Notes
-
[1]
Je suis redevable à la lecture de Philippe Zarifian de m’avoir éclairée sur ce point.
-
[2]
À cet égard, Anne Sauvenargues (2002) montre de manière éclairante que le concept de « disparation » développé par Georges Simondon (1964), en s’appuyant sur le fonctionnement de la rétine qui construit une vision qui n’ajoute, ni ne « dépasse » ou subsume la vision de l’œil gauche et de l’œil droit, mais produit la vision binoculaire qui est autre chose que l’addition des deux visions, « fonctionne » d’une façon similaire. Par coexistence et non par opposition contradictoire. Ou, pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari, « par le milieu » (1980).
-
[3]
Des historiennes, comme Tilly et Scott (1978) ont montré comment s’étaient ainsi redistribués les rôles entre hommes et femmes à l’avènement du capitalisme. Liliane Fiori-Astier, qui termine actuellement une thèse sur les femmes au foyer, éclaire très finement la manière dont celles-ci construisent leur vie « par défaut » eu égard aux normes sociales en vigueur.
-
[4]
Les femmes, dans une telle conception, ne sont-elles pas indéfiniment référées à un « manque à être », ici encore à rapprocher de l’étalon homme adulte, blanc, hétérosexuel ?
-
[5]
C’est nous qui ajoutons.
-
[6]
Et surtout sur celles qui ne l’ont pas.
-
[7]
Cette approche m’a été suggérée par une remarque de Danièle Kergoat que je remercie, mais qui ne saurait être tenue responsable de la mise en œuvre proposée ici.
-
[8]
Certaines chercheuses féministes anglo-saxonnes les appellent les pays « majoritaires » (par le nombre).
-
[9]
Des féministes anglo-saxonnes ont critiqué la conception deleuzo-guattarienne de devenir-femme en affirmant que ces auteurs méconnaissent le « nous » féminin (qui renvoie, selon elles, à la place des femmes dans le système molaire) et objectent que le devenir-femme est ancré dans l’homme. De plus, dans leurs analyses, elles récusent une dimension, qu’elles affirment essentialiste, des femmes même si la rencontre entre Deleuze et Guattari peut relever du « paradoxe » (Flieger 2000).
-
[10]
Souligné par nous.
-
[11]
C’est-à-dire les forces moléculaires qui ébranlent le système des forces molaires.
-
[12]
Les formes sociales qui matérialisent et pérennisent le système molaire — où chacun(e) et toute chose sont à leur place, on ne mélange pas les torchons et les serviettes, chacun(e) chez soi et les vaches seront bien gardées — à savoir les partis, les syndicats, les institutions les plus diverses, s’empressent de conjurer le danger des flux libres que recèlent ces mouvements. Les coordinations et les collectifs en savent quelque chose (Kergoat 1992).
-
[13]
À ce point il convient de rappeler que le désir, chez Deleuze et Guattari, n’est pas référé au manque comme le conçoivent l’ensemble des courants psychanalytiques, mais qu’il représente une force productive qui se propage par connexion et agencements et qu’il investit, non la seule sphère familiale œdipienne, mais l’ensemble du champ social. En ce sens, Deleuze et Guattari n’opposent, ni ne séparent désir et politique et proposent d’expérimenter une logique « micropolitique » (1980).
-
[14]
Pour Deleuze et Guattari, les machines désirantes se définissent « comme la vie non œdipienne de l’inconscient » qui « ne marchent que détraquées » (1972, p. 38-39 ; p. 468), mettent en résonnance, en batterie à la fois des machines techniques et les « conditions de [leur] émergence et de [leur] fonctionnement » (Zourabichvili 2003, p. 49). Les machines désirantes et les machines sociales (marché capitaliste, État, Église, armée, famille) sont de même nature, mais les premières « investissent » les dernières. Les machines désirantes sont l’inconscient des machines sociales, les font vivre mais les débordent, les excèdent et les font « fuir » (id., p. 46). Ce concept est surtout mobilisé par Deleuze et Guattari dans L’anti-œdipe. Ils choisiront d’y renoncer au profit de celui d’agencement dans Mille plateaux (1980). Le concept de machines désirantes renvoie à un « inconscient-usine » qui rompt avec l’« inconscient-théâtre » freudo-lacanien (Zourabichvili 2003, p. 47).
-
[15]
Au moment de la Rafle du Vel d’Hiv, Alain Delon est « emporté » par la foule des personnes arrêtées et « assimilé » à un juif. C’est en ce sens que Deleuze et Guattari évoquent un devenir-juif où un non-juif est « devenu » juif et raflé comme un juif en se laissant « porter », « emporter ». Il ne se « revendique » pas comme Aryen majoritaire et entre dans ce que Deleuze et Guattari appellent un devenir-juif. On peut citer, à l’opposé, le cas de Sebastian Haffner qui évoque la honte qu’il a ressentie lorsqu’il a décliné, sans sourciller, sa qualité d’Aryen, lorsque les ss l’interrogent après avoir investi la salle de travail du tribunal où il se trouve en 1933 (Haffner 2003).
-
[16]
Souligné par nous.
-
[17]
Dans un très bel article sur la fuite dans l’Éthique de Spinoza, Rose Goetz (2003) met, de la même façon, l’accent sur une telle analyse de la fuite.
-
[18]
Évoquant le devenir-femme des écrivains anglo-saxons « contaminés » par « la montée des femmes dans l’écriture romanesque anglaise n’épargn[ant] aucun homme […]. Ils deviennent femmes en écrivant » (Deleuze, Guattari 1980, p. 338).
-
[19]
Souligné par nous.
1Développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari à partir de la publication de Kafka. Pour une littérature mineure (1975), le concept de devenir va être présenté sous des déclinaisons en cascade dans Mille plateaux (1980) : devenir-enfant, devenir-femme, devenir-animal, devenir-imperceptible. Si le mouvement est immédiatement convoqué par le devenir, comme l’écrit de manière pertinente René Schérer, « devenir est advenir », c’est surtout à une augmentation de la puissance de vie qu’il renvoie. Autrement dit, devenir, werden en allemand, c’est « l’être en train de se faire » (Schérer 1998, p. 53), non comme une « autoproduction de l’être », mais comme mouvement ou, mieux, pur « événement » [1]. Devenir contient donc tous les possibles y compris l’impossible. Se référant à l’analyse du temps de Bergson (1941), qui oppose le « temps devenir » au « temps spatialisé », Deleuze, dans Logique du sens (1969), définit les rapports entre l’événement et le présent. Parlant d’« événements purs », Deleuze écrit par exemple :
Quand je dis « Alice grandit », je veux dire qu’elle devient plus grande qu’elle n’était. Mais par là même, elle devient plus petite qu’elle n’est maintenant. Bien sûr, ce n’est pas en même temps qu’elle le devient. Mais, c’est en même temps, du même coup qu’on devient plus grand qu’on n’était, et qu’on se fait plus petit qu’on ne devient. Telle est la simultanéité d’un devenir, dont le propre est d’esquiver le présent. En tant qu’il esquive le présent, le devenir ne supporte pas la séparation ni la distinction de l’avant et de l’après, du passé et du futur. Il appartient à l’essence du devenir d’aller, de tirer dans les deux sens à la fois : Alice ne grandit pas sans rapetisser, et inversement. Le bon sens est l’affirmation que, en toutes choses, il y a un sens déterminable ; mais le paradoxe est l’affirmation des deux sens à la fois.
3Pourquoi alors le devenir-femme ? Pour le saisir, il convient de présenter, ne serait-ce que de manière schématique, quelques-unes des analyses dans lesquelles le concept de devenir est mobilisé.
4À cet égard, il semble possible de se référer utilement à la démarche adoptée par Michel Foucault pour l’appréhender. La démarche généalogique que Foucault emprunte à Nietzsche permet d’opérer une rupture décisive par rapport à Hegel en n’attribuant pas la naissance d’une chose, d’un corps, ou d’une institution à son utilité. C’est au contraire par une succession de processus d’assujettissement que cette chose, cette institution ou ce corps prennent forme et apparaissent. Ce qu’il convient dès lors d’éclairer, c’est le coup de force qui les a engendrés, coup de force qui casse tous les systèmes d’usage prévalant jusque-là. La naissance d’une institution est donc irréductible à sa fonction. Une prison ne naît pas d’un « besoin » de répression, une école d’un « besoin » d’éducation. Un équipement particulier n’est d’aucune utilité en dehors de sa fonction d’instrument de codage, de confinement, de limitation et d’éradication de l’énergie sociale libre. Il n’y a pas de sujet du besoin. Le besoin détermine l’utilité et conditionne la production de l’objet, de l’institution, du corps destiné à le satisfaire. Ainsi le besoin de formation de la main-d’œuvre va-t-il produire la scolarité obligatoire, par exemple. Le sujet ainsi défini n’est pas cause mais conséquence du besoin susceptible de combler le manque assouvi par l’objet ou l’institution. À travers ce nouveau type de catégorisation (l’enfant, le handicapé, le fou par exemple) est défini celui qui a besoin d’être scolarisé, soigné, de manière spécifique.
5Autrement dit, l’on ne rendra jamais compte d’un équipement collectif par son usage dans un système de besoins. Dès lors, il convient de se demander par quelle décision administrative ou par quel régime discursif est engendré ou a été créé tel équipement collectif. Ce qui suppose qu’aient été identifiés, définis et prélevés un flux de population, une catégorie de « rebuts sociaux » — les outsiders au sens de Becker (1985) —, une masse humaine, et qu’ils soient séparés afin de les fixer, de les territorialiser, de les subjuguer en produisant, dans le même mouvement, une fonction, une utilité sociale « répondant » aux « besoins » particuliers ainsi produits et un mode d’individuation spécifique. En fonction de ces nouveaux partages apparaissent alors des identités à présent fixées, territorialisées : des « enfants scolarisés » après la promulgation des lois instituant l’instruction obligatoire, des fous affectés à l’asile psychiatrique, des délinquants assignés à la vie carcérale. Dans ces établissements, mais aussi au-dehors dans le monde social, prévalent et s’imposent ces identités (« femmes toutes mains », « femmes au foyer » [3]) qui assurent et légitiment, sous forme de disciplines pour suivre Foucault, le « coup de force » qui leur a donné naissance. Ainsi sont intriquées de manière serrée et irréversible identité et assignation, identité et conformisation, identité et territorialisation. Chaque chose à sa place et les vaches seront bien gardées. Par le biais de cette normalisation, l’identité de chacun(e) se doit de conforter et de se conformer à ce que le rôle et le statut qui en découlent imposent. Les scénarios sont déjà rédigés et les partitions entièrement composées, il suffit à chacun(e) de s’y couler.
6Dans ces conditions, l’identité ainsi attribuée résulte d’une forme de marquage des instances de pouvoir et de savoir et nullement de « racines » culturelles, ou d’une quelconque arène pré-individuelle préexistante, ajoutent Deleuze et Guattari. Ce faisant, ils analysent les institutions bien davantage comme ce qu’ils appellent une « antiproduction » : loin d’avoir pour objectif de fonctionner, elles sont au contraire entièrement dévolues au contrôle des énergies sociales libres qui sont le propre de la production du désir au fondement de toute création, comme de toute transformation sociale et politique. Ou, pour le dire en d’autres termes, les institutions captent et détournent cette énergie de vie, de création, de production et d’invention sociales en en prélevant le quantum minimum pour assurer la pérennisation du fonctionnement social, tout en veillant scrupuleusement à la couper des virtualités de transformation dont elle est porteuse. Dans l’analyse de Deleuze et de Guattari, le désir est directement et immédiatement connecté au social et au politique, c’est en ce sens qu’il constitue toujours une force de subversion de ces ordres. Et c’est en ce sens que les forces que Deleuze et Guattari appellent « molaires » tendent sans cesse à l’assujettir pour éviter les transformations radicales qu’il suscite à tous les niveaux de la vie sociale tant collective qu’individuelle. Pour le dire autrement, on pourrait appeler molaires les « grands agencements sociaux définis par des codes spécifiques, et qui se caractérisent par une forme relativement stable et par un fonctionnement reproducteur » (Zourabichvili 2003, p. 7). Les forces molaires renvoient au « modèle d’identification majoritaire » (id., p. 30) (homme adulte, blanc, hétérosexuel). Comme l’écrivent Deleuze et Guattari :
La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « enseigne », elle donne des ordres, elle commande.
8Et, pourrions-nous ajouter, elle assigne, comme on peut lire plus loin :
La machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.). L’unité élémentaire du langage, c’est le mot d’ordre. Plutôt que le sens commun, il faudrait définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre des mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir.
10Consentir à l’identité qui m’est attribuée, assignée, c’est (y) obéir, (y) donner mon assentiment.
11L’argumentation de Deleuze et Guattari gagne en puissance lorsqu’ils décrivent le mode opératoire de ces forces molaires, en l’occurrence par rapport à la question du genre. Lorsqu’ils écrivent L’anti-œdipe. Capitalisme et schizophrénie en 1972, ils montrent en particulier comment l’organisation du capitalisme, de même que celle de toutes les institutions sociales, visent à prélever les forces de vie des flux libres du désir, tout en en garrottant et en en ligaturant les énergies créatrices et subversives afin de les contenir pour préserver l’existence du système, les rapports de force et les relations en termes de genre qui en forment le soubassement. En ce sens, l’œdipe, dont la triangulation permet l’assignation du désir au domaine privé, hétérosexuel et familial, en constitue un des principaux piliers et façonne les hiérarchies, notamment en termes de genre, comme le font également les autres instances sociales. Il revient aux féministes d’avoir, les premières, récusé le patriarcat et l’androcentrisme fondant l’oppression des femmes dans tous les domaines de la vie privée et de la vie publique. C’est-à-dire d’avoir, entre autres choses, récusé la tradition psychanalytique en proclamant que le privé est politique et que l’expérience des femmes ne saurait être réduite au Penisneid freudien ou à la référence au Phallus lacanien.
12Alors que dans l’univers où s’exercent les forces molaires, celles-ci sélectionnent et ordonnent des normalités fondées sur des oppositions binaires : on est homme ou femme, si l’on n’est ni l’un ni l’autre on est travesti.
De toute façon on t’a reconnu, la machine abstraite t’a inscrit dans l’ensemble de son quadrillage.
14Le normal, dessiné par les forces molaires, c’est l’homme blanc, moyen, hétérosexuel quelconque : en d’autres termes, les forces molaires assignent des places et des rôles socialement définis par rapport à l’emblème — Deleuze et Guattari parlent d’« étalon » — majoritaire. Et la place et le rôle des femmes sont ainsi définis en fonction de cette figure majoritaire. Les femmes elles-mêmes peuvent également se positionner et se définir en figures molaires, contre-dépendantes de l’homme blanc, mâle et hétérosexuel, lorsqu’elles jouent à la maman ou à la putain par exemple. Deleuze et Guattari prennent le détour du racisme qui permet de nous éclairer sur ces identités bornées et assignées.
Du point de vue du racisme, il n’y a pas d’extérieur. Il n’y a que des gens qui devraient être comme nous, et dont le crime est de ne pas l’être.
À chaque instant, la machine rejette des visages non conformes ou des airs louches.
17De la même manière, à chaque instant, sont récusées et pourchassées des identités équivoques ou ambiguës, des postures inconvenantes ou inappropriées. « Elle n’a pas la tête de l’emploi », « Trop poli pour être honnête », autant d’exemples où la tyrannie de l’« étalon » majoritaire conforme et façonne les corps et les âmes. En ce sens, c’est la conformité qui bride et détourne au profit du système dominant les flux de création et de subversion propres au désir.
18La question urgente que posent Deleuze et Guattari est dès lors la suivante : comment échapper aux enkystements et aux stérilisations majoritaires, identitaires et statutaires ; tu n’es plus un(e) enfant, ne fais pas le garçon manqué [4], un homme ne pleure pas. Le majoritaire, le molaire :
[Ce n’est pas une] quantité relative plus grande, mais la détermination d’un état ou d’un étalon par rapport auquel les quantités plus grandes aussi bien que les plus petites seront dites minoritaires : homme-blanc-adulte-mâle [hétérosexuel [5]]. Majorité suppose un état de domination, non pas l’inverse. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a plus de moustiques ou de mouches que d’hommes, mais comment « l’homme » a constitué dans l’univers un étalon par rapport auquel les hommes forment nécessairement (analytiquement) une majorité. De même que la majorité dans la cité suppose un droit de vote, et ne s’établit pas seulement pour ceux qui possèdent ce droit, mais s’exerce sur ceux [6] qui ne l’ont pas, quel que soit leur nombre, la majorité dans l’univers suppose déjà donnés le droit ou le pouvoir de l’homme. C’est en ce sens que les femmes, les enfants, et aussi les animaux et les végétaux, les molécules sont minoritaires.
20C’est donc le système majoritaire ou les « arborescences » hiérarchisantes qui le constituent qui « font » des femmes, quel qu’en soit le nombre, une minorité qui constitue, selon Deleuze et Guattari, un « ensemble » ou un « état ». Lorsqu’ils parlent ici de minorité, Deleuze et Guattari n’affirment en aucune façon que les femmes sont numériquement minoritaires : rappelons à ce propos la belle expression chinoise : « Les femmes sont la moitié du ciel. » Ce qu’ils pointent au contraire, c’est le fait que la constitution de l’homme transforme tout non-homme en minorité. Ne pourrait-on ainsi, d’une certaine manière, mettre en résonance le genre comme construction sociale et la conceptualisation deleuzo-guattarienne de minorité [7] ? C’est le rapport entre majorité et minorités qui édifie alors des « machines duelles » qui forment une « opposition distinctive duelle » : mâle-(femelle) ; adulte-(enfant) ; blanc-(noir, jaune ou rouge) ; raisonnable-(animal) où un « point central a la propriété d’organiser des distributions binaires dans les machines duelles, de se reproduire dans le terme principal de l’opposition, en même temps que l’opposition tout entière résonne en lui » (Deleuze, Guattari 1980, p. 358). Ce système binaire fondé sur l’opposition entre éléments par définition inégaux (la position des femmes se définit par référence à l’étalon homme, de même celle de l’enfant à l’égard de l’adulte, comme aussi celle de l’animal par rapport à l’homme doté de raison), contribue à dessiner un système arborescent où chaque point est relié au point dominant auquel il correspond — homme, adulte, humain — (p. 359).
21Dans un tel système de distribution de disjonctions et d’oppositions binaires qui s’excluent l’une l’autre, on ne peut être à la fois homme et femme ; en d’autres termes on est ou bien homme ou bien femme ; ou bien enfant ou bien adulte ; ou bien blanc ou bien noir, et ainsi à l’infini. Qu’en est-il alors des entre-deux, des hybridations, des hésitations de l’ambivalence qui hantent chacun(e) de nous ? Qu’en est-il des autres qui nous habitent et nous font désirer et résister aux assignations qui nous mutilent ? Le féminisme a, de ce point de vue, apporté sa précieuse moisson d’intelligence pratique et analytique et Deleuze et Guattari rendent hommage à ce nécessaire moment dans la résistance à l’ordre molaire centré sur l’homme adulte, blanc et hétérosexuel. Mais le fait d’être une femme ne fait pas échapper aux enfermements molaires pour autant : nous sommes tous, toutes pris(e)s dans l’organisation sociale qui cristallise et fige les appartenances fixées :
Ce que nous appelons ici entité molaire, c’est la femme en tant qu’elle est prise dans une machine duelle qui l’oppose à l’homme, en tant qu’elle est déterminée par sa forme, et pourvue d’organes et de fonctions, assignée comme sujet.
23Et ils poursuivent :
25Pour le dire autrement, cette politique féministe — droit de vote, droit à la contraception, avortement libre, participation à la vie sociale et politique, droit à la création, libre choix de l’identité sexuelle, homoparentalité par exemple — requiert de manière absolument urgente et vitale des formes d’action à inventer dans nos sociétés mais peut-être aussi surtout dans les mondes du Sud [8]. Il s’agit alors de mouvements qui, au niveau où ils adviennent et déploient leur puissance d’agir, contribuent à faire tomber des bastilles et à briser des frontières établies par le système d’assujettissement molaire qui s’impose à travers l’étalon homme. Mais ces luttes molaires possèdent en germe une caractéristique essentielle parce qu’elles concernent des femmes minoritaires dans le système, porteuses en elles-mêmes d’autres virtualités. C’est à ce point que prend consistance et sens le concept de devenir-femme que développent Deleuze et Guattari [9].
26Les femmes « molaires » mènent certes des luttes au niveau des forces molaires, mais cette lutte même contient déjà un horizon qui les fait échapper au seul registre de l’axiomatique, et se situe « au voisinage » des flux de désir libérateurs, des forces « moléculaires » qui ébranlent les fondements du système. Un axiome, en philosophie ou en mathématiques, c’est une « vérité indémontrable mais évidente pour quiconque en comprend le sens » (Petit Robert). Une axiomatique, on le voit, renvoie au double registre de l’évidence ou de ce qui s’impose. Pour introduire leur conceptualisation de l’axiomatique, Deleuze et Guattari se réfèrent au chapitre que Marx consacre dans Le Capital à la baisse tendancielle du profit, où il montre « le capitalisme comme une axiomatique » (Deleuze et Guattari 1980, p. 578), en d’autres termes, que « (toute la) production (est) pour le marché » (id., p. 544).
Le capitalisme est bien une axiomatique parce qu’il n’a pas d’autres lois qu’immanentes. Il aimerait à faire croire qu’il se heurte aux limites de l’Univers, à l’extrême limite des ressources et des énergies. Mais il ne se heurte qu’à ses propres limites (dépréciation périodique du capital existant) et ne déplace et ne repousse que ses propres limites (formation d’un capital nouveau, dans des industries nouvelles, à fort taux de profit). C’est l’histoire du pétrole et du nucléaire.
28Ce qui veut dire que les luttes au niveau des axiomes (nous parlions plus haut des luttes molaires) ont une portée qu’il convient de ne pas négliger.
Là encore, ce n’est pas dire que la lutte au niveau des axiomes soit sans importance ; elle est déterminante au contraire (aux niveaux les plus différents, luttes des femmes pour le vote, pour l’avortement, pour l’emploi ; luttes des régions pour l’autonomie ; luttes du Tiers Monde ; luttes des masses ou des minorités opprimées. Mais il y a toujours un signe pour montrer que ces luttes sont l’indice d’un autre combat coexistant [10]. Si modeste que soit une revendication, elle présente toujours un point que l’axiomatique ne peut supporter, lorsque les gens réclament de poser eux-mêmes leurs propres problèmes, et de déterminer au moins les conditions particulières sous lesquelles ceux-ci peuvent recevoir une solution plus générale (tenir au Particulier comme forme innovatrice). On est toujours stupéfait par la modestie des revendications de minorités, au début, jointe à l’impuissance de l’axiomatique à résoudre le moindre problème correspondant. Bref, la lutte autour des axiomes est d’autant plus importante qu’elle manifeste et creuse elle-même l’écart entre les propositions de flux [11] et les propositions d’axiomes. La puissance des minorités ne se mesure pas à leur capacité d’entrer et de s’imposer dans le système majoritaire, mais de faire valoir une force des ensembles non dénombrables contre la force des ensembles dénombrables…
30C’est en ce sens qu’il est possible d’argumenter que les mouvements initiés par les femmes, d’abord définies « comme entités molaires », sont susceptibles de contenir en puissance les devenir-femme de chacune, dans la mesure où ils visent à définir de nouvelles frontières provisoires mais néanmoins inassimilables par le système molaire qu’elles remettent radicalement en cause. Mais nous le savons, c’est toujours de manière précaire et temporaire que ces ouvertures s’expérimentent, le système molaire cherchant inévitablement à récupérer l’énergie vitale, la puissance d’agir qui les habitent et les nourrissent, le désir même [12].
31L’argumentation de Deleuze et Guattari gagne en puissance lorsqu’ils donnent à voir la manière dont ce devenir-femme, comme le devenir-enfant et le devenir-imperceptible opèrent. Autrement dit, lorsqu’ils abandonnent le registre du « qu’est-ce que cela veut dire ? » propre à l’interprétation psychanalytique, pour aborder celui du « qu’est-ce qui se passe ? », lorsqu’ils troquent la défroque psychanalytique contre le bricolage et l’expérimentation du « comment ça marche ? ». Affectant des minorités, les mouvements impliquant les forces molaires contribuent déjà à ébranler les rapports de force existants. En effet, ils annoncent, précèdent et anticipent en pointillés la possible libération de forces de vie, de transformation, de créativité par le brouillage des pistes, des lignes, et la redéfinition d’enjeux de pouvoir. Ces mouvements sont potentiellement hantés et illuminés par les forces « moléculaires » qui s’y déploient en quelque sorte déjà, indiquant, « en creux », même de manière provisoire, indécidable et imperceptible, les voies susceptibles de frayer un passage au désir en tant que force de production sociale et politique [13]. Pour le dire autrement, les identités assignées, comme les formes institutionnelles, « fuient » de toutes parts, sont « débordées », submergées par l’exubérance et la multiplicité de ces forces moléculaires qu’elles ne parviennent jamais pleinement et définitivement à juguler.
32Or ces forces moléculaires, ce sont les résistances au système, les « cavales », les évasions que chacun, chacune mobilise et organise. Le devenir, c’est le désir même. Comme l’écrit François Zourabichvili :
Devenir est le contenu propre au désir (machines désirantes [14] ou agencements), désirer, c’est passer par des devenirs. Tout d’abord, devenir n’est pas une généralité, il n’y a pas de devenir en général : on ne saurait réduire ce concept, outil d’une clinique fine de l’existence concrète et toujours singulière, à l’appréhension extatique du monde dans son universel écoulement.
34On peut alors reprendre l’interrogation qui a introduit ce questionnement : pourquoi le devenir-femme ? Le devenir, au sens de Deleuze et Guattari, ne « ressemble pas » à la femme, à l’enfant ou à la molécule comme entités molaires. Devenir-femme, ce n’est pas imiter ou se transformer en une entité molaire. Il ne s’agit pas de se travestir en un « être femme ‘différentiel’ » — pour reprendre une judicieuse expression de Philippe Zarifian —, mais, par un mouvement tout autre, de se saisir de l’assignation à la minorité pour en faire proliférer les forces de résistance et les puissances d’agir du désir. Devenir, c’est tracer une ligne de fuite hors du carcan de l’axiomatique du capital. Et chacun(e) a à devenir. En d’autres termes, l’inscription des femmes dans le système molaire qui les assujettit en tant que minorité leur accorde une position privilégiée pour devenir. Car dans devenir-femme, c’est l’ensemble formé par le tiret, l’infinitif et le nom (femme, enfant, molécule, imperceptible) qui est premier, le nom (femme) renvoyant à une position de minorité qui peut (éventuellement) être utilisée pour accéder à un désir en train de se déployer, de se « machiner », de se bricoler, de proliférer et de contaminer le système molaire des identités assignées et des comportements admissibles. Le devenir-femme n’est pas femme, le fait d’être femme permet, par contre, si l’on en est capable, de se déprendre des rôles définis en termes de genre, qu’advienne ce que les structures sociales barrent de la création, du désir. Une telle expérimentation, c’est échapper aux « caractères issus de la distribution des rôles, des attitudes, etc., constituée par le rapport de domination » (Zourabichvili 2003, p. 41). En ce sens, toute femme a à devenir-femme.
Femme, nous avons tous à le devenir, que nous soyons masculins ou féminins. Non-blancs nous avons tous à le devenir, que nous soyons blancs, jaunes ou noirs. Le devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les femmes […]. Le devenir-juif, le devenir-femme, etc., impliquent donc la simultanéité d’un double mouvement, l’un par lequel un terme (le sujet) se soustrait à la majorité, et l’autre par lequel (le médium ou l’agent) sort de la minorité […]. Vous ne déviez pas de la majorité sans un petit détail qui va se mettre à grossir, et qui vous emporte.
36Deleuze et Guattari, lorsqu’ils parlent ici de « devenir-juif », évoquent le cas d’un Américain moyen :
[qui] a besoin de lunettes qui donnent à son nez un air vaguement sémite, ‘c’est à cause des lunettes’, qu’il va être précipité dans cette étrange aventure du devenir-juif d’un non-juif […]. Comme dans le film de Joseph Losey, Monsieur Klein, c’est le non-juif qui est emporté par ce devenir quand il est arraché à son mètre étalon [15] […]. Ce qui nous précipite dans un devenir, ce peut être n’importe quoi, le plus inattendu, le plus insignifiant… Devenir-minoritaire est une affaire politique.
38Cela peut passer aussi, par exemple, par le devenir-imperceptible du « devenir-tout-le-monde » (Zourabichvili 2003, p. 31).
39Désirer, c’est passer par des devenirs.
On n’abandonne pas ce qu’on est pour devenir autre chose (imitation, identification), mais une autre façon de vivre et de sentir [16] hante ou s’enveloppe dans la nôtre et la « fait fuir ».
41Comme l’écrivent Deleuze et Parnet :
Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau […]. Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie.
43Mais entrer dans un devenir, c’est effectuer un travail de déplacement, de détournement. On a à devenir pour échapper à l’assentiment concédé aux identités façonnées par les institutions, à la complaisance que l’on accorde à l’intolérable dans le système.
D’une certaine manière, c’est toujours « homme » qui est le sujet d’un devenir ; mais il n’est un tel sujet qu’en entrant dans un devenir-minoritaire qui l’arrache à son identité majeure […]. Inversement si les juifs eux-mêmes ont à devenir-juif, les femmes à devenir-femme, les enfants à devenir-enfant, les noirs à devenir-noir, c’est dans la mesure où seule une minorité peut servir de médium actif au devenir, mais dans des conditions telles qu’elle cesse à son tour d’être un ensemble définissable par rapport à la majorité.
45Par conséquent devenir-femme pour une femme consiste :
[à] retrouver le point où son auto-affirmation, loin d’être celle d’une identité inévitablement définie par référence à l’homme, est cette « féminité » insaisissable et sans essence qui ne s’affirme pas sans compromettre l’ordre établi des affections et des mœurs, puisque cet ordre implique sa répression.
47En ce sens, le devenir-femme renvoie aux lignes de fuite que sont les femmes (en tant que minorité, toujours eu égard à la figure majoritaire de l’homme) et « fait fuir l’ensemble de la situation et ainsi ‘contamine les hommes, les prend dans ce devenir’ » (Deleuze, Guattari 1980, p. 338). Ainsi, les devenirs sont proprement révolutionnaires, non pas au sens du Grand Soir à préparer ou à attendre, mais en termes de processus. Dans l’Abécédaire, Gilles Deleuze explique de manière lumineuse comment Félix Guattari et lui entendent le mot révolution : comme un processus. Autrement dit, les forces moléculaires parviennent à prendre corps [18] par un mouvement processuel qui tend vers l’abolition, même momentanée, du régime molaire ; au contraire des prises de pouvoir (le Palais d’Hiver) qui s’incarnent instantanément en un ensemble molaire — l’Organisation, l’Avant-garde — qui va ligaturer, brider et enclore les forces moléculaires qui l’ont pourtant fait advenir. En tant que processus, la révolution est cet ensemble de forces moléculaires labiles et perpétuellement renaissantes qui assiègent « l’axiomatique du capital » qui s’incarne dans les « sociétés de contrôle » (Deleuze 1990) où les formes d’assujettissement miniaturisées nous enserrent au plus près des corps et des âmes.
48En ce sens, le devenir-femme, comme les autres formes de devenirs, contient donc en germe tout ce qui n’existe pas encore, tout ce qui est proprement impensable et impossible. « Demander l’impossible ». On le découvre à présent, si le devenir-femme suppose un travail sur soi pour se déprendre des injonctions axiomatiques et des assignations identitaires, c’est une « pragmatique » (Schérer 1998, p. 52), mieux, c’est surtout une politique, Deleuze et Guattari diront une « micropolitique ».
Deleuze inverse le rapport habituel du possible et de l’événement. Le possible est ce qui peut arriver, effectivement ou logiquement. On appelle à ne pas se résigner, parce que la situation est pleine de possibilités et qu’on n’a pas tout essayé : on parie donc sur une alternative actuelle. À la suite de Bergson, Deleuze dit au contraire : le possible vous ne l’avez pas à l’avance, vous ne l’avez pas avant de l’avoir créé. Ce qui est possible, c’est de créer du possible.
50Les devenirs sont pris dans ces possibles qui adviennent et qui conduisent à une nouvelle « répartition des affects » (id., p. 341). À travers ces raccordements ou ces agencements s’actualisent « les nouvelles possibilités de vie, au lieu de les laisser étouffer dans l’ancien agencement » (id., p. 343). Deleuze parle alors d’un « devenir-révolutionnaire ».
La seule chance des hommes est dans le devenir-révolutionnaire, qui seul peut conjurer la honte ou répondre à l’intolérable.
52Et il enfonce le clou :
La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes.
54Le devenir-femme, « qui se glisse dans les affrontements molaires et passe en dessous, ou à travers » (Deleuze, Guattari 1980, p. 338) est en quelque sorte porté par un tel devenir-révolutionnaire. Car « le peuple, c’est toujours une minorité créatrice » (Deleuze 1990, p. 235).
55Se pose à présent la question : comment devenir, devenir-femme, devenir-enfant, devenir-animal, devenir-imperceptible ? Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, c’est à partir d’une rencontre impensable, de la perception d’un détail in-signifiant et a-signifiant que se créent des connexions, des hybridations qui défont les appartenances mutilantes et les assignations qui confortent et pérennisent les aliénations fondatrices. Devenir se produit « entre », « par le milieu » écrivent-ils. Autrement dit, par les porosités, les contiguïtés improbables, là où les femmes amplifient ce que leur état minoritaire leur permet d’appréhender et de discerner, où les hommes peuvent atteindre les forces moléculaires auxquelles il est d’usage qu’ils renoncent dans le système que leur impose l’axiomatique du capital. Devenir c’est, loin des oppositions binaires, permettre la coexistence d’affects, de phénomènes apparemment contradictoires.
56Devenir, c’est atteindre aux multiplicités qui nous habitent et s’ouvrent à nous au gré des rencontres, c’est devenir plus libre, et expérimenter, pour reprendre Spinoza, ce que peut un corps. Faire de sa vie une aventure ou un atelier, une « machine désirante ». Et en se dépouillant de la femme « inventée » par l’axiomatique de l’étalon homme blanc, adulte, hétérosexuel, accéder par expérimentations successives au « mélange des genres », à la transgression des frontières et au braconnage dans les propriétés privées. Pour « devenir-femme », les femmes doivent emprunter des chemins de traverse, non pour se plier aux arborescences hiérarchisantes, mais ruser et les « fuir » le long de rhizomes qui connectent des univers, des régimes et des registres que rien jusque-là ne prédisposait à se croiser et s’entremêler. Ouvrir des possibles jusque-là impossibles par l’actualisation de modes de subjectivation qui contiennent, trésors tapis au cœur des identitaires injonctions, le joyau des devenirs. Un devenir coexiste en nous qui peut être rendu incandescendant ou vif argent si nous sommes capables d’en guetter, d’en discerner les signes et les affects, et d’en faire un usage émancipateur. Autrement dit, échapper aux partages binaires, c’est passer, comme nous l’écrivions, « entre », c’est inventer ses propres machines singulières d’émancipation et de résistance.
Entrer en devenir, avoir des idées, c’est un phénomène, non d’intériorité subjective, mais d’échange vivant entre le dedans et le dehors, un événement à leur limite.
58C’est dire la portée de la pensée de Deleuze et Guattari en termes à la fois éthiques, esthétiques mais surtout peut-être politiques par l’accent mis sur les combinaisons collectives dans lesquelles entre le désir comme force positive, affirmative et agissante.
Récemment encore, on a pu entendre sur Arte, dans la belle série Abécédaire, enregistrée en 1988 par Claire Parnet, Deleuze parler simplement du désir comme inséparable de ses agencements, de sa force liante, associative. Il ne faut pas le comprendre comme une faim inassouvissable que chacun entretiendrait en soi pour lui-même. Il est acte, relation. Il créé ce que Deleuze appelle un « devenir ». En Désirant, on fait devenir quelque chose et l’on devient. Ce n’est pas une appropriation mais un mouvement vers l’autre. L’agencement du désir n’est pas semblable à une filiation naturelle ou institutionnelle (dans la famille). Il relie des différences, procède à des noces « contre-nature », associe des règnes, choses, animal, végétal, fait surgir, pour les sentiments et affections, des configurations nouvelles, des énoncés nouveaux […]. Le désir et ses agencements font éclore des mondes. Ils proposent, pour des manières de vivre [19], différents « régimes de signes », des codes à double sens.
60En paraphrasant Blanchot, on pourrait poser que devenir, c’est une vie « à venir » que ne pourraient contraindre aucune des fixations ou des territorialisations étatiques, institutionnelles familiales, aucune contrainte « des diverses transcendances » (Schérer 2002, p. 60). C’est en ce sens que devenir ouvre une nouvelle voie au politique, définie comme « micropolitique » par Deleuze et Guattari, parce qu’elle agence et lie irrémédiablement ce que les ordres, les doxa et les transcendances séparent. De plus il informe sur des issues politiques qui ne devraient plus rien au volontarisme et aux mots d’ordre propres à l’axiomatique du capital et non au désir. Mieux, à ce titre, le concept de devenir-femme est sans doute susceptible d’ouvrir de nouvelles virtualités pour tous, toutes, et d’« amplifier l’âme » de chacun(e) (Deleuze 2003).
Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez pietàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
62Devenir-femme y participe.
Bibliographie
Références
- Becker Howard (1985). Outsiders. Paris, A.-M. Métailié « Observations ».
- Bergson Henri (1941). La pensée et le mouvant. Paris, puf « Bibliothèque de philosophie contemporaine ».
- Buchanan Ian, Colebrook Claire (2000). Deleuze and Feminist Theory. Edinburgh, Edinburg University Press.
- Deleuze Gilles (1966). « L’individu et sa genèse physico-biologique » de Gilbert Simondon [Recension]. Revue philosophique de France et de l’étranger, vol. clvi, n° 1-3, janvier-mars.
- — (1969). Logique du sens. Paris, Minuit « Critique ».
- — (1990). Pourparlers : 1972-1990. Paris, Minuit « Critique ».
- — (2003). Leibniz : âme et damnation (Cours sur Leibniz). cd. Gallimard.
- Deleuze Gilles, Guattari Félix (1972). L’anti-œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit « Critique ».
- — (1975). Kafka. Pour une littérature mineure. Paris, Minuit « Critique ».
- — (1980). Mille plateaux. (Suite et fin de) Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit « Critique ».
- — (1991). Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit « Critique ».
- Deleuze Gilles, Parnet Claire (collab.) (1977). Dialogues, Paris, Flammarion.
- Deleuze Gilles, Parnet Claire ([1988] 2004). L’Abécédaire. dvd. Sodaperaga.
- Flieger Jerry A. (2000). « Becoming-Woman: Deleuze, Schreber and Molecular Identification ». In Buchanan Ian, Colebrook Claire. Deleuze and Feminist Theory. Edinburgh, Edinburgh University Press.
- Goetz Rose (2003). « La place de l’éviction et de la fuite dans le perfectionnement éthique ». Philosophiques, Revue de la Société de philosophie du Québec, vol. 29, n° 1, spécial « Spinoza sous le prisme de son anthropologie », printemps.
- Guattari Félix (1972). Psychanalyse et transversalité [Préface de Gilles Deleuze]. Paris, François Maspero.
- — (1977). La Révolution moléculaire. Paris, Encres « Recherches ».
- Kergoat Danièle et al. (1992). Les infirmières et leur coordination, 1988-1989. Paris, Lamarre.
- Haffner Sebastian (2003). Histoire d’un Allemand : souvenirs, 1914-1933 [trad. de l’allemand]. Arles, Actes Sud.
- Sauvenargues Anne (2002). « Le concept de modulation chez Gilles Deleuze, et l’apport de Simondon à l’esthétique deleuzienne ». Concepts, n° spécial « Gilles Deleuze ».
- Schérer René (1998). Regards sur Deleuze. Paris, Kimé.
- — (2002). Enfantines. Paris, Anthropos.
- Simondon Gilbert (1964). L’individu et sa genèse physico-biologique. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Paris, puf « Epiméthée » [nouv. éd. 1995, Grenoble, J. Million « Krisis »].
- Spinoza Baruch (1971). Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties [trad. par Charles Appuhn]. Paris, Garnier-Flammarion.
- Tilly Louise A., Scott Joan W. (1975). Women, Work and Family. New York, Rinehart & Winston [trad. française (1987). Les femmes, le travail et la famille. Paris, Rivages « Histoire »].
- Zourabichvili François (1998). « Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique) ». In Alliez Éric (ed). Gilles Deleuze. Une vie philosophique. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
- — (2003). Le vocabulaire de Deleuze. Paris, Ellipses.
Mots-clés éditeurs : résistances, subversion, normes, désir, micropolitique, institutions, identités, minorités, devenir
Mise en ligne 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/cdge.038.0043Notes
-
[1]
Je suis redevable à la lecture de Philippe Zarifian de m’avoir éclairée sur ce point.
-
[2]
À cet égard, Anne Sauvenargues (2002) montre de manière éclairante que le concept de « disparation » développé par Georges Simondon (1964), en s’appuyant sur le fonctionnement de la rétine qui construit une vision qui n’ajoute, ni ne « dépasse » ou subsume la vision de l’œil gauche et de l’œil droit, mais produit la vision binoculaire qui est autre chose que l’addition des deux visions, « fonctionne » d’une façon similaire. Par coexistence et non par opposition contradictoire. Ou, pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari, « par le milieu » (1980).
-
[3]
Des historiennes, comme Tilly et Scott (1978) ont montré comment s’étaient ainsi redistribués les rôles entre hommes et femmes à l’avènement du capitalisme. Liliane Fiori-Astier, qui termine actuellement une thèse sur les femmes au foyer, éclaire très finement la manière dont celles-ci construisent leur vie « par défaut » eu égard aux normes sociales en vigueur.
-
[4]
Les femmes, dans une telle conception, ne sont-elles pas indéfiniment référées à un « manque à être », ici encore à rapprocher de l’étalon homme adulte, blanc, hétérosexuel ?
-
[5]
C’est nous qui ajoutons.
-
[6]
Et surtout sur celles qui ne l’ont pas.
-
[7]
Cette approche m’a été suggérée par une remarque de Danièle Kergoat que je remercie, mais qui ne saurait être tenue responsable de la mise en œuvre proposée ici.
-
[8]
Certaines chercheuses féministes anglo-saxonnes les appellent les pays « majoritaires » (par le nombre).
-
[9]
Des féministes anglo-saxonnes ont critiqué la conception deleuzo-guattarienne de devenir-femme en affirmant que ces auteurs méconnaissent le « nous » féminin (qui renvoie, selon elles, à la place des femmes dans le système molaire) et objectent que le devenir-femme est ancré dans l’homme. De plus, dans leurs analyses, elles récusent une dimension, qu’elles affirment essentialiste, des femmes même si la rencontre entre Deleuze et Guattari peut relever du « paradoxe » (Flieger 2000).
-
[10]
Souligné par nous.
-
[11]
C’est-à-dire les forces moléculaires qui ébranlent le système des forces molaires.
-
[12]
Les formes sociales qui matérialisent et pérennisent le système molaire — où chacun(e) et toute chose sont à leur place, on ne mélange pas les torchons et les serviettes, chacun(e) chez soi et les vaches seront bien gardées — à savoir les partis, les syndicats, les institutions les plus diverses, s’empressent de conjurer le danger des flux libres que recèlent ces mouvements. Les coordinations et les collectifs en savent quelque chose (Kergoat 1992).
-
[13]
À ce point il convient de rappeler que le désir, chez Deleuze et Guattari, n’est pas référé au manque comme le conçoivent l’ensemble des courants psychanalytiques, mais qu’il représente une force productive qui se propage par connexion et agencements et qu’il investit, non la seule sphère familiale œdipienne, mais l’ensemble du champ social. En ce sens, Deleuze et Guattari n’opposent, ni ne séparent désir et politique et proposent d’expérimenter une logique « micropolitique » (1980).
-
[14]
Pour Deleuze et Guattari, les machines désirantes se définissent « comme la vie non œdipienne de l’inconscient » qui « ne marchent que détraquées » (1972, p. 38-39 ; p. 468), mettent en résonnance, en batterie à la fois des machines techniques et les « conditions de [leur] émergence et de [leur] fonctionnement » (Zourabichvili 2003, p. 49). Les machines désirantes et les machines sociales (marché capitaliste, État, Église, armée, famille) sont de même nature, mais les premières « investissent » les dernières. Les machines désirantes sont l’inconscient des machines sociales, les font vivre mais les débordent, les excèdent et les font « fuir » (id., p. 46). Ce concept est surtout mobilisé par Deleuze et Guattari dans L’anti-œdipe. Ils choisiront d’y renoncer au profit de celui d’agencement dans Mille plateaux (1980). Le concept de machines désirantes renvoie à un « inconscient-usine » qui rompt avec l’« inconscient-théâtre » freudo-lacanien (Zourabichvili 2003, p. 47).
-
[15]
Au moment de la Rafle du Vel d’Hiv, Alain Delon est « emporté » par la foule des personnes arrêtées et « assimilé » à un juif. C’est en ce sens que Deleuze et Guattari évoquent un devenir-juif où un non-juif est « devenu » juif et raflé comme un juif en se laissant « porter », « emporter ». Il ne se « revendique » pas comme Aryen majoritaire et entre dans ce que Deleuze et Guattari appellent un devenir-juif. On peut citer, à l’opposé, le cas de Sebastian Haffner qui évoque la honte qu’il a ressentie lorsqu’il a décliné, sans sourciller, sa qualité d’Aryen, lorsque les ss l’interrogent après avoir investi la salle de travail du tribunal où il se trouve en 1933 (Haffner 2003).
-
[16]
Souligné par nous.
-
[17]
Dans un très bel article sur la fuite dans l’Éthique de Spinoza, Rose Goetz (2003) met, de la même façon, l’accent sur une telle analyse de la fuite.
-
[18]
Évoquant le devenir-femme des écrivains anglo-saxons « contaminés » par « la montée des femmes dans l’écriture romanesque anglaise n’épargn[ant] aucun homme […]. Ils deviennent femmes en écrivant » (Deleuze, Guattari 1980, p. 338).
-
[19]
Souligné par nous.