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Article de revue

« Corps-territoire et territoire-Terre » : le féminisme communautaire au Guatemala. Entretien avec Lorena Cabnal

Pages 73 à 89

Notes

  • [1]
    Le recensement, qui se heurte à de nombreuses difficultés, prend généralement pour critère le fait de parler l’une des vingt-deux langues maya officiellement comptabilisées. Les chiffres sur la population indienne, très politiques, sont très imprécis.
  • [2]
    Nouvellement créée, la cia (Central Intelligence Agency) est alors dirigée par Allen Dulles. Celui-ci, avec son frère John Foster, alors directeur du Département d’État, possédait l’un des principaux cabinets d’avocats de Wall Street, défendant notamment la United Fruit Company, dont les deux frères étaient également actionnaires.
  • [3]
    L’Armée guérillère des pauvres (egp – Ejército Guerillero de los Pobres, l’une des quatre organisations formant l’urng – Unidad Revolucionaria National Guatemalteca) comptait avec une forte participation indienne (dans les départements actuellement les plus concernés par les projets extractivistes transnationaux : Huehuetenango, Alta Verapaz et Quiché). Le fondateur de l’egp, Mario Payeras, est l’un des seuls intellectuels (métis) de l’époque à avoir abordé la question indienne dans le projet révolutionnaire. Exilé au Mexique à partir du milieu des années 1980, il commence à écrire sur l’écologie de manière à la fois poétique et politique (Payeras 1988, 2000).
  • [4]
    Depuis 1996, la Constitution guatémaltèque reconnaît l’existence d’une population Xinca. Vaincue après une résistance farouche, cette population a été réduite à l’esclavage par les conquistadores — les hommes étant envoyés en première ligne pour envahir les peuples Pipil du Salvador, les femmes, réparties comme butin de guerre entre les espagnols. La colonisation les aurait ainsi tout particulièrement exposées à l’exploitation et à l’imposition de normes culturelles occidentales patriarcales, incluant la soumission au mari, qui les représente désormais dans les assemblées publiques (Gargallo 2012). Officiellement considérée en voie d’extinction, la population Xinca compte actuellement entre 20 000 et 70 000 membres (selon que les personnes maîtrisent ou non la langue). Les trois quarts vivent dans une région montagneuse et difficile d’accès du sud-ouest du pays. Durant le conflit armé, qui s’est déroulé principalement dans le nord du pays, la population Xinca s’est majoritairement trouvée placée du côté du gouvernement.
  • [5]
    Migrant∙e∙s internes qui viennent s’installer en périphérie ou dans les zones marginales des grandes villes.
  • [6]
    Cobán se situe à deux cent vingt-cinq kilomètres de la capitale.
  • [7]
    Historiquement, dans de nombreux pays du continent, les populations indiennes se méfient des partis politiques, qui ne viennent les voir que lors des campagnes électorales et les oublient ensuite. De plus, elles leur reprochent d’apporter la division dans la communauté et d’attirer de graves problèmes, comme l’implication dans des conflits armés qui les dépassent (jadis révolutionnaires, aujourd’hui mafieux) et la répression.
  • [8]
    Grande organisation nationale de femmes liée à la gauche.
  • [9]
    Depuis la période de la guerre, de nombreux groupes internationalistes de différentes orientations politiques, plus ou moins formels, s’impliquent à divers titres aux côtés des mouvements sociaux guatémaltèques, notamment dans le domaine des droits humains.
  • [10]
    Cultivant l’oralité, Lorena Cabnal emploie à dessein des tournures inhabituelles, souvent poétiques, qui peuvent refléter à la fois des expressions en langue Xinca ou Quiché, des éléments de cosmovisions indiennes ou des choix politiques féministes.
  • [11]
    Les catéchistes, parfois progressistes et lié∙e∙s à la théologie de la libération, peuvent également véhiculer les valeurs conservatrices de l’Église catholique. Le frg est le parti de l’ancien dictateur Ríos Montt. On notera que vingt ans après la signature des accords de paix, le vocabulaire militariste et ‘antisubversif’ de la guerre passée reste très présent.
  • [12]
    À partir des réformes constitutionnelles des années 1990, dans plusieurs pays ou régions du continent, une partie des communautés indiennes ont obtenu le droit de se régir par leurs propres ‘us et coutumes’ pour certains aspects de leur vie quotidienne et de la justice, non sans susciter des conflits quant à l’articulation des normes juridiques nationales et locales. Il existe des polémiques sur le caractère réellement ‘traditionnel’ de certains ‘us et coutumes’ et leur caractère parfois oppressif, pour les femmes notamment. Dans ces débats complexes, des femmes et des féministes indiennes, notamment décoloniales, dénoncent le faux choix entre la société globale ou ‘leur communauté’ dans laquelle certaines conjonctures les placent (Cumes 2009).
  • [13]
    Un peu comme le concept de care, le concept de sanación, très important pour les Indiennes guatémaltèques, est difficile à traduire. Il s’applique autant à des individu∙e∙s qu’à des collectifs ou à des êtres non humains, qu’il s’agit d’aider à guérir physiquement, émotionnellement et spirituellement — notamment des séquelles de la colonisation, de l’esclavage et plus récemment, des dictatures et des guerres internes. On verra aussi, dans ce même numéro, l’entretien avec Maria Ovidia Palechor.
  • [14]
    À Barrillas, dans le département de Huehuetenango, la population se soulève en mai 2012 contre une entreprise hydroélectrique espagnole qui souhaite implanter un barrage. Le gouvernement décrète l’état de siège. Il y a déjà eu 9 massacres dans la région, dans les années 1980. À Totonicapán, non loin de Barrillas, la police militaire attaque la population indienne en résistance, faisant 7 morts et 34 blessés en octobre 2012. À Monte Olivo, l’hydroélectrique Santa Rita expulse 400 personnes en avril 2012 pour construire un barrage.
  • [15]
    Au Guatemala, il s’agit des Garifuna, qui représentent environ 1 % de la population nationale et se concentrent principalement sur la côte atlantique. Lorena Cabnal se réfère aussi aux afro-descendantes du reste du continent.
  • [16]
    Le Forum des Amériques est un des principaux espaces d’initiatives coordonnées contre l’avancée néolibérale, liées au Forum social mondial, en particulier contre les traités de libre-échange et l’extractivisme minier.
  • [17]
    Lesbiradas a été le premier (et seul à ce jour) groupe de lesbiennes féministes du Guatemala. La Batucada féministe, comptant de nombreuses activistes de Lesbiradas, avait réalisé une action particulièrement spectaculaire pour le 8 mars 2007, mettant en jeu leurs corps (« Mon corps est à moi ») : https://www.youtube.com/watch?v=ZSfs-BgffPA.
    Les différentes activités de cette période faisaient suite à un travail très important du mouvement féministe guatémaltèque sur la sexualité, suite à des années de réflexions et de luttes contre les violences sexuelles en temps de guerre (Falquet, à paraître).
  • [18]
    Dans beaucoup de cultures indiennes, les activités de filage et de tissage étaient associées à des dimensions cosmogoniques et sacrées — et généralement réservées aux femmes. Jusqu’à aujourd’hui, les métaphores du filage et du tissage sont souvent mobilisées par les femmes indiennes (et métisses) du continent. Le livre-manifeste du féminisme communautaire tel qu’élaboré par Mujeres Creando Comunidad et Julieta Paredes sera bientôt traduit en anglais. On peut aussi consulter leur site : http://feminismocomunitario.com. Pour un bilan des vingt premières années du courant féministe autonome continental, voir Falquet (2011).
  • [19]
    Le « bien vivre » ou « vie bonne » est un concept réputé lié aux cosmovisions indiennes et présenté comme une alternative au développement, mis en avant notamment par Evo Morales en Bolivie et par Rafael Correa en Équateur, dans le cadre de gouvernements qui s’affirment de gauche et favorables aux populations indiennes.
  • [20]
    En Bolivie par exemple, il existe au moins trois positions différentes dans les mouvements indiens. Autour de personnes comme Felipe Quispe, certaines tendances revendiquent un retour à la culture d’avant la colonisation, allant parfois jusqu’à souhaiter le départ des personnes non indiennes. Evo Morales représente l’accession au pouvoir des populations indiennes des Andes, paysannes et descendantes de l’Empire inca, dont il a mis en avant la culture (ou le folklore) pour asseoir un projet de gouvernement en rupture avec l’oligarchie blanche-métisse traditionnelle. Enfin, de nombreux groupes indiens de la forêt, issus des anciennes marges de l’Empire inca, se sont opposés frontalement au gouvernement quand ce dernier a décidé de sacrifier leurs terres et les zones décrétées réserves naturelles au nom du ‘progrès’ et du ‘développement’, lors de l’affaire de la construction d’une route destinée à fomenter le commerce avec le Brésil à travers la réserve indienne du Tipnis en 2011.
English version

1Dans le milieu académique, les activistes et les femmes du Sud, de groupes racialisés ou de classe populaire sont souvent convoquées au seul titre du ‘témoignage’, généralement sous forme d’entretiens — ce que nous estimions problématique. Nous avions donc demandé un article classique à Lorena Cabnal. Cependant, dans une perspective décoloniale de remise en cause des canons occidentaux de la connaissance, de l’expression et de la science, Lorena Cabnal estime actuellement important de revaloriser l’oralité, indienne notamment. Très active et mobile à travers le pays, souvent dans des zones sans accès à Internet ou à l’électricité, elle fait par ailleurs l’objet de menaces contre sa vie. Elle a donc préféré nous accorder un entretien oral par Skype, ici reconstitué.

Le contexte guatémaltèque

2Petit pays d’Amérique centrale de quatorze millions d’habitant∙e∙s, le Guatemala constitue à plusieurs titres un important symbole. D’abord, parce qu’il s’agit d’un des pays du continent où, malgré des siècles de mauvais traitements et de massacres, la population indienne est aujourd’hui clairement majoritaire : les vingt-deux groupes Maya constituent environ 60 % de la population [1]. Ensuite, parce que c’est le premier pays du continent à avoir tenté de réaliser une réforme agraire. Lancée en 1945 par le président Arévalo, elle est poursuivie par son successeur Arbenz, qui exproprie en 1952 les terres en friches de la United Fruit Company, principal propriétaire terrien au Guatemala à l’époque. Ce qui vaut au pays sa troisième particularité : devenir en 1954 le premier du continent à subir un coup d’État organisé par la cia[2].

3Après des années de dictature militaire, une première guérilla apparaît, puis une deuxième, l’urng (Union révolutionnaire nationale guatémaltèque) [3], qui se consolide progressivement tout au long des années 1970, appuyée par un fort mouvement populaire urbain et une partie du monde rural indien. Face à ses succès croissants, le général Efraín Ríos Montt prend le pouvoir par un coup d’État début 1982 et se lance dans une véritable politique contre-insurrectionnelle de ‘terre brûlée’ qui tourne au génocide. Dans les régions indiennes du nord-ouest du pays en particulier, l’armée détruit entièrement plus de quatre cent villages et se livre à des viols et des massacres de masse, destinés à terroriser la population et à la faire fuir — on comptera environ deux cent mille personnes assassinées, quarante mille réfugiées au Mexique et des centaines de milliers de déplacé∙e∙s internes. (ceh 1999). Après le retour de civils au pouvoir en 1986, un long processus de négociation aboutit à des accords de paix finalement signés en 1996. L’après-guerre est cependant marqué par l’impunité persistante de l’armée et de la police, une très forte crise économique, la montée de nouvelles formes de violence et d’insécurité avec la multiplication de bandes délinquantes, narcotrafiquantes ou paramilitaires, et le sauve-qui-peut de la population qui émigre massivement vers le nord. Ces dernières années, le nombre d’assassinats explose, frappant tout particulièrement les femmes, surtout indiennes et les pauvres, sous la forme d’un développement brutal des féminicides (Sanford 2008).

4En 2012, ayant perdu l’immunité parlementaire, le général Ríos Montt est enfin jugé pour génocide et crimes contre l’Humanité, lors d’un procès très médiatisé au cours duquel seize femmes indiennes livrent des témoignages décisifs sur les viols de groupes par l’armée dont elles ont fait l’objet. Ce qui constitue un quatrième symbole : le Guatemala est le premier pays du continent à juger et condamner sur son propre territoire un ancien président, pour génocide. Il faut cependant préciser que le jugement a été cassé dix jours plus tard par la Cour constitutionnelle, et que l’on attend aujourd’hui la réouverture du procès.

Entretien avec Lorena Cabnal

5— Jules Falquet. Pourriez-vous tout d’abord vous présenter ?

6— Lorena Cabnal. Je suis Maya Kekchi et aussi Xinca [4], dans une définition politique — et non pas essentialiste — de l’identité ethnique. Je suis féministe communautaire, dans le sens où j’établis un lien entre mon corps, le territoire et la Terre. Pour filer le récit de ma vie, je dirais que j’ai 42 ans, que je suis mère d’une petite fille de 5 ans et que je fais partie de l’association de femmes de Santa Marta Xalapán, qui se trouve à cent vingt-cinq kilomètres à l’est de la capitale Ciudad Guatemala. J’aime la montagne Xinca et le village de Los Izotes.

7Je suis née dans un quartier marginal de la capitale, comme pobladora[5]. J’ai des grands-parents Maya-Kekchis, qui ont migré à pied depuis Cobán, d’où on les avait délogés [6]. Les premiers endroits où les gens se sont installés, c’était sous les ponts, le long des égouts. Mon autre grand-mère était Xinca et mon autre grand-père, Maya-Quiché. Mes parents sont nés en ville (à Ciudad Guatemala), moi aussi. Je n’ai commencé à étudier que tardivement : venant d’une famille appauvrie, j’ai commencé l’école à 14 ans. Ensuite, j’ai suivi l’école secondaire et j’ai passé le bac. Je ne suis allée à l’université qu’à 25 ans. Je voulais être médecin, mais j’ai étudié la psychologie. J’ai suivi un cursus de psychologie, de psychologie industrielle pour être précise. J’ai fait partie de la première promotion de l’Université de San Carlos. J’en garde un très bon souvenir, j’étais une très bonne étudiante.

8Ensuite, j’ai hésité à poursuivre en psychologie clinique — j’aime énormément la recherche. Je suivais les cours du soir, à la fin des années 1990. Un soir, une professeure m’a dit : « Dans quoi allez-vous vous engager à la fin de vos études ? » C’était Maíra Gutiérrez, la première féministe que j’ai connue — elle est jusqu’à aujourd’hui disparue politique. Elle nous a demandé : « Et vous, qu’est-ce que vous allez faire pour votre pays ? » Moi, j’ai pensé aux centaines de personnes indiennes, paysannes, qui n’iront jamais à l’université. J’ai pensé à l’histoire de la guerre, aussi. Je me suis dit que je voulais rendre quelque chose à mon pays. J’ai ressenti le désir d’aller quelque part dans la montagne, pour faire mon service social. Il y avait un endroit où personne ne voulait aller, la montagne Xinca. Moi, je voulais aller dans le Quiché, mais j’ai dit : « Banco, je vais dans la montagne Xinca ».

9Je suis arrivée là le 14 novembre 2002, je me souviens de tout comme si c’était hier. Ce que j’ai vécu là, c’est un processus de revitalisation de l’identité ethnique personnelle et collective. C’est l’espace territorial et historique où tout s’est tissé, jusqu’au féminisme communautaire.

10— Pouvez-vous parler de ces débuts — les vôtres, ceux de votre organisation — dans la montagne Xinca ?

11— Six mille personnes habitaient à Xalapán, au cœur de la montagne Xinca, à cent vingt-cinq kilomètres de la capitale. Traditionnellement, les femmes travaillaient dans la production de café. Ces dernières années, on a vécu un appauvrissement terrible. Bien sûr, il y a eu les accords de paix, mais quand on est dans une communauté rurale comme la nôtre, on n’en voit rien, aucune concrétisation. Fin 2003, sept femmes sont mortes dans la communauté, suite à leur accouchement et à la dénutrition, et dix-sept enfants sont morts de maladies bronchopulmonaires ou intestinales bénignes. Nous étions tellement indignées !

12Au début, notre organisation de femmes était très clandestine. Par rapport à l’État bien sûr, mais aussi par rapport aux organisations de la communauté. À l’époque, les lieux ‘officiels’ de mobilisation pour les femmes, c’étaient la rivière, quand elles allaient chercher du bois, le moulin à maïs, l’église ou les champs quand elles y travaillaient. Rien d’autre. Ou alors au sein des partis déjà existants, si le mari était d’accord. Mais sinon, pour les femmes, pas question de se réunir ! Cette naissance dans la clandestinité s’est faite autour de María Andrea Serrano à l’époque. Elle réalisait un gros travail avec les enfants et les jeunes. La Coordination contre les mauvais traitements envers les enfants faisait énormément de choses, les enfants en parlaient à la maison. Cela a motivé María Andrea Serrano : « Ça suffit d’être à genoux devant les partis ! » [7]. Elle s’est indignée, elle s’est lancée dans l’organisation.

13L’organisation est née dans ma maison. Dans ma maison, sur les chemins, sur les terrains de foot. Nous étions itinérantes. Après, on s’est réunies chez mes arrières grands-parents. Amixmasaj, l’Association de femmes indiennes de Santa María de Xalapán (Jalapa) s’est formée en 2004, avec l’appui du Sector de mujeres [8].

14Ici, dans la Montagne, beaucoup de femmes sont analphabètes. En général, on considère que les femmes n’ont pas d’importance, on estime que pour faire les tortillas, elles n’ont pas besoin de savoir lire. Alors que les hommes, si — au moins pour faire l’armée. Donc, quand nous avons fondé l’organisation Amixmasaj, sur les 377 femmes que nous étions, j’étais la seule qui était allée à l’université. Deux autres avaient été scolarisées : l’une jusqu’à la première année de l’école primaire, l’autre jusqu’à la deuxième. Les femmes voulaient apprendre à lire et à écrire, alors on a monté le premier centre éducatif pour les femmes. Il faut savoir que le système public refuse les personnes après l’âge de 14 ans. Nous avons reçu l’appui du Sector de mujeres et de femmes canadiennes [9], et maintenant, les femmes commencent à être alphabétisées.

15Aujourd’hui aussi, les femmes ont moins d’enfants. Avant, elles en avaient un chaque année, maintenant elles ont davantage accès à la contraception, l’Église est moins influente. Moi, je ne vais pas à l’église. J’ai vécu avec mon compagnon sous le même toit pendant neuf ans, mais tout en vivant avec un homme, je refusais d’exercer la maternité [10]. Alors j’ai été excommuniée, comme cinq autres femmes. Nous avons fait l’objet de pressions de la part de catéchistes et d’Indiens du Front républicain guatémaltèque (frg), qui nous voient, nous les femmes, comme une menace de déstabilisation [11]. Moi, je n’avais pas d’enfant et j’enseignais des choses aux autres femmes, alors ils m’ont excommuniée. Ils m’ont convoquée pour que je m’explique sur le fait que je n’avais pas d’enfants. Mais moi, je suis un territoire libre ! Je ne vais pas me plier à la maternité à cause des ‘us et coutumes’ [12] ni pour reproduire le Peuple. Combien d’enfants meurent chaque jour dans les communautés ? Pourquoi avoir quatorze enfants et en perdre quatre ?

16Je suis donc arrivée en 2003 dans la Montagne, et j’y suis restée de façon permanente jusqu’à mon bannissement le 5 juin 2011 par l’organisation territoriale Action communautaire Xinca de Xalapán. Les conditions ne sont pas faciles : comme je l’ai dit, les femmes d’Amixmasaj s’organisent contre les partis politiques. Nous recevons des menaces de mort du frg, mais aussi des narcotrafiquants, qui font leur business sur la faim des femmes.

17— Pouvez-vous parler des autres luttes d’Amixmasaj ?

18— C’est depuis 2003 qu’autour de l’association de femmes Amixmasaj de la montagne de Xalapán, nous avons imaginé et développé notre mot d’ordre : « Défense du corps-territoire et du territoire-Terre ». En effet, il existe des liens historiques entre les femmes, surtout les femmes indiennes, et la nature, dont elles sont souvent présentées comme la quintessence. L’analyse du territoire amène à tirer deux fils : celui de la cosmogonie, de l’interprétation de la vie, et celui du féminisme communautaire. Il s’agit de défendre le territoire-corps, face à différentes violences spécifiques que nous vivons en tant que femmes : les violences sexuelles et les féminicides.

19Depuis 2004-2005, l’industrie minière transnationale s’est beaucoup développée, avec en ligne de mire le pétrole, principalement. La lutte est devenue particulièrement importante à partir de 2008-2009, quand le gouvernement a accordé trente et une licences d’exploitation aux transnationales, déclenchant un véritable soulèvement avec de fortes mobilisations de femmes et d’autres acteurs. C’est alors qu’est né au sein d’Abya Yala, le mot d’ordre historique de « récupération et défense du territoire-Terre » — un mot d’ordre capital pour le futur du féminisme communautaire.

20En effet, défendre la Terre, si sur cette terre on trouve des enfants et des femmes violenté∙e∙s, serait une incohérence cosmogonique. Tout cela apparaît dans un ensemble de manifestations du mouvement indien, du mouvement social, du mouvement féministe. Nous voulions que cesse d’être repoussée à plus tard la dénonciation que faisaient les femmes et les féministes des violences contre elles, nous refusions que la défense de la Terre invisibilise nos luttes féministes. Défendre la Terre, oui, mais pas seulement. Ni le socialisme ni le féminisme ne seront émancipateurs s’ils ne lient pas le corps et la Terre. Petit à petit, ce mot d’ordre est devenu central dans la réflexion du féminisme communautaire. En effet, c’est sur le corps des femmes que toutes les oppressions sont construites. Il existe une dispute territoriale autour du corps des femmes, et les femmes indiennes ont été expropriées de leurs corps. Pourtant, le corps est une puissance politique pour l’émancipation. Mais le corps, ‘en général’, a été mutilé de son histoire avec la nature. Un mécanisme patriarcal a été introduit dans les cultures indiennes pour établir l’hétérosexualité, pour l’affirmer comme quelque chose de naturel et d’évident. Une des questions consiste à savoir comment tout cela — le pouvoir et les rapports mercantiles — a été internalisé, repris dans les cultures indiennes au point d’être désormais considéré comme faisant partie de traditions éternelles.

21— Ces dernières années, on a découvert du pétrole, de l’or, de l’uranium et d’autres richesses dans les sous-sols du continent — sans compter l’eau des rivières, si importante pour boire, cultiver et produire l’électricité nécessaire à l’exploitation minière. Aujourd’hui, pas moins d’un quart du territoire de l’Amérique centrale a été accordé sous forme de concessions, à des entreprises extractivistes transnationales. Les futures mines et barrages sont souvent situés dans des régions où vivent depuis bien longtemps des communautés indiennes ou noires. Or celles-ci, au lieu d’être consultées comme le prévoit notamment la résolution 169 de l’onu [Organisation des Nations unies], sont très souvent agressées et expulsées manu militari au profit des transnationales. Au Guatemala en particulier, les territoires actuellement en dispute sont souvent les mêmes que pendant la période de la guerre. Il s’agit de régions déjà très éprouvées par les massacres et les violences, sexuelles notamment. Les personnes qui y vivent sont souvent les survivant∙e∙s direct∙e∙s de ces violences et d’années d’exil, ou leur famille. Comment participez-vous aux luttes concrètes contre ces politiques ?

22— Aujourd’hui, les femmes s’engagent pour la récupération et la défense simultanée du territoire-corps et du territoire-Terre. Elles dénoncent les violences sexuelles. Pour continuer à filer la métaphore de notre proposition, je dirais que ce que nous proposons, c’est le processus de sanation comme chemin cosmico-politique [13]. Il s’agit de travailler sur la douleur, sur l’expropriation. Cette proposition par rapport au territoire accompagne les femmes qui défendent leur corps contre le machisme à l’intérieur des communautés, tout comme celles qui luttent contre les institutions de l’État, qui accorde toutes ces concessions minières.

23Comment accompagner les femmes ? Nous sommes dans un contexte de militarisation. Le président actuel, Otto Pérez Molina, est un ancien contre-révolutionnaire ennemi des populations indiennes, qui s’est attaqué tout particulièrement aux Mayas de l’ouest du pays et qui depuis trois ans (2011) pratique une politique de totale ouverture aux capitaux étrangers, européens notamment, pour investir dans l’industrie minière. Cette politique avait été suspendue pendant la présidence d’Álvaro Colom (2008-2011), mais le nouveau président a une stratégie nationale de militarisation systématique et brutale autour de la question des mines et des barrages hydroélectriques. Le gouvernement a décrété plusieurs fois l’état de siège. Il y a eu beaucoup de brutalité et de nombreuses violations des droits humains : on peut parler d’une véritable guerre de contre-insurrection. En 2013, Xalapán a fait l’objet de mesures d’état de siège, avec des escadrons contre-insurrectionnels. Le dernier cas en date est celui de San Juan Zacatepeque, le 19 septembre 2014, qui a été prolongé de quinze jours. Avant cela, il y a eu le cas de Barrillas, celui de Totonicapán, mais aussi de Monte Alivo à Cobán, et maintenant le cas du barrage hydroélectrique dans la région Chortí [14].

24En tant que femmes en lutte, nous faisons corps avec les luttes territoriales. En fait d’ailleurs, ce sont surtout des femmes qui mettent leur corps en jeu et qui sont en première ligne contre la police, l’armée ou les groupes paramilitaires déployés pour occuper le territoire des futures mines ou barrages. Nos objectifs sont féministes, avec des éléments Maya et Xinca. Nous proposons un appui face aux crises émotionnelles-psychiques, parce que pour les personnes qui participent au mouvement, il faut souvent affronter le déplacement forcé, la violence extérieure mais aussi parfois la violence des camarades, et il n’y a pas d’ong (organisation non gouvernementale) qui fasse du travail psychosocial ou qui apporte à manger. Ce que nous faisons, c’est créer un espace d’affectivité, de sanation, en lien avec la nature.

25Nous réalisons des Journées de sanation, à notre propre initiative ou à la demande de femmes indiennes, ou encore lorsque nous sommes sollicitées par des organisations féministes ou de droits humains. Il y a souvent peu de femmes indiennes : elles sont fréquemment oubliées par les organisations elles-mêmes. Mais nous allons quand même sur place et nous participons. Dans le cas de Barrillas, nous avons accompagné les auditions des épouses de prisonniers. Nous avons travaillé avec les femmes aussi bien avant les auditions que pendant le procès, et nous retournons régulièrement là-bas. Il s’agit d’une crise très compliquée : il y a des prisonniers, il faut appuyer les familles, il y a les problèmes d’argent, de maladie, et la répression. Il n’y a aucun argent de la coopération internationale, seulement des appuis ponctuels de féministes. Alors nous faisons des quêtes. Nous réunissons de l’argent de différentes organisations autonomes, parce que nous n’avons pas envie de faire de la médiation, d’aller quémander auprès des institutions nationales ou internationales. Heureusement, nous savons trouver de l’argent autrement.

26— Dans une situation où le racisme est très fort, et l’antiféminisme très développé, quelle est votre stratégie d’alliance, en particulier avec les féministes qui ne sont pas indiennes ?

27— Nous avons une alliance historique avec les féministes — avec certaines féministes, car avec d’autres, nous avons des divergences. Nous avons réalisé un certain nombre d’apports au féminisme, et de questionnements aussi : sur le pouvoir et sur la race, sur la blancheur et l’eurocentrisme. Nous avons créé la possibilité d’un dialogue, sur la base de la perte de pouvoir d’un certain féminisme. Mais d’autres femmes indiennes ne souhaitent pas ce dialogue, elles ne supportent pas une certaine tutelle féministe.

28De fait, nous sommes face à une double réalité indienne. Il existe différentes interprétations de l’oppression, différents féminismes. Depuis le monde rural, par exemple, ou depuis le monde urbain. Alors nous dialoguons là où nous le pouvons, avec des femmes qui ont quitté les positions de pouvoir où elles se trouvaient. Si elles ont l’ouverture politique pour écouter notre proposition, pour la ressentir, si elles la respectent, alors il est possible de tisser de manière critique des chemins d’émancipation pluriels. Nous dialoguons aussi avec nos sœurs noires [15]. Mais au Guatemala, nous avons notre propre rythme. Nous ne sommes pas pressées, les choses sont complexes. Ce qui est important, c’est que nous construisons. Nous créons, avec la vie, avec la nature. Nous sommes indignées, oui. En même temps, le système t’immobilise. Alors au lieu de nous diviser ou de rester séparées, il faut additionner les corps, faire des alliances.

29— Pourriez-vous en dire plus sur le féminisme communautaire, cette proposition que développent depuis plusieurs années des féministes indiennes de différentes régions du continent ?

30— Je voudrais d’abord revenir un peu en arrière sur l’histoire de notre groupe, Amixmasaj. Nous nous sommes renforcées en 2008, lors de la Rencontre méso-américaine du Forum des Amériques [16]. Cette rencontre a constitué un moment politique profond en ce qui concerne la lesbophobie chez les femmes indiennes, que nous avons décidé d’affronter collectivement. En effet, lors de l’événement, dans la Tente des femmes, plusieurs groupes dont Lesbiradas, la Batucada féministe et des féministes lesbiennes ont accroché une bannière qu’elles avaient réalisée avec la photo de plusieurs femmes nues [17].

Image exposée lors de la rencontre méso-américaine du Forum des Amériques, 2008

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Image exposée lors de la rencontre méso-américaine du Forum des Amériques, 2008

31Beaucoup de femmes indiennes, quand elles sont sorties et qu’elles ont vu ça, se sont repliées. Elles ont trouvé ça horrible, elles n’ont pas du tout apprécié. Elles ont dit : « Ça ne va pas, on ne peut pas faire des choses pareilles ! Nos corps sont sacrés, il ne faut pas les montrer. » C’était très fort. Ensuite, une dizaine d’entre nous sommes retournées à la Montagne, et là nous avons parlé entre nous. Nous avons vu que nous étions lesbophobes. Nous avons pleuré, nous avons eu peur : nous avions été nommées féministes, mais l’étions-nous ? Nous avons dit : « Bon, nous n’allons pas nous obliger nous-mêmes à être féministes. Nous préférons dire, certaines, que nous sommes des féministes en construction, mais en tout cas nous voulons nous nommer nous-mêmes. »

32Une des premières apparitions du féminisme communautaire est liée à la publication d’un livre, Hilando fino/tejiendo la rebeldía [filant finement/tissant la rébellion] (Paredes 2010), produit par des féministes autonomes boliviennes, qui dès avant l’accession d’Evo Morales au pouvoir sont devenues féministes communautaires [18]. Et puis au Guatemala, en 2010, il y a eu la première rencontre nationale d’alliance féministe. Le 9 juin 2010, nous nous sommes qualifiées nous-mêmes de féministes communautaires. Et dorénavant, c’est sur cette base que nous interpellons le reste de la société.

33Par exemple, nous ne sommes pas entièrement d’accord avec la notion de buen vivir[19], parce qu’il existe aussi des tendances au fondamentalisme ethnique [20]. Nous avons passé quatre ans dans notre coquille, dans la montagne, à bien réfléchir au fondamentalisme ethnique. À partir de 2010, nous avons créé notre propre communauté épistémique dans le mouvement féministe. Petit à petit, nous avons fait notre place.

34Personnellement, j’ai rencontré Julieta Paredes pour la première fois le 9 décembre 2010, lors de la viiie rencontre lesbienne-féministe continentale organisée au Guatemala. Cela a été le début de la discussion avec les Boliviennes, et nous nous sommes impressionnées mutuellement. Nous nous sommes rendu compte que nous avions développé des conceptualisations assez proches, par exemple pour décrire la colonisation comme l’union de deux patriarcats (européen et autochtone) sur le dos des femmes indiennes : Julieta propose le concept d’entronque patriarcal [jonction patriarcale] et moi, de reconfiguration patriarcale. De même, Julieta avait créé le concept de patriarcat préhispanique et moi, celui de patriarcat ancestral originel. Nous avons eu des débats très profonds. C’est en Bolivie, où nous avons pu échanger lors de la ixe rencontre lesbienne-féministe d’Abya Yala (organisée par Mujeres Creando Comunidad en octobre 2012), que nous avons ‘fait corps’. Nos discussions là-bas avec les assemblées du féminisme communautaire ont été extrêmement importantes, car dans la Montagne Xinca il n’y a pas d’ordinateur, il n’y a même pas un téléphone portable, ce qui fait que dans la communauté nous ignorions ce qui existait déjà en Bolivie.

35Ceci dit, nous ne souhaitons pas que toutes les féministes indiennes embrassent le féminisme communautaire. Nous apportons des éléments pour que chacune embrasse un élément, ou deux, pour réinterpréter le réseau, le maillage, le tissu de la vie. Un tissu de la vie qui a été déchiré par le capitalisme, par le colonialisme : il faut le réparer, il faut continuer à tisser le tissu de la vie. Dans le tissage du féminisme communautaire, il y a aussi des fils d’autres couleurs. Parmi celles qui embrassent le féminisme communautaire, on trouve des compagnes en Bolivie, au Chili (des Mapuches), en Argentine, au Guatemala, au Mexique certaines compagnes s’approchent, petit à petit — mais il s’agit de quelque chose de mouvant, qui n’est pas standardisé.

36— Pouvez-vous revenir sur votre position complexe entre les cultures indiennes et les cultures nationales de chaque pays du continent, marquées par la colonisation passée et présente et par l’hégémonie occidentale ?

37— Nous critiquons les fondamentalismes ethniques. Si les ‘us et coutumes’ ne conviennent pas aux femmes, alors nous nous y opposons. Par exemple, les ‘us et coutumes’ disent que seuls les hommes peuvent être guides spirituels, dirigeants : or il s’agit d’une erreur cosmogonique ! Il est dit, aussi, que dans la spiritualité les femmes doivent se mettre en retrait à cause de leurs règles. Alors nous interpellons là-dessus. Nous nous opposons à la sacralisation des us et coutumes, au « cela a toujours été comme ça ». Mais il s’agit d’une interpellation pleine de sollicitude, amoureuse — que ce soit au sein de la communauté ou à l’extérieur. Nous ne voulons pas imposer, mais dialoguer.

38Dans les communautés, là où les gens ne parlent pas espagnol, des concepts comme machisme ou genre n’existent pas, et ce sont des concepts occidentaux qui n’y entreront pas. Nous voulons dialoguer, mais à partir d’autres positions. Parfois, dans nos réunions, nous parlons plusieurs langues à la fois : nous demandons qui parle quelle langue et nous alternons, certaines traduisent pour les autres. D’ailleurs nous prévoyons toujours entre un jour et demi et trois jours pour nos ateliers, pour avoir le temps de faire toutes ces traductions. De toute façon, il existe des choses cosmiques, qui n’ont pas besoin de paroles, qui passent par le corps, et aussi par une symbolique que nous partageons sans avoir besoin de l’expliciter. Par exemple, si nous allumons une bougie rouge, nous savons que le rouge est lié à l’est, là où naît la vie, le sang, le calendrier. Il n’y a pas besoin de traduire tout cela.

39Alors voilà. Dans les communautés, le caractère amoureux de l’interpellation ne retire pas son caractère politique. Mais maintenant, nous faisons les choses de manière astucieuse, et avec une intentionnalité politique. C’est pour cela que le féminisme communautaire fait son chemin : nous séduisons avec notre cosmovision, nous interpellons depuis le réseau même de la vie.

Bibliographie

Références

  • ceh – Comisión para el Esclarecimiento Histórico (1999). “Memoria del silencio”. Ciudad Guatemala, rapport de la Commission de la vérité. En ligne : http://www.derechoshumanos.net/lesahumanidad/informes/guatemala/informeCEH.htm
  • Cumes Aura (2009). “‘Sufrimos vergüenza’ : mujeres k’iche’ frente a la justicia comunitaria en Guatemala. Desacatos, n° 31.
  • Falquet Jules (2011). « Les ‘féministes autonomes’ latino-américaines et caribéennes : vingt ans de critique de la coopération au développement ». Recherches féministes, vol. 24, n° 2 (Elsa Beaulieu et Stéphanie Rousseau, eds).
  • Falquet Jules (à paraître). « De la guerre à l’extractivisme, continuités des violences contre les femmes : le cas du Guatemala ». In Cirstocea, Ioana, Lacombe Delphine (eds). Globalgender.
  • Gargallo Francesca (2012). Feminismos desde Abya Yala. Ideas y proposiciones de las mujeres de 607 pueblos en nuestra América. Ciudad de México, Editorial Corte y Confección.
  • Paredes Julieta (2010). Hilando fino desde el feminismo comunitario. La Paz, Comunidad Mujeres Creando Comunidad, Deutscher Entwicklungsdienst (ded).
  • Payeras Mario (1988). Latitud de la flor y el granizo. México, Joan Boldó i Clement.
  • Payeras Mario (2000). Fragmentos sobre poesía, las ballenas y la música. Guatemala, Artemis Edinter.
  • Sanford Victoria (2008). Guatemala : del genocidio al feminicidio. Guatemala, Cuadernos del presente imperfecto.

Notes

  • [1]
    Le recensement, qui se heurte à de nombreuses difficultés, prend généralement pour critère le fait de parler l’une des vingt-deux langues maya officiellement comptabilisées. Les chiffres sur la population indienne, très politiques, sont très imprécis.
  • [2]
    Nouvellement créée, la cia (Central Intelligence Agency) est alors dirigée par Allen Dulles. Celui-ci, avec son frère John Foster, alors directeur du Département d’État, possédait l’un des principaux cabinets d’avocats de Wall Street, défendant notamment la United Fruit Company, dont les deux frères étaient également actionnaires.
  • [3]
    L’Armée guérillère des pauvres (egp – Ejército Guerillero de los Pobres, l’une des quatre organisations formant l’urng – Unidad Revolucionaria National Guatemalteca) comptait avec une forte participation indienne (dans les départements actuellement les plus concernés par les projets extractivistes transnationaux : Huehuetenango, Alta Verapaz et Quiché). Le fondateur de l’egp, Mario Payeras, est l’un des seuls intellectuels (métis) de l’époque à avoir abordé la question indienne dans le projet révolutionnaire. Exilé au Mexique à partir du milieu des années 1980, il commence à écrire sur l’écologie de manière à la fois poétique et politique (Payeras 1988, 2000).
  • [4]
    Depuis 1996, la Constitution guatémaltèque reconnaît l’existence d’une population Xinca. Vaincue après une résistance farouche, cette population a été réduite à l’esclavage par les conquistadores — les hommes étant envoyés en première ligne pour envahir les peuples Pipil du Salvador, les femmes, réparties comme butin de guerre entre les espagnols. La colonisation les aurait ainsi tout particulièrement exposées à l’exploitation et à l’imposition de normes culturelles occidentales patriarcales, incluant la soumission au mari, qui les représente désormais dans les assemblées publiques (Gargallo 2012). Officiellement considérée en voie d’extinction, la population Xinca compte actuellement entre 20 000 et 70 000 membres (selon que les personnes maîtrisent ou non la langue). Les trois quarts vivent dans une région montagneuse et difficile d’accès du sud-ouest du pays. Durant le conflit armé, qui s’est déroulé principalement dans le nord du pays, la population Xinca s’est majoritairement trouvée placée du côté du gouvernement.
  • [5]
    Migrant∙e∙s internes qui viennent s’installer en périphérie ou dans les zones marginales des grandes villes.
  • [6]
    Cobán se situe à deux cent vingt-cinq kilomètres de la capitale.
  • [7]
    Historiquement, dans de nombreux pays du continent, les populations indiennes se méfient des partis politiques, qui ne viennent les voir que lors des campagnes électorales et les oublient ensuite. De plus, elles leur reprochent d’apporter la division dans la communauté et d’attirer de graves problèmes, comme l’implication dans des conflits armés qui les dépassent (jadis révolutionnaires, aujourd’hui mafieux) et la répression.
  • [8]
    Grande organisation nationale de femmes liée à la gauche.
  • [9]
    Depuis la période de la guerre, de nombreux groupes internationalistes de différentes orientations politiques, plus ou moins formels, s’impliquent à divers titres aux côtés des mouvements sociaux guatémaltèques, notamment dans le domaine des droits humains.
  • [10]
    Cultivant l’oralité, Lorena Cabnal emploie à dessein des tournures inhabituelles, souvent poétiques, qui peuvent refléter à la fois des expressions en langue Xinca ou Quiché, des éléments de cosmovisions indiennes ou des choix politiques féministes.
  • [11]
    Les catéchistes, parfois progressistes et lié∙e∙s à la théologie de la libération, peuvent également véhiculer les valeurs conservatrices de l’Église catholique. Le frg est le parti de l’ancien dictateur Ríos Montt. On notera que vingt ans après la signature des accords de paix, le vocabulaire militariste et ‘antisubversif’ de la guerre passée reste très présent.
  • [12]
    À partir des réformes constitutionnelles des années 1990, dans plusieurs pays ou régions du continent, une partie des communautés indiennes ont obtenu le droit de se régir par leurs propres ‘us et coutumes’ pour certains aspects de leur vie quotidienne et de la justice, non sans susciter des conflits quant à l’articulation des normes juridiques nationales et locales. Il existe des polémiques sur le caractère réellement ‘traditionnel’ de certains ‘us et coutumes’ et leur caractère parfois oppressif, pour les femmes notamment. Dans ces débats complexes, des femmes et des féministes indiennes, notamment décoloniales, dénoncent le faux choix entre la société globale ou ‘leur communauté’ dans laquelle certaines conjonctures les placent (Cumes 2009).
  • [13]
    Un peu comme le concept de care, le concept de sanación, très important pour les Indiennes guatémaltèques, est difficile à traduire. Il s’applique autant à des individu∙e∙s qu’à des collectifs ou à des êtres non humains, qu’il s’agit d’aider à guérir physiquement, émotionnellement et spirituellement — notamment des séquelles de la colonisation, de l’esclavage et plus récemment, des dictatures et des guerres internes. On verra aussi, dans ce même numéro, l’entretien avec Maria Ovidia Palechor.
  • [14]
    À Barrillas, dans le département de Huehuetenango, la population se soulève en mai 2012 contre une entreprise hydroélectrique espagnole qui souhaite implanter un barrage. Le gouvernement décrète l’état de siège. Il y a déjà eu 9 massacres dans la région, dans les années 1980. À Totonicapán, non loin de Barrillas, la police militaire attaque la population indienne en résistance, faisant 7 morts et 34 blessés en octobre 2012. À Monte Olivo, l’hydroélectrique Santa Rita expulse 400 personnes en avril 2012 pour construire un barrage.
  • [15]
    Au Guatemala, il s’agit des Garifuna, qui représentent environ 1 % de la population nationale et se concentrent principalement sur la côte atlantique. Lorena Cabnal se réfère aussi aux afro-descendantes du reste du continent.
  • [16]
    Le Forum des Amériques est un des principaux espaces d’initiatives coordonnées contre l’avancée néolibérale, liées au Forum social mondial, en particulier contre les traités de libre-échange et l’extractivisme minier.
  • [17]
    Lesbiradas a été le premier (et seul à ce jour) groupe de lesbiennes féministes du Guatemala. La Batucada féministe, comptant de nombreuses activistes de Lesbiradas, avait réalisé une action particulièrement spectaculaire pour le 8 mars 2007, mettant en jeu leurs corps (« Mon corps est à moi ») : https://www.youtube.com/watch?v=ZSfs-BgffPA.
    Les différentes activités de cette période faisaient suite à un travail très important du mouvement féministe guatémaltèque sur la sexualité, suite à des années de réflexions et de luttes contre les violences sexuelles en temps de guerre (Falquet, à paraître).
  • [18]
    Dans beaucoup de cultures indiennes, les activités de filage et de tissage étaient associées à des dimensions cosmogoniques et sacrées — et généralement réservées aux femmes. Jusqu’à aujourd’hui, les métaphores du filage et du tissage sont souvent mobilisées par les femmes indiennes (et métisses) du continent. Le livre-manifeste du féminisme communautaire tel qu’élaboré par Mujeres Creando Comunidad et Julieta Paredes sera bientôt traduit en anglais. On peut aussi consulter leur site : http://feminismocomunitario.com. Pour un bilan des vingt premières années du courant féministe autonome continental, voir Falquet (2011).
  • [19]
    Le « bien vivre » ou « vie bonne » est un concept réputé lié aux cosmovisions indiennes et présenté comme une alternative au développement, mis en avant notamment par Evo Morales en Bolivie et par Rafael Correa en Équateur, dans le cadre de gouvernements qui s’affirment de gauche et favorables aux populations indiennes.
  • [20]
    En Bolivie par exemple, il existe au moins trois positions différentes dans les mouvements indiens. Autour de personnes comme Felipe Quispe, certaines tendances revendiquent un retour à la culture d’avant la colonisation, allant parfois jusqu’à souhaiter le départ des personnes non indiennes. Evo Morales représente l’accession au pouvoir des populations indiennes des Andes, paysannes et descendantes de l’Empire inca, dont il a mis en avant la culture (ou le folklore) pour asseoir un projet de gouvernement en rupture avec l’oligarchie blanche-métisse traditionnelle. Enfin, de nombreux groupes indiens de la forêt, issus des anciennes marges de l’Empire inca, se sont opposés frontalement au gouvernement quand ce dernier a décidé de sacrifier leurs terres et les zones décrétées réserves naturelles au nom du ‘progrès’ et du ‘développement’, lors de l’affaire de la construction d’une route destinée à fomenter le commerce avec le Brésil à travers la réserve indienne du Tipnis en 2011.
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