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Article de revue

Controverses et anathèmes au sein du féminisme français des années 1970

Pages 13 à 26

Notes

  • [*]
    Je remercie Hélène Rouch pour sa lecture attentive des différentes versions de ce texte, pour ses critiques et ses suggestions.
  • [1]
    Selon Brigitte Studer et Françoise Thébaud, notamment : « Au-delà des grands courants théoriques, toute taxinomie doit en effet être sensible aux configurations concrètes dans l’action, comme aux relations avec les forces politiques traditionnelles, les autres mouvements contestataires ou l’État. Sans oublier les diversités nationales — la division française des années 1970 entre féministes révolutionnaires, luttes de classe et “Psychépo” » (Gubin et al. 2004, p. 37).
  • [2]
    En 1970, trois pays, l’Espagne, la Grèce et le Portugal, connaissent des régimes de type fasciste qui n’autorisent, au grand jour, aucun débat de ce type.
  • [3]
    Cette distinction classique dans l’axiologie des mouvements féministes doit être, comme nous l’avons dit, reconsidérée dans le cas de la France. En effet, il faudrait ainsi regrouper les femmes appartenant aux partis de l’extrême gauche et aux partis de la gauche traditionnelle, parti communiste, sfio (Section française de l’Internationale ouvrière), psu (Parti socialiste unifié), sans oublier la nébuleuse des clubs proches de la gauche. Mais les affrontements entre l’extrême gauche et le parti communiste sont extrêmement virulents et rendent sinon impossible, du moins limitée, toute alliance même sur la question des femmes (Cf. Picq 1993).
  • [4]
    À partir de 1977, en référence à l’éditorial de Questions féministes, n° 1, l’appellation Féministes révolutionnaires s’efface au profit de matérialistes. Par ce terme le groupe vise à renforcer l’antagonisme matérialistes versus essentialistes, cette dernière dénomination tendant à être de plus en plus péjorative. Mais le matérialisme ne préserve pas de formes d’idéalisme. Par exemple, Engels et Marx opposent à la vision idéaliste des matérialistes qui les ont précédés, une nouvelle définition : le matérialisme dialectique.
  • [5]
    Les premières réunions du groupe s’intitulent « Politique et psychanalyse », mais très vite les appellations « Psychanalyse et politique » et « Psychépo » prévalent (Picq 1993, p. 116). En 1974, le groupe s’accapare le sigle MLF et signe désormais « Des femmes du MLF », puis fonde l’association l’Alliance des femmes pour la démocratisation.
  • [6]
    Comment rompre avec l’aliénation est le leitmotiv des publications féministes comme des publications de l’extrême gauche en référence à une théorie marxiste largement vulgarisée qu’on pourrait résumer ainsi : « Nous ne sommes pas ce que nous devrions être, c’est pourquoi il faut œuvrer pour la révolution prolétarienne pour qu’enfin chaque individu puisse vivre ses pleines capacités d’action et de création ».
  • [7]
    Ce double mouvement concerne plus largement tout mouvement politique luttant contre le déni de citoyenneté (Balibar 1996).
  • [8]
    Cette perspective est particulièrement développée parmi les anthropologues féministes, Gayle Rubin aux États-Unis, Nicole-Claude Mathieu en France, Paola Tabet en Italie.
  • [9]
    On peut se demander jusqu’où la volonté de se démarquer de la pensée de Simone de Beauvoir ou de sa personne entraîne chez Antoinette Fouque et son groupe une valorisation répétitive des pouvoirs procréatifs des femmes.
  • [10]
    Les débats sur la parité dans les années 1990 ont conduit à de nouvelles recompositions des positions.
  • [11]
    Comme exemple de l’antiféminisme du parti communiste, cf. notamment les travaux de Sylvie Chaperon (2002) concernant la réception de l’ouvrage de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe (1949).
  • [12]
    Catherine Deudon, « Radicalement, nature-elle-ment », La Revue d’en face, n° 9-10, p. 83, citée par Françoise Picq (1993, p. 309).
  • [13]
    Cet article n’analyse pas l’évolution des divers groupes constitutifs de la tendance « Luttes de classe », leurs disparitions, leurs transformations, ce qui nécessiterait une étude à part.
  • [14]
    On peut entre autres comprendre ainsi l’écart entre ces marxistes françaises et d’autres courants du marxisme qui, notamment en Grande-Bretagne, œuvrent au développement des cultural studies.

1À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les féministes contribuent à une production idéologique, théorique et culturelle très diversifiée. En France, par exemple, le foisonnement théorique qui en résulte est couramment analysé sous l’angle d’une opposition fondamentale entre féministes universalistes et féministes différentialistes. Cette présentation recouvre pour une large part l’affrontement qui a tenu le devant de la scène au début des années 1970 entre groupes militants distincts, les Féministes révolutionnaires d’un côté, le groupe Psychanalyse et politique de l’autre (Garcia Guadilla 1981 ; Duchen 1987 ; Picq 1993). Cette opposition laisse dans l’ombre la multiplicité des groupes informels plus ou moins pérennes existant alors. Le féminisme n’est pas un parti mais la convergence de divers groupes fondés sur une très grande autonomie d’initiatives. L’historiographie donne néanmoins une place prépondérante à ces deux tendances auxquelles est adjointe toute une noria de groupes rassemblés sous la tendance « luttes de classe » — divers groupes appartenant ou non aux partis de l’extrême gauche qui définissent leurs priorités politiques par les liens nécessaires entre mouvement ouvrier et féminisme [1]. Au demeurant, tous ces groupes ont en commun de se qualifier de révolutionnaires et de se situer prioritairement par rapport aux analyses marxistes. Même si de nombreuses associations féministes existent en France comme ailleurs, en moins grand nombre sans doute, les militantes féministes pionnières du radicalisme des années 1970 sont rarement issues de ces groupes ; les rapprochements auront lieu au sein des campagnes pour la libéralisation de l’avortement (Garcia 2005). Ainsi, à la différence du mouvement américain, le féminisme radical ne résulte pas de scissions au sein du féminisme réformiste. L’impact du Mouvement de libération des femmes (mlf) a frappé les opinions et a en quelque sorte passé sous silence, sinon effacé le rôle des féministes réformistes au point que, lors des débats sur la parité au milieu des années 1990, il semblait que l’on découvrait soudain son importance.

2La France et l’Italie se distinguent des autres pays européens non socialistes [2] par la place prépondérante qu’occupe le parti communiste dans les débats théoriques et politiques. C’est donc par rapport à sa définition du marxisme et ses mises en cause par les groupes d’extrême gauche qu’il faut resituer les débats au sein du mouvement féministe, tant pour les féministes radicales que pour les féministes socialistes [3]. De plus, à la différence de l’Italie où la tradition marxiste a incorporé l’apport de Gramsci, la tradition française est fondamentalement centralisatrice : la classe ouvrière est seule apte à conduire la révolution anticapitaliste. La théorie marxiste dont se nourrit le Parti communiste français maintient ainsi la primauté des infrastructures économiques dont les superstructures (systèmes politiques, droit, création culturelle) ne sont que des reflets sans possibilité d’autonomie. Au cours des années 1960, cette analyse mécaniste des relations entre infrastructure et superstructure est l’objet de diverses critiques théoriques (Poulantzas 1968). Même si une attention nouvelle pouvait être portée aux « appareils idéologiques d’État », selon la conceptualisation de Louis Althusser (1970), les théorisations concernant l’autonomie du politique sont qualifiées de déviationnistes par le Parti communiste français, contrairement à son homologue italien. La prééminence donnée en quelque sorte au politique sera au contraire un des éléments fondateurs des groupes d’extrême gauche. Les affrontements au sein des pays communistes et alliés entre les tenants de la bureaucratie soviétique et les partisans de son apparente critique que développe la bureaucratie chinoise contribuent à amplifier les polémiques sur l’interprétation qu’il convient de faire de l’œuvre de Marx. Ainsi, la théorie marxiste est-elle le point de référence obligatoire des groupes militants politiques de gauche et d’extrême gauche et c’est dans ce contexte qu’il faut analyser les positions politiques et théoriques du féminisme, aussi bien les propositions théoriques et politiques avancées par la tendance « Luttes de classe » que celles des Féministes révolutionnaires, ou encore celles du groupe Psychanalyse et politique. En effet, l’opposition avancée entre les deux groupes — les Féministes matérialistes [4] et le groupe Psychanalyse et politique [5] — sous le seul argument universalisme versus différentialisme, oblitère, il me semble, le fait que les scissions qui s’opèrent sont aussi des positions différentes prises au sein des débats marxistes de l’époque.

3Dans le premier moment du mouvement féministe, ce qui rassemble les militantes, c’est la dénonciation de la situation faite aux femmes, situation d’exploitation et de domination. La participation au mouvement féministe, c’est la mise en cause d’une représentation fixiste de la catégorie de sexe ; c’est la contestation de l’attribution de sexe, car nommer ou identifier un sexe et l’autre fait partie des conditions de la domination de genre et de la légitimation des institutions qui fondent cette domination. Les articles et rubriques du Torchon brûle, première publication du mlf, expriment à maintes reprises cette contestation des attributions d’identité et la nécessité de se situer hors de toutes définitions. Propos que Cathy Bernheim, une des pionnières du mlf, résume également ainsi :

4

Un mouvement de libération des femmes, ce n’est pas fait pour libérer les femmes, mais pour nous libérer des femmes — domestiques, épouses, êtres humains du sexe qui conçoit, etc.
(1983, p. 113)

5L’ironie, le sarcasme, l’humour, la dérision sont alors les armes prioritaires de cette contestation qui s’apparente au mouvement hippie et aux productions de l’underground œuvrant pour une « contre-culture ». Pour nombre de militantes, la participation au mlf porte à l’expérimentation de relations avec d’autres femmes dans des termes inconnus jusqu’alors. Ces rencontres militantes rendent possible une appréhension alternative des femmes hors des carcans d’une féminité « aliénée » [6]. Émerge ainsi l’aspiration à une féminité qui échappe aux concepts figés de la domination masculine.

6Se dessinent alors deux moments, successifs ou simultanés, constitutifs de la dénonciation et de la déconstruction des représentations de la féminité et de son corollaire, les représentations du genre humain [7] : pour les unes, il s’agit d’effacer toute distinction entre les hommes et les femmes et d’accéder à part égale pour tous à un véritable universel, pour les autres, il s’agit de subvertir cet universel fondement d’une féminité aliénée en œuvrant à d’autres alternatives. C’est ce que décrit l’opposition universalistes versus différentialistes. Françoise Collin (1992) montre que les théorisations de la représentation de la différence des sexes, et notamment l’opposition universalisme versus différentialisme, tendent à construire un point de vue formel du féminisme et à « retomber, qu’on le veuille ou non, dans une certaine métaphysique des sexes » (id., p. 271). En tant que mouvement politique, le féminisme ne peut se réduire à une prise de position purement théorique car théorie et pratique s’interfèrent constamment (Collin 2004).

7Plusieurs auteur(e)s ont également souligné les tensions inhérentes aux revendications féministes, qui, suivant les contextes sociaux et politiques, donnent lieu à des groupes plus ou moins antagonistes (Evans, Boyte 1986 ; Bard 1995 ; Scott 1998). En France, c’est d’abord au sein du féminisme radical que des groupes antagoniques s’affronteront pour l’hégémonie au sein du mouvement des femmes, chacun d’eux se revendiquant d’une authentique théorie révolutionnaire apte à transformer radicalement la société.

Concurrence entre révolutionnaires

8Un des enjeux principaux du féminisme contemporain concerne le corps et une critique politique de la sexualité. « Le privé est politique » ; non seulement la façon dont les militants se comportent dans leur famille est une question politique à débattre collectivement mais également la question : quelle révolution sexuelle les femmes veulent-elles ? À l’heure de la libéralisation des mœurs, y a-t-il égalité ou identité entre hommes et femmes ?

9Dans les années 1960, la Chine joue un rôle important aux côtés des pays du Tiers Monde qui accèdent à l’indépendance. La révolution culturelle, mise en avant par Mao, exerce sur les intellectuels français une fascination extrême. Antoinette Fouque, engagée auprès d’eux, et le groupe Psychanalyse et politique considèrent que le prolongement nécessaire de cette révolution culturelle, c’est l’accomplissement par le mouvement féministe d’une révolution symbolique : révolution reposant sur une refondation des représentations de la différence des sexes.

10Elles dénoncent les aspects les plus normatifs du freudisme, le prétendu enfermement de la libido féminine dans l’idée « d’homme manqué » comme élément du « phallocratisme » et donc le caractère andromorphique de cette théorie. En France, les travaux de Luce Irigaray représentent la perspective la plus radicale de l’approche psychanalytique (1974). Elle avance une critique des thèses freudiennes et lacaniennes comme logocentrisme et propose une analyse renouvelée de la sexualité féminine, le « continent noir », selon Freud.

11La loi patriarcale impose une forme de différence des sexes qu’il s’agit de combattre en ce qu’elle n’est que la résultante de l’exploitation capitaliste : par-delà la féminité inauthentique et définie comme privation par la culture phallocentrique, il s’agit de mettre au jour des représentations du corps féminin jusqu’alors étouffées qui ouvrent à une autre pensée et offrent les possibilités réelles d’une autre culture, de créations artistiques autres (Fouque 1995).

12

À la symbolique phallique, [le courant différentialiste] oppose une symbolisation utérine polymorphe. L’irréductibilité du féminin au masculin est figurée morphologiquement par un fondement corporel qui ne détermine pas une autre espèce de l’humanité mais une variante de l’humanité jusqu’ici refoulée.
(Collin 2004, p. 32)

13Les féministes matérialistes énoncent à l’inverse que tout attribut fondé sur la différence des sexes est un enfermement imposé par les rapports de domination. Elles s’élèvent contre le carcan des dichotomies les plus couramment admises :

14

Féministes, nous devons montrer le caractère historique, social, donc arbitraire et réversible, de la hiérarchie des sexes, et qu’il n’y a de « femmes » que pour autant qu’un rapport de force inégalitaire fait de l’oppression et de l’exploitation d’un groupe social la condition du pouvoir de l’autre, annonce l’éditorial du premier numéro de Questions féministes.
(1977, p. 19)

15La domination masculine se caractérise fondamentalement, selon elles, par l’exercice d’une violence matérielle : l’exploitation matérielle du corps des femmes. Cette domination fait système, elle constitue le fondement du patriarcat. L’exploitation économique de la sexualité et de la reproduction fonde ainsi l’exploitation des femmes comme la première exploitation économique. L’analyse des institutions patriarcales éclaire les fondements de la différence entre les sexes. Le mariage, institutionnalisation de l’échange des femmes, impose la complémentarité des sexes au travers de la division du travail entre les sexes qu’il institue [8]. Ce point de vue ouvre une critique radicale de l’hétérosexualité comme institution. Le système hétérosexuel permet le contrôle des femmes afin d’assurer la reproduction et le travail pour l’entretien des hommes et de leurs dépendants.

16Pour les féministes matérialistes, insister sur des valeurs potentiellement positives de la différence des sexes, c’est promouvoir une métaphysique de la différence des sexes au lieu de rapporter cette différence aux conditions matérielles de la domination masculine. À l’inverse, pour le groupe qui s’approprie le sigle mlf, en en faisant une marque déposée (Collectif 1981), le féminisme matérialiste ne ferait, en revendiquant des droits égaux à ceux des hommes, que reproduire, voire renforcer la loi patriarcale. Dans les premiers temps des campagnes pour la libéralisation de l’avortement, le groupe Psychanalyse et politique, afin de se démarquer des autres groupes, publie un manifeste sur la contraception et l’avortement, entre autres pour dénoncer tout déviationnisme réformiste (Le Torchon brûle 1973) [9].

17S’affrontent donc deux représentations de la différence des sexes, deux utopies : il n’y a de différence de sexe que comme effet des rapports de domination ; la lutte contre la domination vise à faire advenir une autre différence des sexes.

18Ce qui devait constituer une tension inhérente au féminisme devient le support de définitions antagonistes du féminisme. En effet, comme Françoise Collin (1999) le souligne, ces positions devraient être considérées au-delà de toute « logique des contraires », dans la mesure où les enjeux politiques imposent une perspective dialectique ou paradoxale. Et c’est bien tout le contraire qui s’opère. Un des effets de cette opposition frontale est qu’elle a ossifié une partie du débat théorique jusqu’à récemment [10]. C’est la logique d’affrontement entre les groupes qui a ainsi opposé deux positions qui seraient constitutives du débat démocratique :

19

L’affirmation de demandes « particulières » constitue un moment nécessaire de la construction de tout objectif politique à visée universelle.
(Varikas 2004, p. 258)

20De fait, l’enjeu de cet affrontement est une recherche de légitimité pour le sens prioritaire de l’action féministe et au fil de l’affrontement cette légitimité se fondera sur une position théorique irréfutable. Il y a donc un certain paradoxe dans les années 1970 à ce que les féministes construisent ainsi un savoir « irréfutable », à l’heure où la critique féministe des savoirs institués aurait plaidé pour la déconstruction des savoirs totalisants dans des perspectives théoriques plus ouvertes. Bien sûr l’ensemble des féministes ne se ralliera pas à cette alternative, mais la polémique entre les deux groupes va largement polariser le débat (Les femmes s’entêtent 1975 ; La Revue d’en face 1981).

21Dans les années 1960 et 1970, où nombre d’auteurs tentent divers rapprochements entre le marxisme et le freudisme, la théorie féministe connaît, en France, un développement singulier : d’un côté les tenantes d’une analyse marxiste des plus classiques où les structures sont constitutives de groupes sociaux antagonistes et où les agents supports des rapports sociaux perdent toute autonomie voire toute individualité. Pour les matérialistes, en se situant au sein de la tradition marxiste, il s’agit de donner des gages de rigueur et de se dégager des a priori qualifiant le féminisme de pensée bourgeoise [11]. De l’autre, les tenantes d’une analyse politique de la psychanalyse prônent une éradication des conduites « phallocratiques » et promeuvent une nouvelle pensée bien vite limitée à des pratiques normatives et moralistes. Les deux points de vue pourraient être reconnus dans leur différence théorique du fait qu’ils n’abordent pas l’organisation sociale sous le même angle. Pourtant, ils se jettent l’anathème car il ne s’agit pas de polémiques théoriques, mais de tentatives d’acquérir une position hégémonique au sein du mouvement féministe. Se construisent ainsi deux représentations d’un projet de transformation radicale de la situation des femmes et qui interdisent, dans l’affrontement, toute reconnaissance des différences entre les femmes.

Quelle stratégie pour rompre avec l’aliénation ?

22Dans les premières années de la décennie 1970, au cours des diverses réunions du mlf, alors que se construisent peu à peu les oppositions entre les deux groupes pour représenter le mouvement autonome des femmes, la solidarité commune des femmes, la sororité, est partout mise à mal : on blâme sans cesse la création de nouvelles formes de domination entre homosexuelles et hétérosexuelles, entre les mères et celles qui ne le sont pas, entre les intellectuelles et les autres, les salariées anonymes et les autres.

23L’homosexualité émerge dans les mouvements féministes et homosexuels comme une question éminemment politique. Dans la plupart des pays, les groupes lesbiens constituent des groupes autonomes, participant à de grands rassemblements internationaux. En France, certains groupes se présentent comme réservés aux homosexuelles (Les Gouines rouges, par exemple), mais ces femmes participent amplement, dans les premiers temps du mouvement, à l’ensemble des initiatives (Lesselier 1991). La dénonciation de l’hétérosexualité comme une norme sociale n’est pas qu’une question théorique ; elle suscite également un engagement de rupture avec toute pratique liée au système hétérosexuel. La critique de cette imposition de l’hétérosexualité passe, selon Monique Wittig, par une critique des catégories de la pensée et tout particulièrement de la théorie dominante des années 1960, à savoir le structuralisme. La lutte contre ce qu’elle identifie comme « la pensée straight » passe non seulement par la transformation des rapports économiques mais par une transformation politique du langage :

24

C’est bien dire que pour nous, il ne peut plus y avoir de femmes, ni d’hommes, qu’en tant que classes et qu’en tant que catégories de pensée et de langage ils doivent disparaître politiquement, économiquement, idéologiquement. Si nous lesbiennes, homosexuels nous continuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes, nous contribuons au maintien de l’hétérosexualité.
(Wittig 1980)

25À l’encontre de la position des principaux structuralistes, Barthes ou Lacan, le langage n’est pas premier, il est l’expression des rapports de pouvoir. Cette perspective radicale fonde, selon Wittig, le lesbianisme comme tactique politique.

26Les féministes matérialistes et le collectif de Questions féministes vont imploser à cette occasion. Au-delà de l’affrontement interpersonnel, l’opposition n’est point entre homosexuelles et hétérosexuelles : elle porte sur la reconnaissance du lesbianisme comme choix politique, ce qui aurait pour conséquence d’atténuer la portée du féminisme des hétérosexuelles (Chetcuti, Michard 2003).

27En même temps que le texte de Monique Wittig, Questions féministes publie un texte d’Emmanuelle de Lesseps (1980), qui circonscrit la critique radicale de l’hétérosexualité comme système, proposée par Wittig, à une question d’orientation sexuelle. Mais en arrière-plan de ces textes, l’enjeu est la légitimité d’un mouvement autonome des lesbiennes. La défense avancée par les féministes matérialistes, opposées aux positions de Monique Wittig, est de dénoncer les dérives « nationalistes » du lesbianisme, comme le met en évidence Ti-Grace Atkinson (1975). L’argument insiste sur le caractère essentialiste des pratiques homosexuelles et il se trouve facilement conforté, en France, du fait des affrontements existant avec le groupe Psychanalyse et politique, parangon d’un féminisme naturaliste à dénoncer. Un des points forts avancés par Antoinette Fouque est, en effet, l’affirmation d’une homosexualité native des femmes, « homosexualité structurante, vitale pour le devenir femme » (1995, p. 222). Ainsi, hors du collectif de Questions féministes, en opposition aux pratiques du groupe Psychanalyse et politique, le refus de tout séparatisme lesbien est alors partagé par nombre de militantes qui n’oublient pas que c’est dans la lutte féministe que l’homosexualité est sortie de la clandestinité.

28

Je n’ai nulle envie de cette Nation Lesbienne chauvine, sexiste et avatar de cet ailleurs de secte sectaire (déjà vue à Psyképo)[12].

29En perdant le support de diffusion que représente Questions féministes et comme, d’autre part, elle a nettement marqué son hostilité aux développements du groupe Psychanalyse et politique, Monique Wittig n’a pas connu en France l’audience qui fut la sienne dans les études littéraires anglo-saxonnes. Il faut attendre la diffusion des études queer et l’importance qu’elles attachent à ses écrits pour qu’ils alimentent de nouveau les débats en France.

30Pour comprendre l’éclatement du collectif de Questions féministes, il faut, comme pour les polémiques entre le groupe Psychanalyse et politique et les Féministes révolutionnaires, comprendre l’arrière-plan théorique dominant à cette époque et resituer ces débats au sein de la théorie marxiste. La position de Monique Wittig reprend à la lettre les théories marxistes de l’avant-garde prolétarienne et les applique aux pratiques lesbiennes : c’est dans ce sens que seule la pratique lesbienne radicale peut effacer du langage les distinctions d’homme et de femme. Le collectif est pris au piège d’une seule alternative : femmes hétérosexuelles d’un côté, groupe lesbien de l’autre. En revanche, hors du dogmatisme marxiste, les dimensions politiques et idéologiques des positions des lesbiennes peuvent être prises en considération, positions auxquelles l’ensemble des femmes n’adhère pas de manière univoque. La solidarité avec les luttes homosexuelles n’est pas acquise par la seule situation de féministes et réciproquement les homosexuelles n’ont pas nécessairement des pratiques révolutionnaires. Ce point de vue n’a pas été adopté parce que l’analyse des divisions au sein des femmes s’est trouvée a priori écartée — les différences ne seraient que les conséquences d’autres rapports sociaux.

31Lors des deux confrontations analysées ici et qui ont marqué le mouvement féministe des années 1970, l’affrontement entre Féministes révolutionnaires et Psychanalyse et politique, d’une part, la scission au sein du collectif Questions féministes, d’autre part, l’importance des références aux théories marxistes peut être mise en évidence [13]. Cependant, ce qui frappe, c’est que chacun des groupes n’a de cesse de construire une hiérarchisation entre les diverses pratiques sociales — en accordant la priorité soit aux dimensions culturelles et à la critique de l’ordre symbolique dominant, soit aux dimensions matérielles et à l’effectivité de l’égalité —, ce qui va à l’encontre d’autres approches marxistes concomitantes [14]. Chacun des groupes s’appuie sur la définition d’un discours hégémonique et s’éloigne ainsi des promesses du féminisme comme pensée pluraliste.

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Je remercie Hélène Rouch pour sa lecture attentive des différentes versions de ce texte, pour ses critiques et ses suggestions.
  • [1]
    Selon Brigitte Studer et Françoise Thébaud, notamment : « Au-delà des grands courants théoriques, toute taxinomie doit en effet être sensible aux configurations concrètes dans l’action, comme aux relations avec les forces politiques traditionnelles, les autres mouvements contestataires ou l’État. Sans oublier les diversités nationales — la division française des années 1970 entre féministes révolutionnaires, luttes de classe et “Psychépo” » (Gubin et al. 2004, p. 37).
  • [2]
    En 1970, trois pays, l’Espagne, la Grèce et le Portugal, connaissent des régimes de type fasciste qui n’autorisent, au grand jour, aucun débat de ce type.
  • [3]
    Cette distinction classique dans l’axiologie des mouvements féministes doit être, comme nous l’avons dit, reconsidérée dans le cas de la France. En effet, il faudrait ainsi regrouper les femmes appartenant aux partis de l’extrême gauche et aux partis de la gauche traditionnelle, parti communiste, sfio (Section française de l’Internationale ouvrière), psu (Parti socialiste unifié), sans oublier la nébuleuse des clubs proches de la gauche. Mais les affrontements entre l’extrême gauche et le parti communiste sont extrêmement virulents et rendent sinon impossible, du moins limitée, toute alliance même sur la question des femmes (Cf. Picq 1993).
  • [4]
    À partir de 1977, en référence à l’éditorial de Questions féministes, n° 1, l’appellation Féministes révolutionnaires s’efface au profit de matérialistes. Par ce terme le groupe vise à renforcer l’antagonisme matérialistes versus essentialistes, cette dernière dénomination tendant à être de plus en plus péjorative. Mais le matérialisme ne préserve pas de formes d’idéalisme. Par exemple, Engels et Marx opposent à la vision idéaliste des matérialistes qui les ont précédés, une nouvelle définition : le matérialisme dialectique.
  • [5]
    Les premières réunions du groupe s’intitulent « Politique et psychanalyse », mais très vite les appellations « Psychanalyse et politique » et « Psychépo » prévalent (Picq 1993, p. 116). En 1974, le groupe s’accapare le sigle MLF et signe désormais « Des femmes du MLF », puis fonde l’association l’Alliance des femmes pour la démocratisation.
  • [6]
    Comment rompre avec l’aliénation est le leitmotiv des publications féministes comme des publications de l’extrême gauche en référence à une théorie marxiste largement vulgarisée qu’on pourrait résumer ainsi : « Nous ne sommes pas ce que nous devrions être, c’est pourquoi il faut œuvrer pour la révolution prolétarienne pour qu’enfin chaque individu puisse vivre ses pleines capacités d’action et de création ».
  • [7]
    Ce double mouvement concerne plus largement tout mouvement politique luttant contre le déni de citoyenneté (Balibar 1996).
  • [8]
    Cette perspective est particulièrement développée parmi les anthropologues féministes, Gayle Rubin aux États-Unis, Nicole-Claude Mathieu en France, Paola Tabet en Italie.
  • [9]
    On peut se demander jusqu’où la volonté de se démarquer de la pensée de Simone de Beauvoir ou de sa personne entraîne chez Antoinette Fouque et son groupe une valorisation répétitive des pouvoirs procréatifs des femmes.
  • [10]
    Les débats sur la parité dans les années 1990 ont conduit à de nouvelles recompositions des positions.
  • [11]
    Comme exemple de l’antiféminisme du parti communiste, cf. notamment les travaux de Sylvie Chaperon (2002) concernant la réception de l’ouvrage de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe (1949).
  • [12]
    Catherine Deudon, « Radicalement, nature-elle-ment », La Revue d’en face, n° 9-10, p. 83, citée par Françoise Picq (1993, p. 309).
  • [13]
    Cet article n’analyse pas l’évolution des divers groupes constitutifs de la tendance « Luttes de classe », leurs disparitions, leurs transformations, ce qui nécessiterait une étude à part.
  • [14]
    On peut entre autres comprendre ainsi l’écart entre ces marxistes françaises et d’autres courants du marxisme qui, notamment en Grande-Bretagne, œuvrent au développement des cultural studies.
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