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Article de revue

Corps en suspens : les genres à l'épreuve dans le cirque contemporain

Pages 79 à 100

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’un travail de thèse en cours, sous la direction de Lucie Tanguy, portant sur les nouvelles générations d’artistes de cirque en France.
  • [2]
    Les sangles aériennes, spécialité acrobatique d’origine asiatique, sont deux minces et longues courroies suspendues en hauteur, à l’aide desquelles l’artiste, en les enroulant le long de ses poignets et de ses bras, s’élève à la verticale pour exécuter des figures.
  • [3]
    En 2003, les dix écoles proposant un cursus professionnalisant agréé nationalement accueillaient 118 garçons et 116 filles, ces dernières étant majoritaires dans quatre lieux. Si elles montrent un engouement des filles pour cette orientation, ces données sont cependant trop ponctuelles pour permettre de saisir des évolutions et de conclure à une éventuelle féminisation de ce groupe professionnel. On compte environ un tiers de femmes dans les effectifs circassiens, ce qui correspond à la moyenne des professions du spectacle vivant.
  • [4]
    Seulement 16 % des fonctions de direction artistique des compagnies de cirque sont assurées par des femmes, alors qu’elles représentent un tiers des effectifs.
  • [5]
    De même dans le monde du jazz, les chanteuses, reléguées au bas de la hiérarchie des emplois et de la renommée musicale, ne sont sollicitées que ponctuellement et avec certaines réticences par les jazzmen pour réaliser des prestations qu’ils considèrent alors comme commerciales plus que pleinement artistiques. Cf. Marie Buscatto (2003), Philippe Coulangeon et Hyacinthe Ravet (2003).

1Art de prouesses, le cirque, plus que tout autre spectacle, représente dans l’imaginaire collectif un univers héroïque où s’incarnent des pratiques et des valeurs viriles : sans cesse, la prouesse et la virtuosité doivent être conquises par la maîtrise infaillible d’une culture technique et de son propre corps, dans une éthique de l’effort et du dépassement de soi. Son esthétique (re)produit, et plus encore, exalte, des représentations archétypales de la virilité, mais également de la féminité, par le biais de corps performants mis à l’épreuve et exposés aux regards du public. La différence des genres est en effet affirmée de manière exacerbée sur la piste, au travers de la sexuation des techniques et des postures corporelles : aux hommes, les démonstrations de force et d’adresse et les prises de risque les plus spectaculaires ; aux femmes, les disciplines aériennes ou acrobatiques davantage centrées sur l’expression de leur grâce et de leur souplesse réputées naturelles. Cette mise en scène différentielle des corps prolonge la division du travail entre hommes et femmes au sein de l’entreprise familiale, forme traditionnelle de l’organisation des cirques, dont la reproduction fut longtemps assurée par une incorporation précoce des rôles au sein du groupe.

2Cependant, ce monde social a connu en France depuis trente ans de profondes évolutions qui ont conduit, après les crises des décennies 1970 et 1980, à un renouvellement de ses formes esthétiques et de ses structures économiques et sociales. La mise en place de filières de formation a permis d’ouvrir le recrutement à de nouvelles générations qui ne sont plus des enfants de la balle et appréhendent cette activité différemment de leurs aînés. Ces nouveaux venus ont monté leurs propres compagnies et développent des rapports au travail moins centrés sur la performance pure que sur la recherche esthétique ou dramaturgique. La reconnaissance et le soutien apportés par les institutions culturelles ont fait évoluer le statut de cette forme artistique et favorisé l’essor de ce ‘nouveau cirque’ tourné vers la création. Ce courant prend ses distances vis-à-vis des conventions classiques, remettant notamment en cause la prédominance des valeurs héroïques comme critère esthétique, et critiquant leur mise en scène dans les stéréotypes de genre.
Dans quelle mesure ces évolutions des pratiques et des représentations entraînent-elles une recomposition des divisions sexuées dans cette activité particulière qui ressortit à la fois de la ‘liberté’ du travail artistique et des contraintes de la production de performances physiques ? On analysera comment les rapports au travail, et en particulier les modalités de l’engagement corporel dans l’activité, sont redéfinis par les jeunes circassien(ne)s en se démarquant des postures traditionnelles, avant d’en analyser les conséquences en termes de transformation des rapports entre les sexes dans ce métier.

L’exacerbation des différences sexuées sur la piste

3L’activité d’artiste de cirque recouvre une variété de pratiques et de métiers spécifiques, au sens de la division technique du travail, puisque le programme traditionnel juxtapose sur la piste des disciplines plus ou moins hétérogènes qui puisent dans des traditions multiples. Cette diversité donne prise à une ségrégation horizontale qui s’est cristallisée dans l’histoire de cet art et qui continue d’assigner prioritairement certains rôles ou certaines pratiques à chaque sexe, les qualités socialement attribuées à l’un ou l’autre étant comme objectivées dans les agrès de cirque et naturalisées dans un répertoire de postures. De même que dans l’orchestre, où les instruments sont sexués — ce qui oriente le ‘choix’ de la musicienne vers le violon plutôt que le cor (Coulangeon, Ravet 2003) —, de même aussi que dans le domaine des sports, très inégalement féminisés, sur la piste, les différents agrès ne sont pas neutres mais renvoient soit au masculin, soit au féminin, en fonction des rapports au corps et des usages qu’ils supposent.

L’héroïsme viril mis en scène dans les défis acrobatiques

4De manière générale, le domaine de la technique au sens large revient au masculin, et avec elle la capacité d’emprise sur le réel et de maîtrise des situations, de même que la possibilité d’affirmer une qualification individuelle et collective (Chabaud-Rychter, Gardey 2000). Les différents agrès du cirque sont autant d’instruments permettant de mettre en valeur cette maîtrise masculine sur le monde, sur le mode de la prouesse et du défi aux lois ordinaires de la physique. Les attributs principaux de la virilité moderne telle qu’elle s’est cristallisée au cours du xixe siècle — tels que l’héroïsme, le sens du sacrifice, la discipline et l’endurance physique — sont les mêmes qui sont exaltés sur la piste et poussés à l’extrême dans une logique de surenchère qui exige de faire toujours ‘plus fort’, dans un esprit de compétition sportive renforcé par la concurrence commerciale entre les entreprises.

5Dans leurs multiples variations, les disciplines acrobatiques donnent à voir des hommes forts, habiles, endurants et courageux — qualités cardinales de la virilité qui sont déployées par les acrobates dans le cercle de la piste. Les figures et prouesses réalisées mettent en valeur l’énergie, la puissance, la virtuosité technique, mobilisant visiblement toutes les ressources corporelles, faisant saillir les muscles et couler la sueur ; la large carrure soulignée par les costumes moulants et brillants, le corps viril est mis en lumière dans sa dimension athlétique. Dans les disciplines de voltige ou de main-à-main qui impliquent une relation de porteur à porté(e), c’est ‘naturellement’ à un costaud aux larges épaules que sont dévolus le rôle et la charge de supporter le poids des partenaires. Ces différentes configurations donnent à voir l’emprise de l’homme sur le réel, et d’abord sur son propre corps par sa capacité à se mettre à l’épreuve et à résister à la douleur :

6

En général, j’aime bien les trucs où on en chie quoi. J’aime bien quand ça fait mal, quand c’est dur. Chaque fois que je fais [des sangles] je me dis « Putain, pourquoi ! Quelle connerie, j’aurais dû faire du jonglage ». Mais non, non ; non j’aime bien, si je ne le sens pas… les sangles je travaille toujours avec les bras nus, j’aime bien, j’ai mal, ça te fait des marques… Si c’est pour mettre… [des protections], ça me fait chier, j’aime pas.
(Sébastien, 30 ans, acrobate aux sangles)

7S’arracher à la pesanteur à la seule force des bras (et des jambes), ici aux sangles [2], ailleurs au mât chinois ou à la corde, procure une jouissance physique et une fierté que la douleur ressentie vient compléter en ce qu’elle marque le corps et signe son caractère athlétique et littéralement hors du commun. Les protections sont refusées au profit d’une mise à l’épreuve directe de soi dans le frottement de la peau avec l’agrès, contact qui permet d’éprouver sa propre résistance.

8La mise à l’épreuve héroïque (voire sacrificielle) de la virilité se cristallise à un degré extrême dans les disciplines de voltige, dont la plus emblématique est le trapèze volant, qui impliquent la prise de risque maximale liée au travail en hauteur et au saut dans le vide. La logique de surenchère conduit les voltigeurs à valoriser les attitudes de défi (multiplier le nombre de saltos, rendre la figure toujours plus complexe) et à refuser la sécurité en travaillant sans filet. Ces attitudes sont souvent assorties d’un sentiment d’infaillibilité ou de surpuissance (« Dans la rattrape, on est à 200 % » ; « On vole vraiment ») et de la confiance affichée dans la capacité collective à faire face au danger, modalité de déni du risque par la virilisation des attitudes qui renvoie aux stratégies collectives de défense mises en évidence par Christophe Dejours (2000). Ces disciplines particulièrement spectaculaires sont l’œuvre de collectifs essentiellement masculins, soudés par une solidarité tout à la fois ‘mécanique’ au sens propre — à l’image du contact physique essentiel qui lie le voltigeur au porteur qui le balance et le rattrape — et ‘morale’ — la connaissance intime et la confiance nécessaires entre partenaires engagés dans une activité risquée. Les femmes voltigeuses qui intègrent ces collectifs tendent à se conformer à ces attitudes virilistes, reprenant à leur compte le déni du danger :

Ici il n’y a pas de longe, tout ça c’est pour les tapettes. Tu vois, nous on n’a peur de rien, on est les rois du vent, dit une trapéziste devant ses collègues.
Dans un autre registre, la maîtrise infaillible sur le monde et ses lois se donne à voir dans des bastions masculins comme l’illusionnisme, où le ‘magicien’ fait apparaître et disparaître à loisir des objets — dont des femmes, reléguées au rang d’accessoires ou de faire-valoir de son génie. De même le jonglage, bien qu’il se soit beaucoup popularisé au niveau amateur, demeure une pratique masculine qui met en scène un autre type de puissance reposant moins sur la force que sur la démonstration d’habiletés exceptionnelles dans la manipulation d’objets, en mêlant dextérité, vitesse, virtuosité, postures qui semblent peu maîtrisées — ou peu prisées — de l’autre sexe.

Entre conformité et ‘provocation’, des rôles stéréotypés pour les circassiennes

9Pour leur part, les femmes ont eu, dès les origines du cirque, une place dans ce monde d’hommes, où certains rôles leur sont dévolus, en conformité avec les représentations dominantes de ce genre et de ses attributs spécifiques. Quand le cirque était avant tout équestre, au début du xixe siècle (Hodak 2004), ce fut d’abord la figure populaire de l’écuyère, proche dans ses attitudes et son costume de la ballerine. Par la suite, les rôles féminins au cirque ont conservé une certaine proximité avec l’univers de la danse et celui de la gymnastique, ce qu’on observe également dans les pratiques sportives. Ils se déploient dans un petit nombre de domaines tels que l’acrobatie au sol, la contorsion, les équilibres, le fil ou ‘danse sur corde’… qui apparaissent comme des spécialités féminines, et qui sont en outre des pratiques individuelles. On observe aussi une nette ségrégation dans les pratiques aériennes : peu nombreuses dans les disciplines de voltige, les femmes sont au contraire concentrées dans la pratique des agrès dits ‘de suspension’ dont l’archétype est le trapèze fixe. À la différence du trapèze volant, qui implique une pratique collective et une charge spectaculaire intense avec le saut dans le vide, il s’agit là de réaliser en solo des figures sur un agrès suspendu en hauteur. Les prouesses féminines consistent alors davantage à se plier, se contorsionner, s’abandonner à la pesanteur, à se donner à voir au travers d’une série de poses, par opposition au dynamisme du corps masculin qui investit tout l’espace et peut s’élever dans les airs. Ainsi si elles sollicitent également une grande puissance musculaire, l’habileté corporelle et la maîtrise technique, les prouesses féminines s’inscrivent davantage dans l’esthétisation de figures gymniques que dans une prise de risque vertigineuse, dans la mesure où elles sont censées avant tout prolonger les qualités de souplesse et de délié attribuées au corps féminin.

10À certains égards, on peut penser que le caractère ‘subversif’ lié au fait qu’une femme habile et musclée exhibe ses propres prouesses se trouve en partie neutralisé par les postures figées et les attitudes stéréotypées imposées par l’esthétique académique, qui codifie les gestes et l’expression des émotions pour rendre chacun(e) conforme à une identité de genre conçue de manière essentialiste. Ainsi l’exhibition du corps féminin est fortement normée de manière à signifier, voire à surjouer la féminité : la sensualité est suggérée dans les gestes, les ports de tête, les mouvements de bras, dévoilée par les costumes échancrés. Même en plein effort, l’artiste ne doit pas se départir d’une allure gracieuse et d’un caractère souriant — mais retenu —, injonctions qui peuvent à la longue être ressenties comme un enfermement dans un corps objectivé, au détriment de l’expression personnelle :

C’est quelque chose dont les artistes ne parlent pas en général, mais c’est très astreignant le… le conditionnement du corps, tu es trop centrée sur toi et sur le corps et c’est insupportable au bout d’un moment. Il y a toujours un moment où je me barre et, j’ai besoin d’un travail intellectuel, l’écriture aussi… Ça me frustre parce que, ouais j’ai des manques intellectuels. On n’en parle pas mais… les gens, on réprime beaucoup, les blessures, les accidents, on n’en parle pas. […] Souvent bon, il faut faire comme si, il faut faire « ça va bien », il ne faut rien montrer, un sourire pour dire : « Voyez comme je suis détendue ». Mais moi j’aime bien, j’aime bien choquer, provoquer. J’aime ça que les gens ne soient pas impassibles dans leur fauteuil et… aller les chercher. Avec la contorsion souvent c’est très voyeur, tu vois tu as des petits maillots, c’est voyeur quoi, tu t’exposes complètement, tu es exposée…
(Laura, 40 ans, contorsionniste)

L’incorporation précoce des clivages sexués dans les cirques familiaux

11Ce qui est donné à voir sur la piste de manière stéréotypée dans le cirque académique prolonge les normes du groupe et en particulier l’attachement à une répartition traditionnelle des tâches et des territoires, au sein d’entreprises où les solidarités familiales et intergénérationnelles ont longtemps joué un rôle essentiel. Les hommes se partagent les fonctions productives, qu’elles soient techniques — montage du chapiteau, conduite et entretien des camions —, commerciales ou administratives. Les femmes demeurent essentiellement du côté du travail de reproduction en prenant en charge la vie quotidienne de la communauté, nourriture, entretien, soins aux enfants ; elles travaillent aussi en marge du spectacle, accueillant le public ou prenant soin des costumes — quand elles ne sont pas cantonnées au rôle de femme dévouée, suivant de loin la carrière de leur mari ou de leurs enfants partis sur les routes. Quand elles font l’apprentissage d’une technique et accèdent aux lumières de la piste, c’est généralement par la médiation des hommes, en tant qu’héritière d’un nom ou en tant qu’épouse d’un artiste. Ces rôles sexués font l’objet d’une intériorisation précoce par les ‘enfants de la balle’, nés dans le milieu : en même temps qu’on leur transmet très tôt les gestes et les valeurs du métier, chacun apprend à tenir sa place sur la piste comme au sein du groupe, respect des rôles qui est vu comme une condition de survie d’une activité fragile (Barré-Meinzer 2003).

Renouveau des générations et des esthétiques circassiennes. Vers un assouplissement des clivages sexués

12La transmission entre générations des savoirs du métier et l’inculcation précoce des rôles a longtemps assuré la reproduction dans les esprits et dans les corps de modèles stéréotypés du masculin et du féminin, modèles exaltés par le spectacle d’esthétique classique. Cependant, ce mode de reproduction s’est fortement affaibli, tandis que le cirque français connaissait une ouverture de son recrutement et un renouveau de ses formes et de ses codes. Depuis une vingtaine d’années se développe un courant novateur — cirque qualifié de ‘nouveau’ puis de ‘contemporain’, porté par de nouvelles générations transfuges du monde du théâtre ou venus d’autres horizons sociaux, qui se sont approprié l’imaginaire circassien. À la différence de leurs aînés qui héritaient du métier, ces derniers sont passés par d’autres modes de socialisation et n’ont pas incorporé de la même manière la différence des sexes. Davantage issus des classes moyennes et supérieures et plus diplômés, ils n’ont pas un attachement aussi marqué au clivage des territoires sexués et sont susceptibles de manifester davantage de distance vis-à-vis des rôles traditionnels.

13Cette transformation de la morphologie sociale du groupe se manifeste effectivement dans des changements éthiques et esthétiques : les ‘nouveaux cirques’ produisent des spectacles qui remettent en cause les conventions classiques, notamment la prédominance de la performance et de la prise de risque, délaissant le cadre standardisé du numéro au profit de la recherche esthétique, de l’expressivité du geste et d’une plus grande liberté de ton (Fourmaux 2006). En particulier, la mise en scène stéréotypée des identités sexuées fait l’objet d’une critique sur un mode provocateur ou parodique, certains spectacles donnant alors à voir une dérision sinon une subversion des genres. Qu’en est-il concrètement de cette remise en question des normes qui régissent les corps sexués, fondées sur des représentations historiquement construites de la virilité et de la féminité ? Il faut s’attacher à saisir la manière dont les acteurs y adhèrent ou les mettent à distance dans leurs pratiques comme dans leurs représentations, en s’intéressant notamment aux rapports au travail et au corps tels qu’ils sont exprimés et vécus par ces nouvelles générations de circassien(ne)s — d’autant que l’engagement de chacun(e) dans ce métier n’est plus hérité mais prend sa source dans les sensations physiques qu’il procure et s’inscrit dans un projet d’accomplissement de soi.

L’engouement des femmes pour l’expression circassienne

14La crise qu’a connu le cirque français dans les années 1970 a mis en lumière l’affaiblissement du système de transmission familiale et la pénurie de nouveaux artistes. D’autres modes de transmission du métier ont alors été développés, depuis que deux représentants de l’aristocratie circassienne, Annie Fratellini et Alexis Grüss ont ouvert à Paris, en 1974, deux écoles pour permettre à des jeunes gens de divers horizons, attirés par l’imaginaire et l’univers du cirque, d’en faire l’expérience, en tant que pratiquant amateur d’abord, et pour certains de se professionnaliser. Dans les décennies suivantes, on assiste à un développement de l’offre de formation à deux niveaux : d’une part, la pratique en amateur croît fortement avec la multiplication d’écoles de loisirs et de stages — animés par des artistes expérimentés ou par des ‘passionnés’. D’autre part, le ministère de la Culture amorce une politique de soutien destinée à moderniser le cirque et décide la création, en 1985, d’un Centre national des arts du cirque (cnac), école d’art délivrant en quatre ans une formation technique et artistique sanctionnée par un diplôme de niveau Bac + 2. Plus récemment, la filière de formation spécialisée a été étoffée par l’agrément d’une dizaine d’écoles.

15Cette institutionnalisation de la formation professionnelle tend à normaliser les parcours de formation et à rendre cette orientation moins atypique, dans la mesure où elle permet à un nombre croissant de jeunes de passer progressivement de la pratique amateur à celle des débuts professionnels. Un petit nombre d’élus accède ainsi, à l’issue d’une forte sélection, à l’École supérieure qui constitue le sommet du système et une sorte de ‘voie royale’ pour être reconnu dans le cirque contemporain (et permet de s’insérer dans de meilleures conditions). Force est de constater que cette ‘élite’ des aspirants-artistes demeure depuis quinze ans majoritairement masculine : 70 % des lauréats sont des garçons ; sur des promotions d’une quinzaine d’élèves en moyenne, on compte généralement trois ou quatre filles, voire aucune. Cette prédominance masculine ne laisse pas de surprendre au premier abord ; cependant loin d’être la règle, elle est surtout marquée au sommet du système de formation. En effet, aux autres niveaux de la pratique, filles et garçons pratiquent le cirque dans des proportions équilibrées, au niveau amateur, mais également au niveau de la formation professionnelle [3].

16Il apparaît ainsi que la pratique du cirque n’est pas qu’un loisir de garçon, mais que les filles partagent l’engouement croissant pour cette activité ludique et diversifiée. Qu’est-ce qui les pousse à investir ce monde à dominante masculine ? Les entretiens que j’ai menés auprès de jeunes professionnelles montrent que la découverte du cirque est souvent associée dans l’enfance ou l’adolescence à des pratiques typiquement féminines que sont la danse ou la gymnastique — sans doute parce que dans ces espaces non mixtes, elles ont eu un premier accès à l’apprentissage de fondamentaux techniques, de gestes acrobatiques qu’elles ont pu s’approprier ‘entre elles’, sans entrer en compétition avec les garçons. Cependant, l’orientation vers le cirque ne semble pas vécue sur le mode agonistique de la conquête d’une forteresse masculine (qui aurait nécessité une certaine virilisation de leurs attitudes, comme dans le cas des boxeuses ou des footballeuses ; cf. Mennesson 2004), mais d’abord sur le mode de la réalisation de soi à travers l’exploration de potentialités acrobatiques, sur un registre ludique puis dans la perspective d’une carrière artistique.

17Au fur et à mesure qu’elles intensifient leur pratique et progressent dans leur parcours, elles développent l’écoute de leur corps, le façonnent pour le rendre athlétique et conforme à leur goût. Elles manifestent un attachement d’autant plus prononcé à ‘leur’ agrès qu’il leur permet de rendre visibles les savoirs et savoir-faire qu’elles ont acquis par un entraînement déterminé, ce processus d’incorporation volontariste leur permettant de dépasser l’extériorité féminine vis-à-vis du domaine technique, en s’en appropriant une part :

18

Après, mon agrès, ça devenait mon petit monde à moi.
(trapéziste)

19Si les circassiennes qui se sont pliées à cette astreinte partagent alors avec leurs collègues masculins la fierté et le plaisir du corps maîtrisé et rendu performant, elles mettent en avant de manière plus systématique l’importance que revêt pour elles la dimension expressive de l’activité. En particulier, certaines sont venues au cirque après une première carrière dans la compétition sportive ou gymnique ; reconvertir leur potentiel acrobatique dans le cirque contemporain leur permet de s’affranchir des postures traditionnelles trop contraignantes au profit d’un style plus libre où elles souhaitent « faire passer des émotions » et laisser place à leur sensibilité ‘personnelle’ — de même que la danse contemporaine offre aux danseuses une forme de libération du corps en rompant le carcan des rôles classiques (Sorignet 2004).

20Dans l’ensemble, les circassiennes continuent cependant à opter pour les spécialités qui leur sont habituellement dévolues — ainsi au cnac, elles s’orientent (ou sont orientées) d’abord vers le trapèze fixe, puis vers les disciplines telles que cordes, fil, tissu… qui restent peu prisées des garçons. Néanmoins dans certains domaines, la ségrégation est remise en question, les femmes investissant un territoire jusque-là réservé aux hommes, dépassant (ou déplaçant) alors les limites de genre.
Certaines se tournent ainsi vers la voltige aérienne, exprimant à cette occasion leur attachement à une discipline qui se fait dans un collectif mixte — la collaboration avec les garçons étant valorisée, et le plaisir de s’‘éclater’, d’oser ‘se lâcher’, laissant de côté leurs réticences et la retenue habituelle vis-à-vis des pratiques les ‘plus impulsives’. Quelques-unes investissent des techniques, telles que le mât chinois, qui exigent, plus que d’autres, puissance et ‘gros bras’ ; fières d’exercer et de montrer leur propre force, elles attachent une grande importance à l’entretien de leur forme et de leurs muscles et à la rigueur technique de leur exécution.
Dans un tout autre registre, le cas de la figure du clown apparaît intéressant : qu’il s’agisse du clown blanc ou de l’auguste, c’est aux hommes qu’était réservé ce rôle emblématique, la possibilité de faire rire d’eux-mêmes et de leurs ‘faiblesses’ — la dérision et l’extraversion comique seyant mal aux femmes tenues à la discrétion. Aujourd’hui, la figure et le répertoire du clown se sont fortement diversifiés et ne se conjuguent pas qu’au neutre masculin ; suivant les traces d’Annie Fratellini, pionnière là aussi, de plus en plus de femmes investissent ce registre burlesque et y trouvent un terrain d’expression riche et inédit. En s’accordant la liberté de se donner à voir non plus dans le registre de la grâce et de la bienséance mais dans celui de l’outrance et de la gesticulation, elles s’amusent à transgresser les normes de l’exhibition du corps féminin, le rendant bancal, difforme, incertain. L’engouement qui les pousse à incarner les travers et les ridicules de la condition humaine au féminin semble en partie lié à la portée subversive que ce geste représente.

Vers le déploiement d’une ‘masculinité créatrice’ ?

21Si les jeunes circassiennes déploient un rapport au corps et au travail qui s’émancipe en partie des assignations traditionnelles, on constate aussi une évolution des modèles du masculin parmi les nouvelles générations qui ont été socialisées dans des espaces mixtes et n’ont pas hérité des mêmes représentations que leurs aînés. Ils développent un rapport à leur métier qui ne met plus au premier plan le seul dépassement héroïque de soi dans l’effort et la prise de risque, et prennent de la distance vis-à-vis de la conformité au rôle et au répertoire virils. Ces infléchissements sont à mettre en rapport avec les recompositions actuelles de l’identité masculine ; loin d’être donnée ou homogène, elle connaît des variations dans le temps et l’espace social, et ses représentations varient notamment au sein de la population juvénile. Ainsi les deux jeunesses ont des conceptions différentes, voire divergentes de la virilité ; elles n’accordent pas la priorité aux mêmes attributs et lui donnent des terrains d’expression différents : au ‘muscle utile’ et aux démonstrations de force plutôt appréciées par les jeunes d’origines ‘populaires’, ceux des catégories ‘supérieures’ préfèrent d’autres formes de compétition plus retenues, orientées vers la maîtrise de soi et la défense des singularités. Les attitudes viriles exacerbées peuvent ainsi faire l’objet de perceptions ambivalentes, parfois valorisées, parfois rejetées (Duret 1999).

22De même, les pratiques et les valeurs du cirque contemporain ne se conforment plus pleinement aux normes d’une virilité triomphante. Si la virtuosité et l’excellence techniques sont toujours visées, et la mise à l’épreuve de soi valorisée, la surenchère dans la difficulté et la prise de risque ne sont plus des passages obligés : il ne s’agit plus de risquer sa vie pour fasciner le public, mais de développer un langage corporel inédit pour le surprendre. Le corps acrobatique apparaît comme un potentiel à développer, que l’on doit apprendre à connaître et à protéger : les attitudes les plus casse-cou sont rejetées (on répète avec une longe, on travaille avec filet), on peut même renoncer à exécuter telle figure difficile parce que cela demande un travail trop long ou que le résultat s’avère trop incertain pour l’intégrité physique.

23C’est vers un autre horizon que semble tendre la mobilisation des énergies masculines dans le cirque contemporain : au-delà du plaisir ressenti et des sensations fortes recherchées, le travail est pensé comme une quête corporelle, une expérimentation individuelle ou collective sur les rapports entre les corps et les objets. Ces circassiens se pensent moins comme des hommes de métier que comme des esthètes du mouvement, qui bricolent leur agrès pour en explorer de nouveaux usages. Ainsi ce jeune acrobate voltigeur évoque l’importance de la recherche menée collectivement — par un ‘nous’ essentiellement masculin — pour faire progresser la maîtrise technique, en même temps qu’il souligne la singularité du style de chacun :

24

Mais après c’est pareil, c’est une adaptation, c’est une recherche avec nos ressentis à nous sur la technique, optimiser… dans n’importe quel truc, après si tu comprends l’ustensile et l’agrès avec lequel tu fonctionnes… en fait c’est plus ça, essayer de comprendre comment ça fonctionne, que vraiment apprendre un truc qui est fixe. […] Après, le style nous on va le percevoir entre nous et tout ça, après je ne sais pas si le public se rend forcément compte. Mais oui, il y a forcément un style, même si, par exemple, deux personnes font la même figure, le public, même s’il n’en est pas franchement conscient, ressent une différence, c’est sûr. C’est comme entre deux danseurs qui lèvent le bras de la même manière, ça ne va pas faire pareil, le ressenti ne va pas passer de la même façon. Je crois que ça dépend vachement de ce que tu ressens aussi à l’intérieur, de… ce que tu arrives à faire passer quoi — involontairement bien sûr.
(François, 26 ans, voltigeur)

25Cet extrait montre la place attribuée à la notion de ‘ressenti’ dans le rapport au travail de ce jeune artiste : le corps n’est pas seulement un outil de performance voué à produire une figure standardisée, il est aussi un corps singulier qui appelle une écoute et une conscience spécifiques. Cette attention accrue à l’intériorité et à la dimension expressive de l’engagement physique a partie liée dans une certaine mesure avec le registre féminin, lequel met l’accent fortement sur les émotions, le sensible, le vécu… Elle vient infléchir la définition de l’identité masculine en lui rattachant des qualités ‘autres’ — sans qu’il s’agisse pour autant d’une ‘effémination’ puisque, au contraire, celles-ci viennent s’intégrer dans une acception renouvelée du genre masculin. La valeur du circassien ne s’affirme pas forcément dans la puissance, mais aussi par sa capacité à jouer efficacement de sa sensibilité et à exercer une séduction sur le public. Cela renvoie à une tendance globale à l’esthétisation des pratiques corporelles qui allient à la recherche d’efficacité celle de la beauté et d’une certaine sensibilité. Cette dimension esthétique vient s’ajouter aux aptitudes techniciennes qui demeurent une prérogative du circassien — jouer sur ces deux registres lui permet de se singulariser davantage en tant qu’artiste reconnaissable à son style propre.
Plus largement, il semble que cette évolution des pratiques et des sensibilités chez ces jeunes artistes renvoie à un certain type de construction de l’identité masculine par le travail. Ici, la notion de ‘masculinité créatrice’ proposée par Pascale Molinier (2000) peut être mobilisée pour caractériser un mode de déploiement du masculin alternatif à une virilité conçue comme essentiellement négative, en tant que ressort de l’oppression. On est ainsi en mesure :

de différencier deux modalités très contrastées du corps et de la subjectivité. La virilité défensive est un produit des rapports de domination qui se forgent contre l’expression des singularités. À l’inverse, le jugement de beauté proféré par les pairs ne salue pas seulement la conformité aux règles de l’art, mais authentifie son originalité, son style. L’auteur d’une œuvre est reconnu pour son génie personnel ; son pouvoir de création conforte son appartenance au groupe social des hommes.
La masculinité créatrice désignerait ainsi la capacité des collectifs masculins à produire et faire valoir leur travail, tout en se démarquant des assignations de genre, à l’opposé du repli défensif sur une virilité hypernormative. Elle demeure cependant un ressort de la supériorité des hommes sur les femmes, dans la mesure où les œuvres de celles-ci ne sont pas reconnues au même titre que le produit du collectif masculin, qui est lui valorisé. Elle est donc porteuse d’une certaine ambivalence quant à la recomposition des clivages sexués.

Une mixisation incertaine, entre résistances et ouvertures

26Ainsi on observe pour chaque genre de nouveaux modes d’affirmation de l’identité sexuée au cours de l’engagement dans l’activité acrobatique, qui se traduisent par un assouplissement des clivages habituels et une redéfinition des usages du corps possibles — les femmes pouvant investir des registres ‘forts’, les hommes explorant des registres ‘sensibles’. On note également une certaine convergence dans les aspirations et les dispositions des circassien(ne)s des jeunes générations, qui ont souvent partagé le même type de socialisation professionnelle et ont incorporé le métier à l’école. Tend-on pour autant vers une plus grande autonomie des femmes dans leur travail, et une redéfinition des rapports entre les sexes ? Au niveau des trajectoires professionnelles et des relations de travail, on observe des processus contradictoires qui aboutissent, selon les configurations, à recomposer de nouvelles ségrégations, mais aussi à produire une certaine mixisation.

L’inégale reconnaissance de la créativité

27Dans le cirque contemporain, on observe l’émergence des fonctions d’auteur ou de metteur en scène, qui assument un rôle de création et de direction dans la production collective des spectacles. Or ceux dont le nom est singularisé et médiatisé sont des hommes, tandis que les femmes, qui revendiquent également la valeur esthétique de leur pratique, sont peu distinguées comme ‘créatrices’. Ici, comme en d’autres mondes de l’art, la capacité de création semble d’abord un attribut masculin ; si elles y prennent part, c’est davantage en se fondant dans le décor, en tant qu’interprètes au service de maîtres d’œuvres masculins.

28En effet, les garçons vivent davantage leur socialisation professionnelle sur le mode collectif et affinitaire : on pratique un loisir entre copains, puis la formation et les débuts professionnels se font dans un espace plutôt masculin mêlant camaraderie et esprit de compétition. Les projets de création de spectacles ou de compagnies se fondent sur ces réseaux de sociabilité, et sont donc initiés d’abord par les garçons, qui ne ressentent pas forcément le besoin de faire appel à des filles ; ceci d’autant que l’évolution du marché favorise les petits formats et les équipes de taille réduite, en particulier des trios ou des quatuors masculins (David-Gibert 2006). Ces réseaux de cooptation permettent tacitement de préserver l’entresoi masculin de la présence féminine — ségrégation d’autant plus efficace qu’elle ne se présente pas comme une stratégie de défense consciente, mais s’inscrit dans le prolongement des sociabilités juvéniles et semble relever des seules affinités électives.
Parallèlement, les femmes, majoritairement orientées vers des disciplines solo et rarement ‘soudées’ aux hommes — mais également aux autres femmes, connaissent une plus forte individualisation de leurs trajectoires. Elles sont certes appelées à travailler dans des compagnies à dominante masculine, mais souvent de manière ponctuelle, recrutées le temps d’un spectacle et donc davantage cantonnées aux positions d’interprète, ayant peu accès aux responsabilités liées à la gestion de projet et aux prises de décisions [4]. Cette plus faible intégration les conduit à privilégier l’exploitation d’un numéro personnel, format canonique du programme de cirque qui ouvre à des débouchés relativement variés, car il peut être vendu à différents types d’employeurs (cabaret, gala, agence d’événementiel…). De ce point de vue, il permet une relative autonomie dans la gestion de l’activité et, pour certaines, il sert de support à une carrière d’‘artiste individuelle’ qui peut s’avérer rémunératrice — à condition de faire la preuve de son excellence, et de savoir se rendre très mobile géographiquement et disponible temporellement, exigences d’autant plus contraignantes pour une femme qu’elle doit aussi composer avec celles de sa vie de famille. Cependant, le numéro fait le plus souvent l’objet d’une exploitation plus commerciale dans le secteur de l’événementiel notamment, ce qui constitue une activité essentiellement alimentaire et moins prestigieuse que la participation à un spectacle de création issu d’un travail collectif [5].

Faire corps et œuvre commune dans un espace mixte

29Ce processus d’individualisation différentielle selon les sexes conduit ainsi à la singularisation de créateurs masculins qui s’accompagne d’une certaine mise à distance des femmes des cercles de la reconnaissance artistique. Mettre en évidence ces inégalités ne signifie pas que la ségrégation l’emporte de manière univoque, mais rappelle que la mixité n’est pas un donné mais un processus qui permet, dans certaines conditions, de dépasser — ou d’atténuer — les clivages entre les sexes. Ainsi on trouve à l’opposé de la configuration précédente, fortement clivée, des compagnies, souvent de plus grande taille, où les deux sexes sont présents de manière relativement équilibrée. Il faut alors saisir par quels chemins des circassiennes peuvent s’intégrer durablement dans un espace de travail mixte (même s’il reste souvent à dominante masculine) et comment celui-ci fonctionne.

30Cette mixité prend souvent appui sur l’expérience d’une socialisation commune, en particulier au cours de la période de formation. Par exemple, le programme pédagogique de l’École supérieure des arts du cirque met l’accent sur le travail en groupe et les quatre ans du cursus contribuent à créer un ‘esprit de corps’ dont participent également les filles. Certaines affirment un attachement profond à cette dimension collective du cirque, s’intègrent dans une équipe durable avec leurs camarades de promotion et sont partie prenante des projets de création menés à la sortie des études. Le fait de constituer ensemble une compagnie vient alors pérenniser ces relations en une aventure collective qui doit permettre à chacun(e) d’avoir sa place au sein de l’entreprise commune. Le statut associatif de ces structures favorise une appropriation collective du projet professionnel et des moyens de sa réalisation — et ce, d’autant plus qu’il faut (s’)investir collectivement pour acquérir chapiteau et matériel.

31Ce sentiment d’appartenance au collectif permet davantage aux femmes de prendre une part effective aux responsabilités tant artistiques que gestionnaires. Ainsi, elles interviennent dans le travail de conception des spectacles qui se fait de manière collective et interactive plutôt que sous l’autorité d’un seul metteur en scène — même si, dans ce registre créatif, les relations de travail apparemment plus ouvertes laissent la place au sein de l’équipe aux effets de leadership et de charisme qui jouent davantage en faveur des hommes, souvent plus à même de faire valider leurs propositions. En outre, la forte endogamie des milieux artistiques peut venir ancrer la mixité au travail dans le registre conjugal et domestique, l’espace professionnel devenant alors le support de relations amoureuses et conjugales qui renforcent la cohésion du groupe — quand ces relations ne sont pas déjà à l’origine du projet commun, comme entre les partenaires amoureux travaillant en duo.

32Cette solidarité entre genres, qui dépasse la ségrégation usuelle, se forge également lorsque les femmes font réellement le même métier que les hommes, c’est-à-dire qu’elles pratiquent avec eux une discipline collective qui les amène, dans les routines du travail quotidien, à ‘faire corps’ avec des collègues, pour peu qu’ils ne s’inscrivent plus (ou moins) dans des attitudes de repli défensif mais privilégient une attention aux états et aux sensations qui fait sa place aux singularités.

33Le travail en duo en particulier pose l’enjeu du traitement de la différence des sexes et des corps dans le travail. Au premier abord, il mobilise les rôles sexués dans une ‘complémentarité’ qui paraît fonctionnelle sinon naturelle : l’homme fort porte et manipule la femme souple et légère. Cependant, pour parvenir aux prouesses acrobatiques qui impliquent une mise en déséquilibre des corps, il ne suffit pas de jouer son rôle, ni de mettre en œuvre des gestes et des savoirs déjà incorporés. La performance acrobatique peut difficilement être produite et rejouée chaque jour sans que chacun(e) ait conscience de ses propres états et de ceux du partenaire, à qui on confie son propre poids ou auquel on doit servir de soutien. Cette responsabilité réciproque demande d’établir et d’entretenir une écoute et une complicité professionnelles, nécessaires pour s’adapter sans cesse à l’autre et faire du ‘beau travail’ :

34

De suite, il y a vraiment eu une connexion, on a la même façon de travailler, la même écoute et du coup ça a fonctionné très vite ; surtout dans un travail relationnel, un travail de portés, je le porte, il me porte… On n’a pas besoin de passer trois heures en parlote, tout se fait naturellement. Quand on travaille, on a envie de se sourire, de se tirer la langue, pas de se faire des blagues mais… il y a vraiment un rapport autre que le travail. Quelqu’un qui voit ça de l’extérieur, qui n’est pas du milieu, qui nous voit travailler comme ça [pense] : « Ah là là, mais ces deux-là, sortis de là ils sont amants, ce n’est pas possible ». Pas du tout, sortis de là, il n’y a aucune attirance quoi, je ne sais pas comment l’expliquer, il y a un truc magique, voilà quand on se retrouve tous les deux, il y a un truc qui nous unit, la passion de ce qu’on fait, et du coup, il y a l’alchimie des deux corps qui fait qu’il y a une compréhension quoi, et ça se fait tout seul… Je crois que ce métier, c’est un des rares métiers où l’on peut aussi intimement partager ça avec quelqu’un.
(Aurélie, acrobate, 35 ans)

35C’est ici sur un mode enchanté qu’est décrite la relation ‘par corps’ avec le partenaire de travail, présentée comme relevant de l’alchimie intime, proche de la relation amoureuse, en une communion où les sensations se partagent directement, sans qu’il soit besoin de les verbaliser. C’est sur la base d’une passion partagée que se développent les affinités et ce sentiment de confiance mutuelle, qui amènent à pouvoir échanger les rôles en étant tout à tour porteur/porteuse et porté(e), renversant pour un court moment la dissymétrie des positions. Ainsi, on peut avancer l’hypothèse que dans l’activité concrète, la confrontation des genres dans ce travail de corps à corps soumet les stéréotypes sexués à l’épreuve du réel du travail (qui est à la fois souffrance et plaisir), et ouvre la possibilité de les dénaturaliser, voire de les dépasser, dans la mesure où chacun(e) est amené(e) à éprouver la relativité des qualités physiques des unes et des autres, et se trouve confronté(e) à des corps singuliers, au-delà des assignations de genre.

36* * *
Les changements qu’a connus le secteur du cirque depuis une trentaine d’années ont contribué à une certaine recomposition de la division sexuelle du travail dans ce monde qui met traditionnellement en œuvre des figures archétypales du masculin et du féminin. L’activité reste largement structurée par une ségrégation horizontale qui définit des disciplines masculines ou féminines en fonction d’attributs stéréotypés, et aboutit à une spécialisation des femmes dans un faible nombre de pratiques en solo, là où les hommes exercent leur virilité collectivement dans un grand nombre de registres. Cependant, on observe un infléchissement des représentations qui permet de repenser les modalités de cette répartition et de transgresser certaines limites. Les évolutions en matière de conventions esthétiques et de valeurs éthiques, promues par le ‘nouveau cirque’, la diversification de son recrutement social font évoluer les identités sexuées et la manière dont elles s’incarnent dans les corps de chacun(e). Mis à l’épreuve des relations concrètes de travail, les stéréotypes de genre peuvent être en partie déconstruits et les rôles redistribués de façon moins naturalisée. La question reste ouverte de savoir dans quelle mesure le passage d’une virilité défensive vers le registre d’une masculinité créatrice plus ouverte aux singularités autorise une recomposition des rapports sociaux de sexe, ou si cela ne fait que déplacer la domination masculine, les hommes récupérant cette ouverture à leur avantage en s’appropriant collectivement la reconnaissance de la ‘création’.

Références

  • Barré-Meinzer Sylvestre (2003). Le cirque classique, un spectacle actuel. Paris, L’Harmattan.
  • Buscatto Marie (2003). « Chanteuse de jazz n’est point métier d’homme. L’accord imparfait entre voix et instrument ». Revue française de sociologie, vol. 44, n° 1.
  • Chabaud-Rychter Danielle, Gardey Delphine (2000). « Techniques et genre ». In Hirata Helena, Laborie Françoise, Le Doaré Hélène, Senotier Danièle (eds). Dictionnaire critique du féminisme [rééd. 2004].
  • Coulangeon Philippe, Ravet Hyacinthe (2003). « La division sexuelle du travail chez les musiciens français ». Sociologie du travail, vol. 45, n° 3.
  • David-Gibert Gwénola (2006). « L’archipel économique du cirque ». Développement culturel, n° 152.
  • Dejours Christophe (2000). « Différence anatomique et reconnaissance du réel dans le travail ». Cahiers du genre, n° 29 « Variations sur le corps » (Pascale Molinier, Marie Grenier-Pezé, eds).
  • Duret Pascal (1999). Les jeunes et l’identité masculine. Paris, puf « Sociologie d’aujourd’hui ».
  • Fourmaux Francine (2006). « Le nouveau cirque : l’esthétisation du frisson ». Ethnologie française, n° 4.
  • Hodak Caroline (2004). Du théâtre équestre au cirque : une entreprise si éminemment nationale. Thèse d’histoire, Paris, ehess.
  • Mennesson Christine (2004). « Être une femme dans un sport masculin ». Sociétés contemporaines, n° 55.
  • Molinier Pascale (2000). « Virilité défensive, masculinité créatrice ». Travail, genre et sociétés, n° 3.
  • Sorignet Pierre-Emmanuel (2004). « Être danseuse contemporaine : une carrière ‘corps et âme’ ». Travail, genre et sociétés, n° 12.

Mots-clés éditeurs : cirque, formation, mixité professionnelle, féminité, rôles sexués, corps, virilité, générations

Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/cdge.042.0079

Notes

  • [1]
    Cet article est issu d’un travail de thèse en cours, sous la direction de Lucie Tanguy, portant sur les nouvelles générations d’artistes de cirque en France.
  • [2]
    Les sangles aériennes, spécialité acrobatique d’origine asiatique, sont deux minces et longues courroies suspendues en hauteur, à l’aide desquelles l’artiste, en les enroulant le long de ses poignets et de ses bras, s’élève à la verticale pour exécuter des figures.
  • [3]
    En 2003, les dix écoles proposant un cursus professionnalisant agréé nationalement accueillaient 118 garçons et 116 filles, ces dernières étant majoritaires dans quatre lieux. Si elles montrent un engouement des filles pour cette orientation, ces données sont cependant trop ponctuelles pour permettre de saisir des évolutions et de conclure à une éventuelle féminisation de ce groupe professionnel. On compte environ un tiers de femmes dans les effectifs circassiens, ce qui correspond à la moyenne des professions du spectacle vivant.
  • [4]
    Seulement 16 % des fonctions de direction artistique des compagnies de cirque sont assurées par des femmes, alors qu’elles représentent un tiers des effectifs.
  • [5]
    De même dans le monde du jazz, les chanteuses, reléguées au bas de la hiérarchie des emplois et de la renommée musicale, ne sont sollicitées que ponctuellement et avec certaines réticences par les jazzmen pour réaliser des prestations qu’ils considèrent alors comme commerciales plus que pleinement artistiques. Cf. Marie Buscatto (2003), Philippe Coulangeon et Hyacinthe Ravet (2003).

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