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Article de revue

Mariage fatal entre religion et politique : source d'écueils pour l'égalité des sexes

(Introduction)

Pages 5 à 26

Notes

  • [*]
    Ce dossier est issu d’une recherche couvrant onze pays, conduite de 2004 à 2009 par l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (unrisd) et la Fondation Heinrich Böll (hbf), sous la direction de Shahra Razavi et Anne Jenichen. Il a donné lieu à la publication d’un numéro spécial de Third World Quarterly (vol. 31, n° 6, 2010), “The Unhappy Marriage of Religion and Politics: Problems and Pitfalls for Gender Equality”, repris ici en partie.
  • [1]
    Sur le rapport entre religion et nationalisme, voir Rieffer 2003 ; Jaffrelot 2008.
  • [2]
    Les limites et les contradictions de la fusion de la religion avec l’État restent d’ailleurs très visibles en Iran : non seulement le rôle politique des autorités religieuses est extrêmement contesté, mais l’exigence de séparation entre la religion et l’État émane aussi bien des forces laïques que de voix issues de l’establishment islamique.
  • [3]
    Parla et Davison (2008) affirment toutefois que le kémalisme préconisait une version tronquée de laïcité plutôt que la laïcité à proprement parler, dans la mesure où il défendait la reconnaissance officielle de la tradition religieuse de la majorité de la population.
  • [4]
    Pour une analyse détaillée de la campagne sur le code pénal, voir Ilkkaracan 2010.
  • [5]
    cedaw : Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée en 1979, entrée en vigueur en 1981, et ratifiée en 2011 par 187 pays sur 193. Les États non signataires incluent : les États-Unis, l’Iran, la Somalie, le Soudan et deux petites îles-nations du Pacifique : Palau, et Tonga.
English version

1La place occupée par la religion dans le champ du politique n’a cessé de s’affirmer depuis plusieurs décennies. Alors que les pratiques religieuses régressaient dans certains contextes (notamment en Europe occidentale), elles ont tendu à s’amplifier à l’échelle mondiale (Norris, Inglehart 2004). En outre, le recours à des arguments religieux en politique reste une pratique courante dans toute une série de pays — développés ou en développement.

2Les révolutions arabes de l’année 2011, en particulier, ont donné un éclairage très cru à ce phénomène — avec tout ce qu’il implique pour le statut des femmes dans la société. Il est trop tôt pour dire ce qu’il adviendra précisément, à terme, de la contribution de ces dernières à la vie politique dans chacun des pays concernés. Mais les premiers résultats sont là. En Tunisie, où les femmes avaient participé très largement aux mobilisations populaires et où le gouvernement provisoire avait adopté une loi instaurant la parité et l’alternance obligatoire sur les listes électorales, elles représentent au final 24 % des élus. Si cette proportion est loin d’être négligeable au regard des situations existant dans d’autres pays, notamment occidentaux, ce résultat n’en a pas moins découragé nombre de militant·e·s dans les rangs des féministes et des démocrates attaché·e·s à l’égalité des sexes. Car pour la plupart d’entre elles, ces élues sont issues du parti islamiste modéré Ennahdha, grand gagnant des élections, ce qui atteste l’ancrage de l’islam dans la société. La dynamique relevée ailleurs, que ce soit au Maroc ou en Égypte, va dans le même sens, avec la victoire électorale des islamistes, modérés ou non. Et sans préjuger de la façon dont les formations au pouvoir traiteront des rapports hommes-femmes à l’avenir, il est à craindre que cette question ne soit jugée secondaire, voire qu’elle serve à attiser les discriminations existantes, tant le poids de la religion en général fait rarement bon ménage avec les aspirations des femmes à l’égalité.

3Une telle crainte est confortée par les évolutions récentes dans les régions où les confessions dominantes relèvent du christianisme, notamment en Europe, en Amérique latine et en Amérique du Nord. Les droits reproductifs des femmes, en particulier, que d’aucuns pouvaient juger acquis, font l’objet de remises en cause récentes dans plus d’un pays. En Espagne, la droite victorieuse aux élections menace de revenir sur la loi libéralisant l’avortement. En Hongrie, le gouvernement a fait campagne contre l’avortement après qu’un article s’engageant à « protéger la vie du fœtus » eut été adopté. En Russie, la Douma a repoussé de justesse un projet de loi soutenu par l’Église orthodoxe pour rendre l’avortement payant et introduire des clauses restrictives visant à dissuader les femmes d’y avoir recours. En Suisse, une initiative portée par les catholiques extrémistes pour radier l’avortement des prestations de l’assurance maladie sera soumise au vote populaire en 2012 afin de modifier la Constitution. En Pologne où l’avortement est de facto quasiment impossible depuis près de vingt ans, la Diète n’a rejeté qu’à une courte majorité un projet de loi porté par les mouvements religieux visant à l’interdire totalement. Au Mexique où, suite à la dépénalisation de l’avortement par l’État fédéral de Mexico, en 2008, une campagne appuyée par l’Église catholique a conduit plus de la moitié des États mexicains à adopter des lois protégeant la vie dès la conception, la Cour suprême a refusé de déclarer ce type de clauses inconstitutionnel — avec l’appui ouvert du gouvernement conservateur. Aux États-Unis, où les attaques des pro-vie sont légion depuis des années, près d’une centaine d’amendements de divers ordres ont été adoptés par les législatures de vingt-quatre États pour restreindre les conditions d’accès à l’avortement. Tout cela durant la seule année 2011 (Martinet, Mauget 2011). Ce à quoi il faut ajouter les obstacles matériels opposés à l’avortement dans divers pays et notamment en France, où les fermetures de centres ivg se sont succédé ces dernières années. Autant d’épisodes auxquels les forces religieuses ont pris une part active, autant de cas de figure où le corps des femmes est traité comme un objet et qui tendent à confirmer leur sujétion sur le plan social et politique.

4Le renouveau de la religion a coïncidé avec l’émergence, au milieu des années 1970, d’un modèle économique fortement contesté — celui du ‘néolibéralisme’ — en même temps que la sortie de la guerre froide conduisait à conférer davantage d’attention à la démocratie, aux droits des femmes, et aux droits humains plus généralement (Molyneux, Razavi 2002). Dans la plupart des pays, néanmoins, les changements positifs liés aux droits politiques et juridiques n’ont pas donné lieu à des progrès réels en termes de justice sociale : les inégalités de revenus ont augmenté cependant que la pauvreté demeurait bien là. L’incapacité de l’État moderne et laïque à satisfaire ses promesses de démocratie et de développement a-t-elle stimulé, comme beaucoup l’affirment, la quête de discours alternatifs à la domination occidentale ? En tout état de cause, par-delà leur ancrage national ou local, nombre de mouvements religieux ont vu leur assise et leur influence consolidées durant cette même période, grâce au soutien de réseaux transnationaux de la finance et de diverses diasporas.

5On est donc en droit de se demander ce qu’il advient de l’égalité des sexes, dans un tel contexte, et jusqu’à quel point l’intrusion de la religion dans l’arène politique a ou non freiné la progression dans ce sens. C’est l’une des principales questions qui sous-tendent les neuf articles de ce dossier, fondés sur une recherche transnationale qui s’est achevée en 2009. Ils couvrent diverses régions du monde — de l’Asie (Inde, Pakistan) à l’Afrique (Nigeria), en passant par le Moyen-Orient (Iran, Israël, Turquie), les Amériques (Mexique, États-Unis) et l’Europe centrale (Pologne) — et renvoient à diverses traditions religieuses : christianisme, hindouisme, judaïsme, islam. Quelles ont été les retombées de l’intrication entre religion et politique pour les femmes, dans chacun de ces pays ? Ont-elles, à titre individuel ou collectif, contesté (ou conforté) les normes et représentations hégémoniques en vigueur, souvent contraires à leurs intérêts de genre ?

Questionner la division ‘privé-public’ et repenser la sphère politique

6José Casanova (1994) a mis en lumière trois dimensions bien distinctes de la laïcisation, selon qu’il s’agit d’une différenciation institutionnelle, du déclin de la religiosité ou de la privatisation de la religion. Selon lui, la ‘dé-privatisation’ de cette dernière est avérée dans les faits, admissible d’un point de vue moral, et même compatible avec les principes démocratiques si elle a lieu dans la sphère publique de la société civile, où les acteurs religieux débattent ouvertement d’une série de préoccupations communes. Dans des travaux ultérieurs, il s’est demandé si « la distinction laïque de la religion d’avec la société politique ou même l’État » (Casanova 2009, p. 13) suffit à assurer une politique démocratique — pour autant que l’État et les institutions religieuses se conforment à la loi et ne violent pas les règles démocratiques.

7Il faut d’abord se demander si la religion a jamais été une question ‘privée’ (comme le suppose l’idée de ‘dé-privatisation’), séparée de l’État par un mur infranchissable et contenue dans la sphère privée de la croyance individuelle. Même en Europe occidentale — bastion de la laïcité — les religions ont pesé de façon décisive sur les contours des régimes de protection sociale et sur les lois touchant à l’avortement (Minkenberg 2002 ; Morgan 2006). Plusieurs des articles publiés ici contestent l’idée que la religion ait été absente du mouvement de laïcisation du xxe siècle — processus très diversifié selon les formations religieuses (protestantisme aux États-Unis, hindouisme en Inde, ou islam sunnite en Turquie) et selon les contextes historiques (Kuru 2007 ; Jakobsen, Pelligrini 2008). Quelles que fussent leurs prétentions modernistes, peu d’États ‘laïques’ étaient prêts à risquer leur survie politique en se mêlant trop directement de questions généralement considérées comme relevant du domaine des autorités religieuses — la famille, le mariage ou le statut personnel. Le prix payé pour cette non-ingérence fut la caution de l’État vis-à-vis des inégalités de sexe dans ces divers domaines, entérinées par des dispositifs d’ordre juridique, et parfois même pénal (Kandiyoti 1991). Ainsi les préceptes religieux ont-ils pu continuer à s’imposer dans de nombreux États soi-disant laïques, comme l’Inde ou Israël.

8Traiter du lien entre religion et politique comme s’il s’agissait de deux corps constitués — les institutions politiques démocratiques, d’une part, et les communautés ou les autorités religieuses, de l’autre — revient à accorder beaucoup trop peu d’attention à la façon dont les unes et les autres sont amenées à déformer, voire à nier les intérêts de leurs membres respectifs, qu’il s’agisse des femmes, de non-croyant·e·s ou de croyant·e·s (Phillips 2009). Il faut donc aussi aborder la question sous l’angle des droits et des besoins individuels, sans postuler que les principes établis par les dirigeants religieux et politiques, ou leurs porte-parole, obéissent aux intérêts de tout un chacun.

9Les femmes étant censées incarner la religion et la tradition, leur tenue, de même que le code vestimentaire et la sexualité sont souvent considérés comme les signes d’une ‘bonne société’ — au sens qu’en donne Elias (1983). Aussi les autorités religieuses insistent-elles généralement sur le contrôle des rapports interindividuels dans la sphère privée — sexualité, reproduction biologique et sociale, mariage, rôles sexués… Ces règles soi-disant transcendantales, qui renvoient à des présupposés hétéronormatifs et patriarcaux, vont souvent à l’encontre des intérêts des femmes. Comme l’attestent les articles qui suivent, des questions ‘privées’ telles que le droit au divorce, les formes admises de sexualité ou l’accès à la contraception et à l’avortement, sont au cœur des désaccords entre les hérauts du conservatisme religieux considérant les principes moraux comme ‘naturels’, absolus et non négociables (valables en tout temps et en tous lieux), et les féministes et autres défenseurs des droits humains plaidant pour des alternatives démocratiques, pluralistes et fondées sur la loi. Le ‘privé’ est bel et bien politique et il n’a cessé de se politiser.

10À ce titre, le cadre juridique constitue un axe essentiel pour saisir le rapport entre religion et État. Cependant, même en cas de séparation formelle, les religions contribuent aux (in)égalités de sexe par de multiples biais de l’action étatique autres que légaux — que ce soit en matière de santé publique (Chili, Mexique, Pologne, États-Unis), d’éducation (Iran, Pakistan, Pologne, Turquie), ou de welfare. Mais il faut aussi compter avec les partis politiques, dont le nom et le programme sont ouvertement religieux dans certains pays (Pakistan, Iran, Israël), alors qu’ailleurs, la dimension religieuse passe par des alliances entre partis et groupes confessionnels (États-Unis et Inde notamment) ou avec l’Église (Pologne, Mexique). Elle peut aussi être plus diffuse, comme au Nigeria, ou aux États-Unis : les politiciens y affichent alors leurs convictions religieuses pour asseoir leur légitimité politique.

11À cela s’ajoute la société civile. Qu’il s’agisse de groupes de pression, d’organisations non gouvernementales (ong) ou de syndicats, les individus se mobilisent au travers de mouvements sociaux, de coalitions ou de campagnes pour faire pression sur les gouvernements et emporter l’adhésion de leur concitoyens sur de multiples questions. Toutefois, considérer la vie associative comme un lieu exempt de toute pression, où les participants délibèrent sur un pied d’égalité, serait spécieux. Si, dans la plupart des pays, la critique des idées dominantes est possible et permet de briser les tabous — sur les rôles sexués, les relations familiales ou la sexualité — les voix contestataires sont souvent étouffées par les forces conservatrices qui maîtrisent mieux l’accès aux ressources de l’État ou peuvent compter sur son aide directe. La ligne de démarcation n’est d’ailleurs pas toujours nette, puisque de nombreux groupes de réflexion ou d’ong bénéficient du soutien financier de l’État. Il serait donc dangereux de s’en remettre à la seule société civile comme source de projets égalitaires, car elle reproduit généralement les hiérarchies sociales et les exclusions à l’œuvre (Phillips 2002).

12Sans compter qu’une grande part du pouvoir informel de la religion tient au poids de ses idées normatives dans la vie quotidienne, laquelle façonne les attitudes et la vie des populations (Phillips 2009). Comme le rappelle Farida Shaheed, il est difficile de distinguer le ‘social’ du ‘politique’, et le ‘public’ du ‘privé’. Les retombées indirectes des lois peuvent d’ailleurs s’avérer encore plus dommageables et difficiles à combattre que les lois elles-mêmes : Charmaine Pereira et Jibrin Ibrahim le montrent à propos du Nigeria. Plusieurs cas présentés ici (Pakistan, Turquie, Pologne) soulignent que certains des changements les plus insidieux et les plus durables introduits par les acteurs religieux ont trait à tout ce qui s’est mué en normes sociales intangibles dans les esprits — le ‘sens commun’ selon Gramsci. Des normes qui peuvent engendrer des résistances de la part des femmes car, le plus souvent, elles sont discriminatoires à leur égard : beaucoup de jeunes femmes affichent leur mépris du code vestimentaire islamique en vigueur dans les rues de Téhéran, par exemple, et maints jeunes couples, au Chili ou en Pologne, ne respectent pas le dogme catholique sur l’abstinence sexuelle avant le mariage.

13On observe depuis peu une tendance indéniable de moult courants religieux (pas uniquement islamiques) à recentrer leur programme sur des questions d’ordre avant tout moral, idéologique et identitaire. Nombre d’entre eux invoquent les thématiques du genre pour s’attribuer un rôle de premier plan dans la défense morale de la nation. D’où une série de questions : quel sens la résurgence des forces religieuses prend-elle selon les cas, et quelles sont ses conséquences en termes d’égalité des sexes ? Comme on le verra, les formes de ce processus sont étroitement liées à des contextes précis, excluant toute explication schématique.

Religion, nationalisme et conflits ethniques

14Historiquement, la religion a joué un rôle important dans la formation de la plupart des États-nations [1]. On s’intéressera ici à des contextes postcoloniaux et postsoviétiques où l’ambivalence des projets nationalistes ethniques apparaît clairement : leur caractère exclusif, motif fréquent de marginalisation des minorités (religieuses ou autres), voire de conflits violents, l’emporte sur leurs effets libérateurs. Favorisant un sentiment de communauté et d’appartenance, le nationalisme engendre souvent l’intolérance et la haine envers l’‘étranger’. Or la religion, source d’identité, est souvent utilisée pour renforcer la cohésion du groupe et stimuler les conflits avec les ‘autres’. En temps de crise, les dirigeants nationaux n’hésitent pas à s’en servir pour asseoir leur légitimité. Il n’est d’ailleurs pas rare que les institutions religieuses pèsent davantage sur les choix politiques des citoyens que sur les partis, ce qui en fait des alliés précieux pour le pouvoir politique laïque (Rieffer 2003).

15Du point de vue des femmes, l’enjeu est donc considérable : si le nationalisme favorise parfois une prise de conscience et la naissance de mouvements féministes indigènes, les revendications des femmes n’ont que trop souvent été jugées secondaires, suspendues à la victoire de la ‘cause nationale d’ensemble’, pour se voir totalement abandonnées ensuite (Herr 2003). Selon le discours convenu, les hommes ont pour tâche de gouverner la nation et l’État, et les femmes d’assurer la reproduction biologique du collectif. Toute remise en cause de cette division sexiste, et donc toute cause féministe, menace la prétention nationaliste à protéger et à unifier la communauté (Yuval-Davis 1997 ; Nagel 1998). Or la religion sert souvent de caisse de résonance à de tels projets en leur procurant un fondement ‘divin’.

16Les études de cas sur l’Inde, Israël et le Nigeria montrent que les nationalismes ethniques, sources d’exclusions et de discriminations, tendent à museler les femmes. Zoya Hasan en donne un exemple avec la montée du mouvement nationaliste hindou, lequel assimile la nation à la communauté majoritaire hindoue. Né des efforts des dirigeants politiques, laïques ou non, pour élargir leur emprise politique en s’attirant les faveurs des chefs religieux, il a saisi le prétexte de la campagne en faveur d’un Code civil unique pour réaffirmer ses vues nationalistes, alimentant par là même les craintes des musulmans de se voir imposer un code ‘hindou’, officiellement déguisé en code ‘universel’. Aussi les organisations féministes qui, à l’origine, soutenaient le principe d’un Code civil unique ont-elles dû s’en distancer. Aux yeux de Hasan, néanmoins, le problème décisif réside moins dans l’importance croissante accordée à la religion que dans le poids démesuré de la politique identitaire, fondée avant tout sur la caste et la religion — au point que les citoyens ordinaires n’ont accès aux institutions publiques qu’en fonction de leur identité religieuse et sociale. De son côté, le mouvement sioniste à ses débuts, comme le rappellent Ruth Halperin-Kaddari et Yaacov Yadgar, incarnait une idéologie laïque visant à libérer le peuple israélien d’une quelconque oppression, y compris religieuse. Pourtant, l’État d’Israël a été créé officiellement comme ‘État juif’, les symboles et les discours religieux, de même que le ‘droit de retour’, servant de ciment à la nation juive. D’où la naissance d’une démocratie ethnique où les non-juifs n’ont droit qu’à une citoyenneté de seconde classe.

17Lorsque coexistent plusieurs confessions, il arrive comme en Inde, en Israël ou au Nigeria, que l’État accorde une semi-autonomie aux institutions religieuses vis-à-vis du régime juridique national (en principe laïque), notamment en ce qui concerne les lois sur le statut personnel et sur la famille (Hajjar 2004). Les articles sur l’Inde et Israël soulignent tous deux la dimension négative de tels dispositifs puisque ces derniers ont pour effet d’entraver les tentatives de réforme des féministes. Quant à eux, les conflits parfois violents nés de la concurrence entre identités religieuses concourent souvent à raffermir la loyauté des individus vis-à-vis de leur confession d’appartenance. Dans les trois pays cités, les politiciens ont toujours instrumentalisé la mobilisation (ethno-)religieuse pour alimenter l’exclusion sociale et les conflits — quelles que soient, au demeurant, les zones de convergence des religions en présence. Charmaine Pereira et Jibrin Ibrahim soulignent, à propos du Nigeria, l’importance conjointe que l’islam et le christianisme accordent au corps et à la sexualité des femmes, leur volonté respective de les contrôler : par-delà leurs divergences, l’un et l’autre ont approuvé le projet de loi sur la nudité datant de 2008, lequel s’en prend à l’autonomie des femmes en décrétant la façon dont elles doivent se vêtir et en laissant libre cours aux agressions contre celles dont la tenue est jugée ‘indécente’.

La religion au service de l’État : incitation à l’autoritarisme

18Lorsque les instances religieuses ont une forte emprise au plan politique et social, la capacité de révolte de la société civile en vue d’un changement démocratique s’avère des plus limitées. On le voit clairement en Iran et au Pakistan, où l’État se définit comme islamique et où le cadre juridique renvoie à une lecture conservatrice de la charia, qui alimente l’autoritarisme (Razavi 2006). Homa Hoodfar et Shadi Sadr considèrent d’ailleurs qu’en Iran, le principal obstacle à l’égalité des sexes réside davantage dans la nature autoritaire de l’État que dans la compatibilité réelle ou supposée entre les traditions religieuses et les principes démocratiques. Les militant·e·s islamiques en faveur des droits des femmes ont une interprétation de la charia très éloignée de la version conservatrice, et l’État aurait pu adopter leur point de vue. Au lieu de quoi, les élites dirigeantes ont tenu à édifier une société islamiste reflétant leur propre vision des rapports de genre, et la charia est passée au second plan.

19Dans les deux pays, la fusion étroite avec les pratiques autoritaires de l’État conduit d’aucuns à se demander si l’islam est compatible avec les droits humains, la démocratie et l’égalité des sexes — question que les attaques terroristes de militants musulmans et le traitement barbare imposé aux femmes par le régime des talibans en Afghanistan tendent à conforter. Mais outre que les déclarations polémiques sur le ‘choc des civilisations’ opposant christianisme et islam font oublier que des régimes autoritaires comme l’Espagne de Franco, ou les dictatures militaires latino-américaines, concernaient des pays avant tout catholiques et non musulmans (Casanova 2005), la propension à considérer la politique islamique comme un tout homogène fait fi d’une grande variété d’idées et de pratiques. L’Iran et le Pakistan offrent en effet une image très contrastée : alors qu’en Iran, le processus d’islamisation est né d’une révolution populaire anti-autoritaire [2], la fusion entre politique et religion était acquise dès le départ au Pakistan — État créé tout exprès pour les musulmans indiens.

20En raison de la diversité des trajectoires historiques et politiques, les luttes pour l’égalité des sexes et la démocratie se présentent donc sous un jour bien distinct, et les stratégies diffèrent même si, de part et d’autre, le processus d’islamisation a puisé dans les ressources juridiques, administratives et idéologiques de l’État pour imposer un modèle de société anti-démocratique, discriminatoire et misogyne. Et ce, en s’appuyant sur des groupes ou milices soutenus par les autorités — des groupes de femmes dans certains cas, comme celles de la mosquée d’Al-Hafsa au Pakistan ou les prédicatrices formées par le Bureau du Guide suprême en Iran.

21Trois éléments majeurs ressortent de l’analyse concernant ces deux pays. Premièrement, le souci obsessionnel de l’État de réglementer tout ce qui a trait à la sexualité, la morale publique, le genre et la famille a conféré à la ‘question des femmes’ un poids historique sans précédent. C’est d’ailleurs ce qui explique l’engagement de militantes au profil très varié et l’existence, en Iran tout au moins, d’un mouvement de femmes parmi les plus dynamiques et novateurs de l’histoire de ce pays (présent y compris dans les rangs de l’État), qui se mobilise autour d’une série d’objectifs concrets de plus en plus partagés.

22Le deuxième point, évoqué par Hoodfar et Sadr, est l’incapacité des mouvements démocratiques d’accorder une place centrale aux revendications des femmes pour l’égalité. Alors que les points de vue ont beaucoup évolué parmi les militantes venant d’horizons divers, entraînant une série de réalignements ces dernières décennies, la notion de genre en tant que catégorie de pensée paraît absente dans le groupe (masculin) d’intellectuels dissidents qui luttent pour un régime plus démocratique — comme si la politique était un espace neutre incluant ‘naturellement’ les femmes. L’absence de ces dernières dans les instances de direction et dans les débats sur la démocratie en général (quand bien même elles sont présentes dans le mouvement, dans les rues et dans les manifestations) n’a pas peu contribué à un tel état de fait.

23Le troisième point, souligné par Shaheed, est la nécessité que les défenseurs des droits humains et des droits des femmes recourent à un vocabulaire davantage lié aux traditions culturelles plus libérales. Le discours sur les droits humains n’a pas le même écho que les notions de justice et d’équité. Par ailleurs, l’incapacité à présenter un programme crédible pour lutter contre les difficultés économiques et sociales, qui réponde aux inquiétudes populaires face aux inégalités, au chômage et à l’insécurité croissante, fait le jeu des conservateurs qui, eux, exploitent ces angoisses avec une rhétorique populiste de ‘justice islamique’.

Les paradoxes de la démocratie

24Depuis plusieurs décennies, tout en faisant valoir leurs propres revendications, les mouvements de femmes ont contribué au processus démocratique, mais ce dernier est complexe et paradoxal. Si les groupes féministes aspirant à des changements ont gagné du terrain en plus d’un pays, c’est également le cas d’institutions religieuses hostiles à leurs visées. Or en période électorale, les partis politiques en lice ont besoin d’alliés pour vaincre leurs adversaires, et les organisations religieuses disposant de solides réseaux sociaux apparaissent souvent comme de bons partenaires (Htun, Weldon 2007). La coalition entre les groupes évangéliques conservateurs et les laïques néolibéraux du Parti républicain aux États-Unis, évoquée par Elizabeth Bernstein et Janet Jakobsen, en offre un exemple classique. Elle a permis aux Républicains de l’emporter et de conférer une audience sans précédent aux vues conservatrices en matière de genre et de sexualité, tant au plan national qu’international.

25Même les partis et les politiciens soi-disant laïques n’ont pas hésité à instrumentaliser la religion à des fins politiques pour consolider leur assise. À preuve le cas de l’Inde, l’une des plus anciennes démocraties du monde en développement où, comme le montre Zoya Hasan, l’option du Parti du Congrès de jouer la carte de la religion — en vue de saper la popularité de ses rivaux et, selon les moments, de séduire les musulmans ou les hindous communautaristes — a fini par donner une formidable impulsion à la jurisprudence hindoue dans les années 1980.

26Dans les ‘nouvelles’ démocraties, il s’est avéré difficile, pour celles et ceux qui défendent les droits des femmes, de s’opposer aux instances religieuses ayant joué un rôle majeur dans la remise en cause de régimes autoritaires. Cela ressort clairement de l’étude de Jacqueline Heinen et Stéphane Portet sur la Pologne : on y voit comment l’Église catholique, en s’appuyant sur de nouvelles alliances, a développé des stratégies inédites et musclé son discours contre l’avortement et contre la politique d’éducation sexuelle à l’école. Le discrédit du régime socialiste auquel le féminisme — bien à tort — est souvent associé, a affaibli la capacité de résistance de ce dernier face à la charge contre les droits reproductifs des femmes. Dans un paysage politique très instable depuis la chute du socialisme, avec des coalitions gouvernementales éphémères et une faible institutionnalisation des partis politiques, les formations de gauche, quoique désireuses de limiter l’ingérence de l’Église dans la sphère publique, ont cherché à éviter toute confrontation directe avec elle, par crainte des conséquences électorales. Les élections parlementaires d’octobre 2011 ont certes été marquées par l’apparition dans le champ politique d’une coalition anticléricale ayant remporté un nombre significatif de voix, mais il est trop tôt pour dire si cela se traduira par un ancrage durable.

27Au Mexique et en Turquie, le rapport entre religion et politique est historiquement plus conflictuel et l’affirmation de la laïcité plus ‘péremptoire’ (Kuru 2007), comme le montrent respectivement la contribution d’Ana Amuchástegui, Guadalupe Cruz, Evelyn Aldaz et María Consuela Mejía, et celle de Deniz Kandiyoti. Au Mexique, ce rapport fut marqué de manière indélébile par le mouvement révolutionnaire qui, en 1917, expropria l’Église de ses biens, lui déniant toute existence légale au niveau constitutionnel, tout en interdisant aux partis politiques une quelconque référence religieuse. En Turquie, le passage d’une monarchie islamique à un État-nation républicain (en 1923) se traduisit par l’expropriation des biens des fondations pieuses, par l’interdiction faite aux partis politiques d’utiliser la religion comme plate-forme politique (Parla, Davison 2008) [3], ainsi que par l’adoption (en 1926) d’un Code civil rompant avec la charia et reconnaissant des droits aux femmes dans la sphère privée — interdiction de la polygamie et du divorce unilatéral, égalité des sexes concernant l’héritage et la garde des enfants.

28Le renforcement du processus de démocratisation a contraint les partis dominants à partager le pouvoir avec des formations aux solides assises religieuses, tels le Parti d’action nationale (pan) au Mexique, ou le Parti justice et développement (akp) en Turquie. Dès lors, des questions d’ordre privé touchant à la conduite des femmes et aux droits sexuels et reproductifs sont devenues l’objet de débats houleux. En dépit de l’emprise des partis religieux sur les gouvernements de ces deux pays, les avocat·e·s des droits des femmes et leurs allié·e·s — grâce à leur pugnacité et à des stratégies efficaces — ont réussi à imposer plusieurs changements notables — la réforme du code pénal en Turquie (2002-04) [4], l’inclusion de la contraception d’urgence dans les services de santé publique au Mexique (2004) et la dépénalisation de l’avortement dans la ville de Mexico (2008).

29Toutefois, la vague de re-criminalisation de l’avortement dans une série d’États fédéraux mexicains, depuis 2008, est un rappel brutal de la fragilité de certaines de ces avancées — phénomène qui s’explique entre autres par les visées électorales du très laïque Parti révolutionnaire institutionnalisé (pri), soucieux de se gagner le soutien de l’Église catholique en vue des élections locales et nationales de 2012. En Turquie, le retour en force de l’akp au pouvoir, en 2007, en même temps qu’il fragilisait une possible adhésion à l’Union européenne, a accru l’audience des éléments les plus conservateurs du Parti, ouvrant une voie insidieuse aux pratiques discriminatoires, tant en politique que dans la société civile. Tout cela montre qu’il ne suffit pas de s’intéresser aux changements d’ordre public et institutionnel : ce qui se passe au plan social et dans la vie privée est tout aussi important, sinon plus, pour les droits des femmes et les choix dont elles disposent.

30Nombre de groupes, venant de divers horizons religieux et souvent alliés à des forces laïques, ont élevé la voix de par le monde pour condamner l’injustice sociale et les atteintes aux droits humains — depuis les théologiens de la libération latino-américains jusqu’aux catholiques nord-américains des années 1980 contre la guerre nucléaire et l’injustice économique, en passant par les clercs iraniens hostiles à une lecture orthodoxe de l’islam. Pour la plupart d’entre eux néanmoins, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, l’égalité des sexes n’a jamais été une préoccupation majeure. En revanche, celles et ceux qui défendent les droits reproductifs et sexuels des femmes se sont heurtés plus d’une fois à l’opposition farouche des chantres d’un discours moral, soi-disant proféré au nom des communautés religieuses.

Créer des alliances : pour une justice de genre et une justice économique

31L’acuité de ce conflit n’implique toutefois pas un hiatus irrémédiable entre féminisme et religion : les controverses dans les rangs religieux sont aussi fréquentes que les points de vue divergents entre féministes — dont certaines appuient les exégèses religieuses en faveur de l’égalité des sexes, quand d’autres les considèrent comme extrêmement problématiques.

32À ce titre, la résurgence de la religion dans la sphère publique constitue un sérieux défi pour les luttes féministes. Non seulement il est difficile de se battre contre l’invocation de la ‘vérité divine’ visant à justifier des pratiques discriminatoires, mais comme on l’a vu, la lutte pour l’égalité des sexes est souvent étroitement liée au combat plus général pour la justice économique et sociale, contre les discriminations ethniques ou raciales, et pour l’autodétermination nationale face à la domination étrangère. Dans les pays du Sud, les efforts pour instaurer des normes juridiques universelles ont à maintes reprises opposé les défenseurs des droits des femmes à ceux qui invoquent la religion pour contrer l’impérialisme culturel et l’individualisme à l’occidentale, qu’ils disent étranger à leur société, avec des arguments qui renvoient souvent aux différences religieuses (Hajjar 2004). L’entrelacs entre les divers types de discriminations fait qu’il est difficile, voire impossible, de plaider pour l’égalité des sexes sans que cela touche à d’autres luttes ou conflits d’identité. Aussi la perspective d’une ‘réforme interne’ est-elle souvent perçue comme la meilleure, sinon la seule voie pour que les communautés religieuses manifestent une plus grande ouverture politique envers les femmes (Casanova 2009).

33Lorsque l’espace imparti à la laïcité est restreint (dans des théocraties comme l’Iran) ou lorsque des conflits d’ordre ethnique ou confessionnel cristallisent les tensions avec les apôtres du communautarisme (comme en Israël et en Inde), le rôle des féministes actives au sein des collectivités religieuses ou prenant appui sur les dogmes pour défendre l’égalité des sexes peut être crucial — que ce soit par une lecture des textes sacrés favorable aux femmes ou en stimulant le débat pour forcer les autorités ecclésiastiques à s’exprimer là-dessus. Parfois, même si c’est trop rarement le cas, cela débouche sur des réformes juridiques et politiques. Nombre de gouvernements autoritaires ont toutefois engagé des représailles contre les militant·e·s cherchant à montrer que les droits des femmes ne sont pas contraires à la religion (Hajjar 2004). Les arguments des nationalistes invoquant l’unité de la communauté (quelle qu’elle soit), l’emportent le plus souvent dans ce type de conflits, comme le montrent les articles sur l’Inde et Israël.

34Vu l’autorité morale de la plupart des religions face aux voix dissidentes, il serait vain de considérer les mouvements de réforme venant de l’intérieur comme la voie royale du changement. Mais il serait tout aussi vain de les opposer à ceux qui viennent de l’extérieur, en présentant les uns comme supérieurs aux autres (Phillips 2009). La ligne de démarcation entre les deux est généralement poreuse : les avocat·e·s d’une réforme interne s’inspirent souvent d’idées étrangères à leurs rangs. Aussi les alliances entre féministes — religieuses et laïques — sont-elles impératives ; les efforts pour museler leurs voix respectives les ont d’ailleurs poussées à collaborer. C’est le cas en Iran où les réformistes ont rejoint les laïques dans diverses campagnes, donnant corps à un ‘féminisme pragmatique’ et à un apprentissage mutuel (Paidar 2001).

35En Inde, notamment, l’alliance entre les groupes de femmes musulmans et indiens, parallèlement aux mobilisations pour la laïcité et la démocratie, s’est avérée cruciale : la lutte ne porte plus seulement sur la question du statut personnel mais prône désormais l’égalité des sexes. Toutefois, une telle voie n’est pas aisée. En Israël, les militantes musulmanes n’ont pas répondu aux appels de leurs consœurs juives visant à conjuguer leurs efforts pour exiger la promulgation d’un Code civil sur la famille qui remplacerait la loi communale, car cela aurait donné davantage d’autorité à l’État sans résoudre le problème de la discrimination étatique (Hajjar 2004). Elles ont préféré une réforme interne de la loi musulmane sur la famille, intervenue en 2001, qui a réduit la compétence exclusive des tribunaux de la charia.

36Il ressort donc que l’intrication entre religion et politique constitue un enjeu ô combien décisif pour les femmes, tout comme l’intrication entre justice économique et sociale, d’une part, et justice de genre, de l’autre. En effet, le droit à l’avortement et au contrôle de son corps a très peu de sens en l’absence de services de santé publique de qualité ; et les droits formels au divorce et à la garde des enfants peuvent rester lettre morte quand les femmes n’ont pas les moyens financiers de nourrir leur famille (Petchesky 2003). Pour que les droits fondamentaux des femmes se matérialisent, il faut à la fois un dispositif juridique garantissant l’autonomie individuelle et un programme assurant des droits économiques et sociaux. Les mouvements féministes, souvent en lien avec les partis de gauche, les syndicats et d’autres groupes de la société civile, ont souligné les déséquilibres entachant le projet néolibéral et exigé des mesures redistributives aptes à corriger les inégalités économiques et sociales de la mondialisation à tout va. Cependant, les partisans de la justice sociale ne soutiennent pas nécessairement les droits des femmes, surtout les droits reproductifs ou sexuels. D’où la difficulté à construire des alliances.

37On l’a constaté au plan international, lors des conférences de l’onu des années 1990 : le groupe des États conservateurs et des ong — pour beaucoup religieuses — les plus violemment hostiles aux exigences des femmes de contrôler leur corps n’en critiquaient pas moins le programme de libéralisation économique soutenu par les gouvernements du Nord. Le Vatican, en particulier, se montrait soucieux de la pauvreté et des inégalités Nord-Sud, tout en récusant les revendications liées aux droits des femmes (Sen, Correa 1999). Au niveau national aussi, les champions de la justice sociale, critiques de la mondialisation et de l’impérialisme, ont parfois des vues extrêmement patriarcales sur la famille — le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, tout comme les djihadistes pakistanais en sont de parfaits exemples. Outre le fait qu’on peut douter de leur réelle volonté de traduire leurs slogans anti-impérialistes en un programme de redistribution économique, on ne saurait les considérer comme des alliés potentiels, vu leur posture rétrograde sur la question de l’égalité des sexes.

38Janet Jakobsen et Elizabeth Bernstein présentent un exemple d’alliance avec des acteurs religieux qui a eu des résultats tout sauf progressistes, à propos de la lutte contre la traite aux États-Unis. Cette alliance a vu le jour après le virage à droite de certaines féministes américaines attirées par le néo-conservatisme, parallèlement au tournant à gauche de divers courants évangélistes séduits par une théologie de la justice sociale à l’échelle internationale — loin des questions controversées de l’avortement ou du mariage homosexuel. Alors que, jusque-là, la définition du trafic d’êtres humains incluait toutes les formes de travail, le débat s’est centré sur la prostitution forcée, dans une optique néolibérale du problème et des remèdes à y apporter — criminalisation accrue des travailleuses et travailleurs du sexe, expulsion des migrant·e·s, aiguillage des personnes concernées vers des emplois sans avenir et fort mal payés, les incitant à revenir à leurs activités antérieures.

39L’ensemble de ce dossier témoigne de l’importance, pour l’action militante à l’échelle nationale, des liens avec des féministes d’autres pays. L’influence croissante du mouvement des femmes, partout dans le monde, doit beaucoup à des réseaux régionaux ou internationaux tels que le wluml (Femmes sous lois musulmanes), les Catholiques pour la liberté de choix ou dawn (Development Alternatives with Women for a New Era). De leur côté, les conférences au sommet de l’onu des années 1990 ont offert une caisse de résonance aux débats des ong et des groupes de femmes, alimentant les débats et facilitant le travail de lobbying sur divers thèmes, comme les droits reproductifs ou le statut personnel. En outre, dans les pays signataires des principales conventions de l’onu (dont la cedaw[5]), soumis à l’évaluation d’instances internationales comme la Cour européenne des droits de l’homme ou désireux d’intégrer des instances régionales comme l’Union européenne, les militantes des droits des femmes peuvent tirer parti de tels développements pour exiger des changements juridiques ou politiques de leurs gouvernements respectifs — même si les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des attentes, comme en atteste l’exemple de la Pologne. C’est d’autant plus décisif vu l’aptitude des forces religieuses conservatrices à profiter de l’influence et du poids financier de divers courants idéologiques transnationaux pour consolider leurs positions au sein des pays dans lesquels elles opèrent.

40* * *

41Ce dossier est complété par deux hors-champ. L’article de Djallal G. Heuzé rend compte des observations d’un anthropologue sur les aspirations des femmes appartenant au milieu nationaliste hindou dans lequel il a enquêté durant dix ans et dont il rappelle les étapes historiques les plus marquantes. Le portrait qu’il dessine de trois femmes, membres de la Shiv Sena, principale organisation féminine de cette mouvance et qui vivent dans des quartiers ouvriers ou petit-bourgeois, offre une image tout en nuances. Leurs propos, fort contradictoires, traduisent l’écartèlement qu’elles vivent entre respect de la culture hindoue, couplé à la détestation des coutumes musulmanes, et rejet de normes telles que la ‘dot’ et la répression à l’égard des belles-filles ; entre valorisation de la virilité, du masculin et de la culture séculaire du grand frère, et regard critique sur les hommes de leur entourage ; entre acceptation des hiérarchies de sexe, et empressement à les contourner ; entre rejet du féminisme et de ses objectifs, et volonté d’assurer une éducation et un avenir professionnel à leurs filles. Ce tableau vient utilement éclairer l’analyse de Zoya Hasan sur le lien paradoxal unissant religion et politique dans une société multireligieuse.

42La deuxième contribution hors-champ est une interview de Lalia Ducos sur la situation, en France, des migrantes d’origine maghrébine, soumises en matière de droit de la famille à des lois ne relevant pas du droit français. C’est le résultat d’accords bilatéraux signés par la France avec certains pays, en réciprocité du fait que la situation des Français est régie par la loi française, quel que soit leur lieu de résidence. Même des femmes de nationalité française et qui n’ont jamais eu un quelconque papier d’identité de leurs pays d’origine sont considérées par ces derniers comme algériennes, tunisiennes ou marocaines, au motif que leurs parents ont, ou ont été, ressortissants de ces pays. Or la répudiation, la polygamie et le mariage forcé y sont légaux, et les coutumes telles que le mariage précoce très puissantes. C’est ainsi qu’un mariage polygame célébré dans le pays d’origine pourra être reconnu en France ou qu’une jeune fille française pourra se retrouver contrainte au mariage à l’occasion de vacances dans son pays d’origine. Ducos souligne à ce propos l’importance des mobilisations d’associations de femmes qui, en France, travaillent en lien étroit avec celles des pays du Maghreb et qui ont pesé sur la réforme du code du statut personnel marocain en 2004, et sur celle du code algérien en 2005.

Références

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Date de mise en ligne : 07/03/2012

https://doi.org/10.3917/cdge.hs03.0005

Notes

  • [*]
    Ce dossier est issu d’une recherche couvrant onze pays, conduite de 2004 à 2009 par l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (unrisd) et la Fondation Heinrich Böll (hbf), sous la direction de Shahra Razavi et Anne Jenichen. Il a donné lieu à la publication d’un numéro spécial de Third World Quarterly (vol. 31, n° 6, 2010), “The Unhappy Marriage of Religion and Politics: Problems and Pitfalls for Gender Equality”, repris ici en partie.
  • [1]
    Sur le rapport entre religion et nationalisme, voir Rieffer 2003 ; Jaffrelot 2008.
  • [2]
    Les limites et les contradictions de la fusion de la religion avec l’État restent d’ailleurs très visibles en Iran : non seulement le rôle politique des autorités religieuses est extrêmement contesté, mais l’exigence de séparation entre la religion et l’État émane aussi bien des forces laïques que de voix issues de l’establishment islamique.
  • [3]
    Parla et Davison (2008) affirment toutefois que le kémalisme préconisait une version tronquée de laïcité plutôt que la laïcité à proprement parler, dans la mesure où il défendait la reconnaissance officielle de la tradition religieuse de la majorité de la population.
  • [4]
    Pour une analyse détaillée de la campagne sur le code pénal, voir Ilkkaracan 2010.
  • [5]
    cedaw : Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée en 1979, entrée en vigueur en 1981, et ratifiée en 2011 par 187 pays sur 193. Les États non signataires incluent : les États-Unis, l’Iran, la Somalie, le Soudan et deux petites îles-nations du Pacifique : Palau, et Tonga.

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