Notes
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[1]
« Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », in Paperman et Laugier (2005). Voir Gaille et Laugier (2011).
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[2]
Sur les animaux : Molinier (2012).
-
[3]
Voir Nurock (2010) et Molinier, Laugier, Paperman, « Introduction » (2009).
-
[4]
C’est encore la position de Carol Gilligan (2011).
-
[5]
Merchant Carolyn, “Earthcare. Women and the Environmental Movement”. In Merchant Carolyn (1996, p. 139-140).
-
[6]
Voir Maris (2009) et dans ce numéro la note de lecture, par Hourya Bentouhami, de l’ouvrage : Astruc Lionel (2014). Vandana Shiva. Pour une désobéisance créatrice. Entretiens. Arles, Actes Sud.
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[7]
Voir le volume Eau et féminismes (Collectif 2011).
1Avec l’introduction du care dans les questions d’environnement, il ne s’agit pas seulement d’un élargissement, ou d’un nouveau terrain, du care — dont on connaît la pluralité et la diversité des formes, des activités, des sujets et des lieux. Il s’agit aussi de montrer que le care ouvre une entrée différente dans ces domaines, de mettre en évidence la puissance transformatrice du féminisme pour les questions environnementales, et inversement, de montrer comment le terrain et l’espace de la question environnementale sont un lieu crucial de définition des enjeux du care. Les éthiques du care sont d’abord des éthiques féministes et introduire le care dans l’environnement suppose de prendre en compte cette dimension et cette origine. En proposant de valoriser des caractéristiques morales identifiées comme féminines — l’attention, le souci des autres — l’éthique du care a d’emblée contribué à modifier une conception dominante de l’éthique. Par là, elle a introduit des enjeux éthiques dans le politique, et placé la vulnérabilité, le particularisme et l’attention au cœur de la morale.
2C’est ce changement de focale en éthique qui rend possible, mais aussi détermine, un déplacement du sujet du care. Joan Tronto envisage ainsi une extension du care au-delà de l’humain :
Nous y incluons la possibilité que le care s’applique non seulement aux autres, mais aussi à des objets et à l’environnement.
4La conception même de l’humain suggérée par les éthiques du care, la priorité donnée à la vulnérabilité de chacun sur les définitions, critères ou frontières de l’humain, transforment notre rapport aux animaux et à l’environnement. C’est cette transformation réciproque du care par l’environnement et de la question environnementale et climatique par le concept de care que nous souhaitons commencer à présenter ici.
Éthique de la vulnérabilité
5Les éthiques du care n’ont certes pas découvert la vulnérabilité ou la fragilité, thèmes déjà bien développés dans des réflexions morales antérieures ; mais elles ont voulu placer la vulnérabilité au cœur même de la morale — en lieu et place de ses valeurs jusqu’ici essentielles comme l’autonomie, l’impartialité, l’équité. Par la place centrale qu’elle accorde à la vulnérabilité des personnes, de toutes les personnes, la perspective du care comporte une visée éthique qui ne se résume pas à une bienveillance active pour les proches ou au soin d’autrui, mais constitue un changement radical dans la perception et la valorisation des activités humaines. Le care est d’abord le souci des autres, l’attention à la vie humaine et à ce qui fait sa continuité (Paperman, Laugier 2005). L’éthique du care appelle ainsi notre attention sur ce qui est juste sous nos yeux mais que nous ne voyons pas, par manque d’attention. C’est pour cela que l’éthique du care peut aussi se définir, si l’on veut traduire le terme, comme éthique de l’attention, au sens à la fois de faire attention à et d’attirer l’attention sur une réalité ordinaire : le fait que des gens s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement du monde.
6Les éthiques du care, contextualistes et enracinées dans la relation vivante à autrui, se sont construites contre le modèle dominant de la philosophie politique et morale contemporaine : elles visent à situer les sources de l’éthique dans l’ordinaire des vies, comprises sous le chef du lien et de l’interdépendance d’êtres humains vulnérables, et pas dans l’application de principes généraux. Elles s’inscrivent à contre-courant des modèles éthiques classiques : éthique déontologique du devoir ou de l’obligation d’un côté, éthiques conséquentialistes de l’autre (voir Paperman, Laugier 2005) ; le calcul impartial des secondes et l’abstraction rationaliste des premières mettent en dehors de ce qui est moral à proprement parler, l’ensemble des relations de proximité. Le concept de care a ainsi joué un rôle de révélateur social et politique de la vulnérabilité, en même temps que du caractère restreint des conceptions libérales de la vie sociale : la vulnérabilité et l’interdépendance sont opposées à l’abstraction d’êtres humains isolés, indépendants, dont la confrontation raisonnée (de Hobbes à Rawls) serait à l’origine du lien social.
7Les éthiques du care, par leur origine dans les réflexions féministes, se sont révélées un projet de société, visant à mettre la réflexion sur les vulnérabilités et les liens sociaux au centre non seulement d’un travail sur la vie morale, mais également sur la définition des limites du politique. La dépendance et la vulnérabilité sont des réalités difficiles à reconnaître, même si elles sont aisément admises dans le discours, moral ou politique. Car les éthiques du care ébranlent l’abstraction éthico-politique de l’individu indépendant et autonome, qui n’aurait besoin de care (ne serait vulnérable) qu’au grand âge et dans la petite enfance — sauf accident de parcours ou maladie (d’où la commodité de l’identification faite parfois entre care et soin). La fragmentation du care, mise en évidence par Joan Tronto (care domestique privé, care affectif, travail des professions de care, care assuré par d’autres professions ou activités…) rend invisibles les fondements réels, dans le travail d’autrui, de l’autonomie morale et politique (Tronto 2009 [1993]). Ce déni de la masse de travail mobilisée pour garantir l’indépendance de certains est bien le déni des activités de care, mais aussi bien de la vulnérabilité des dominants.
8L’éthique du care a, pour toutes ces raisons, connu, dans le débat académique puis public, une première extension, vers le social et le politique. Les théories sociales et politiques majoritaires ont tendance à réduire les activités et les préoccupations du care à des affaires privées, ou à un souci ‘compassionnel’ des faibles. La perspective du care est indissociablement éthique et politique, elle élabore une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité. C’est donc bien la théorie de la justice telle qu’elle s’est développée dans la seconde moitié du siècle dernier, et s’est installée en position dominante dans le champ de la réflexion non seulement politique, mais morale, qui est dans la mire des approches du care : non seulement, comme l’illustrent des controverses désormais classiques entre partisans du care et de la justice, parce qu’elles mettent en cause l’universalité de la conception de la justice illustrée par Rawls, mais aussi parce qu’elles transforment la nature même du questionnement moral, et du concept de la justice. Le centre de gravité de l’éthique est ainsi déplacé, du ‘juste’ à l’‘important’.
9Le care est ainsi d’abord prise de conscience de ce qui importe, ce qui compte pour nous — à la fois de ce dont nous nous soucions, et de ce dont nous dépendons. Le care est découverte de la vulnérabilité comme « condition originelle », dit Nel Noddings (1984), en symétrie de la position originelle de Rawls : prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine suppose, comme l’a bien dit Patricia Paperman [1], de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux ‘autres’ mais sont le lot de tous — y compris de ceux qui semblent les plus indépendants, mais qui pour cela ont besoin d’autres pour assurer leur autonomie.
10Ces autres dont nous avons besoin, sont-ils tous humains ? La réalité de la dépendance est aussi la prise de conscience de notre lien à l’environnement et au monde animal. Du coup la vulnérabilité ne renvoie plus étroitement à une catégorie de ‘vulnérables’ — des humains à qui nous devrions une attention spécifique et que nous négligeons habituellement. La vulnérabilité est commune au monde animal, qui nous la révèle (cf. Coetzee 2006 [2003] ; Diamond 2011). Elle peut alors être étendue au non-humain : la vulnérabilité animale, mais aussi celle de tout ce qui dans la nature est fragile, à protéger — la biodiversité, la qualité de l’eau, etc. La découverte de la vulnérabilité, sa centralité, met en évidence l’interdépendance : de l’homme, de l’animal, de l’environnement. Si la vulnérabilité, au sens premier, s’entend comme une disponibilité à la blessure, elle définit la vulnérabilité humaine comme rappel de sa condition d’animal. Le terme renvoie à une fragilité partagée avec les animaux, voire d’autres éléments du vivant. On peut alors concevoir une communauté morale, comme nous l’apprennent certains environnementalistes, qui comprendrait, avec les humains, les autres habitants mortels (ou finis) de la terre. On peut alors analyser concrètement les modifications dans la perception des relations (d’un humain à un autre, d’un humain à un animal, à la nature, au monde) qu’implique la prise en compte d’une telle vulnérabilité partagée. La difficulté conceptuelle alors serait d’étendre un concept défini pour l’humain, non seulement au non-humain (procédure déjà tentée dans le domaine des droits).
11La philosophe du care Annette Baier (dans son essai “What do Women Want in Moral Theory ?”, 1994) montre comment le mépris pour le care conduit à une incomplétude de la conception libérale de la morale et de la justice, condamnée à poser une hétérogénéité problématique entre la société dans sa dimension morale et ce qui la perpétue (le soin quotidien et invisible). On pourrait reprendre cet argumentaire à propos de l’éthique environnementale et ainsi mieux comprendre les difficultés de l’extension du concept de vulnérabilité. Si l’oubli du care dans la théorie morale condamne une société à méconnaître la source de sa propre perpétuation comme société morale, alors une éthique de l’environnement est nécessaire au développement même d’une éthique se préoccupant de l’être humain, qui est crucialement dépendant par rapport à son environnement.
12Contre l’idée de développement durable, articulée à l’indispensabilité du maintien du niveau de vie des sociétés développées, le care fournirait une toute autre conception de l’indispensabilité, associée à une vision plus complète et réaliste de l’être humain vulnérable, c’est-à-dire dépendant. L’éthique environnementale, souvent centrée sur la question de la valeur des entités naturelles, pourrait se réorienter vers les activités et pratiques écologiques quotidiennes, privées et publiques, et vers la question de l’interdépendance, point de départ de ses réflexions (Leopold 1995 [1949] ; Callicott 1989 ; Larrère 1997), et encore une fois vers une prise de conscience de nos dépendances. S’il y a une articulation possible entre care et environnement, ce sera de façon pragmatique et non métaphysique, dans la reconnaissance ordinaire de nos dépendances, et de nos responsabilités. La notion d’attention, au sens actif, propre au care, de prendre soin, s’occuper de, peut s’appliquer à des attitudes et aux pratiques de prise en compte de l’environnement très diverses et quotidiennes : comportements individuels ou collectifs ‘respectueux’ de l’environnement (tri des déchets, calcul et limitation de son empreinte carbone, consommation d’énergie, de matériaux, de biens de consommation…). Et comme le care se comprend aussi négativement sous la forme de l’indifférence ou de la négligence, du I don’t care, ces pratiques ont leur négatif sous la forme des attitudes identifiées ou critiquées comme négligeant ou maltraitant l’environnement. L’insouciance par rapport aux conséquences de nos actions quotidiennes sur l’environnement proche est plus en termes de carelessness qu’en termes juridiques.
13Une telle façon de prêter attention à l’environnement articule les deux sens de l’attention, perceptif et actif. Le care, au plan environnemental, est aussi une manière d’envisager des pratiques techniques et professionnelles fondées sur l’attention aux situations singulières et aux pratiques spécifiques : un travail. Les itinéraires techniques et l’acquisition des savoirs de l’agro-écologie ou de l’agriculture biologique peuvent être vus en ces termes. L’observation précise et attentive des phénomènes, l’attention portée aux arrangements des cultures dans l’espace et dans le temps, l’aménagement écologique de l’espace (urbanisme, architecture, paysagisme…) relèvent d’une forme de care, suggérant dans le care environnemental une attention différenciée à l’espace proche — le jardin — comme lointain, et comme au macrocosme planétaire. La thématique du care permet un traitement pragmatique et particulariste des questions environnementales, au-delà des grands principes et des incitations moralisantes ou (dé)culpabilisantes.
14L’éthique du care permet de voir ce que nous ne voulons pas voir, ce qui est invisibilisé, et de poser autrement les questions de justice. Sont invisibles, négligées, un ensemble d’activités très diverses, qui rendent possible la justice et nous font vivre (à des titres différents pour les uns et les autres) : le ménage domestique ou l’élevage des enfants par des nounous, le ramassage et le traitement des déchets, la transformation d’animaux vivants en nourriture, l’exploitation des ressources de pays lointains, et bien d’autres dont nous préférons ne pas entendre parler trop en détail. Le care permet de percevoir, dans la dispersion de ces activités et la différenciation de nos ignorances, ce ‘monde vulnérable’ de nos dépendances [2]. Le care permet de reconnaître à la fois la ‘ressemblance de famille’ entre ces situations qui appellent notre attention, et les différences que chacun va fatalement opérer dans la vie, accordant davantage d’attention à l’un ou à l’autre : cette « micropolitique du proche » (je reprends une expression de Patricia Paperman, 2005) est certainement un enjeu moral de la modernité et la nouvelle formule de la justice. Les théories morales ou politiques classiques et contemporaines, comme les appels aux droits, y compris universels, sont démunies ou creuses devant ces questions et réactions, qui demandent une attention spécifique aux situations, une capacité empathique (se mettre à la place d’autrui, percevoir nos aveuglements).
Éthique du tenable
15La révolution de la voix différente émerge au moment où Carol Gilligan fait entrer en scène la voix d’Amy, 11 ans, dans ses entretiens (Gilligan 2008 [1982] [3]. Le jugement moral d’Amy, écrit Gilligan, est fondé sur l’attention à toutes les données du problème :
Sa vision du monde est constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des systèmes de règles.
17Du point de vue de l’éthique dominante, la pensée d’Amy est moins morale que celle du petit garçon, Jake, qu’on lui oppose — voire pas morale du tout. Le care revendique l’égalité des voix. La voix d’Amy, le fait qu’elle résonne (par instants, ou constamment) en chacun, homme ou femme, exprime cette revendication ; reste la question de savoir pourquoi et comment elle est étouffée, ou plutôt, pourquoi la voix morale dominante (masculine) est prise comme référence morale.
18Le care est alors un concept politique critique : il soulève une difficulté, celle du sens d’une morale qui serait monopolisée, ou confisquée, par une position ou une « voix » spécifique. Cette difficulté avait été affrontée, peu d’années après Gilligan, et d’une autre façon, par Carole Pateman dans Le contrat sexuel (2010 [1988]). Elle permet de formuler l’idée critique et radicale qui était à la source de l’éthique du care : que les éthiques majoritaires, et leur articulation au politique et notamment aux théories passées et présentes du contrat, sont le produit et l’expression d’une situation de la domination masculine et sont elles-mêmes un outil d’infériorisation ou de soumission des femmes [4], et aussi bien l’expression d’une pratique sociale qui dévalorise l’attitude et le travail de care, parce qu’associés aux femmes — la question permanente et classique étant de savoir si c’est l’association qui dévalorise la tâche ou si c’est parce que la tâche et le domaine sont dévalorisés qu’on les attribue aux femmes. Une fois la question posée en ces termes, il est aisé de comprendre, sinon d’accepter totalement, l’extension des revendications du care à d’autres domaines. Il apparaît que c’est tout un domaine de la vie et de l’activité humaine, qui comprend par exemple les animaux (domestiques et destinés à l’alimentation) et la terre (en tant que ressource pour l’entretien humain), qui est négligé et dévalué. L’éthique du care vise alors à faire reconnaître tout un pan de la vie commune comme systématiquement oublié et dévalorisé dans le discours et l’analyse morale et politique. Alors que le care est bien ce qui permet la vie commune.
Un cercle vicieux s’instaure ici : le care est sans valeur et les gens qui le mettent en œuvre sont dévalorisés. Non seulement les positions sociales occupées par ces personnes correspondent à des rémunérations faibles et des emplois peu prestigieux, mais aussi leur proximité avec les corps abaisse encore leur valeur — au sens où ce qui est socialement impur et réprouvé est souvent rapporté à des fonctions corporelles.
20Cette remarque de Tronto permet de comprendre la force de la définition du care par Tronto et Fischer :
Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.
22Le care relève alors de quelque chose comme la préservation d’une forme de vie humaine, au-delà de la valorisation des sentiments moraux.
23L’éthique contemporaine, et l’analyse politique, quand elles se posent la question du contrat social, et du fondement de ‘notre’ société, omettent de se demander ce qui permet la vie ordinaire, la perpétuation de cette société, de notre forme de vie : elles mettent en dehors de l’éthique la sphère des soins fondamentaux et, plus largement, l’ensemble des actions assurant le maintien de relations sociales ordinaires. L’oubli du care dans la théorie éthique et politique condamne une société à méconnaître la source de sa propre perpétuation — donc, à une incomplétude radicale du politique, à une hétérogénéité problématique entre la société dans sa dimension morale, et ce qui la perpétue. C’est cet oubli qui permet de comprendre et de justifier le passage de la conception du care comme attention aux humains proches, à un care ‘étendu’ à d’autres animaux et à des éléments de la nature. En fin de compte, il s’agit bien, dans tous ces questionnements, encore de la justice, non en tant qu’elle s’oppose au care, mais en tant qu’elle doit devenir une meilleure version, réellement humaine et pas abstraite et indifférente, de la justice, dans un monde où nous avons appris que rien ne doit lui être étranger — un monde humain. Pour citer Catherine Larrère :
On se rend compte qu’il ne s’agit pas nécessairement de quitter le monde humain pour aller dans d’autres mondes (animal ou naturel) mais plutôt de prendre conscience que, dans notre monde humain, nous avons également relation à des non-humains.
25À la différence de la pensée de la justice qui se fonde sur des principes moraux universels, appliqués de manière impartiale, la pensée du care met l’accent sur la réactivité (responsiveness) à des situations particulières, des textures dont les traits moraux saillants sont perçus avec acuité par une posture plus perceptive et attentive. Le raisonnement du care n’est pas toujours argumentatif et prend la forme d’une narration où les détails concrets, spécifiques deviennent perceptibles dans les contextes de vie des personnes. Il compose, à travers une trame narrative des éléments de la situation concrète, un tableau des traits saillants moralement pertinents pour l’appréhension ou la résolution d’un dilemme moral.
26Si l’on revient à la définition de la morale ; la pulsion de généralité, philosophique, est ‘mépris du cas particulier’, la perception morale est souci (care) du particulier. Il faut prêter attention à ces détails de la vie que nous négligeons (qui a nettoyé et rangé cette salle où nous sommes ? qui s’occupe de mes enfants en ce moment ?), et comme le dit Amy, à voir ce qui est important, ce qui compte. Mais justement, cela ne se voit pas. Le care se définirait à partir de cette attention spécifique à l’importance non visible des choses et des moments, à la dissimulation inhérente de l’importance, et il viendrait au secours de notre incapacité. Cette fragilité du réel et de l’expérience est propre à l’expérience ordinaire, ‘structurellement vulnérable’. Redéfinir la morale à partir de l’importance, et de son lien à la vulnérabilité structurelle de l’expérience comme de l’humain pourrait définir l’éthique du care. Ainsi la réflexion sur le care et son articulation environnementale n’ouvrent pas tant sur de nouvelles approches en morale que sur une transformation du statut même et du sens de l’éthique.
Tous vulnérables, tous responsables
27Les analyses du care sont situées nécessairement à différentes échelles, qui vont des relations interpersonnelles aux relations transnationales et globales, et se déploient à partir de méthodes et de questionnements issus d’habitudes disciplinaires variées, de préférences théoriques hétérogènes. La difficulté est réelle : comment peuvent être articulées ces approches du care à différentes échelles ? Comment le care, politique du proche, peut-il convenir pour des enjeux globaux de justice ?
28Les relations de care sont d’abord interpersonnelles, qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’un travail rémunéré, ou non. Mais les relations de care sont également prises dans un processus social plus large, qui comporte différentes phases ou moments moraux impliquant des protagonistes multiples (des individus, des groupes, des institutions) dans des rapports qui sont le plus souvent hiérarchisés. L’analyse du care comme processus, comme Joan Tronto nous y invite, et pas seulement comme relation interindividuelle ou travail de proximité, permet de poser la question de l’organisation et de la distribution des responsabilités entre les différentes phases du care. Si l’on s’en tient à cette première description, on voit déjà la nécessité de penser l’articulation entre ce qui se passe au niveau de la relation de care directe (caregiving), la façon dont les besoins de care sont pris en compte au niveau plus large (institutionnel, politique) et dont sont envisagés les moyens d’y répondre. La difficulté d’articuler les analyses du care à différentes échelles semble bien ici renvoyer à la question des responsabilités, plutôt qu’à celle de l’égalité. C’est en effet à partir d’une analyse en termes de responsabilité qu’on peut mieux considérer la façon dont se pose la question de l’égalité.
29L’articulation des analyses du care à différentes échelles ne peut faire l’économie de l’idée de responsabilité, ne serait-ce que pour comprendre comment sont distribuées les responsabilités de care. Si « dans toutes les sociétés, les choix qui sont faits quand il s’agit de décider qui prendra soin de qui, comment et pourquoi, déterminent la manière dont la société sera organisée », cette organisation dessine le cadre (les limites, les possibilités et les impossibilités) qui modèle et infléchit les pratiques et les relations de care. La difficulté d’articuler les analyses du care à différentes échelles réside en grande partie dans la difficulté à considérer cette organisation des responsabilités comme le cadre pertinent d’analyse pour aborder le travail et les pratiques de care à différentes échelles. Et cette distribution sociale et politique des responsabilités présuppose une conception — morale — de la responsabilité. C’est ce lien entre distribution des responsabilités et conception de la responsabilité qui est discuté par Joan Tronto pour repenser la justice au niveau mondial (Tronto 2013).
30L’éthique du care est associée à une idée forte de responsabilité le plus souvent comprise comme valant pour les relations interpersonnelles, sans que soit envisagée sa pertinence pour les relations entre des entités collectives. En posant la question de la justice mondiale — ce que les citoyens des pays riches doivent à ceux des pays pauvres — Tronto soutient que les relations particulières de care constituent une base solide pour comprendre ce que la responsabilité veut dire au niveau mondial. Les relations de care sont un paradigme des relations qui peuvent nous obliger de façon légitime. Elles donnent la possibilité d’apprécier différentes revendications de responsabilité, de prendre la mesure des torts qui sont causés par l’irresponsabilité, la façon dont ils affectent différemment les parties. La thèse particulariste ainsi reformulée s’applique aux relations entre des entités collectives comme les États-nations ou les entreprises mais également au niveau transnational entre pays riches et pays pauvres. Elle n’élude pas la façon dont la responsabilité collective pour la justice mondiale engage celle des citoyens, c’est-à-dire des personnes concrètes en tant qu’elles se situent comme partie liée à un ensemble plus large.
31Cette conception de la responsabilité, Joan Tronto la défend contre une approche substantielle de la responsabilité, c’est-à-dire contre l’idée que la responsabilité à l’égard des autres, et plus spécialement ceux qui sont loin, géographiquement ou socialement, résulterait de traits des individus et des groupes — que nous avons en commun avec eux —, ou des propriétés formelles des relations (par exemple des statuts qui définissent des droits et devoirs). Selon elle, une telle conception de la responsabilité serait un obstacle — parmi d’autres — à une éthique globale. Joan Tronto montre par contraste les forces et potentialités d’une conception alternative de la responsabilité en termes relationnels. Dans ce modèle, c’est la relation, le fait d’être en relation, qui crée la responsabilité.
32À la différence de la conception substantielle qui prend l’acteur (l’individu ou le groupe) comme unité appropriée d’analyse, pour ce modèle alternatif de la responsabilité, la relation est l’unité appropriée. La relation crée la responsabilité, elle comprend (au sens de contenir) l’exigence d’une réponse, non du fait de traits partagés ou des propriétés formelles des relations, mais du fait d’activités communes, passées, présentes qui connectent les protagonistes. Mais il serait plus juste de dire les relations, car celles-ci sont toujours enchevêtrées dans un réseau complexe, fluctuant, et de là surgissent les tensions, conflits et difficultés à assumer certaines des responsabilités qu’elles suscitent. Dans cette conception relationnelle des responsabilités, ne règnent pas l’irénisme ou les bons sentiments, mais les conflits à démêler, à élucider, à résoudre ou à endurer comme contradiction dynamique. On est très loin d’une vision sentimentaliste du care.
Éloge de la partialité
33L’analyse de la responsabilité en termes relationnels permet de replacer au cœur de l’analyse la question du pouvoir — des inégalités de pouvoir —, et celle des asymétries de responsabilités. Dès lors que l’action individuelle (l’acteur individuel ou collectif) cesse d’être le point d’ancrage de l’analyse, il devient possible de reconsidérer ces questions comme inhérentes aux tensions et dynamiques des relations multiples dans lesquelles les parties sont inscrites et non, par exemple, comme une faute morale imputable à un acteur justiciable de blâmes ou de sanctions, ce qui est le cas lorsque la responsabilité est pensée à l’aide d’un modèle juridique de la responsabilité.
34Si la responsabilité est mieux comprise à partir des relations particulières qui les suscitent, alors la partialité n’est pas non plus un obstacle à une éthique globale. Il ne s’agit pas dans ce cas d’une extension de la responsabilité à l’égard des personnes qui sont à distance/loin ou avec lesquelles les relations ne sont pas directes et continues ou avec celles que nous ne pourrons pas connaître (les générations futures). Mais il s’agit de prendre sérieusement en compte l’existence de ces relations et de ce qui relie effectivement les gens/peuples à distance. Cette reconnaissance de l’importance des « relations partiales mais robustes » par opposition aux liens universels mais creux est posée comme le point de départ d’une estimation (appréciation mesurable) juste et des difficultés à assumer les responsabilités multiples qui nous incombent, comme une base pour mieux distribuer les responsabilités constitutives de ces relations (toujours) partielles. Car la difficulté est de reconnaître l’existence des relations qui nous relient à d’autres, à des entreprises, à des États, à d’autres distants dans l’espace et le temps, que nous ne connaissons pas et pourtant avec lesquels les relations existent soit du fait d’activités partagées, soit du fait d’une interdépendance le plus souvent asymétrique.
35Développer les potentialités du concept de care implique de repenser ce qui nous relie et nous (r)attache à divers autres, qu’il s’agisse de particuliers, de groupes, de communautés plus ou moins vastes. Et cela suppose de considérer les relations sociales concrètes, interpersonnelles et entre groupes, de ne pas exclure la pertinence des liens y compris faibles (à distance, entre collectifs, entre inconnus…). Ces relations peuvent être asymétriques, inégales, injustes, conflictuelles entre elles, elles peuvent engager diverses sortes et degrés de responsabilités et sont différentes pour chacun. Mais il reste indispensable de partir des relations partiales (partial relations), tant individuelles que collectives et d’aller jusqu’au bout de la critique de l’impartialité menée par l’éthique du care. La pluridisciplinarité de la question du care s’articule ainsi au niveau le plus individuel, celui du développement du sens moral et de la voix, au niveau intermédiaire des interfaces entre sphère privée et capitalisme, et au niveau le plus global de notre responsabilité envers tous les habitants du monde humain et de l’environnement.
36Tronto affronte ainsi ensemble la question de la partialité et de l’éthique globale. On suppose généralement que les conceptions universalistes de la justice nous imposent davantage d’obligations à l’échelle mondiale que les conceptions particularistes, mais elle défend un particularisme moral fondé sur une conception différente de la responsabilité qui s’avère plus prometteuse pour élaborer une éthique globale que l’universalisme. Du point de vue d’un particularisme moral fondé sur l’idée de responsabilité relationnelle, les responsabilités des habitants des pays les plus riches à l’égard de ceux qui vivent dans des pays plus pauvres se révèlent être plus nombreuses et plus complexes que dans les conceptions standard et culpabilisantes en termes d’exploitation, de creusement des inégalités, etc.
37Les relations qui engendrent des responsabilités peuvent naître de la simple coprésence, mais aussi se fonder sur la biologie, l’histoire, la pratique, l’environnement, le partage de projets, les institutions, le jeu, le commerce, la conversation ou d’autres « interactions moins structurées ». Les responsabilités qui en résultent varieront alors, mais ces variations ne dépendront pas d’un principe moral substantiel qui décrirait la valeur de chacune de ces responsabilités. Elles seront plutôt fonction de la profondeur de la relation existante.
38Les obligations que nous avons vis-à-vis des étrangers ne se fondent pas sur le partage d’une commune propriété substantielle, l’humanité ou sur des droits que nous ne sommes pas capables de mettre en œuvre ; elles proviennent plutôt du fait qu’existe entre eux et nous une relation — qu’il s’agisse d’une relation de coprésence, d’une relation biologique, d’une relation historique, d’une relation institutionnelle ou de quelque autre forme d’interaction —, et que cette relation engendre une responsabilité.
39Iris M. Young (2006) notamment a élaboré un « modèle social » de la responsabilité (social connection model), selon lequel tous les agents qui contribuent par leurs actions à des processus structurels producteurs d’injustices ont la responsabilité de travailler à remédier à ces injustices. Young distingue ce modèle social de la responsabilité du « modèle juridique » (liability model), dont elle reconnaît qu’il conserve un rôle important, notamment dans les affaires judiciaires. C’est en réfléchissant au cas d’étudiants ayant décidé de boycotter les vêtements à l’effigie de leur université parce qu’ils étaient fabriqués dans un atelier où les ouvriers étaient exploités que Young a pris conscience des limites du « modèle juridique ». Dans ce cas en effet, on peut accuser le propriétaire de l’atelier de faute morale. Mais on risque alors de s’entendre répondre que, « au moins, il donne du travail à ses ouvriers » ou permet à des personnes à bas revenus dans nos pays de suivre parfois la mode — réponse qui n’est pas dépourvue de force argumentative. Iris Young souligne ainsi que chercher à identifier ceux qui sont dans leur tort et méritent d’être blâmés ne résout pas forcément le problème de l’action irresponsable. Elle remarque que « l’injustice structurelle » est par nature complexe : bien que nous soyons témoins d’injustices sociales continues et durables, il ne nous est pas forcément possible de découvrir, entre les actions individuelles et les institutions sociales, des relations de causalité claires. C’est pourquoi nous devrions considérer que tous ceux qui sont impliqués dans la situation sont responsables à des degrés différents.
40Ces relations créent et constituent nos responsabilités. Et toutes ces responsabilités forment le terreau ou la texture — pour parler comme Iris Murdoch (2010 [1997]) — de la vie morale.
41Tronto affirme ainsi dans « Le care comme travail des citoyens » (Tronto 2005) :
Les citoyens des pays du Nord sont liés aux citoyens du reste du monde par un réseau très vaste de relations. Les relations peuvent se fonder sur la coprésence (que l’on expérimente par exemple en voyageant à l’étranger ou en employant des travailleurs qui viennent de l’étranger), sur la biologie (comme l’illustre le cas de familles dont les membres sont dispersés dans plusieurs pays), ou encore sur l’histoire (comme le montre l’exemple de l’héritage de la colonisation). Ces relations créent des responsabilités.
Repenser le développement soutenable
43Le care environnemental n’est donc pas une espèce ou une application du care pris comme éthique spécifique. Le care pour l’environnement est emblématique de l’activité de care et des principes fondamentaux du care : l’attention à ce qui rend notre vie possible et que pour cela même nous ne voyons pas et négligeons délibérément. Une vision radicale du care contraint à voir l’ensemble de la forme de vie des privilégiés (de l’Ouest) comme maintenue par une activité de care produite par les dominés, mais aussi par des ressources du Reste qui assurent l’entretien de la vie et le niveau de vie des Occidentaux. Les débats actuels sur le changement climatique et les nations qui en sont prioritairement et historiquement responsables, et qui tentent de faire porter à l’ensemble des populations du monde le poids et la responsabilité des transformations apportées par leur propre développement, sont caractéristiques d’une conception éthico-politique indifférente au care et donc injuste fondamentalement. Comme le suggère Tronto :
L’approche que je défends n’est donc pas universaliste du point de vue de sa construction. Mais elle est radicale et vaste du point de vue de ses effets. Finalement, si l’enjeu est d’amener les citoyens à reconnaître leurs responsabilités globales, prendre appui sur des relations particulières mais véritables pourrait s’avérer plus efficace que de compter sur des liens universels mais faibles. C’est en rendant visibles ces relations particulières sur lesquelles se fondent nos responsabilités qu’on ouvrira la voie à un monde plus juste.
45Les recherches sur le rôle des femmes dans le travail agricole, dans la gestion des ressources ou de la biodiversité, la justice environnementale et globale… sont autant de voies pour clarifier les enjeux du ‘développement durable’, et aussi certainement pour mieux percevoir les limites d’un concept essentiellement orienté vers la préservation durable du monde de vie occidental, bref pour penser autrement le concept de justice — en l’extrayant des préconceptions qui en font un outil à destination des privilégiés, pour les défaire de leurs responsabilités.
46La question environnementale et climatique se révèle aujourd’hui un enjeu majeur, pas seulement pour les sciences de la nature. Mais sa mise en relation avec le rôle des femmes et encore plus avec celle du genre reste peu développée dans le monde académique, politique, mais aussi militant en France. Pourtant à l’échelle internationale, depuis le début des années 1970, les débats sur ‘femmes, genre, environnement, développement durable’ ont donné lieu à des mobilisations de femmes dans le monde entier et dans différents espaces publics et politiques. Ils ont également permis de constituer un savoir nouveau sur cette thématique, notamment avec les courants de l’écoféminisme et de wed (Women, Environment and Development), mais aussi de donner la parole à davantage de femmes dans l’espace public, notamment dans les places et zones occupées (Starhawk 2012 ; Ogien, Laugier 2014).
47L’écoféminisme a voulu faire entendre la voix féminine dans l’éthique de l’environnement, tout en analysant les connexions entre la domination des femmes et celle de la nature. Cette appréhension des questions d’environnement suppose qu’on mette en évidence le préjugé viriliste d’une nature à dominer ou conquérir et qu’on fasse entendre la voix étouffée des femmes, qui relève de l’attention à autrui, du souci et de la protection, bref du care — non par essence mais parce que c’est précisément cela qui est refoulé et étouffé, y compris chez les hommes.
48Tel qu’il apparaît au début des années 1980, l’écoféminisme a deux ambitions. La première est épistémologique : il s’agit d’explorer la ‘logique de la domination’ inhérente aux cadres conceptuels de la connaissance, et de critiquer les grands dualismes (culture/nature, civilisé/sauvage, homme/femme) : ces distinctions, et leur dévalorisation implicite de l’un des termes, servent de base à une subordination hiérarchique (Warren 1998 ; voir Plumwood dans ce numéro). Ce sont là des grands thèmes de l’épistémologie féministe, qui manquent toutefois, par leur généralité, de pertinence spécifique pour les questions d’environnement et de développement soutenable.
49La deuxième ambition est pratique : développer une attitude éthique à l’égard de la nature, relevant de l’éthique du care et opposant aux éthiques abstraites de la justice et des droits d’individus isolés, une éthique relationnelle et contextuelle de la responsabilité. On pourra rappeler que Aldo Leopold, figure centrale dans la pensée environnementale, conclut son Almanach d’un comté des sables (1995 [1949]) par la formulation explicite d’une éthique environnementale, la Land Ethic, qui possède des caractéristiques des éthiques du care : la vision relationnelle, l’importance accordée aux sentiments, la reconnaissance de la dépendance ; au centre de son éthique de la communauté biotique, Leopold inscrit la leçon de l’écologie, celle de l’interdépendance des parties.
50C’est à partir des liens entre les choses, ou les différentes communautés, que l’on peut repenser le lien entre éthique et féminisme, plutôt que par la thématique de la wilderness et de la défense ou protection d’une nature fragile. Il y a même, comme le note ici même Catherine Larrère, une sorte d’incompatibilité entre la wilderness et le care, comme le montrent les débats autour de la restauration ou recréation des espaces naturels dégradés : ou entre le naturel à respecter et les liens à développer avec cet espace naturel quand nous travaillons à le restaurer.
51Contre l’idée d’un développement durable articulée à l’indispensabilité du maintien du niveau de vie des sociétés développées, ou à la préservation d’un monde vivable pour les générations futures au prix de l’oubli de générations présentes que nous oublions commodément, l’éthique du care fournit une autre conception de l’indispensabilité, et y inclut la responsabilité que nous avons envers tous les habitants du monde. L’éthique environnementale était centrée sur la question de la valeur des entités naturelles : elle doit se réorienter vers les activités et pratiques écologiques ordinaires, privées et publiques, et vers la question de l’interdépendance, point de départ historique de ses réflexions (Leopold 1995 [1949] ; Callicott 1989 ; et ici Raïd) ; vers une prise de conscience de nos dépendances. Le ‘développement durable’ dans cette situation ne reviendrait-il pas à se contenter de soigner sans rechercher les causes de la maladie ? La crise climatique ne devrait-elle pas être l’occasion de repenser l’idée même de développement, plutôt qu’essayer de le rendre soutenable sous prétexte d’un ‘nous’ artificiel qui solidarise des situations remarquablement différentes et inégalitaires ?
52S’il y a une articulation possible entre care et environnement, ce sera donc de façon pragmatique et non métaphysique, dans la reconnaissance ordinaire de nos dépendances, de nos relations et de nos responsabilités. Mais qu’y a-t-il alors de genre ou de féministe dans ces approches ? L’éthique du care permet de voir ce que nous ne voulons pas voir, ce qui est invisibilisé, et par là de poser autrement les questions de justice. C’est bien dans l’approche descriptive du care (et pas seulement dans la théorisation éthique), celle des pratiques de care qu’apparaît la dimension féministe du care, et sa dimension subversive : étudier ces pratiques, c’est rendre visible ce qui est le plus souvent occulté et minimisé. Catherine Larrère et Carolyn Merchant proposent de revenir à la racine commune de l’écologie et de l’économie, l’oikos grec, la maison qui permet de penser deux sens aujourd’hui divergents de l’écologie, protection de la nature et celle des conditions de vie humaine [5]. On est bien dans le domaine du care : l’environnement est appréhendé dans la façon dont il affecte la santé et la qualité de vie de ceux qui s’y trouvent. Il y a là une constante de l’investissement des femmes dans les mouvements environnementaux. Rachel Carson, en publiant en 1962 Silent Spring, attire l’attention sur les effets mortifères de la concentration des insecticides chimiques dans les organismes tout le long des chaînes trophiques et a joué un rôle très important dans la popularisation des questions écologiques et la forme des luttes du féminisme environnemental. Le mouvement pour la justice environnementale (qui se préoccupe de l’inégale répartition des risques environnementaux, mais aussi de l’insuffisante participation des populations intéressées aux décisions concernant ces risques) est logiquement féministe, puisque les femmes sont souvent exclues des discussions concernant la qualité de vie, comme si elle était extérieure au monde de la maison. Enfin l’insistance lourde, y compris dans les pensées actuelles de la démocratie, sur le public et son importance, soutient (même si la définition du public par Dewey inclut l’émergence publique de questions et problèmes privés — Dewey 2009 [1946]) une forme de dévalorisation du monde domestique.
L’environnementalisme du Reste
53Dans les pays du Sud, ou du Reste (cf. l’expression « The West and the Rest »), on trouve des femmes à la tête de mouvements qui luttent contre la dégradation de l’environnement et pour plus de justice sociale et de démocratie — la démocratie réelle et pas seulement institutionnelle.
54Vandana Shiva, physicienne indienne, s’est jointe au groupe Chipko, mouvement de femmes indiennes pour la sauvegarde de la forêt, et, en 1991, a fondé l’association Navdanya qui se donne pour objectif de protéger la nature et l’agriculture biologique (et pour que les paysans gardent le contrôle de leurs semences). Wangari Muta Maathaï, qui a eu le prix Nobel de la paix en 2004, est fondatrice du mouvement de la Ceinture verte, mouvement de femmes qui plantent des arbres au Kenya pour lutter contre la déforestation. Maathaï fut nommée ministre adjointe à l’Environnement, aux ressources naturelles et à la faune sauvage en 2002. À la fois militante et théoricienne de l’écoféminisme, Vandana Shiva insiste dans ses nombreux ouvrages et articles sur le rôle clé que jouent les femmes dans la protection de l’environnement [6].
55Les conséquences environnementales du développement et de la mondialisation, comme le montrent ces auteures, atteignent plus lourdement les femmes : souvent exclues de la révolution verte, elles voient leurs activités traditionnelles (aller chercher du bois, de l’eau) compromises ou rendues plus difficiles par l’industrialisation et la marchandisation du travail agricole. Ces activités agricoles sont indispensables à l’alimentation : les femmes africaines accomplissent 60 % du travail agricole, et 60 à 80 % de la production de nourriture. Ces activités assurent l’entretien de la biodiversité (que menace au contraire la généralisation de l’agriculture industrielle, qui uniformise les semences), le lien social, et le care de l’environnement. Mais ce travail n’est pas salarié et parce qu’il relève encore une fois de la sphère privée, ou domestique, il reste invisible.
56Seule l’éthique du care permet notamment de rendre compte de cette difficulté à faire reconnaître le travail agricole en exploitation familiale, à la frontière du public et du privé. Les mobilisations des femmes, symétriques de cette invisibilisation du travail de care agricole, ne sont pas non plus reconnues par les mouvements de protection de l’environnement traditionnels et ne sont pas non plus au centre des mobilisations écologistes, y compris à l’Ouest. Elles sont pourtant les premières victimes de la mondialisation, les politiques d’ajustement structurel promues par le fmi (Fonds monétaire international) et la Banque mondiale à partir du début des années 1980 ayant fragilisé la situation des femmes dans de nombreux pays en développement.
57La confrontation du care et de l’environnement permet alors de faire émerger deux types d’environnementalisme ou d’écologisme : un environnementalisme mainstream, celui de la protection des espaces naturels, de la biodiversité, caractéristique des élites blanches occidentales — et, sauf exception, des recherches académiques et scientifiques sur l’environnement — en France, et un environnementalisme du pauvre, ou du Reste, qui se préoccupe de la pollution, des inégalités environnementales, des populations vulnérables, de la qualité de vie au sens minimal des capabilités (voir Sen 1985, 1993 [1985]) — environnementalisme qui est celui des couches sociales les moins favorisées, racisées, dominées, et donc majoritairement des femmes. À ce clivage social, culturel et genré correspondent de fait deux idées de nature : l’une qui est donc celle de la nature, wilderness, extérieure à l’homme, qui doit être protégée comme telle, mise à l’abri des interventions humaines et préservée pour des générations futures (celles des privilégiés occidentaux) ; l’autre est celle d’une nature matérielle dont nous faisons partie, avec laquelle nous sommes en relations d’interdépendance, et dont nous sommes à la fois responsables et agents de transformations.
58La crise climatique devrait être l’occasion de repenser l’idée de développement durable, et de mettre en cause l’hypocrisie ou l’égoïsme qui consiste à prétendre de le rendre ‘soutenable’ sans analyser l’inégalité fondamentale qui le conduit et qu’il produit. Ce que le féminisme et le care peuvent nous apprendre lorsqu’ils se saisissent de la question environnementale, c’est que le développement de nos sociétés riches n’a été possible et ne peut être ‘soutenu’ qu’au prix de l’exploitation et de la dévalorisation d’une grande partie de la planète, êtres humains et non humains, que ces sociétés préfèrent ignorer.
59Qu’ils se cristallisent autour de Shiva ou de Maathaï, ou qu’ils émergent par exemple de la situation des femmes au Japon dans la région de Fukushima où la terre devient invivable suite à la contamination nucléaire, on assiste à la formation de mouvements grassroots, des groupes et des réseaux de femmes qui luttent ensemble pour préserver ou recréer un environnement viable, maintenir ou reconquérir leur accès aux ressources vitales, qu’il s’agisse d’eau [7], de bois, de terres ou de produits agricoles, pour diffuser les informations et dénoncer publiquement l’indifférence des gouvernants ou leur corruption… Il n’est pas surprenant que les femmes aient été les premières mobilisées à Fukushima (voir ici l’article d’Anne Gonon) ou dans les luttes en Amérique du Sud (voir ici les entretiens avec Lorena Cabnal et Maria Ovidia Palechor).
60Il y a donc un lien intime entre féminisme et écologie, deux mouvements de lutte contre les hiérarchies qui gouvernent les pensées et discours, y compris éthique et politique, et les activités et formes de vie : et aussi deux pratiques conceptuelles et critiques, de mise en évidence de nos dépendances et des modalités sans cesse renouvelées de leur méconnaissance. Ce que j’ai essayé de montrer ici est que ce lien tire sa force et son sens du care et des responsabilités qu’il engage, ou permet de voir.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : care, éthiques du, justice sociale, vulnérabilité, environnement, écoféminisme
Mise en ligne 24/11/2015
https://doi.org/10.3917/cdge.059.0127Notes
-
[1]
« Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », in Paperman et Laugier (2005). Voir Gaille et Laugier (2011).
-
[2]
Sur les animaux : Molinier (2012).
-
[3]
Voir Nurock (2010) et Molinier, Laugier, Paperman, « Introduction » (2009).
-
[4]
C’est encore la position de Carol Gilligan (2011).
-
[5]
Merchant Carolyn, “Earthcare. Women and the Environmental Movement”. In Merchant Carolyn (1996, p. 139-140).
-
[6]
Voir Maris (2009) et dans ce numéro la note de lecture, par Hourya Bentouhami, de l’ouvrage : Astruc Lionel (2014). Vandana Shiva. Pour une désobéisance créatrice. Entretiens. Arles, Actes Sud.
-
[7]
Voir le volume Eau et féminismes (Collectif 2011).