Couverture de CDGE_040

Article de revue

Prostitution et immigration des femmes latino-américaines en Espagne

Pages 91 à 113

Notes

  • [1]
    Cet article présente une partie des résultats d’une recherche financée par l’Institut de la femme (Oso Casas 2001), et d’études complémentaires postérieures (Oso Casas, Ulloa 2001 ; Oso Casas 2003a). L’analyse a été élaborée à partir de l’exploitation d’entretiens individuels et collectifs réalisés par l’auteure, avec 50 prostituées (34 Colombiennes, 6 Brésiliennes, 6 Équatoriennes, 2 Dominicaines, 1 Argentine et 1 Vénézuélienne), 6 patrons de commerces sexuels et 11 clients de clubs et maisons de passe, ainsi que 15 informateurs clés en contact direct avec la réalité étudiée (Organisations non gouvernementales – ong ; médecins, etc.). Le travail de terrain a été mené dans la communauté autonome de Galice, essentiellement dans les provinces de La Corogne, Pontevedra et Lugo : 82 personnes ont été contactées au total. L’auteure tient à remercier Bruno Lautier, Helena Hirata et Jules Falquet, ainsi que les lecteurs et lectrices anonymes de la revue, pour leurs critiques constructives qui ont permis d’améliorer cet article.
  • [2]
    Des études réalisées en d’autres points de la géographie espagnole révèlent des résultats similaires pour l’immigration latino-américaine (Agustín 2001 ; Emakunde 2001 ; Oso Casas, Ulloa 2001).
  • [3]
    En Espagne, la prostitution n’est pas illégale mais « alégale ». Elle n’est pas interdite, mais elle n’est pas réglementée non plus. La police ne peut détenir une personne pour le simple « exercice de la prostitution ». Les descentes de police dans les clubs ont pour but de vérifier les papiers des immigrantes et d’arrêter celles qui se trouvent juridiquement en situation irrégulière, mais pas du seul fait de se prostituer. Cette activité n’étant pas délictueuse, les femmes espagnoles et les immigrées ayant des papiers en règle ne peuvent être arrêtées par la police débarquant dans un club.
  • [4]
    Dans les cas de trafics dans leur version la plus dure (femmes trompées par des grands réseaux et des mafias), les trafiquants peuvent obliger les femmes à tourner d’un club à un autre, mais cette rotation est imposée par les lois du marché et elle s’applique à toutes les femmes, indépendamment de la manière dont elles sont arrivées en Espagne. Les prostituées autonomes, qui ont migré par leurs propres moyens, ou celles qui sont venues à travers de petits réseaux de trafic et ont réglé leur dette, tournent également, de manière indépendante, de « place » en « place », sans que personne ne les y oblige particulièrement. Cette rotation est due à la nécessité dans laquelle se trouvent les clubs de renouveler le « stock de femmes », et non au trafic en lui-même.
  • [5]
    Ce type de sentiment de ne pas disposer d’un espace à soi rappelle celui qu’évoquent les employées domestiques qui logent chez leurs employeurs, qui ont à supporter des rapports d’exploitation plus durs du fait qu’elles partagent leur espace de résidence avec leurs patrons.
  • [6]
    Même si les employées de maison migrantes sont également soumises à de forts rapports d’exploitation quand elles se trouvent en situation d’irrégularité sur le plan juridique, elles ont davantage de possibilités de pouvoir « obtenir des papiers », et donc de voir leur situation s’améliorer.

Prostitution et circulation des femmes

1La migration internationale peut être interprétée comme un élément d’une stratégie de mobilité économique et sociale mise en œuvre par les individus. Pourquoi traverser des mers, s’endetter, quitter sa famille et ses amis les plus proches, risquer de mourir dans un canot naufragé, si ce n’est dans l’espoir d’une vie meilleure ? Cependant, il nous est très difficile de penser que tel est le cas des femmes qui migrent et travaillent dans la prostitution. Comment imaginer qu’une personne quitte son environnement social et affectif et décide de partir pour devenir prostituée, activité dévalorisée socialement s’il en est ? La solution que la société a tendance à avancer pour répondre à ce dilemme se trouve généralement dans un discours sur le trafic, qui s’est construit tout au long de l’histoire, autour de la dite « traite des blanches ». Discours qui prédomine actuellement dans les médias lorsque l’on y aborde cette problématique (Calvo 2001). Et qui permet de sortir de cette impasse, en affirmant que ce sont des femmes trompées, séquestrées, captées par les mafias et réseaux internationaux, obligées de se prostituer. Les acteurs de ce scénario sont les mafias, les proxénètes, les réseaux internationaux de « traite des blanches ».

2Durant ces dernières décennies, nous avons assisté à une croissance de l’industrie du sexe à l’échelle internationale, qui a eu pour conséquence non seulement l’augmentation de l’exode féminin mais aussi celle du tourisme sexuel. Une bonne partie de la littérature abordant ce thème s’est concentrée, de manière générale, sur la figure de la femme immigrante trafiquée à des fins d’exploitation sexuelle, en soulignant son rôle de victime du commerce international du sexe (Skrobanek et al. 1997 ; iom 1995, 1996, entre autres).

3Les situations de trafic de femmes doivent être dénoncées. Et des efforts importants doivent être faits pour lutter contre cette réalité sociale. Cependant, le discours sur le trafic, utilisé de manière abusive, peut constituer une arme à double tranchant. En effet, ce discours ne correspond pas toujours à la réalité. Et, s’il y a effectivement des femmes immigrantes trafiquées et trompées, de la façon la plus dure, d’autres ont opté volontairement pour la migration, en sachant qu’elles travailleraient dans la prostitution. En effet, les données obtenues dans le cadre de notre recherche [1], révèlent qu’une bonne partie des femmes latino-américaines ont pris la décision de migrer en étant conscientes de l’activité qu’elles allaient pratiquer en Espagne et qu’elles n’ont été ni trompées ni trafiquées par des mafias. Elles ont financé leur voyage de manière autonome, grâce à des ressources économiques propres, à des prêts de membres de leur famille ou d’autres migrants. Certaines d’entre elles sont arrivées par le biais d’un trafic d’immigrés à petite échelle (particuliers, femmes déjà installées en Espagne, patrons de petits clubs, etc.). La majorité des personnes interrogées sont des femmes chefs de famille (séparées, divorcées ou mères célibataires). On rencontre aussi, bien que dans une moindre mesure, des cas de femmes célibataires sans enfant, de femmes mariées ou vivant en concubinage. En général, ces femmes ont tendance à migrer seules, laissant leurs descendants dans le pays d’origine — à la charge des grands-mères ou d’autres membres de la famille, et éventuellement leur mari ou compagnon. Elles deviennent, dans la plupart des cas, le principal soutien économique du foyer transnational.

4Il est intéressant de souligner que les stratégies des prostituées qui ont migré volontairement vers l’Espagne sont tout à fait similaires à celles de certaines femmes immigrées employées dans d’autres secteurs en Espagne, comme celui des services domestiques. Dans les deux cas, la nécessité de subvenir aux besoins d’une famille ou l’objectif de réussite sociale est le moteur qui a amené nos informatrices à quitter leur pays. La principale différence entre les stratégies des employées domestiques et celle des prostituées, est que les unes espèrent atteindre leurs objectifs économiques plus rapidement que les autres. En effet, le « travail » sexuel permet théoriquement d’obtenir des ressources rapidement, de sorte que les femmes pensent pouvoir atteindre leurs « objectifs » dans un temps relativement court. Les ressources monétaires obtenues à travers le « travail » sexuel se caractérisent par la « rapidité » et la « disponibilité ». En effet, dans ce type de travail, on dispose chaque jour de l’argent gagné pour faire face aux dépenses quotidiennes et envoyer de l’argent dans son pays d’origine, sans avoir à attendre la fin du mois. C’est ce calcul personnel, fondé sur l’espoir d’obtenir davantage d’argent et de manière plus rapide, qui peut amener certaines migrantes à opter directement pour le « travail » sexuel. Cependant, la décision d’émigrer n’est pas uniquement déterminée par un calcul rationnel des femmes, mais aussi par le poids des réseaux sociaux et communautaires, qui font que les migrantes entrent en rapport avec des personnes qui leur facilitent le voyage puis l’intégration, soit dans le travail domestique, soit dans l’industrie du sexe. Par ailleurs, certaines femmes arrivées en Espagne ont d’abord travaillé comme domestiques, avant de travailler dans la prostitution.

5L’objet de cet article n’est pas de s’attarder sur les différentes modalités d’immigration et de trafic de femmes, en comparant le cas des employées domestiques et celui des prostituées, que j’ai déjà analysés dans des écrits antérieurs (Oso Casas 2001, 2002, 2003b), mais je veux seulement rappeler que, parmi les immigrantes qui arrivent en Espagne, certaines ont opté volontairement pour la migration en sachant qu’elles travailleraient dans la prostitution. Et que cette décision peut faire partie d’une stratégie de progrès économique et même d’ascension sociale.

6L’importance du rôle économique du commerce sexuel a déjà été mise en avant par d’autres auteurs, ce qui a permis de dénoncer les gains que génère l’industrie du sexe, au profit de divers secteurs de la population, des économies nationales et de l’économie internationale (Lim 1998). Saskia Sassen, bien qu’elle se réfère au trafic de femmes, éclaire la façon dont les circuits alternatifs globaux dans lesquels s’insèrent les femmes immigrantes, contre-géographies de la globalisation, génèrent d’importantes ressources économiques. Ce ne sont pas seulement les familles et les communautés qui dépendent de façon croissante des femmes pour leur survie, mais aussi les gouvernements, ainsi que certaines entreprises (Sassen 2003).

7Si l’on reconnaît de plus en plus la distinction entre prostitution volontaire et forcée au sein des organismes internationaux, on condamne rarement, comme le souligne Jo Doezema, les abus sur les prostituées qui n’ont pas été contraintes à se prostituer. Une dichotomie est donc en train de se construire socialement entre prostitution volontaire, « coupable » et prostitution forcée, « innocente » (Doezema 1998). Le problème que pose ce discours est que les femmes perçues comme victimes sont objets d’une attention particulière, tandis que les prostituées volontaires elles-mêmes, comme les abus et l’exploitation qu’elles peuvent subir, ne suscitent l’intérêt ni au niveau politique ni au niveau scientifique. Derrière un voile chargé de morale, la prostituée volontaire apparaît comme celle qui, à cause de sa propre transgression sociale, « n’a que ce qu’elle mérite » (id. 1998). C’est pourquoi la prostituée trafiquée est en vogue aujourd’hui, résumant la figure de la prostituée forcée.

8Dans cet article, je voudrais souligner que le fait que les femmes immigrantes puissent décider volontairement de travailler dans l’industrie du sexe, ou même que leurs stratégies migratoires ne soient pas seulement liées à la survie mais aussi à l’ascension sociale, ne signifie pas qu’elles soient à l’abri des abus et de l’exploitation de la part de tierces personnes. L’utilisation abusive du discours du trafic, faisant jouer aux proxénètes, aux réseaux de prostitution et aux mafias « le rôle du méchant », tend à rendre invisible la responsabilité qu’ont d’autres acteurs sociaux, tels que les agents de l’administration, les politiciens, les propriétaires des lieux de prostitution, les policiers, les commerçants, les avocats, les clients, etc., dans l’exploitation et les conditions de travail et de vie difficiles des prostituées. Cela n’étant pas seulement dû au manque de protection sociale du « travail » sexuel en Espagne mais aussi aux effets pervers du capitalisme de consommation.

9En effet, bien que les femmes latino-américaines puissent opter volontairement pour le « travail » sexuel en Espagne, devenant les principales sources de revenu des foyers transnationaux (actrices de la migration, actrices économiques et du développement), elles sont prises dans un engrenage qui contribue à des situations d’exploitation, ainsi qu’à la reproduction des inégalités sociales. Cet engrenage résulte de l’articulation de plusieurs facteurs : 1) la circulation des personnes (l’immigration) ; 2) la mobilité des prostituées (rotation permanente) ; 3) la pression du foyer transnational ; 4) la situation d’irrégularité juridique 5) ; et enfin l’inégalité de genre (mobilité d’épouses). Analyser la configuration dessinée par l’articulation de ces cinq facteurs et son effet pervers sur l’exploitation, ainsi que sur les conditions de vie et de travail des prostituées immigrées, tel est l’objectif de cet article.

La mobilité des personnes : le cas des femmes latino-américaines immigrées

10La présence en Galice de femmes étrangères, employées dans l’industrie du sexe, remonte aux années 1970. Initialement, il s’agissait principalement de femmes portugaises, suivies par des Dominicaines, des Brésiliennes, des Argentines et des Vénézuéliennes, le groupe majoritaire étant aujourd’hui celui des Colombiennes. Cependant, après l’instauration du visa obligatoire pour les citoyens colombiens désirant entrer en Espagne comme touristes (janvier 2002), le flux d’arrivée de femmes colombiennes a diminué, tandis que l’immigration brésilienne reprend son essor. Actuellement, le modèle dominant des femmes brésiliennes qui arrivent en Galice est généralement celui d’une migration de trois mois, durée du visa de touriste, suivie du retour dans le pays d’origine. À la différence d’autres régions d’Espagne, en Galice, la présence de prostituées provenant des pays de l’Est et d’Afrique subsaharienne est faible ; cependant, on constate aussi une augmentation de ces flux d’entrée durant ces dernières années.

11Lors du travail de terrain que j’ai réalisé en Galice, j’ai constaté l’existence, d’un côté, d’un trafic d’immigrantes plutôt à petite échelle et, d’un autre côté, d’une migration féminine autonome. Sur l’ensemble des femmes immigrantes interrogées, seules deux (sur cinquante femmes interviewées) ont été trompées dans l’objectif de les décider à entreprendre le voyage vers l’Espagne, ne sachant pas quel travail elles devraient y accomplir. Environ la moitié de mes informatrices sont arrivées en Espagne en ayant contracté une dette, sans passer par un type de trafic impliquant des grands réseaux ou mafias, mais par les réseaux sociaux tissés entre migrants. L’autre moitié a migré de façon indépendante, grâce à l’argent dont elles disposaient dans leur propre pays, à l’obtention d’un crédit bancaire, à l’hypothèque de propriétés, au recours à des prêteurs privés ou aux prêts de parents ou d’amis. Dans ce cas, les femmes ont tendance à travailler en indépendantes, le travail dans l’industrie du sexe répondant à un choix ou une stratégie personnelle, en dehors de la tromperie, de la coercition ou de la pression exercée par des tierces personnes (Oso Casas 2003b) [2].

12Les données recueillies lors du travail de terrain révèlent qu’au début de l’immigration latino-américaine, la présence du trafic organisé de femmes, de réseaux structurés et aussi de situations de mensonge quant au travail à effectuer était plus importante. Cependant, avec les années et l’installation de beaucoup de ces femmes en Galice, ce sont ces mêmes réseaux migratoires qui ont alimenté les flux de nouveaux arrivants. Ainsi, les parents et amis ont commencé à « se faire venir les uns les autres ». En Galice, la pratique est très répandue selon laquelle des immigrées déjà installées, bénéficiant d’une certaine stabilité au niveau de leur situation juridique, investissent dans le voyage de tierces personnes (amis, famille, connaissances du pays d’origine), en leur fournissant l’argent nécessaire au billet d’avion et au « sac de voyage » (somme d’argent requise par les autorités espagnoles, qui doit être montrée à la frontière pour pouvoir entrer comme touriste), ainsi que la lettre d’invitation et les contacts pour travailler en Espagne. Le montant de la dette varie en fonction de l’ambition économique des personnes impliquées. Ainsi certaines femmes se sont vu prêter le montant du billet par des amis ou des parents, sans intérêts, tandis que d’autres ont dû rembourser une dette oscillant entre 2 000 et 9 000 euros. La « supercherie », dans le cas de ce type de trafic d’immigrants, ne porte pas tant sur le travail à réaliser que sur le montant de la dette réclamée, qui, en beaucoup d’occasions, est largement supérieur au coût réel du voyage ; et il existe même des cas où l’on fait payer des sommes abusives pour les loyers et les charges, profitant de l’ignorance des « dernières arrivées ». Certaines femmes ayant une dette ont tout de même une relation plus libre et moins dépendante vis-à-vis de leur prêteur. Cependant, il y a aussi des situations de réels abus et d’exploitation de la part des personnes impliquées dans ce type de trafic d’immigrantes. Les femmes décident parfois de ne pas rembourser l’intégralité des frais.

13

Moi je suis de classe moyenne aisée en Colombie et je ne me faisais pas à l’idée de travailler dans une maison de famille [service domestique]. Une fille avait un contact pour travailler là-dedans. Je suis arrivée à Madrid, ma sœur m’a donné l’argent du voyage et du « sac ». La fille qui avait le contact est arrivée et nous sommes allées à Pontevedra. Moi, personne ne m’a amenée de force ni trompée et je n’ai jamais eu de mauvaises expériences, on ne m’a jamais frappée ni rien. Je fais attention à moi, j’ai une assurance privée et la Sécurité sociale. Ma vie au travail a été très tranquille, dans les chambres des appartements. Il y a des filles qui ont besoin de beaucoup d’argent, qui doivent éponger une dette. Moi j’ai pris librement ma décision, j’ai fait très attention à moi, je suis entrée là-dedans librement, je ne suis pas fière de ce que je fais, mais je le fais comme un travail. C’est une façon plus rapide de gagner de l’argent.
(femme colombienne travaillant dans une maison de passe)

14La situation des femmes tend à s’aggraver quand le trafic implique directement des propriétaires de clubs ou un réseau plus étendu de prostitution. Le fait est que, pour certaines des femmes ayant une dette, la migration se rapproche effectivement du profil du trafic, tel que le présentent traditionnellement les médias, où les femmes sont emmenées d’un club à l’autre, enfermées, vendues au plus offrant et privées de leurs libertés fondamentales. La plupart de nos informateurs, tant des personnes qui se prostituent que des propriétaires de ces commerces, s’accordent à dire que la version la plus dure du trafic concerne principalement des femmes provenant des pays de l’Est (Russie, Ukraine, Roumanie), qui arrivent en Galice actuellement, à la suite de la diminution du flux de Colombiennes. Les données issues du travail de terrain signalent également que les femmes africaines émigrent vers l’Espagne avec des dettes importantes.

15

Je suis arrivée dans un club à Pontevedra, après on nous a envoyées dans un autre club à Lugo. Il y avait des filles endettées, on nous contrôlait à propos de tout, on ne nous laissait pas sortir, on nous enfermait. Ensuite, on m’a envoyée « faire » une « place », je suis allée à Oviedo et à Lérida. Après on m’a vendue à un club à Orense pour 5 000 euros.
(femme colombienne émigrée pour travailler dans un club)

16Ces femmes qui sont encore en train de rembourser leur dette doivent généralement rester sur leur lieu d’arrivée jusqu’à ce qu’elles se soient acquittées du montant de cette dette. Ainsi, les propriétaires de ces commerces profitent, à l’occasion, de la vulnérabilité des immigrées endettées, en durcissant les conditions de travail et en établissant des relations plus paternalistes et dominatrices envers les « filles ». Elles sont davantage contrôlées (les patrons ou prêteurs veulent éviter qu’elles disparaissent sans payer) et contraintes de tenir un rythme de travail intense qui leur permette de réunir un maximum d’argent en un minimum de temps. Cela suppose d’effectuer un nombre plus élevé de « services » par jour, de réduire les journées de repos au minimum et même de devoir accepter, par nécessité économique, des « services » qui mettent en péril leur santé, comme le fait de travailler pendant la menstruation, de s’introduire une éponge dans le vagin, ou encore de ne pas utiliser de préservatif, etc.

17En résumé, la migration des femmes a contribué à alimenter l’industrie du sexe en Espagne durant les deux dernières décennies. Cette mobilité transnationale des personnes a entraîné des changements dans le marché de la prostitution, qui est actuellement caractérisé par la rotation permanente des femmes, que je vais maintenant analyser.

La mobilité des travailleuses : la rotation permanente des femmes dans l’industrie du sexe

18En Galice, la figure classique de la prostituée s’est peu à peu effacée, au fil des années. Comme le souligne Tizón Sequeiros, dans une société qui fait partie des sociétés d’abondance, la valeur a été transférée vers la nouveauté, considérée comme objet de valeur en soi. De cette façon, la prostituée traditionnelle, cette femme d’origine espagnole, amante et amie de ses clients de « toujours », cède la place devant l’arrivée de femmes étrangères, qui répondent à la demande de renouvellement constant exprimée par les clients. La relation prostituée-client devient plus impersonnelle et dépendante de la dynamique du marché. La relation de connaissance mutuelle entre client et prostituée se perd, au profit de la valeur marchande de la prostituée. Un marché qui sera caractérisé par l’arrivée de femmes « exotiques » et leur rotation continue (Sequeiros 1996). La mobilité constante de prostituées alimente actuellement le marché du sexe en Espagne.

19Cette forte mobilité intrasectorielle a ses origines dans une série de facteurs.

20En premier lieu, la rotation des femmes est requise par les clients qui, comme nous l’avons vu, dans le cadre de la nouvelle relation où règne la valeur marchande de la prostituée, demandent continuellement la présence de nouvelles filles, attirés par la nouveauté et la variété. L’effet « dernière arrivée » est le meilleur facteur de succès dans les clubs ou les maisons de passe. La quantité de passes que réalisent les femmes varie beaucoup d’un jour à l’autre, mais les possibilités d’attirer davantage de clients augmentent quand la femme est en position de « fraîchement débarquée ». Ensuite, le système de rotation est déterminé par la demande, tant et si bien que les femmes se voient obligées de changer de lieu quand les clients ne sont pas assez nombreux. Le troisième facteur qui détermine la mobilité des prostituées est celui des descentes de police dans les clubs [3]. Une série d’informations circulent à travers le réseau communicationnel entre les femmes, signalant où et quand vont se produire les prochaines descentes de police. Ainsi, les femmes se déplacent d’un club à l’autre en esquivant la police. En quatrième lieu, le système de rotation est imposé par ce type même de commerce, qui cherche à perpétuer la mobilité continue des prostituées, afin de faire face à la demande des clients qui exigent le renouvellement des « filles ». Ainsi, en certaines occasions, les propriétaires de plusieurs de ces commerces ou des trafiquants peuvent échanger les femmes, bien que le système de « places » soit le principal mécanisme qui rétroalimente cette mobilité professionnelle. Ce système n’est pas spécifique au marché du sexe en Galice. Il est présent sur tout le territoire espagnol dans les deux principaux lieux d’exercice de la prostitution : les clubs et les maisons de passe.

21Les clubs sont des bars situés principalement en bordure des autoroutes ou à la périphérie des villes. Ce sont des locaux de type pub, diffusant une musique d’ambiance, qui disposent de chambres où sont réalisés les « services ». Les maisons de passe sont généralement de petits établissements tenus par une « patronne ». Il s’agit d’appartements loués en ville, situés dans des endroits très discrets. « Demander une place » signifie que la femme sollicite le ou la patron(ne) du commerce afin d’obtenir la possibilité de travailler pour une durée déterminée, généralement de vingt et un jours (coïncidant avec le cyle menstruel), en s’engageant à travailler sans repos durant cette période et à résider au club ou dans la maison de passe pendant la durée du séjour. Il faut signaler que le système de « places » est indépendant des modalités de l’entrée en Espagne ; il est imposé par le marché. Génénéralement, ce sont les femmes elles-mêmes qui se déplacent librement de club en club, ou d’appartement en appartement [4]. L’association de deux ou trois femmes est fréquente ; elles se protègent mutuellement et se déplacent ensemble, réalisant des séjours temporaires dans les clubs ou maisons de passe.

22La mobilité géographique, combinée au système des « places », est le type de travail qui génère les plus importants revenus, permettant de maximiser l’épargne ; cependant, cette forme d’emploi présente une série d’inconvénients, tels que le manque de références spatiales, la fatigue due au travail en continu (un nombre élevé de « services » quotidiens et aucune journée de repos pendant le séjour, des troubles alimentaires importants), et le manque d’indépendance et le contrôle que les patrons exercent sur les femmes qui ne disposent pas de leur propre espace en résidant au club ou dans la maison [5].

23La rotation permanente, avec ce système de « places » en vigueur tant dans les clubs que dans les maisons de passe, est susceptible de suivre quatre circuits : local, régional, national et transnational. Les femmes peuvent tourner à l’intérieur du territoire galicien, en limitant leur aire de mouvement à une zone concrète (locale) ou à l’ensemble de cette communauté autonome (régionale). Une autre option consiste à travailler en « faisant des places » à travers toute l’Espagne (nationale) ; il est fréquent que des femmes séjournent à Palma de Majorque, par exemple, et se déplacent ensuite vers Malaga, Madrid, les Asturies, etc. Le système de « places » peut aussi comprendre, bien que dans une moindre mesure, une échelle transnationale. En effet, quelques-unes de celles que j’ai interviewées voyagent, de temps en temps, vers d’autres pays européens comme l’Italie, l’Allemagne, la Grèce, pour y séjourner temporairement ; cependant, le plus fréquent reste de « faire des places » au niveau local, régional ou national. Plus l’échelle de la mobilité des prostituées est étendue, plus les bénéfices économiques qu’elles réalisent sont importants. Celles qui ne tournent que dans des clubs et des maisons de Galice gagnent moins d’argent que celles qui se déplacent dans toute l’Espagne et dans d’autres pays.

24La rotation permanente permet d’alimenter le « travail » sexuel dans sa dimension mercantile propre au capitalisme de consommation. La mobilité continue des prostituées correspond à la figure de la prostituée comme valeur marchande. Et ce circuit du « travail » sexuel est à son tour rétroalimenté par l’immigration des femmes. En effet, le système de « places » est particulièrement adapté aux femmes immigrantes et surtout à celles qui ne sont pas installées en Espagne. Les femmes espagnoles ou les immigrées qui sont depuis plus longtemps dans ce pays préfèrent des modalités de prostitution moins dures, telles que les maisons de passe en qualité d’« externes » (déplacement vers la maison pour quelques heures d’activité et résidence dans leur propre appartement) ou le travail autonome (en allant dans des hôtels, dans l’appartement du client ou en recevant les clients dans leur domicile particulier), bien que ce type d’activité génère de moindres gains.

25Les immigrantes qui sont sous la pression du remboursement d’une dette optent la plupart du temps pour le système de « places » dans sa version la plus étendue (nationale). Ce système est le plus adéquat pour les personnes qui cherchent à gagner un maximum d’argent le plus rapidement possible, même si cela engendre une détérioration importante de leur santé. Le circuit du « travail » sexuel s’appuie sur l’immigration des femmes car, même si certaines immigrées s’installent peu à peu en Espagne et améliorent leur qualité de vie et d’exercice (travail autonome, résidence personnelle), il y aura toujours des arrivantes pour alimenter le bataillon des prostituées déplacées à travers tout le territoire espagnol. Un exemple clair de la manière dont se combinent ces deux mobilités (la mobilité des personnes et la mobilité ou rotation permanente du « travail » sexuel) est visible dans le schéma que mettent actuellement en pratique les femmes brésiliennes, partant pour trois mois (durée du visa de touriste) en Espagne afin de gagner le plus d’argent possible, en « faisant des places », et pour retourner ensuite dans leur pays d’origine.

26Mais le circuit du « travail » sexuel, qui est à la base de la marchandisation progressive des « services » sexuels dans le capitalisme de consommation, ne se maintient pas seulement grâce à l’immigration, mais aussi à la pression du foyer transnational, ainsi que la situation d’irrégularité juridique. Voyons maintenant comment agissent ces facteurs.

La pression consommatrice du foyer transnational

27Comme je l’ai signalé antérieurement, la plus grande précarité professionnelle et sociale touche les femmes immigrées endettées, celles qui doivent faire le plus de passes par jour, pour pouvoir rembourser l’argent emprunté, et qui sont ainsi contraintes d’accepter de mauvaises conditions sanitaires, et de se soumettre aux prêteurs.

28La plus grande précarité professionnelle et sociale se rencontre, en deuxième lieu, parmi les femmes qui ont de fortes contraintes économiques dans leur pays d’origine (cheffes de foyers transnationaux). La nécessité d’économiser et de transférer le plus d’argent possible fait que celles-ci optent pour le travail dans le système de « places », en résidant dans le club ou l’appartement. La vulnérabilité des femmes est plus forte, l’immigrée est exposée à davantage d’abus et de situations d’exploitation, amenée à prendre plus de risques au niveau sanitaire, par nécessité de maintenir le rythme des transferts monétaires. Les possibilités d’améliorer sa qualité de vie en Espagne à travers la location de sa propre chambre ou le travail autonome s’en trouvent amoindries, du fait des répercussions qu’auraient ces décisions sur les envois d’argent.

29De plus, le foyer transnational fait pression sur la femme immigrée pour que celle-ci envoie l’argent nécessaire pour satisfaire non seulement les besoins de base mais aussi les désirs de consommation de ses membres. Ainsi, certaines de nos interviewées parlent de leurs petits « maquereaux », faisant référence non pas au classique proxénète, mais à leurs fils, à leurs frères ou à leur famille en général, à ceux à qui elles doivent envoyer de l’argent pour qu’ils s’achètent des baskets de marque, des patins, ou n’importe quel produit symbole de réussite sociale. La phrase prononcée par une de nos interviewées : « J’ai besoin qu’un client vienne aujourd’hui, pour acheter les cadeaux de Noël », reflète bien comment le « travail » sexuel fait partie, non seulement d’une stratégie de subsistance ou d’épargne de la part des foyers transnationaux, mais aussi de consommation, qui peut se réaliser en Espagne (consommation de produits ou services par l’immigrée elle-même) ou dans le pays d’origine (consommation de la famille qui reçoit les transferts d’argent). Ainsi, la migration des femmes qui vont travailler dans l’industrie du sexe dans les pays du Nord est également alimentée par la pression consumériste imposée par le capitalisme global.

30

J’ai deux frères et une fille. Je n’ai pas de père, ma mère a eu un accident de voiture : elle a des béquilles et elle est en chaise roulante. Et toute la journée, ils me demandent tous de l’argent. Mon petit frère, c’est le plus terrible, maintenant il réclame une Playstation, l’autre veut une moto. Ils pensent qu’ici, l’argent pousse sur les arbres. Ils ne se rendent pas compte de tout ce qu’il faut subir pour le gagner. Là-bas, ils ne savent pas ce que je fais. Ma mère, si, elle le sait, mais pas mes frères. Ça me donne envie de le leur dire, pour qu’ils arrêtent de me demander de l’argent. Qu’un homme vienne, à la fin, pour que je baise avec lui ! J’ai besoin de ce fric.
(Colombienne, maison de passe)

31La pression du foyer transnational constitue une des principales barrières à l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Cette pression est très cohérente avec le fonctionnement du circuit du « travail » sexuel. En effet, la pression économique de la famille est une des premières raisons pour lesquelles les femmes, une fois leur dette payée, continuent de travailler dans le système des rotations permanentes (système de « places »), faisant des passes dans tout le territoire galicien et espagnol et résidant dans les clubs et maisons de passe.

La situation d’irrégularité juridique et la circulation des marchandises et devises

32La situation d’irrégularité juridique est un autre des principaux obstacles à l’amélioration des conditions de travail et de vie de ces femmes immigrées en Espagne. Cette situation est profitable à de nombreux acteurs sociaux qui s’enrichissent de l’isolement et de la vulnérabilité des immigrées en situation irrégulière, générant un mouvement important de marchandises et d’argent.

33Deux des principaux obstacles que rencontrent ces femmes immigrées en Espagne sont, d’une part, la politique migratoire espagnole, qui génère un stock d’immigrés en situation irrégulière ; d’autre part, la législation en matière de prostitution, qui ne condamne pas cette activité mais ne permet pas non plus sa reconnaissance légale ni sa régulation. Ces deux barrières sont à la base de la situation d’irrégularité.

34En premier lieu, les descentes de police en vue de l’arrestation d’immigrées en situation irrégulière, qui sont particulièrement représentées dans les clubs, sont le principal facteur d’insécurité pour les prostituées, qui se sentent constamment menacées et sont contraintes à la rotation permanente.

35En second lieu, leur situation irrégulière, tant vis-à-vis de la citoyenneté que du travail, implique que ces femmes ne peuvent que difficilement travailler seules et gérer leur propre affaire. L’absence de protection légale fait qu’elles doivent recourir à la protection des patrons de clubs ou des gérants de maisons de passe. Dans les clubs, les patrons prélèvent de l’argent de différentes façons : le pourcentage qu’ils reçoivent sur les « services » sexuels et les consommations, le forfait que payent quotidiennement les prostituées pour le logement et la nourriture ou les amendes (quand elles sortent de la chambre en retard, au-delà du temps payé par le client ; si elles sortent avec des clients en dehors du club, si elles arrivent en retard au travail).

36De plus, leur situation irrégulière fait que les immigrantes ont peur de sortir des clubs ou des maisons de passe, ce qui les isole encore plus. Il arrive que les patrons menacent les femmes en situation irrégulière de les dénoncer aux autorités. Les immigrées dans cette situation sont donc particulièrement vulnérables. Les patrons des clubs profitent de cette grande vulnérabilité, non seulement pour que ces femmes soient plus rentables au travail, mais aussi dans le sens où l’isolement de celles-ci leur permet de gagner de l’argent supplémentaire en offrant des services et des produits de consommation aux « filles ». Par exemple, dans ces commerces, des téléphones publics sont souvent installés afin que les immigrées appellent dans leur pays d’origine, appareils que certaines de nos interviewées appellent « téléphones maquereaux », pour la quantité et la rapidité avec laquelle ils avalent les pièces. D’autres individus profitent également de cette situation d’isolement et font des affaires en vendant, à des prix élevés, divers produits dans les clubs. En effet, on constate fréquemment la présence de vendeurs ambulants qui font le tour des clubs situés en bordure des autoroutes, proposant des vêtements, des bijoux, des parfums, des cosmétiques. D’autres immigrés ont également monté leur affaire dans ce commerce informel, en vendant des plats latino-américains dans les clubs. Tout un commerce s’est développé également au niveau des médecins, qui se déplacent dans les clubs pour réaliser des examens gynécologiques, pour lesquels ils réclament parfois des honoraires beaucoup plus élevés que ceux qui se pratiquent généralement sur le marché.

37Les clients peuvent aussi tenter de menacer les immigrées en situation irrégulière pour essayer d’obtenir des « services » spéciaux, que certaines femmes ne pratiquent pas (sexe anal, etc.). Quelques avocats tirent aussi un grand profit de la situation irrégulière des immigrantes employées dans la prostitution, en leur faisant payer le prix fort pour « arranger les papiers ». Des hommes espagnols en tirent aussi un bénéfice, gagnant jusqu’à 6 000 euros pour un « mariage blanc ».

38Ainsi, les maillons de la chaîne de l’irrégularité se reproduisent grâce aux intérêts convergents de différents acteurs sociaux. La situation d’irrégularité juridique est clairement profitable au marché du « travail » sexuel. Elle profite aux patrons de clubs et aux clients, étant donné que les femmes en situation irrégulière ont moins de possibilité de négociation. Mais, comme nous venons de le voir, elle favorise aussi tout l’ensemble des acteurs sociaux (avocats, médecins, vendeurs ambulants, etc.) qui tirent profit de la grande vulnérabilité et de l’isolement des femmes. La situation d’irrégularité augmente la circulation de marchandises et d’argent autour du commerce de la prostitution.

39La combinaison de la politique migratoire restrictive et de la politique abolitionniste en matière de prostitution limite, dans une large mesure, la possibilité pour les femmes immigrées prostituées de voir leurs droits reconnus en tant que citoyennes et travailleuses. S’il est déjà difficile pour une immigrée travaillant dans des secteurs économiques reconnus légalement (service domestique, restauration, etc.) de régulariser sa situation juridique en Espagne, ceci l’est encore plus pour une « travailleuse sexuelle » qui, en tant que telle, se voit dans l’impossibilité d’obtenir un permis de travail. La situation d’irrégularité juridique devient un véritable labyrinthe, impliquant une multitude d’acteurs sociaux qui tirent un bénéfice économique à l’une ou l’autre des étapes du processus. De plus, l’impossibilité de canaliser des flux migratoires légaux pour alimenter le « travail » sexuel rétroalimente les mécanismes de trafic d’immigrantes (notamment, dans le cadre de l’immigration latino-américaine, à travers des petits réseaux de trafic comme on l’a signalé au début de ce texte). Les prostituées sont poussées à migrer par le biais d’intermédiaires, qui tenteront de s’enrichir en chemin. La situation d’irrégularité favorise les mécanismes d’exploitation, plus encore que pour les autres types de migrantes [6].

La mobilité des femmes et la reproduction des inégalités de genre

40Je vais, pour finir, analyser comment la migration des femmes pour le « travail » du sexe contribue à la reproduction non seulement des inégalités sociales mais aussi des inégalités de genre.

41En Galice, les relations entre des femmes latino-américaines et leurs clients sont fréquentes, celles-ci se terminant parfois en concubinage ou en mariage. Le milieu rural galicien se vide progressivement de femmes, comme c’est le cas dans d’autres régions d’Espagne. Des hommes jeunes, ou d’âge mûr, célibataires, séparés, divorcés, trouvent dans les clubs un « paradis de femelles », jeunes, jolies, prêtes à maintenir une relation stable qui les aide, dans le domaine matériel et émotionnel, à s’intégrer à la société espagnole. La présence de femmes immigrées dans les lieux de prostitution, et surtout dans les clubs, permet aux hommes, d’une part, d’avoir une stratégie, alternative aux canaux traditionnels, pour rencontrer des femmes, d’autre part, de rompre avec le déterminisme de la position de l’homme dans le cycle de la vie. Ainsi, on peut chercher une compagne ou une épouse dans des générations plus jeunes, difficiles d’accès pour un homme mûr sur le marché matrimonial et sentimental autochtone. Les lieux de prostitution, surtout les clubs, ne sont alors pas seulement des lieux de marchandisation des services sexuels, ils constituent aussi des espaces où les clients vont chercher des femmes avec qui ils prétendent établir des relations sentimentales. Des femmes qui, de par leur situation de vulnérabilité particulière, sont plus faciles à « conquérir » que les Espagnoles.

42Les données issues du travail de terrain révèlent que les femmes latino-américaines sont appréciées par les clients pour leur caractère « mielleux » et « tendre ». Ce qui n’empêche pas que l’élément le plus valorisé soit la possibilité de maintenir le déséquilibre entre sexes et de reproduire les rôles traditionnels dans les relations de couple. Les femmes espagnoles se sont progressivement incorporées au marché du travail dans les dernières décennies et sont plus « revendicatives » dans leur relation de couple (elles font pression et négocient avec leurs compagnons pour arriver à un partage plus égalitaire des tâches domestiques). Certains de nos interviewés taxent les Espagnoles de « trop libérées ». Ils considèrent que l’activité professionnelle ne permet pas aux femmes autochtones de disposer de suffisamment de temps pour déployer toute leur affection et attention envers les hommes. Au contraire, les femmes latino-américaines reproduisent le stéréotype de la maîtresse de maison classique, toute dévouée au foyer. Les hommes interviewés considèrent qu’elles sont socialisées dans la perspective de l’accomplissement des tâches domestiques, qu’elles sont « propres » et, surtout, qu’elles savent comment combler les besoins sentimentaux des hommes. Leurs compagnons et maris se sentent « aimés » et les disent « attentionnées ». Ils soulignent avec moult détails à quel point les femmes latino-américaines sont à leur écoute. Celles-ci sont considérées comme plus serviles, comparées aux Espagnoles.

43

Je crois que c’est une question de culture. En Espagne, aujourd’hui, les femmes sont libérées et le moment viendra où il se passera la même chose en Colombie, et il y aura en Colombie des femmes totalement libérées. Mais le fait est que, pour l’instant, par le type de culture, le type de formation, par la place dans leur famille… En ce qui me concerne, par exemple, je vois une différence remarquable, si je te parle du premier cas, mon mariage avec une Espagnole, et du second cas, la relation que j’ai maintenant avec une Colombienne, je garde le second. Et je garde des bons souvenirs du premier comme du deuxième mariage. Mais maintenant je me sens plus considéré, plus aimé et tout. Elle est beaucoup plus attentionnée. Cela ne m’était jamais arrivé de rentrer chez moi et qu’on m’amène mes chaussons à la porte. Et ce n’est pas que je le lui aie demandé, c’est comme ça tous les jours. Depuis que nous vivons ensemble, elle se comporte comme ça et ça fait déjà sept mois qu’on est ensemble. Je me rappelle ma première femme espagnole, je lui demandais mes chaussons et elle me disait : « où est-ce que tu as bien pu les foutre ?
(client puis compagnon de prostituée)

44Comme on peut le voir, les mouvements migratoires du Sud vers le Nord contribuent également à reproduire les inégalités de genre dans le pays d’accueil. Pour les hommes espagnols, l’immigration qui participe à la reproduction du marché du « travail » sexuel permet de trouver des femmes qui correspondent au rôle féminin traditionnel de maîtresse de maison, propre à la société patriarcale.

La migration féminine et le « travail » sexuel : reproduction des inégalités sociales et de genre

45Dans cet article, j’ai voulu montrer comment, dans le cadre du capitalisme de consommation, la migration des femmes a alimenté le « travail » sexuel en Espagne, dans sa dimension marchande, qui requiert l’existence d’un marché fondé sur la rotation permanente de prostituées, établie à son tour sur le système de « places », qui suppose une circulation des femmes à l’échelle locale, régionale, nationale et même transnationale. Celle-ci est présente dans les deux modalités principales de la prostitution en Espagne : les clubs et les maisons de passe. Ainsi, l’immigration alimente la mobilité des prostituées.

46Cependant, loin de la perspective qui tend à associer l’image de la migrante trafiquée à des fins d’exploitation sexuelle, cet article montre que les femmes immigrantes ne sont pas toujours victimes des réseaux de trafiquants à des fins de prostitution. Bien qu’il y ait des migrantes trompées et trafiquées, certaines aussi ont opté volontairement pour la migration en toute conscience du fait qu’elles travailleraient dans l’industrie du sexe. Pour ces dernières, le « travail » sexuel ne constitue pas seulement une stratégie de subsistance pour elles et leur famille, mais aussi une stratégie de mobilité sociale. Néanmoins, le fait que les femmes immigrées puissent décider volontairement de travailler dans l’industrie du sexe (prostituées volontaires) ne signifie pas qu’elles soient à l’abri des abus et de l’exploitation de la part de tierces personnes, dans la mesure où le « travail » sexuel ne bénéficie d’aucune protection publique en Espagne. Mais aussi du fait que les femmes sont happées par l’engrenage du capitalisme de consommation.

47Cet engrenage ne se nourrit pas seulement de l’immigration et de la rotation permanente des femmes prostituées mais aussi de la pression économique du foyer transnational, de la situation d’irrégularité juridique et des inégalités de genre (mobilité des femmes et épouses). En premier lieu, la pression du foyer transnational génère toute une série d’obligations économiques pour les femmes immigrées, qui doivent économiser et transférer d’importantes sommes à la famille restée dans le pays d’origine. Cette pression économique est une des principales raisons pour lesquelles les femmes optent pour le « travail » sexuel dans le système de rotation permanente, en occupant successivement différentes « places » dans tout le territoire galicien et espagnol. En deuxième lieu, la situation irrégulière de ces femmes, tant du point de vue de la citoyenneté que du travail (immigrées « sans papiers » et prostituées sans autorisation de travail), favorise la rotation permanente, ainsi que le trafic de personnes (même si c’est à petite échelle), rendant les femmes immigrées plus vulnérables et générant la multiplication d’acteurs sociaux qui tirent profit de la prostitution au niveau économique. Finalement, pour les clients espagnols, l’immigration des femmes pour le « travail » sexuel contribue à la reproduction des relations patriarcales. Les hommes ne vont pas dans les clubs uniquement pour rechercher des relations sexuelles avec des femmes contre de l’argent, mais aussi pour établir des relations sociales et sentimentales dans lesquelles la position des femmes correspond au « rôle traditionnel ».

48Pour conclure, en Espagne, bien que beaucoup d’immigrées latino-américaines puissent avoir choisi volontairement le « travail » sexuel, cette migration pouvant aussi correspondre à une stratégie de mobilité sociale, ces femmes sont prises dans un piège, où leurs projets d’ascension sociale se heurtent aux intérêts d’un ensemble d’acteurs sociaux. Cet engrenage contribue à la reproduction des inégalités sociales et de genre. Ainsi, à travers cet article, j’ai voulu mettre en lumière le fait que, indépendamment de la manière dont les femmes sont arrivées en Espagne (qu’il s’agisse de migrantes volontaires ou trafiquées), les femmes que j’ai rencontrées sont soumises à des conditions très dures et à une forte exploitation, qui peut avoir des conséquences très négatives, jusque pour leur santé. Nous avons aussi voulu souligner que les trafiquants ne sont pas les seuls responsables de cette situation : le discours sur le trafic n’est qu’une toile de fond qui cache bien d’autres responsabilités, notamment celle de l’État et de sa politique migratoire restrictive, ainsi que celle des foyers transnationaux et d’un ensemble d’acteurs sociaux qui tirent bénéfice du marché du sexe (patrons de clubs, propriétaires d’appartements, vendeurs ambulants, avocats, médecins, clients, etc.). Et qui masque, en définitive, la responsabilité du capitalisme et de la société de consommation dans la reproduction des inégalités sociales et de genre.

Bibliographie

Références

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  • Skrobanek Siriphorn, Boonpakdi Nataya, Janthakeero Chutima (1997). The Traffic in Women. Human Realities of the International Sex Trade. London & New York, Zed Books.

Notes

  • [1]
    Cet article présente une partie des résultats d’une recherche financée par l’Institut de la femme (Oso Casas 2001), et d’études complémentaires postérieures (Oso Casas, Ulloa 2001 ; Oso Casas 2003a). L’analyse a été élaborée à partir de l’exploitation d’entretiens individuels et collectifs réalisés par l’auteure, avec 50 prostituées (34 Colombiennes, 6 Brésiliennes, 6 Équatoriennes, 2 Dominicaines, 1 Argentine et 1 Vénézuélienne), 6 patrons de commerces sexuels et 11 clients de clubs et maisons de passe, ainsi que 15 informateurs clés en contact direct avec la réalité étudiée (Organisations non gouvernementales – ong ; médecins, etc.). Le travail de terrain a été mené dans la communauté autonome de Galice, essentiellement dans les provinces de La Corogne, Pontevedra et Lugo : 82 personnes ont été contactées au total. L’auteure tient à remercier Bruno Lautier, Helena Hirata et Jules Falquet, ainsi que les lecteurs et lectrices anonymes de la revue, pour leurs critiques constructives qui ont permis d’améliorer cet article.
  • [2]
    Des études réalisées en d’autres points de la géographie espagnole révèlent des résultats similaires pour l’immigration latino-américaine (Agustín 2001 ; Emakunde 2001 ; Oso Casas, Ulloa 2001).
  • [3]
    En Espagne, la prostitution n’est pas illégale mais « alégale ». Elle n’est pas interdite, mais elle n’est pas réglementée non plus. La police ne peut détenir une personne pour le simple « exercice de la prostitution ». Les descentes de police dans les clubs ont pour but de vérifier les papiers des immigrantes et d’arrêter celles qui se trouvent juridiquement en situation irrégulière, mais pas du seul fait de se prostituer. Cette activité n’étant pas délictueuse, les femmes espagnoles et les immigrées ayant des papiers en règle ne peuvent être arrêtées par la police débarquant dans un club.
  • [4]
    Dans les cas de trafics dans leur version la plus dure (femmes trompées par des grands réseaux et des mafias), les trafiquants peuvent obliger les femmes à tourner d’un club à un autre, mais cette rotation est imposée par les lois du marché et elle s’applique à toutes les femmes, indépendamment de la manière dont elles sont arrivées en Espagne. Les prostituées autonomes, qui ont migré par leurs propres moyens, ou celles qui sont venues à travers de petits réseaux de trafic et ont réglé leur dette, tournent également, de manière indépendante, de « place » en « place », sans que personne ne les y oblige particulièrement. Cette rotation est due à la nécessité dans laquelle se trouvent les clubs de renouveler le « stock de femmes », et non au trafic en lui-même.
  • [5]
    Ce type de sentiment de ne pas disposer d’un espace à soi rappelle celui qu’évoquent les employées domestiques qui logent chez leurs employeurs, qui ont à supporter des rapports d’exploitation plus durs du fait qu’elles partagent leur espace de résidence avec leurs patrons.
  • [6]
    Même si les employées de maison migrantes sont également soumises à de forts rapports d’exploitation quand elles se trouvent en situation d’irrégularité sur le plan juridique, elles ont davantage de possibilités de pouvoir « obtenir des papiers », et donc de voir leur situation s’améliorer.
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