace tel qu’il est physiquement construit. En raison des résultats de mes observations de terrain, seront discutés le siège de tram et les barres verticales et horizontales qui permettent aux personnes de se tenir. Dans un deuxième temps, les objets ‘personnels’ que les passagers et passagères amènent dans le tram et qui répondent souvent à une distribution sexuée seront analysés. Qu’est-ce que les sacs de commissions, les skates ou les poussettes peuvent nous apporter pour la compréhension sociologique des interactions dans l’espace public ? Et en termes de genre ?
Quand les objets s’en mêlent : catégorisations et codes de conduite
17 Il est des objets fixes, certes créés par des individus mais qui, une fois pris dans une structure, n’en bougent pas. Si le tramway est toujours en pleine mobilité, il n’en va pas de même de son infrastructure intérieure. Dès lors, sièges, barres, escaliers, pour ne citer que quelques matériaux, en contact direct avec les passagers et passagères, deviennent des supports de l’interaction, voire la déclenchent.
18 Pour comprendre la portée que revêt cette structure préexistante et matérielle, je souhaite prendre l’exemple de John Lee et Rodney Watson (1992) qui analysent l’importance de la règle de conduite de ‘tenir sa gauche’ [5] en Angleterre. Ils montrent que celle-ci est d’autant plus respectée lorsque l’espace est confiné et pris dans des flux de passagers, même si ce n’est pas la trajectoire la plus directe géométriquement parlant, comme c’est le cas dans les bouches de métro. Ainsi, appuyant sur le fait que l’espace public est une arène de visibilité (Joseph 1992) qui implique des enjeux d’espace et d’évitement entre personnes, sa matérialité dirige en quelque sorte les interactions qui s’y produisent. Prenons un autre espace matériel qui met en exergue à nouveau la règle de conduite qui consiste à ne croiser que d’un seul côté : un trottoir. Tenir sa droite en Suisse lorsque l’on croise une autre personne fait partie du registre des gestes banals. Cependant, s’il n’y a pas de trottoir et que l’on se trouve à longer une route, le croisement ne se fait pas si simplement. Les espaces matériels ouvrent donc à un registre d’actions plus ou moins grand. De plus, ces espaces ne sont pas indépendants de certaines dynamiques de genre, comme nous allons le voir.
19 Le processus de catégorisation dans l’espace public, qui passe par le regard, est éminemment social et n’est pas indépendant de la matérialité des situations. Lorsque nous sommes en situation de face à face, chaque personne va placer spontanément l’autre dans une ou plusieurs catégories et interpréter son statut social selon son apparence, sa posture et son comportement. Par ce procédé et cette catégorisation quasi immédiate, l’acteur/actrice social∙e va déterminer la relation à venir tout en restant à l’affût de la moindre variation de comportement qui pourrait modifier les attentes qu’il lui a assignées. Michèle Jolé explique que la catégorisation des individu∙e∙s se fait selon deux règles, la règle de l’économie et celle de la constance (Jolé 1992, p. 86). La première consiste à ce que l’individu, quand il regarde une autre personne, l’identifie de manière minimale, en la plaçant dans une seule catégorie. La deuxième explicite le fait qu’il regroupe de manière constante des catégories dans un seul ensemble. Il existe donc une « collection naturelle de catégories d’appartenances, ces ensembles naturels à une culture permettent aux membres de se servir, pour leur usage ordinaire, des catégories d’une façon ordonnée, c’est-à-dire publiquement intelligible » (ibid., p. 87). Enfin, des droits et des devoirs sont liés à chaque catégorie et c’est par leurs actions, qu’ils se permettent ou que les autres leur accordent, que leurs catégories deviennent visibles. Au fait de regarder va s’ajouter celui d’être vu∙e. Se trouver sous le regard de l’autre va amener chacun, chacune à agir d’une certaine manière, selon des modèles comportementaux conventionnels et attendus. Les actrices et acteurs sociaux s’accordent à maintenir un monde partagé malgré leurs différences et lorsque des réalités discordantes apparaissent, « les individus s’arrangent pour y trouver les raisons et garder ainsi leur croyance à un monde partagé » (Pollner 1975, cité par Thibaud 2002, p. 8).
20 Considérons à présent ces quatre extraits issus de mon journal de terrain [6] :
Alors que je me retrouve en pleine heure de pointe dans un tram qui traverse les rues marchandes de Genève, un homme âgé m’interpelle : « Vous ne voulez pas vous asseoir ? ». L’homme qui se tient devant moi est sans aucun doute bien plus âgé que moi et pourtant il maintient sa demande. Il ne répète pas sa question mais se fait insistant du regard. La foule est dense dans le tram et c’est à moi que l’on parle. Je lui réponds que non, en le remerciant à peine, car je me demande pourquoi une femme d’une vingtaine d’années devrait s’asseoir alors que cet homme, qui doit avoir plus de la soixantaine, devrait rester debout.
Un homme du groupe d’âge 3 [7] entre dans le tram quasiment vide et se dirige directement vers un siège seul, qui est tout près de l’entrée par laquelle il est arrivé. Une femme du groupe 2 arrive en face de lui, puis il se ravise, s’arrête et attend que la femme s’assied. Cette dernière va finalement s’asseoir plus loin, sur un deux-places, siège côté allée. L’homme s’assoit alors à la place vers laquelle il s’était dirigé dès son entrée dans la rame.
Un homme d’une soixantaine d’années entre et se dirige vers un deux places, il voit deux femmes de groupe d’âge 4 qui sont en train de discuter et il leur demande si elles veulent s’asseoir. L’une répond « non » et l’autre, en souriant, « non, merci bien ». Il s’assied.
Un matin, alors que je prends le tram pour mener mes observations, je me place à l’arrière, debout. Un siège près de moi n’est pas occupé, contrairement aux autres. Quelques arrêts plus loin, un homme de classe d’âge 3 entre et voit le siège. Il s’y dirige et me voyant, ralentit puis s’arrête juste devant, en se tenant à la barre, laissant penser alors qu’il va rester debout comme moi. Il me regarde et lorsqu’il croise mon regard me dit : « Vous ne vous asseyez pas ? » Je lui réponds que non. Il enchaîne : « Mais vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ? », « Non non, c’est bon ». « Mais faut vous asseoir ! ». À ce moment-là, je lui réponds qu’il peut s’asseoir et il le fait de suite.
22 Comme on le voit, toutes les interactions ci-dessus se jouent autour d’un siège de tram. Celui-ci implique un système de priorité qui repose principalement sur la manière dont les passagères et passagers sont catégorisés de par leur sexe et leur âge. Ces gestes de priorité effectués principalement en direction de jeunes femmes, confirme l’existence de normes liées à l’attractivité sexuelle (Goffman 2002 [1977]) et suppose sinon un geste galant, un rapport de séduction, même s’il n’est pas voulu ou réceptionné comme tel. Ce type de geste, activé par la présence du siège de tram [8], mime la relation hétérosexuelle et place donc les femmes et les hommes dans une relation asymétrique du donner et du recevoir, de protéger et d’être protégée. Amené∙e∙s à jouer leur rôle sexué, il se met en place une scénographie de l’espace public en action qui est ici clairement genrée. Comme le souligne Dominique Vinck, les objets fixes sont intéressants dans le sens où ils participent à la « matérialisation de règles et de conventions » (Vinck 1999, p. 393).
23 L’utilisation de la métaphore de la signalisation routière que j’ai choisie — système de priorité — permet de penser l’espace public comme un lieu où se respectent ou se transgressent des codes de conduite (par exemple tenir sa droite chez Lee et Watson), qui sont, d’une part, indiqués à travers des objets et dont le but est de publiciser ces règles de conduite. Par exemple, la signalétique pour savoir qui a la priorité de s’asseoir et qui met en scène une vieille dame et non un vieil homme, met en exergue les représentations que l’on se fait socialement de la fragilité. D’autre part, d’autres objets, qui retiennent moins l’attention car n’ayant pas un but explicitement informatif ont pour conséquence de faire émerger et de reproduire ces gestes de conduite attendus socialement, sans que cela ne soit noté nulle part. Les objets, tels que le siège, amènent à des gestes spécifiques et à des formules privilégiées telles que le « Voulez-vous vous asseoir ? » qui deviendrait ainsi une sorte de céder le passage.
24 L’objet siège de tram est lui-même traversé par des dynamiques genrées au-delà des interactions entre passagères et passagers qu’il suscite. L’observation de leur interaction directe avec sa structure est à ce propos très heuristique. De par mes observations, et les nombreux commentaires qu’en font les personnes, les sièges ne sont pas adaptés à la plupart d’entre elles. Comprendre la réception qu’a un objet fixe dans un transport public permet alors de comprendre certaines répartitions dans l’espace. En effet, une trop forte proximité entre passagers et passagères suscite davantage de gêne (Hall 1990 [1966]). Mes observations confirment cela puisque dans le modèle Tango, où les sièges sont plus étroits et incurvés, on trouve moins de personnes côte à côte, ou davantage de personnes qui ne s’asseyent pas pleinement sur leur siège. La conception du siège peut également contenir un autre message implicite, celui d’imposer aux passagères et passagers une certaine posture, d’où l’incurvation du siège et la présence d’accoudoirs, qui gêne des positions dites ‘ouvertes’. La plus classique étant celle où les personnes écartent les jambes au lieu de les maintenir droites. Mes observations systématiques m’ont montré que les hommes sont plus nombreux à adopter cette position ainsi que les ‘jeunes’, hommes ou femmes, comme l’ont montré d’autres études (Vrugt, Luyerink 2000). S’asseoir est donc déjà ici soumis à des enjeux liés à des prises d’espace différentes selon le sexe et l’âge. La contrainte de la matérialité peut alors amener à devoir se conformer à un mode d’être qui laisse moins de liberté aux femmes qu’aux hommes.
25 Un autre dispositif matériel du tram permet d’approfondir la réflexion sur la valeur heuristique de la matérialité des situations. À Genève, lors des heures dites de pointes (quand les personnes vont au travail ou rentrent chez elles), le tramway est souvent rempli de telle manière que toutes les places assises sont occupées. Il y est d’ailleurs rare d’y voir un homme se lever pour céder sa place à une femme — exception faite aux personnes âgées des deux sexes. En effet, le système de priorité s’exerce en action, lorsque deux personnes se trouvent explicitement en ‘concurrence’ pour un siège et non quand l’une d’entre elles est déjà assise. Lors de cette surpopulation du transport public, les passagers et passagères recourent à un autre élément matériel que sont les barres verticales et horizontales pour se tenir. Les différents modèles de trams observés ne présentent pas la même configuration, notamment en ce qui concerne les espaces personnes à mobilité réduite et poussettes, qui, dans l’ancien modèle, sont clairement définis contrairement aux infrastructures plus récentes. De plus, dans les modèles plus récents, il y a très peu de barres et elles sont toutes verticales alors que l’ancien modèle possède un très grand nombre de barres, dont de nombreuses à l’horizontale et en hauteur. La structuration des barres a une influence directe sur les interactions. Les barres étant hautes, ce sont la plupart du temps des hommes qui les saisissent, ce qui les amène à avoir une posture ‘vers le haut’. Au contraire, les femmes, même si certaines arrivent sans problème à atteindre les barres horizontales, vont plutôt utiliser les barres verticales. Cela va créer une asymétrie dans l’espace à travers laquelle les femmes auront tendance à s’incliner et à se coller à la barre, alors que les hommes seront amenés à ‘étendre’ leur corps et à s’‘élever’. Les barres, sous l’apparence d’une ‘innocente matérialité’, conditionnent les interactions.
26 Je nuancerai cela en ajoutant que, certes, il existe une ritualisation de subordination (Goffman 1977), dans laquelle les femmes, par leur position plus basse, sont contraintes d’adopter certaines postures, notamment avec la tête, cependant, les hommes sont également soumis à des codes. Il existe des stratégies de protection du côté des femmes à se placer de façon à voir toute la rame, dos à la porte (Lieber 2008). Pour ma part, j’ai relevé que le soir, lorsque les femmes restaient debout, elles se positionnaient toujours vers les portes du tramway. Sous le couvert de la représentation sociale de la femme vulnérable, il se crée une préoccupation typiquement masculine de se positionner de telle manière à ne pas toucher de manière suspecte une femme inconnue :
Dans la foule du métro où les femmes ont de bonnes raisons de se méfier des passagers masculins, il est fréquent de voir un homme se tenir à une barre, les mains ostensiblement haut placées, afin que tout le monde puisse bien voir que, quoi qu’il arrive, elles n’y sont pour rien (Goffman 1973, p. 133).
28 Cela s’est également confirmé au travers de témoignages d’hommes qui m’ont raconté que lorsqu’ils prenaient les transports publics, ils craignaient des malentendus à caractère sexuel.
29 Par des postures corporelles différenciées et des rapports de genre visibles lors de l’interaction avec la structure du tram, une socialisation différentielle à l’espace, apprise dès le plus jeune âge, se donne à voir (Thorne 1993). Cependant, l’idée d’une socialisation antérieure différente entre femmes et hommes et qui s’activerait de manière automatique et univoque ne peut être satisfaisante, d’autant plus quand on prend en compte les objets, qui même fixes, peuvent changer selon le modèle du tram et amener à de nouvelles interactions comme on a pu le voir avec la largeur du siège qui, plus elle est étroite, plus elle conduit les passagers et passagères à rester debout plutôt que de s’asseoir et d’être en contact physique. Si nous sommes ici face à ce que l’on pourrait appeler une scénographie genrée, il n’en reste pas moins que cela ne peut se lire que dans une perspective de genre articulée avec l’âge. Les passagers et passagères interagissent donc dans un endroit non neutre dans lequel les objets sont investis de significations sociales qui amènent les femmes comme les hommes à se comporter de telle ou telle façon même s’il existe effectivement et de manière visible, une récurrence de certaines règles de priorité ou de prise d’espace, elle ne saurait se lire comme automatique. Le contexte étant différent à chaque fois et mettant en scène des personnes, la mise en œuvre de ces gestes de priorité ou la réception de l’infrastructure se font en situation et ne sont donc pas fixées d’avance. De plus, si les objets fixes nous ont permis de mettre en lumière une distribution genrée de l’espace du tramway, il est important de ne pas négliger les stratégies individuelles de prise d’espace (Lieber 2008) qui passent aussi par des objets mobiles, que j’ai appelés les équipements personnels et qui feront l’objet de la deuxième partie de cet article. Enfin, il est important de noter que les femmes ne réagissent pas de la même manière à ces gestes d’attention.
Les prises d’espace : les objets au service de stratégies individuelles
30 Chez Colette Guillaumin, les objets sont dans les mains des hommes et c’est en partie par eux que les hommes maintiennent une domination, non pas seulement symbolique mais spatiale, sur les femmes. Comme elle le souligne, « de la planche à roulettes à la boîte de conserve poussée du bout du pied, du ballon projeté habilement ou puissamment au couteau de poche, la liste de ces prothèses masculines est vaste » (Guillaumin 1992, p. 135). Si, certes, l’accès à certains objets est souvent déterminé par des normes de genre (par exemple les armes), les objets ne peuvent être pensés qu’en termes négatifs pour les femmes. Ils peuvent être mis au service des unes comme des autres et, par conséquent, nuancer des résultats qui font à présent figure de maximes : ‘Les hommes prennent de la place et les femmes non’. Si certes, comme dit précédemment et observé lors de mon terrain, les femmes « occupent un espace moindre que les autres [les hommes], moins librement, et marquent une propension à s’effacer, à restreindre le déplacement de leurs jambes, de leurs bras » (ibid., p. 126), le constat est moins prononcé quand on prend en compte les objets personnels.
En cette fin d’après-midi, le tram est bondé et je me faufile vers les accordéons pour avoir davantage de place. Il n’y a plus de places assises et je vois une femme qui, assise du côté de la vitre, a mis son sac de commission à côté d’elle.
32 L’occupation de la place passe soit par une certaine posture du corps (jambes plus ou moins écartées et épaules plus au moins rentrées) ou par un placement spécifique de ses effets personnels. Cela revient aussi à « indiquer à autrui la place que l’on occupe, la maintenir et l’exhiber par des postures, des positions, et des espacements, par la règle du ‘premier arrivé, premier servi’ » (Jolé 1992, p. 84). Ce phénomène, qui implique au moins deux personnes, « comprend un ‘dispositif de catégorisation des membres’, c’est-à-dire un ensemble minimal conventionnellement reconnu, organisé et achevé, d’identifications publiques […] » (ibid., p. 87). Les effets personnels deviennent donc des marqueurs centraux et entrer en contact avec revient à toucher la personne elle-même (Goffman 1973 [1956]). Lors de mon terrain, j’ai observé que la majorité des femmes qui se déplacent possèdent un sac. Certaines passagères le mettent sur leurs genoux alors que d’autres le tiennent à côté d’elles. Les femmes utilisent donc ces objets comme des extensions ou des barrières (ibid.) qui leur permettent de gérer en partie leur espace, compte tenu du fait qu’elles ont en général un investissement spatio-corporel plus restreint que celui des hommes.
33 Le skate, dont parle Guillaumin et qui selon elle fonctionne comme « une prothèse masculine » (1992, p. 135), accroissant l’espace des hommes et leur mobilité corporelle, change de signification quand le contexte diffère. Si cela peut être observé dans des skate parcs notamment (Raibaud 2012), où peu de filles s’entraînent, l’espace du tram ne permet pas de penser la planche à roulette comme tributaire d’une stratégie d’occupation de l’espace comme cela peut l’être pour le sac (qu’il soit de commission aussi d’ailleurs). Tout d’abord, cet objet est très utilisé par les ‘jeunes’, et les filles, même si leur utilisation n’en est pas la même (pour se déplacer ou pour appartenir à un groupe), sont très nombreuses à le posséder. Cependant, il reste effectivement traversé par des dynamiques de genre, le plaçant plutôt dans le registre culturellement admis comme masculin car considéré comme un sport à risque (Pénin 2012) et urbain. Le skate ici peut alors jouer plusieurs rôles dans le tram mais pas le principal pour lequel il est censé avoir été créé, c’est-à-dire rouler. Désinvesti de sa fonction première, il devient alors pour certaines personnes un moyen ostentatoire d’appartenir à un groupe et à une classe d’âge et moins d’être investi de dynamiques de genre dans l’espace du tramway. Les interactions créées par la présence de l’objet seront rarement de l’ordre de la prise d’espace, où le skate pourrait obstruer celui-ci et impliquer par exemple un système de priorité ou un espace genré. Cependant, il peut amener à des contacts sur la base d’une pratique supposée de skateur ou de skateuse.
34 Un troisième et dernier objet que je classe dans les équipements personnels est la poussette.
35 Davantage utilisée par les femmes selon mes observations, la manipulation d’une poussette dans l’espace public ne leur en est pourtant pas exclusive mais reste très ancrée dans les pratiques de celles-ci. Cependant, la poussette ne peut être comprise comme un objet personnel au même titre que le skate. Elle est aussi un objet qui implique l’enfant dont elle a la charge et cet objet, les femmes se doivent socialement de le posséder et d’en avoir le contrôle.
36 Prenons cet extrait de terrain :
Une femme avec une poussette arrive dans le tram et, se trouvant dans un modèle qui n’a pas d’espace spécifique, se retrouve à obstruer le passage malgré elle. Elle ne cesse d’ailleurs de s’excuser, tout en devant sans cesse bouger la poussette pour laisser passer les personnes qui sortent ou qui entrent.
Je sors à l’arrêt suivant et choisis directement d’entrer dans le tram de sens inverse. Le modèle est ici plus ancien et il faut entrer par des escaliers. L’accès aux poussettes est plus difficile et voilà qu’à l’arrêt suivant, une femme avec poussette souhaite entrer. Immédiatement, deux hommes de classe 2 l’aident et elle les remercie.
38 Ces observations à partir de la poussette permettent de faire trois constats principaux. Le premier concerne la prise d’espace et le fait de l’assumer (dans l’extrait de terrain, une des femmes s’excuse sans cesse de la prise d’espace). Comme je l’ai dit précédemment, de par leur éducation à l’espace différenciée, les femmes et les hommes n’investissent pas l’espace public avec la même ampleur. Cependant, la socialisation n’est pas seulement d’ordre antérieur mais peut être également comprise comme « diverses interactions qui établissent entre les individus des formes déterminées de relation ; […] des plus éphémères aux plus instituées, des plus fugitives au plus durables, ces actions réciproques sont porteuses d’influences mutuelles entre les êtres sociaux » (Grafmeyer, Authier 2011, p. 86). Ainsi, l’analyse de la situation et de l’interaction n’est pas indépendante des conditions de production de cette action, c’est-à-dire du contexte social mais aussi matériel. Dès lors, la conception d’une socialisation qui se donnerait à voir de façon automatique et transversale à toutes situations, sans prise en compte de l’ancrage social et matériel de celles-ci, est difficilement tenable. Un deuxième constat, qui va dans le sens du premier, est que l’analyse des objets tels que la poussette mais surtout les sacs permet de mettre au jour les stratégies individuelles qui peuvent dans une certaine mesure contrecarrer une analyse qui ne se fonderait que sur un argumentaire de socialisation et qui conclurait sur le fait que les femmes prennent moins d’espace que les hommes sans s’appuyer sur les moyens mis en œuvre ou non pour le faire. La prise d’espace entre hommes et femmes peut être la même mais elle est différente par les moyens qu’elle emploie (le corps ou les objets). Enfin, un troisième élément concerne le fait que la poussette est un objet encombrant dans le sens où, d’une part, il prend de la place dans un espace confiné qu’est le tramway ; d’autre part, il n’est pas facilement manipulable, ce qui suscite une relation d’aide et de service à l’encontre des autres usagers (et rarement usagères). Comme dans le cas du siège, qui mettait en scène un cadre hétéronormatif (Blidon 2008) des interactions, l’intervention d’une force extérieure pour manipuler l’objet est très souvent masculine, mais rarement âgée. Cela nous amènerait donc à confirmer l’hypothèse d’une scénographie genrée de l’espace du tram, par les objets fixes et les objets mobiles.
Des objets et des corps en interaction
39 J’ai proposé ici une analyse qui conjugue les interactions avec différentes matérialités impliquées et les conditions matérielles de production de ses situations, sans négliger non plus la part des catégorisations faites en situation et des rôles sociaux joués. Les différentes observations faites lors de mon travail montrent certes une distribution sexuée des objets (et d’âge, surtout pour le skate étant davantage investi par les ‘jeunes’ — filles et garçons collégiens et lycéens — alors que la poussette concerne plutôt des catégories plus âgées), mais elles mettent aussi en lumière une diversité de pratiques liées au contexte matériel de la situation. Les objets peuvent parfois modifier ou renforcer le cours d’action socialement attendu des personnes. Si le siège renforce une relation d’asymétrie entre hommes et femmes, rendant visibles les différentes façons de prendre l’espace et d’y céder sa place, les sacs nuancent l’idée d’un accaparement de l’espace par les hommes.
40 Il s’agit alors de penser le corps également avec les objets, pour appréhender la production du genre et sa reproduction tant au niveau collectif qu’individuel. Entre ‘structures’ et interactions, le genre serait donc fluide et protéiforme.
41 Cette analyse permet de montrer que l’espace de la rue, et plus spécifiquement des transports publics, n’est pas neutre car il met en scène et participe à naturaliser des rapports et des identités de genre et d’âge [9]. Ainsi, en recourant à une attention soutenue aux objets lors d’interactions entre passagers et passagères du tram, j’ai posé l’hypothèse qu’il est possible d’y voir un maintien de certaines normes de genre, que je nomme une scénographie, qui a trait aux comportements attendus de chacun et chacune mais aussi aux représentations genrées des corps des femmes et des hommes. Car si les objets et les infrastructures impliquent de la matérialité, les corps aussi. Prendre de l’espace, avec ou sans objets, affronter le ‘corps-à-corps’ quotidien d’une passagère ou d’un passager, sont des comportements qui, sous leur apparente banalité, mettent en jeu des corps. Si cet article a proposé une première lecture à travers des objets, la réflexion doit également être poursuivie sur la matérialité des corps.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Interactions, Transports, Genre, Âge, Féminisme matérialiste, Objets
Mise en ligne 24/04/2017
https://doi.org/10.3917/cdge.062.0159Notes
-
[1]
Voir les travaux de Paola Tabet (1979), de Nicole-Claude Mathieu (1991) et de Colette Guillaumin (1992).
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[2]
Le temps de l’enquête et le fait que celle-ci ait été menée de façon incognito.
-
[3]
Des travaux en anthropologie, notamment sous l’impulsion du groupe Matière à penser, ont réfléchi à la dimension physique des objets dans les échanges, mais cet article s’attache à traiter davantage de la perspective sociologique.
-
[4]
En sociologie urbaine, et notamment par le biais des géographes, la pratique des personnes est un questionnement phare. Si la densité matérielle supposée par les rencontres dans l’espace public est énoncée, les objets ne sont pourtant pas systématiquement analysés.
-
[5]
L’étude a été effectuée à Londres, où les pratiques automobiles, et par extension piétonnes, sont inversées. En Suisse, les personnes ont tendance à garder leur droite.
-
[6]
J’utilise ici les catégories de femmes et d’hommes car je considère que cette assignation à un sexe passe par un processus de catégorisation qui se fait en action. Ces catégories proviennent donc des observations que j’ai faites sur les gestes et attentions qu’ont eus les personnes à l’encontre des autres et qui révèlent un placement dans une catégorie de sexe spécifique.
-
[7]
Suite à mes observations, j’ai décidé de créer quatre classes d’âge. Cela ne signifie pas que les catégories créées soient homogènes mais j’ai dégagé des récurrences selon des groupes d’âge. Première catégorie : les ‘jeunes’, réifiant volontairement une catégorisation très présente et souvent connotée de façon négative, explicitée oralement dans le tram par les autres usagers et usagères. Les ‘jeunes’ dans mon travail sont principalement les collégien∙ne∙s et les lycéen∙ne∙s des deux écoles présentes sur la ligne de tram que j’ai étudiée. Deuxième catégorie : jeunes adultes (20-30+ ans), troisième : âge moyen à avancé, jusqu’à 70 ans, quatrième : personnes âgées à très âgées.
-
[8]
Mais nous pourrions en faire la même analyse en termes d’objets dans des gestes comme tenir la porte, l’ordre de sortie d’un ascenseur, etc. Cette analyse-là en termes d’objets s’étend donc à toutes les sphères spatiales du social.
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[9]
Pour des raisons de faisabilité de l’enquête (qui s’est faite incognito), les dimensions ethniques et de classe n’ont malheureusement pas pu être étudiées.