Notes
-
[1]
Aristote, La Politique, traduction de J. Tricot, Vrin, 1995, p. 584.
-
[2]
Boileau, L’art poétique, Chant III, 1674.
-
[3]
S. Freud, Psychothérapie de l’hystérie, 1895, Paris, P.U.F., 1994.
-
[4]
S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris Editions Gallimard, 1986, coll. Folio/Essais.
-
[5]
Boileau, opus cité.
-
[6]
J. Lacan, « Tuché et Automaton », in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris 1973.
-
[7]
J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage in « Ecrits I », p. 145.
-
[8]
Voir Mélanie Klein, Bion etc.
-
[9]
Platon, République, livre III, 393 b-c.
-
[10]
W. Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène I.
-
[11]
J. Lacan, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, Le champ freudien.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
B. Brecht, 1935, « Critique de l’identification » in « L’art du comédien », trad. J. Tailleur et G. Delfel, 1999, Éditions de l’Arche, p. 45.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
O. Mannoni, « L’illusion comique ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire » in « Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène », p. 161.
-
[16]
S. Freud, « Sur le rêve », 1901, Paris, Éditions Gallimard, 1988, coll. Folio/Essais, p. 66.
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire livre x, L’angoisse, 1962-1963, Paris, Éditions du seuil, 2004, coll. Champ Freudien, p. 46-47.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
S. Freud, L’interprétation des rêves, 1899, Édit. P.U.F., 1926, p. 231.
-
[20]
Opus cité.
-
[21]
F. Nietzsche, 1886, La naissance de la tragédie, Folio essais, Paris 1889.
1Avant la psychanalyse, la vie psychique des hommes était le domaine spécifique du poète. Cette spécificité, le poète eut ensuite à la partager avec la psychanalyse. Dès la préhistoire de la psychanalyse, Freud scella l’alliance entre l’œuvre poétique et son invention en prêtant au théâtre le pouvoir de dialoguer avec l’inconscient et en lui empruntant le concept de son pouvoir purificateur. D’abord, pour traiter l’hystérie, il prit pour modèle la fonction de l’œuvre théâtrale et de sa représentation sur le spectateur, la catharsis.
2Ensuite, dans L’interprétation des rêves, l’ouvrage fondateur de l’invention de la pensée psychanalytique, Freud fit de nouveau alliance avec l’œuvre poétique pour débusquer le complexe infantile et le dépouiller de son masque onirique. Perspicace, il y souligne les effets de la lecture et de la représentation d’Œdipe sur le spectateur. Mais, entre « Les études sur l’hystérie » et « L’interprétation des rêves », l’abandon de la technique de l’hypnose, et la destitution de la neurotica comme théorie causale dans l’étiologie des symptômes hystériques lui firent renoncer à se contenter de la catharsis pour aborder le traitement de l’hystérie. Les voies conceptuelles de la psychanalyse et du théâtre se sépareront donc avec ce renoncement. Mais théâtre et psychanalyse demeureront les deux espaces privilégiés de l’énonciation d’une parole porteuse d’une vérité subjective.
3L’objet du présent article est d’explorer l’un des espaces de la possible rencontre entre psychanalyse et théâtre qu’est le rêve, de tisser, s’il en est, des correspondances entre cet espace et le lieu du théâtre, dans la continuité de Freud qui déclara l’inconscient comme « l’autre scène ».
4S’il existe des correspondances entre le rêve et le théâtre, il faudrait peut-être les chercher du côté des effets de la lecture de l’œuvre poétique par la représentation.
5La représentation de l’œuvre du poète produit en nous ce qu’Aristote a défini comme « effet cathartique ». Nous appellerons œuvre poétique, l’œuvre théâtrale, et le poète, dramaturge, toujours en référence à la définition du même Aristote.
6Rappelons-le, l’effet cathartique, au théâtre, est celui, laudatif, qui purge le spectateur de ses passions. Aristote définit d’abord la catharsis dans « La politique », à propos de la musique.
7« Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’empire d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c’est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l’homme une joie inoffensive. » [1].
8Dans « la poétique », il prêtera les mêmes vertus de salubrité à la tragédie.
9« La tragédie (…) est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen de la narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. »
10Boileau, bien plus tard, à l’époque de l’avènement du théâtre classique, inspiré par les théories d’Aristote, définira la catharsis ainsi, poétiquement :
11« Que dans tous vos discours la passion émue
12Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. » [2]
13En effet, pour Boileau, comme pour Aristote, le spectateur doit être touché et doit se sentir concerné par ce qui se passe sur scène. La catharsis suppose, pour Boileau, la grandeur de l’œuvre, qu’elle soit tragique, épique ou comique. Cette restriction nous apparaît comme analogique au rêve. En effet, tout comme la grandeur de l’œuvre est la condition de possibilité de la catharsis, tous les rêves ne revêtent pas la même importance pour la compréhension de la vie psychique du rêveur. Mais tout comme les grands mythes fondateurs nous atteignent par la voix du poète, le contenu latent de tous les rêves n’atteint son but que par les voies de la dramatisation.
14Il nous intéresse de savoir que catharsis, dans la traduction qui nous est ici proposée, qui est la traduction généralement admise, produit un effet métaphorique dont l’image nous renvoie aux évacuations sphinctériennes des résidus de la digestion. Avec le rêve, il y a bien quelque chose aussi qui doit être évacué.
15La catharsis est l’évacuation laudative des passions.
16Le mot « passion » provient du grec pathos (puis du latin passio) dont le sens est « souffrance », « douleur », « maladie ».
17D’un point de vue lexical, la passion est un mouvement violent de l’âme résultant d’un désir intense, d’un penchant irrésistible, soit pour une chose (le jeu), soit pour un être ; amour ardent, affection si intense qu’elle peut paraître déraisonnable. Sous l’emprise de la passion, l’affectivité perturbe le jugement et la conduite. Elle est associée à la douleur, car avec une majuscule, elle devient la définition des souffrances du Christ sur le chemin de la croix et son supplice.
18Platon oppose raison et passion et situe les passions dans le ventre, pour lui, le lieu de la partie désirante.
19Pour Aristote, la passion est une altération, un changement qui affecte l’âme ou le corps. Elle est purement passive et échappe au point de vue de la morale. Elle soumet à son emprise et s’oppose à la raison.
20Les passions sont le signe d’une dépendance de l’homme envers les objets et évènements du monde, selon la philosophie. Les philosophes grecques opposent passion et raison, passion et action, et lient la passion au désir.
21Les deux opposés, l’amour et la haine, dans toutes leurs variations sont les déclinaisons des passions.
22Peut-on poser le rêve comme une tentative de purgation des passions ? Il serait alors, pour le rêveur averti, au centre de la dynamique de la catharsis. C’est-à-dire, qu’il aurait dans sa fonction le pouvoir que Freud prêta à la cure, dans les premiers temps, alors même que la psychanalyse n’est pas encore inventée et se nomme psychothérapie [3].
23Si la visée du rêve était telle, alors, nous lui aurions trouvé une première correspondance avec l’œuvre du poète dramaturge.
24Du côté du théâtre, qu’est-ce qui, dans la représentation théâtrale provoque cet effet cathartique, en quoi le théâtre est-il un moment de purgation des passions, et de quelles passions s’agit-il ? Faut-il chercher du côté de la mise en scène, et de ce qui est mis en fiction. Enfin, à rechercher un rapport entre rêve et théâtre, nous sommes amenés à nous poser cette question : au théâtre, qui est le rêveur ?
25Les deux fonctions du rêve : il est, gardien du sommeil, réalisation du désir. Pour Freud en 1907, le rêve est défini comme « représentation du désir accompli » [4]. Cette définition nous situe les conditions de possibilité de la réalisation du désir. Il faut que le sujet rêve car il s’agit d’un désir impossible à réaliser autrement, désir qui ne peut se réaliser que déguisé, sauf à courir le risque de tomber sous le coup de la répression en s’avançant dépouillé d’artifice. C’est donc à un autre du discours que nous avons à faire. Le rêveur nous semble ici proche de l’hypocritas, l’acteur. Mon rêve, c’est ce à quoi je pense et que je sais in-atteignable, irréalisable. Le rêve est irréaliste, il se produit dans une autre réalité et produit une autre réalité ; la réalité d’un monde interne qui n’obéit qu’à ses propres lois.
26Le discours vrai du poète se cache, lui aussi. Il nous apparaît comme le discours d’un inconscient qui est celui du poète et que celui-ci peut se laisser dire, transformé par l’œuvre de la sublimation. Le discours de l’œuvre, c’est ce que les gens de théâtre nomment le sous-texte. C’est également la source du malentendu langagier, en tant que ce qui est signifié ne recouvre pas la totalité des signifiants. Le sous-texte sous-entend ; il est ce qui est sous-entendu par le poète, y compris pour lui-même, mis en énigme et révélé par le corps de l’acteur dans la représentation. La salle est obscurcie, le silence se fait, le rideau se lève, tout est en place pour que le spectateur se glisse dans un songe éveillé. Le texte échappe ainsi à l’auteur lui-même, car, le regardant et l’oyant dit par l’acteur, l’auteur y découvre plus que ce qu’il croyait avoir écrit. Il y découvre qu’au-delà de ce qu’il voulait signifier, son inconscient s’y trouve. Chacun y prend ce qu’il veut : les exégètes y découvrent les signifiants de l’auteur, d’autres y quêtent ce qu’il a de commun avec eux, c’est-à-dire son rapport à la névrose nucléaire. Dans l’œuvre, ce serait donc l’auteur qui rêve, puis par identification à l’auteur, dans la représentation, le spectateur.
27L’œuvre théâtrale possède les mêmes fonctions de gardien et de réalisation. Elle nous dit quelque chose que pour entendre nous devons, comme spectateur, nous laisser parler, nous laisser dire. La représentation, dans sa composition, se structure autour d’une série de a qui nous conduisent à l’Autre. C’est ce que capta Freud, lorsque, quêtant la signification de ses rêves, en pleine auto-analyse, la seule possible de l’histoire de la psychanalyse, il buta sur Œdipe.
28Freud posa le rêve comme structuré comme la pensée, une pensée arrimée au symbole, et possédant un contenu manifeste et un contenu latent. Cette relation, pensée, corps, rêve, est le produit du nouage, Imaginaire, Réel, symbolique. Le cadre et le dispositif théâtral, soit la mise en scène, le metteur en scène, l’acteur, le spectateur sont pris dans cette triade.
29Le théâtre classique épura ce dispositif en imposant les trois règles d’unité : temps, lieu, action, afin que « Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose :
Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux » [5]
31L’œuvre théâtrale joue avec les métaphores et nous renvoie à nos fantasmes les plus primitifs, comme idéaux de passions que nous ne pouvons accomplir. Il vaut mieux se purger de son agressivité en voyant Richard III que de se livrer au meurtre sadique sur son entourage. Ces fantasmes sont les métaphores du rêve. En effet, si rêver est un acte véritable, il est devenu le symbole de ce à quoi on pense, comme un idéal, et que l’on sait impossible à atteindre, irréalisable, interdit.
32De même que le rêve est l’envers de la représentation [6], la représentation théâtrale peut être l’envers du rêve. Ce que l’on vient y chercher fait que nous pouvons voir Hamlet dans des mises en scènes différentes avec un plaisir toujours renouvelé. Ce qu’on y trouve, c’est la répétition de ce qui git en nous indéfiniment.
33Si la lecture du rêve est rendue possible par le décryptage de la figurabilité, de la condensation et du déplacement, c’est bien parce que figurabilité et élaboration secondaire constituent les supports du langage symbolique du rêve.- ombilic du rêve- ombilic du texte.
34Sens manifeste et sens figuré sont en corrélation avec contenu manifeste et contenu latent de l’œuvre. L’analyse du rêve met à jour le contenu latent, la mise en scène dévoilera, elle aussi, le contenu latent du texte. Lacan, dans « Les Écrits », définit le rêve comme « Un rébus dont la structure phonématique est organisée par le signifiant qui s’articule et s’analyse pour nous permettre de retrouver la maxime ou le proverbe sous forme de métaphore de la langue. » [7] C’est ce contenu latent du texte qui parviendra, ou pas, au spectateur. Le trait d’union entre l’œuvre et le spectateur, c’est le corps de l’acteur. Il agit ici, au niveau du réel.
35Comme au théâtre où l’acteur sait qu’il fait semblant et qu’il peut sortir de scène pour retrouver sa vie à lui, le rêveur bon névrosé, sait qu’il rêve, bien qu’il soit tout entier pris dans son rêve.
36L’axe de l’Imaginaire contient la relation scopique à la représentation.
37L’œuvre du poète, dans ce sens apparaît comme formation de l’inconscient ; car, ce qui l’occupe, ce qui lui paraît édifiant et propre à susciter la catharsis, c’est précisément ce qui relève dans les mythes de ses propres interdits : L’inceste, le parricide, l’infanticide, le cannibalisme. Ce qui peut toucher le spectateur, dans l’effroi et la pitié, c’est ce qui peut toucher le poète lui-même ; car, le héros de la tragédie est un homme simple, un homme qui n’est en rien supérieur aux autres hommes par ses mérites.
38L’œuvre du poète et sa vision qui produit l’onirisme, comme le sommeil avec le rêve, une réalité dont le visionnaire connaît la véritable nature, doit, comme le rêve, s’affranchir de la censure, pour atteindre son but. C’est pourquoi, selon nous, Aristote la définit comme une imitation qui se présente dans un langage rendu agréable ; parce que, comme le rêve, elle est subversive. Ne pourrions-nous voir, dans cette qualité impérative donnée par le poète, une manifestation du discours du Surmoi ? La liberté que donne l’art à la création peut être parce que l’artiste sait que ce n’est pas vrai, ou, si c’est vrai, ce n’est pas la vie, mais une autre vie, affranchie de toute contrainte, une vie dans laquelle on peut jouer avec l’interdit sans risque.
39Le spectateur, comme le rêveur, sait que ce n’est pas vrai, qu’il est dans le semblant et que cela peut s’arrêter selon son désir à tout moment, que de sa volonté, à tout instant, il peut quitter la salle, ou attendre l’issue de la représentation. Il sait que ce n’est que de la mise en scène, que les acteurs font semblant ; c’est pourquoi il s’autorise à s’identifier. La représentation lui permet de refaire le monde selon son désir, comme le rêve. La dramatisation du rêve permet au rêveur de mettre en scène son désir ; tous les personnages du rêve le représentent ; il met en chacun d’eux des parties de lui, comme l’écrivain est dans tous ses personnages à la fois.
40La tragédie parle de ce qui aurait pu arriver et non de ce qui est arrivé. En cela elle se différencie du fait historique. Le rêve, tout comme la tragédie, ne met en scène que cela, ce qui aurait pu advenir mais qui n’est pas advenu. Comme la bonne tragédie à l’architecture aristotélicienne, le rêve met en scène l’imprévu. Mais « ce qui aurait pu arriver » est subversif au point de se déguiser pour franchir la censure avant de s’énoncer.
41Sans doute que le théâtre existe parce que l’Homme rêve. Le rêve, quant à lui, existe parce que l’Homme pense. La pensée naît chez l’Homme de la nécessité de mettre à distance le danger issu de deux sources, identifiées par Freud, comme externe et interne. Cette mise à distance permet d’échapper à l’angoisse, dont Freud nous dit qu’elle est signal de danger. La théorie psychanalytique nous apprend que la pensée naît de l’angoisse [8]. Que fait l’homme en pensant ? Il crée une réalité interne qui s’oppose à la réalité du monde externe, à l’environnement. L’environnement devient une fiction par cette opération.
42Freud décrivit le rêve comme pensée en images. Ces images, pour autant, se déroulent comme un film. La première fois que l’Homme fit prendre corps à sa pensée, la première fois qu’il projeta ses fictions dans l’environnement, cette première fois nous est témoignée par le dessin des grottes préhistoriques. Du dessin sur les murs des grottes, au cinéma, il y a une continuité discursive qui est la volonté de projeter le monde interne dans l’environnement.
43L’écriture, selon nous, fut la continuité du dessin dans les grottes. Tout l’Art de l’Homme est contenu dans cette formation. Tout est images, tout est fiction, tout est Imaginaire. L’Art est formation de l’inconscient. Ce que nous vivons, nous l’acceptons parce que nous pouvons le mettre en fiction, c’est-à-dire que pour supporter ce que cela nous fait, nous fabriquons des fictions. L’image apparaît comme pensée primaire, l’élaboration secondaire de cette pensée primaire se faisant dans le discours de la parole. Nous fabriquons des fictions par le langage.
44Pour s’endormir, il faut se sentir suffisamment en sécurité, hors de danger. Autrement, malgré la nécessité biologique du sommeil, nous ne pourrions dormir. C’est pourquoi, comme Freud l’a clairement établi dans l’Interprétation des rêves, le rêve est le gardien du sommeil. Les survivants des camps qui ont témoigné rapportent que durant leur séjour en enfer, ils rêvaient de choses agréables, et que ce n’est que de retour dans la vie normale qu’ils se prirent à rêver du camp. Cette fonction du rêve nous apprend quelque chose sur la question du trauma. Son vécu le revêt de l’attribut de la normalité, sa reviviscence fait apparaître son anormalité et son effet traumatique.
45Nous n’aurions plus d’espoir, si nous ne rêvions plus. Le rêve est le signe d’une vitalité psychique. Il contient notre envie de vivre, il témoigne de la méconnaissance de la mort de l’inconscient. Lorsque nous rêvons que nous mourons, ce n’est qu’une fiction, la capacité de rêver témoignant, à elle seule, de notre existence. L’œuvre dramatique, quant à elle, témoigne de l’existence d’un inconscient, dont le discours ne pourrait être entendu qu’avec le corps de l’acteur comme médium. C’était bien en effet, le rôle des premiers protagonistes dans le théâtre grec, liturgie destinée à favoriser l’apparition de Dionysos.
46Platon déclara le poète comme acteur, car, « Quand le poète dit des paroles prononcées comme si lui-même était quelqu’un d’autre, ne déclarons-nous pas qu’alors il assortit, autant qu’il le peut, la forme de son langage à la personnalité individuelle de celui dont il nous a prévenu qu’il allait prendre la parole ? » [9]. Ainsi, le poète parle à son double et ce que son double lui renvoie, c’est la question de l’existence, telle qu’Hamlet la pose, « To be or not to be?… to die, to sleep; to sleep: per chance, to dream… » [10].
47Pourquoi le théâtre nous fascine-t-il toujours autant, alors qu’on craignit sa disparition avec l’invention du cinéma ? Parce qu’il est premier comme métaphore de l’Autre scène. Le théâtre contient le corps du rêveur, il donne corps au rêve, il nous tient au corps et par le corps. Si l’œuvre dramatique peut s’assimiler au rêve, pour que ce rêve révèle sa puissance cathartique, il faut le corps de l’acteur, l’inconscient de l’acteur; l’acteur serait le signifiants-clef du rêve de la représentation, qui permettrait au rêveur/spectateur d’approcher sans dommage le sujet de l’inconscient.
48Dans son séminaire « Le désir et son interprétation », J. Lacan donne une fonction au théâtre, à l’acteur, à la représentation; pour lui, Hamlet est « une composition, une structure telle que là le désir puisse y trouver sa place, suffisamment, correctement, rigoureusement posée, pour que tous les désirs ou plus exactement tous les problèmes de rapport du sujet au désir puissent s’y projeter, il suffirait en quelque sorte de le lire. » [11]. Dans la représentation, l’acteur qui interprète Hamlet, introduit, par sa présence, une dimension, celle du rapport au corps propre, la dimension du rapport à l’Imaginaire. « L’acteur prête ses membres, sa présence, non pas simplement comme une marionnette, mais avec son inconscient bel et bien réel, à savoir, le rapport de ses membres avec une certaine histoire qui est la sienne. » [12]. C’est parce que ce qu’il prend en charge de représenter a à voir avec son inconscient, que la représentation prend sens. Par sa présence, l’acteur opère un déplacement du regard du spectateur, il lui fait regarder ailleurs, vers « l’Autre scène ».
49Si le rêve est gardien de notre sommeil, le théâtre est gardien de nos songes. Il nous tient parce qu’il contient notre inconscient. La fonction motrice, ligotée durant le sommeil, abolie un temps pour permettre le repos, fait retour sur scène à travers le corps de l’autre, l’acteur. En effet, il y a difficilement théâtre sans identification. De l’identification, Brecht disait qu’elle ligotait le spectateur sur son siège et dans sa pensée, l’empêchant de se révolter et d’agir en sortant du théâtre [13]. Brecht avait si bien compris les mécanismes et les effets de l’identification, que pour la combattre et les abolir, il inventa le théâtre de la distanciation. Brecht tenta de soumettre le théâtre au politique, c’est-à-dire, à la réalité. La faillite de cette tentative tient dans le fait que le théâtre est par essence, comme tout art, subversif, une subversion du réel. En cela, il est déjà politique ; bon nombre de textes dramatiques peuvent permettre d’accéder à l’analyse des idéaux de leur temps. In fine, le théâtre de la distanciation participe des utopies d’une époque, et Brecht, admettra l’impossibilité de faire l’impasse totale de l’identification comme mode de passation entre l’acteur et le spectateur [14], et ne parviendra qu’à produire un nouveau et singulier courant esthétique dans l’histoire du théâtre, au même titre que Naturalisme, Impressionnisme ou Cubisme, par exemple, constituent des courants esthétiques dans l’histoire de la peinture.
50Pour Octave Mannoni, en cherchant à échapper aux identifications et à l’imaginaire au théâtre, en refusant de lui laisser produire ses effets spécifiques, Brecht prit le risque de tomber hors du théâtre [15].
51Le rêve, nous dit Freud, est accomplissement d’un désir, dans le mode optatif. Considérons encore le célèbre rêve d’Anna Freud à dix-neuf mois ; elle rêve qu’elle mange des fraises parce qu’elle a désiré en manger alors qu’elle en avait été privée à cause d’une mise à la diète d’une journée. Dans ce rêve, dit des fraises, l’enfant Anna ne mange pas que des fraises ; on l’entend murmurer en dormant « fraises, groseilles, omelette, bouillie » [16]. Elle rêve qu’elle mange ce qu’elle désire, qui est tout ce dont elle va être privée par la mise à la diète. Les enfants aiment les fraises, l’enfant désire manger des fraises, mais les enfants ont également besoin de manger pour assouvir la faim. Ils ne peuvent pas supporter la privation longtemps, surtout lorsqu’ils ont dix-neuf mois. Priver un enfant de dix-neuf mois de nourriture toute une journée, c’est le faire souffrir de la faim. Le rêve des fraises possède donc une double finalité : réaliser un désir insatisfait sur le mode optatif, et réparer une blessure pulsionnelle, un traumatisme.
52Le travail du rêve ne s’arrête pas là, à une pensée formulée à l’optatif. Il actualise la réparation en mettant en scène au présent la vision du rêveur, qui n’est d’ailleurs pas une vision mais une réminiscence.
53On peut comprendre le rêve des fraises comme provoqué par un mécanisme de réparation du mauvais traitement subi par l’enfant. Il nous éclaire sur les rêves traumatiques, post-traumatiques, et le mécanisme des névroses traumatiques. Le traumatisme s’inscrit dans l’écart qui va de la frustration à la carence ; la carence menace l’intégrité libidinale.
54Dans le même ordre de questionnement, que fait la représentation théâtrale ? Répare-t-elle quelque chose ? Chez qui répare-t-elle, si elle le fait ? Comment répare-t-elle ?
55Le premier concerné par l’effet de l’œuvre, est, sans conteste pour nous, l’auteur. L’œuvre est une élaboration secondaire de son fantasme. L’auteur n’est-il pas au fond, celui qui, tel le rêveur, se met en scène dans chacun des personnages du rêve, dans une altérité étrange, car spéculaire, qui permet à l’expression de son désir d’échapper à la censure ? C’est l’acteur qui est le héros pour le dramaturge autrichien, Peter Handke, qui reproche aux metteurs en scène de rajouter leurs propres fantasmes à l’œuvre de l’auteur. Pour lui, auteur, en effet, il s’agit de ne faire qu’un avec le monde au plus intime de la langue. Pour lui, le théâtre est la scène du langage, lieu d’une rencontre singulière entre la langue et le plateau, l’acteur et le spectateur. La langue et le plateau, c’est-à-dire, l’auteur et l’acteur, son double, son alter ego spéculaire.
56Pour l’acteur, le médium, le passeur entre la langue et le spectateur, la représentation fait de lui un autre. C’est là, dans cette altérité que son désir se déploie.
57Enfin, pour le spectateur, il s’agit de partager son fardeau en le voyant porté par un autre. Là, réside la purgation qui vient de l’identification et qui soulage. C’est parce qu’il y a identification inconsciente au héros à travers le corps de l’acteur qui le représente que le spectateur est « purifié » de ses angoisses pulsionnelles. Dans son séminaire sur l’angoisse, Lacan nous rappelle que ce que Shakespeare met en scène dans « Hamlet » pour le spectateur, n’est autre que la tentation du meurtre du père par le fils dans ce qu’il nomme « l’identification d’Hamlet » [17] et la fonction du deuil dans « l’identification à Ophélie » [18]. Le subterfuge qu’utilise Hamlet pour contourner la censure, consiste en une mise en scène dans la mise en scène, car, Shakespeare le sait, et le fait dire à son héros, le drame est le piège qui débusque la conscience. Une fois la censure contournée, le tressaillement du spectateur peut accompagner le tressaillement du roi. La tragédie de « Hamlet », car c’est bien une tragédie au sens aristotélicien, dénonce manifestement le fratricide, interdit secondaire aux origines bibliques, mais dévoile ce qui y est latent, l’épouvante du parricide et du matricide. Le spectre du père interdit à Hamlet de toucher à la reine Gertrude, sa mère. C’est le parricide qui entrave l’acte du héros shakespearien, car « l’horreur qui devrait le pousser à la vengeance est remplacée par des remords, des scrupules de conscience, il lui semble qu’à y regarder de près il n’est pas meilleur que le pêcheur qu’il veut punir » [19].
58Si l’on veut bien admettre que la représentation théâtrale met le spectateur en position de rêveur éveillé, alors, ce qu’il voit sur scène, grâce à l’illusion du théâtre, lui parle de son désir réprimé qui lui ferait retour comme une réminiscence. Cela est rendu possible, car, au théâtre, comme dans le sommeil, il s’agit de tromper les sens pour entretenir l’illusion d’une réalité qui permette au rêveur de réaliser son désir. Au théâtre, comme dans le rêve, le désir avance masqué. « On dirait que… » y est le sésame qui ouvre les portes de l’inconscient. La fonction fondamentale du théâtre, serait donc, dans un au-delà du plaisir manifeste, de lever le refoulement, pour que puisse s’entendre le refoulé. Le rêve, quant à lui, pour empêcher la censure d’agir en interrompant le sommeil, peut aller jusqu’à dire au rêveur, « laisse donc et dort, ce n’est qu’un rêve » [20]. Car, tandis que nous dormons et rêvons, nous nous savons en train de rêver, tout autant qu’en train de dormir. L’illusion se crée, comme toute croyance, par le désir d’échapper à une réalité déplaisante, en réparation. Cette capacité qu’a le dormeur de savoir qu’il rêve introduit un paradoxe qui fait du rêveur un acteur/spectateur. Cette relation spéculaire qui s’établit entre les trois termes de la représentation, l’auteur, l’acteur et le spectateur tient dans le paradoxe regardant/regardé, acteur/spectateur qui agit comme espace symbolique et c’est dans cet espace que le réel peut être subverti. Grâce à quoi, chacun est protégé de sombrer dans la folie. Chacun sait qu’à la fin de la représentation, il pourra se reprendre, se réveiller.
59Pour finir, rappelons que quelques années avant Freud, un autre homme, un artiste philosophe, Friedrich Nietzsche, rapprocha rêve et théâtre ; Nietzsche postula le rêve comme jeu de l’individu avec la réalité, l’art plastique comme jeu de l’artiste avec le rêve, et le théâtre, né des célébrations du culte dionysiaque, conjugaison de la beauté et de la révélation de « l’énigme et l’effroi du monde » [21], comme l’art du rêve et de l’ivresse. Et si sa pensée, antérieure à la psychanalyse, ne peut se référer à celle-ci, elle produisit alors une série d’intuitions qui se croiseront plus tard, malgré la résistance déclarée de Freud à la philosophie nietzschéenne, avec des points essentiels de la pensée psychanalytique.
Bibliographie
Bibliographie
- Aristote, La Politique, traduction de J. Tricot, Vrin 1995.
- Boileau, L’art poétique, Chant III, 1674, Éditions Gallimard 1985.
- B. Brecht, 1935, «Écrits sur le théâtre » trad. J. Tailleur et G. Delfel, trad. des inédits J-L Besson, 1999, Éditions de l’Arche.
- S. Freud, L’interprétation des rêves 1899, Édit. PUF, 1926.
- S. Freud, « Sur le rêve », 1901, Paris, Éditions Gallimard, 1988, coll. Folio/Essais.
- J. Lacan, 1953, Fonction et champ de la parole et du langage, in « Écrits », Éditions du Seuil Paris 1966.
- J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris 1973.
- J. Lacan, Le séminaire livre X, L’angoisse, 1962-1963, Paris, Éditions du seuil, 2004, coll. Le Champ Freudien.
- J. Lacan, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, Le Champ freudien.
- O. Mannoni, 1969, « Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène », coll. Points essais, 1969, Paris Éditions du Seuil.
- F. Nietzsche, 1886, La naissance de la tragédie, Folio essais, Paris 1889.
- Platon, République, livre III, 393 b-c.
- W. Shakespeare, 1600, Hamlet, Hatier, 1963, Paris.
Mots-clés éditeurs : psychanalyse, rêve, théâtre
Mise en ligne 24/03/2014
https://doi.org/10.3917/cpc.042.0195Notes
-
[1]
Aristote, La Politique, traduction de J. Tricot, Vrin, 1995, p. 584.
-
[2]
Boileau, L’art poétique, Chant III, 1674.
-
[3]
S. Freud, Psychothérapie de l’hystérie, 1895, Paris, P.U.F., 1994.
-
[4]
S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris Editions Gallimard, 1986, coll. Folio/Essais.
-
[5]
Boileau, opus cité.
-
[6]
J. Lacan, « Tuché et Automaton », in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris 1973.
-
[7]
J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage in « Ecrits I », p. 145.
-
[8]
Voir Mélanie Klein, Bion etc.
-
[9]
Platon, République, livre III, 393 b-c.
-
[10]
W. Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène I.
-
[11]
J. Lacan, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, Le champ freudien.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
B. Brecht, 1935, « Critique de l’identification » in « L’art du comédien », trad. J. Tailleur et G. Delfel, 1999, Éditions de l’Arche, p. 45.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
O. Mannoni, « L’illusion comique ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire » in « Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène », p. 161.
-
[16]
S. Freud, « Sur le rêve », 1901, Paris, Éditions Gallimard, 1988, coll. Folio/Essais, p. 66.
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire livre x, L’angoisse, 1962-1963, Paris, Éditions du seuil, 2004, coll. Champ Freudien, p. 46-47.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
S. Freud, L’interprétation des rêves, 1899, Édit. P.U.F., 1926, p. 231.
-
[20]
Opus cité.
-
[21]
F. Nietzsche, 1886, La naissance de la tragédie, Folio essais, Paris 1889.