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Article de revue

Place et enjeux du narcissisme dans la parentalité

Pages 89 à 102

Notes

  • [1]
    Luc Vanden Driessche, Psychologue, Psychanalyste, Docteur en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de l’Université Paris-Diderot.
  • [2]
    S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1977.
  • [3]
    A. Fréjaville, « Le petit enfant comme objet phobogène », in Psychiatrie française XXII, 3, Paris, 1991.
  • [4]
    Sur le mode de l’identification décrite par Jacques Lacan dans le « Stade du miroir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, coll. Champ Freudien.
  • [5]
    B. Grunberger, Le narcissisme, Paris, Payot, 1993.
  • [6]
    S. Freud, « Le roman familial des névrosés », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, coll. Bibliothèque de psychanalyse.
  • [7]
    J. Chasseguet Smirgel, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’harmattan, 1999, coll. Emergences. L’auteur a bien montré comment toute réalisation symbolique s’accompagnait inconsciemment de cette aspiration, qui vise en fin de compte à sauvegarder le narcissisme primaire du sujet
  • [8]
    L. Vanden Driessche, L’enfant parallèle. Narcissisme parental et handicap. Paris, L’Harmattan, 2009, coll. Psychologiques.
  • [9]
    D. Candilis-Huisman, « Les craintes pendant la grossesse, perspectives historiques et anthropologiques », in Contraste N°4, Paris, 1996.
  • [10]
    S. Freud, « la sexualité féminine », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984. Dans le jeu de la poupée, Freud distingue deux étapes pour la fille. Dans la première, la poupée est elle-même reproduisant en actif ce qu’elle vit en passif, par identification (imaginaire) à sa mère. Dans la deuxième, la poupée est fantasmatiquement un enfant du père. Ceci illustre un processus qui contribuera plus tard pour la fille devenant mère à faire entrer l’enfant comme équivalent phallique dans ce qui circule subjectivement entre elle et le père de son enfant. Encore faut-il qu’elle se soit suffisamment détachée de ses propres parents. C’est ce travail laissé en plan par sa mère que Mme EF doit effectuer pour son propre compte. Nous aurions pu relater cette psychothérapie sous l’angle de la castration symbolique, mais tel n’est pas notre propos ici.
  • [11]
    B. Grunberger, Le narcissisme, opus cité. Cf. aussi la note précédente.
  • [12]
    Ce qui s’est d’ailleurs concrétisé ; nous avons eu l’occasion en effet d’apprendre que Mme EF avait donné naissance à un enfant un peu plus d’un an après la fin des séances.
  • [13]
    Cf. Conrad Stein : « Ne point nourrir le nouveau-né, ne point laisser reposer l’enfant malade, ne point veiller l’enfant mort : persistance d’un thème dont la présence n’a pu manquer de concourir à la création de la psychanalyse » Les Érinyes d’une mère, Quimper, Calligrammes, 1987 ; évoqué par Danièle Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Eshel, 2001, coll. Remise en question.
  • [14]
    D.W. Winnicott, « La capacité d’être seul » et « La préoccupation maternelle primaire », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • [15]
    S.Freud, « Sur la psychologie du lycéen », in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984.

1La parentalité revêt plusieurs dimensions, impliquant notamment ce qui va référer l’enfant à sa filiation et à son identité sexuée. Son exercice concerne en particulier ce qui va favoriser chez ce dernier une progressive autonomisation physique et psychique, des premiers soins jusque l’entrée dans l’âge adulte. C’est pourquoi les réflexions dans ce domaine ne visent pas seulement le mieux-être des parents ; elles ont aussi des conséquences sur l’enfant, sa subjectivité, ses possibilités de grandir. Précisément, sur le plan narcissique, la capacité et aussi la difficulté d’être parent concernent le fait de pouvoir considérer son enfant comme un sujet à part entière, séparé de soi. Très tôt une dialectique s’engage entre les représentations de l’enfant réel qui surgit et celles de l’enfant idéal attendu. Notre propos sera d’abord d’essayer de montrer comment fonctionne cette dynamique et dans quelles conditions elle peut soit freiner, soit contribuer aux nécessaires processus de détachement.

Narcissisme et détachement parent-enfant

2Dans le texte inaugural sur le narcissisme, Freud aborde entre autres le domaine de la parentalité en décrivant l’attitude des parents : « Il existe ainsi une compulsion à attribuer à l’enfant toutes les perfections, ce que ne permettrait pas la froide observation, et à cacher et oublier tous ses défauts - le déni de la sexualité infantile est bien en rapport avec cette attitude - mais il existe aussi devant l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions culturelles dont on a extorqué la reconnaissance à son propre narcissisme et à renouveler à son sujet la revendication de privilèges depuis longtemps abandonnés. L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie - maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant, les lois de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création. His Majesty The Baby, comme on s’imaginait être jadis. » [2]

3La nature idéalisée de cette représentation entre pour une part dans la différence irréductible qui existe entre le regard des parents sur leur enfant et celui de toute autre personne, qu’elle soit de l’entourage ou non. Chacun sait les précautions qu’il faut prendre lorsqu’il s’adresse à eux concernant leur fils ou leur fille. Cependant, cette promotion de Sa Majesté le Bébé vient s’inscrire dans un phénomène plus large dans lequel il faut intégrer ce constat clinique que l’apparition d’un enfant ne vient pas seulement restaurer par certains côtés le narcissisme du parent, mais qu’elle vient aussi le perturber. En effet, le surgissement d’un nouveau sujet, avec la reconnaissance de l’altérité que cela suppose, met en danger inconsciemment le moi du parent, ne serait-ce que parce que c’est sa propre mort qui est évoquée à travers cet enfant qui symbolise une nouvelle génération.

4C’est pourquoi l’enfant peut prendre parfois une dimension « phobogène », comme le décrit Annette Fréjaville, et que dans tous les cas chaque naissance réclame une véritable « appropriation narcissique » [3] de la part du parent. En effet, la naissance d’un enfant a des répercussions psychiques importantes qui mobilisent les repères subjectifs et sollicitent le pulsionnel chez celui qui devient parent. Au point que, parfois, il peut se percevoir, ne serait-ce qu’un moment, étranger à lui-même, avec un vacillement de sa propre image. Il s’agit en tout cas pour lui sur le plan narcissique de maintenir ou de parvenir à retrouver une représentation adéquate de lui-même, intégrant cette nouvelle dimension de parent. Le plus souvent, il y réussit précisément en projetant sur son enfant cette figure de Sa Majesté le Bébé, ce qui lui permettra ensuite de s’identifier à lui. [4] La naissance dans ce domaine fait figure de prototype pour bien d’autres moments de séparation psychique qui auront lieu par la suite ou qui se sont déjà produits, dès le projet d’enfant.

5Au moment où le sujet devient parent, son narcissisme a déjà une longue histoire, correspondant à autant de sollicitations de son moi-idéal, inscrites dans différentes représentations. Enfant, cela a pu être non seulement l’aspiration à être un individu parfait, mais encore la croyance en des parents exemplaires au sein d’une famille idéale. Puis cette « triade narcissique » [5] va évoluer au fur et à mesure que progresse le « roman familial » [6] de l’enfant. Freud nomme ainsi cet ensemble de représentations par lesquelles ce dernier s’imagine par exemple être issu d’une autre famille et désidéalise les parents réels au profit de figures substitutives plus prestigieuses ou plus conformes à ses aspirations.

6D’une certaine manière, c’est ce mouvement d’idéalisation/désidéalisation qui se rejoue lorsque le sujet devient parent à son tour. De nouveau, il devra accepter de se détacher psychiquement de l’être cher, mais cette fois d’une autre façon. Non pas en transférant sur d’autres enfants que le sien ses représentations idéalisées – quoique ceci peut se produire – mais en idéalisant les successives transformations réelles de son enfant qui grandit. C’est la condition pour qu’il puisse continuer à investir son fils ou sa fille, et à travers lui pour qu’il puisse continuer à s’investir lui-même en tant que parent remplissant ses responsabilités. Ceci lui permettra d’être présent dans l’éducation, même lorsque sa fille ou son fils s’affirme, s’oppose, ou lorsque plus tard les choix et le devenir de celui-ci ne seront pas ceux que lui-même avait prévus.

7C’est ainsi que le narcissisme favorise la séparation psychique, même si dans un paradoxe apparent, il nie celle-ci sur le plan du fantasme. L’idéalisation en effet renvoie toujours à des représentations de liens et de relations antérieures. Dans le roman familial par exemple, Freud nous dit bien que derrière les figures prestigieuses nouvellement investies, ce sont les figures parentales de la petite enfance qui se profilent. Et si nous remontions plus en amont, c’est à un fantasme de fusion mythique avec un objet primaire que nous ramènerait l’idéal. [7] Dans l’hypothèse favorable, le parent va revivre avec son enfant ce mouvement, dans un sens progrédient.
Cependant, il y a des situations où il peut avoir du mal à faire évoluer ces représentations primitives et rester cramponné aux modes de relation qui les supportent. Plusieurs raisons peuvent en être à l’origine. Par exemple l’appropriation narcissique peut être très difficile, tant la différence entre l’enfant réel et l’enfant attendu est importante, en cas de handicap par exemple. [8] Dans d’autres situations, c’est la propre insécurité du parent ou du futur parent qui fait problème.
Ainsi, dans l’exemple qui va suivre, il a fallu tout un cheminement psychologique de notre patiente pour que ses représentions d’enfant idéal ne viennent plus seulement pallier son narcissisme défaillant mais encore qu’elles évoluent pour devenir susceptibles d’investir un futur enfant.

Mme EF, ou « Sa Majesté le Bébé » en question

8Lorsque je la reçois, Mme EF donne d’elle-même, de prime abord, l’image de quelqu’un à qui tout réussit, une excellente profession qui l’intéresse beaucoup, un mariage heureux etc. Seule ombre au tableau, mais de taille, elle n’arrive pas à avoir d’enfant. Il faut dire que cela ne fait que quelques mois qu’elle tente de concevoir. Mais peut-être est-il typique de notre époque – au moins dans certaines catégories sociales – d’attendre plus tard qu’avant pour devenir parent mais d’exiger en revanche que cela se produise très vite, dès lors que cela a été décidé.

9En tout cas, Mme EF supporte très mal cette situation. Elle redoute par exemple la rencontre d’amies, dès lors que celles-ci sont enceintes ou qu’elle devine qu’elles vont le lui annoncer. Lors des premières séances, elle se dit stressée, sur le qui-vive, mais voilà qu’un test de grossesse se révèle positif. À peine le sait-elle qu’elle l’annonce à tout son entourage – là encore il semble qu’il y a une évolution dans ce domaine et que quelques décennies auparavant on attendait plusieurs semaines, voire la fin du troisième mois. Malheureusement, le jour d’après, elle se retrouve aux urgences avec des pertes de sang… On peut imaginer dans quel état elle est lorsque je la rencontre la séance suivante.

10Il faut préciser que sa demande de psychothérapie concernait la mise à jour de possibles facteurs psychiques entrant en jeu dans cette difficulté à concevoir. Cela n’excluait pas bien entendu une étiologie biologique, voire une intrication des deux et Mme EF a donc poursuivi ses investigations dans ce domaine. Mais pour revenir aux entretiens eux-mêmes, quelle n’est pas sa surprise de se rendre compte progressivement qu’une autre tendance, d’abord inconsciente, se met à jour chez elle, celle de ne pas vouloir d’enfant parce que – elle le formule carrément comme cela – « elle a peur de perdre sa place de bébé » auprès de son mari, et auprès de sa mère également.

11Cette place de bébé idéal en quelque sorte, ou plutôt cette illusion de place, l’illusion de pouvoir être au centre des préoccupations de l’autre, elle l’a durement défendue dans un parcours difficile. Son père est décédé quand elle n’avait que quelques mois, et sa mère s’est remarié quelques années plus tard. Elle va vivre une enfance et une adolescence en butte aux exigences et à la dévalorisation de son beau-père, pour qui ce qu’elle faisait n’était jamais assez bien, et souffrait de la comparaison constante avec sa sœur aînée qui, elle, a réussi par la suite à avoir très facilement des enfants. Durant son enfance, elle s’est forgé l’image d’un père parfait, d’enjoué, gentil, à qui elle voulait ressembler. Elle avait bravé l’interdit maternel posé sur le passé dont il ne fallait pas parler en gardant en cachette une photo du couple parental qui l’avait vu naître.

12Le maintien de cette image idéale constitue pour elle un refuge nécessaire face à certaines difficultés de son existence qui sont encore présentes. Elle a en effet l’impression d’être toujours celle que l’on plaint, ressent un profond sentiment d’échec au regard de cet « être parfait et envié » qu’elle voudrait être. Elle semble tellement adhérer à cette image que j’en viens à lui demander quelle place elle donne à la maladie et à la mort dans un tel contexte. Elle répond soudainement en pleurant qu’elle vit depuis longtemps avec des représentations liées à des décès, celui de son père bien sûr, mais également d’autres personnes de la famille et celui d’une amie très proche. Elle rêve en permanence de suicide, pense régulièrement à la mort de son mari, également à celle de son futur bébé.

13Nous voyons ici comment les représentations liées à l’idéal – et tout particulièrement ici, pour rester dans le cadre de notre propos, celle de l’enfant - ne peuvent pas être dissociées de celles liées au réel de la finitude, manifestée sous diverses formes. Dans le cas de Mme EF, le contraste entre ces deux séries de représentations est particulièrement accentué, et celles véhiculant les thèmes de perfection viennent là, nous l’avons dit, comme un rempart face à un vécu difficile. Mais ce n’est que l’exacerbation d’un fait de structure plus général. Il suffit d’ailleurs de reprendre attentivement la citation de Freud faite plus haut a propos de la figure d’His Majesty The Baby : maladie, mort, restrictions de jouissance y sont évoquées concernant l’enfant lui-même, même si c’est sous la forme du déni (« il ne connaîtra pas… ») Ceci est toujours présent, plus ou moins consciemment, [9] et nous savons par exemple comment les craintes qu’il n’arrive malheur à l’enfant attendu n’ont pas été atténuées – loin s’en faut – par les progrès des techniques médicales, notamment celles de l’imagerie – bien au contraire.

14Au-delà de la signification évidente de ces craintes, il faut s’arrêter sur leur dimension inconsciente. Elles sont l’effet des pulsions de mort et manifestent l’agressivité latente qui vient doubler les autres sentiments à l’égard de l’être cher. Dans le cas de Mme EF, on comprend que celle-ci soit particulièrement active, dirigée contre l’enfant à venir et son mari, dans la suite de celle refoulée à l’égard du beau-père et de sa mère. D’une façon générale ces affects ont d’ailleurs leur part dans le détachement à l’égard de l’enfant.

15Comme nous le disions plus haut, celui-ci renvoie aux autres expériences de détachement que nous avons connues dans notre vie, et d’abord à l’égard des parents et des substituts parentaux. Ce qui veut dire que la séparation psychique avec l’enfant dépend en grande partie de celle qui s’est produite ou non avec ses propres parents. Celle-ci, jamais achevée il faut bien le dire, se passe plus ou moins bien selon les cas. Dans celui de Mme EF elle s’avérait problématique, et nous pouvons penser qu’elle l’aurait été quand bien même elle aurait pu concevoir aussi vite qu’elle le souhaitait.

16Mme EF se heurte en effet à la position qu’elle occupe pour sa mère. Celle-ci avait dû jouer très jeune un rôle de « mère substitutive » à l’égard de sa fratrie. Il semble que cette responsabilité sociale l’avait précocement parentifiée, sans lui donner d’appui suffisant pour évoluer sur le plan œdipien. Peut-être avait-elle plutôt continué, telle une petite fille avec ses poupées, à jouer à être la mère avec ses frères et sœurs, satisfaisant auprès d’eux mais aussi de son père son fantasme inconscient. [10] En tout cas, lorsqu’elle s’était retrouvée réellement dans la position de mère, il lui avait été difficile d’aider sa fille à grandir et elle l’avait mise à l’écart des éléments qui concernaient son histoire, son père en particulier.

17Progressivement Mme EF se rend compte que « rester bébé » équivaut aussi à satisfaire inconsciemment sa mère. C’est ainsi que à chaque fois qu’elle a un test de grossesse négatif, elle lui téléphone, même à des heures indues, pour pleurer et se faire consoler, pour lui dire « qu’elle n’arrive pas à faire un enfant » mais avec le sentiment confus que « cela doit faire plaisir quelque part » à sa mère.
Dès lors qu’elle se démarque de cette position, Mme EF ne peut que rencontrer la rivalité venant de celle-ci. Une de ses grandes préoccupations, par exemple, concerne le choix de la future crèche, car sa mère est professionnelle dans ce type de structure d’accueil. Aura-t-elle le « courage », se demande-t-elle, de lui résister et de mettre son enfant dans un autre lieu que celui où celle-ci travaille ? Elle ne souhaite pas « faire de la peine » à une mère qui veut « être là pour s’occuper des enfants, être leur adulte préféré ». Elle craint que sa mère ne se conduise à l’égard de son futur enfant « comme une mère plutôt que comme une grand-mère ».
Mme EF parvient à prendre progressivement plus de distance et, au cours de la psychothérapie, les mêmes images dont elle se sentait prisonnière sont devenues celles qui la portent alors vers une plus grande réalisation symbolique de ce qu’elle cherche à devenir. Commentant un rêve où elle est enceinte, elle dit qu’elle « voit maintenant les choses plus concrètement et se rendre compte qu’être enceinte est différent d’avoir un bébé ». Elle signifie ainsi qu’une maternité ne satisferait plus seulement chez elle une image phallique narcissique [11], mais que cette dernière lui permettrait aussi d’envisager l’altérité du futur enfant.
Par rapport à la fonction que joue la figure de Sa Majesté l’Enfant, nous voyons que la question pour Mme EF n’était pas de se passer de cette représentation, de « faire le deuil de l’enfant imaginaire » comme on le dit à tort. Il s’agissait bien plutôt que cette représentation ait pu, par un mouvement de désidéalisation et d’idéalisation, se métamorphoser et se porter non plus seulement sur elle-même mais aussi sur son futur enfant. Son narcissisme a ainsi évolué et commence à être plus adapté à ce qu’elle cherche à vivre actuellement, quel que soit le mode de procréation – et même s’il ne s’agit pas d’un enfant biologique – C’est ainsi qu’elle parvient plus à s’imaginer que quelqu’un lui dise un jour « maman ». [12]

Des espaces propres à chacun

18Ce processus devra se poursuivre et il faudra à Mme EF - contrairement à ce que sa mère a eu du mal à faire - continuer de faire évoluer ses représentations idéalisées au fur et à mesure que son enfant grandira et que différentes expériences de séparation psychique se présenteront. C’est ainsi qu’en dehors d’évènements familiaux particuliers, le narcissisme parental est sollicité à de nombreuses étapes de l’exercice de la parentalité, dont le franchissement peut être source d’angoisse et présenter des obstacles. Nous ne pouvons qu’en évoquer rapidement quelques moments typiques. Nous venons de relater les incidences du fait même de décider - consciemment ou non - d’engendrer. De même nous avons évoqué plus haut la dimension phobique que peut revêtir la mise au monde de l’enfant.

19Il y a ensuite la période du tout-petit, les premières interactions, les questions autour de l’alimentation, du sommeil, des maladies infantiles éventuelles. Là aussi, nous voyons comment les échanges et les interventions auprès de l’enfant vont réclamer une suffisante assise narcissique. Sinon il peut émerger non pas seulement le sentiment d’être un mauvais parent, mais encore la peur de faire mal à son enfant, d’être débordé par la violence, la crainte de ne pas bien le nourrir, le soigner ou l’éduquer. Le problème n’est pas en soi l’existence de telles peurs relevant de l’ambivalence intrinsèque des affects dans le psychisme [13], mais de leur présence dominante et paralysante, due à l’insuffisance de liaison pulsionnelle dans laquelle le défaut de narcissisme à sa part.

20Viennent les premiers grands moments de séparation, éventuellement une nourrice, une crèche, la rencontre et la prise en charge de l’enfant par des tiers. Là encore, ses réactions, ses manifestations d’autonomie mais aussi ses éventuels symptômes vont interpeller le parent. Par exemple, tout ce qui tourne autour de l’acquisition de la propreté et du contrôle sphinctérien, les angoisses nocturnes et bien d’autres éléments vont obliger à regarder l’enfant comme un sujet ayant ses manifestations propres, liées à son âge et à sa personnalité, par rapport à quoi va devoir se régler l’attitude du père ou de la mère.

21Celle-ci doit aller dans le sens d’un encouragement à grandir, mais c’est une voie qui peut rencontrer, nous venons de le voir, des pierres d’achoppement. Les nécessités du narcissisme parental peuvent pousser à s’appuyer sur une relation régressive à l’enfant et venir entraver la prise d’autonomie de ce dernier. Celui-ci peut alors se retrouver coincé dans une position d’enfant-roi, ou bien dans des liens fusionnels à l’un ou aux deux parents. Nous rencontrons alors des enfants qui disent eux-mêmes ne pas vouloir grandir, pour qui les situations de séparation restent difficiles. C’est tout le domaine en particulier des symptômes tels que les phobies scolaires, l’agressivité ou bien le retrait, les difficultés d’apprentissage…

22Mais plutôt que de continuer à dresser la liste de toute façon incomplète de ces périodes sensibles où la parentalité peut rencontrer des obstacles, nous allons formuler quelques remarques sur ce qui peut favoriser l’expression de celle-ci. En dehors des situations qui réclament que l’enfant et sa famille ou bien un des parents consultent, l’évolution se produit d’ordinaire sous l’action, entre autre, nous l’avons dit, d’une reviviscence du roman familial qui aidera le parent à trouver ses compétences. Dans ce cas, l’aide extérieure sous forme d’information, de conseils de la part de professionnels, de rencontres avec l’entourage ou d’autres parents suffira.

23Cependant, il y a dans ce domaine des éléments particuliers qui peuvent faciliter les conditions narcissiques d’un détachement progressif pour les parents comme pour l’enfant. Nous voudrions en donner un exemple ici parmi d’autres, celui de l’espace propre à chacun, en tant que garant de l’intimité des uns et des autres. Cette question peut se manifester sur des points très concrets, tels que celui d’avoir sa chambre. Bien souvent, nous sommes amenés, de façon latérale pour ainsi dire, à intervenir, en tant que clinicien, sur son efficacité, dans toute la dimension symbolique qu’elle revêt, mais ce que nous pouvons énoncer est plus ou moins bien apprécié quelquefois, sous divers prétextes, par exemple celui de la nécessité du ménage et du rangement. L’enjeu en est pourtant d’éviter les conduites intrusives et de respecter l’espace personnel de son enfant. Celui-ci le réclame, nous le voyons notamment lorsque les deux parents sont séparés, habitent chacun de leur côté et que l’enfant craint de ne plus avoir sa propre place.

24Quelquefois, pour des raisons économiques, l’obtention de cet espace est difficile et nous ne prétendons évidemment pas que sans lui il n’y a pas d’individuation possible, mais nous voyons bien l’importance de cette revendication d’une « chambre à soi », comme l’a écrit Virginia Woolf. C’est le titre d’un essai où elle s’adresse aux étudiantes qui lui demandaient quelles étaient les conditions pour qu’il y ait plus de femmes dans le domaine de la création littéraire. Un des deux éléments de réponse qu’elle donne, surprenant a priori mais finalement essentiel, concerne la nécessité de cet espace privé pour l’expression de la créativité.

25L’usage de cette chambre peut servir de métaphore à ce qui se produit très précocement chez le bébé pour établir les limites entre l’autre et lui et parvenir à habiter son propre corps. Winnicott a décrit le processus d’élaboration de la « capacité d’être seul » [14], c’est-à-dire la possibilité de construire sa personnalité de façon singulière et non pour plaire ou complaire à l’autre, aux parents en particulier. Il montre comment l’enfant va devoir progressivement parvenir à faire la distinction entre lui et l’autre, à se représenter lui-même, à élaborer son narcissisme. Tout l’art pour le parent va être de partir de quelque chose d’assez fusionnel, pour laisser progressivement l’enfant prendre sa distance, sans que pour autant ce dernier ait l’impression soit d’être détruit ou abandonné par l’autre, soit de détruire ou d’abandonner l’autre. Il doit donc voir son initiative encouragée et accompagnée de l’amour du parent.

26Nous voyons ici toujours la même dynamique narcissique se produire : ce que l’enfant perd dans la séparation, il le retrouve d’une certaine manière dans le regard narcissisant de sa famille. Il peut dès lors commencer à « être seul en présence de quelqu’un ». Si ces conditions ne sont pas assurées, il va rester accroché au regard et aux préoccupations de l’autre. Dans le cas contraire, il va développer son espace potentiel, et élargir le domaine des objets qui vont constituer sa réalité, assumer celle-ci en même temps qu’il la découvre. C’est ainsi que le jeune sujet peut commencer, comme l’écrit Freud, « à partir de sa chambre d’enfant, à regarder dans le monde réel [15] ». À cet égard, celle-ci fonctionne donc comme un espace transitionnel dont la conquête va favoriser les affrontements ultérieurs au réel, notamment celui de l’école.
À son tour, celle-ci peut-être le lieu où le même mouvement va se rejouer à une échelle plus large, cette fois avec les substituts parentaux que sont les enseignants et par rapport à l’ensemble de la société. De ce fait l’école est donc un nouveau lieu où l’enfant peut progresser dans son autonomie, mais on voit bien dans la clinique comment il n’est pas toujours simple pour le parent de l’accepter. C’est par exemple l’enjeu complexe des devoirs scolaires à faire à la maison. Certes, ils sont le moyen que le parent montre à son enfant l’intérêt et le désir qui est le sien de le voir travailler et réussir mais il arrive aussi qu’ils constituent un terrain où la séparation psychique n’est pas clairement établie, au point que l’on ne sait plus parfois s’il s’agit des devoirs du premier ou de ceux du second.
Lorsqu’une telle confusion est établie très précocement, il devient difficile ensuite d’obtenir que l’enfant ait la conviction de travailler pour lui, ce qui est pourtant un gage de son autonomie sociale ultérieure. Mais s’occuper à outrance de ses devoirs peut être une manière pour le parent de faire perdurer les liens de la première enfance. Les enfants ressentent d’ailleurs dans un tel contexte l’ambivalence du désir parental à ce qu’ils réussissent et grandissent. Dans d’autres cas, le succès de l’enfant est lié de façon excessive à l’image que le parent veut se donner de lui-même. Ceci se repère par exemple chez certains sujets dits « surdoués » chez qui nous constatons un écart entre le niveau des réussites et celui de la véritable maturité. L’élève est alors certes très performant mais l’enfant reste trop sous le regard parental et a du mal à vivre l’école comme un lieu de rencontre et de partage avec ses pairs, où il est soumis à une autorité autre que familiale.
De même, les limites pour savoir où finit le soutien parental et où commence le respect de l’intime sont délicates à établir avec l’adolescent et sa demande de davantage de liberté en même temps que celle de plus d’étayage, face au devenir adulte dans le domaine professionnel comme dans celui de la sexualité. Et plus tard encore, au moment où la tâche éducative doit s’estomper, qu’une nouvelle génération est là et que les enfants deviennent parents à leur tour, il s’agit ne pas confondre, comme le craignait Mme EF de la part de sa mère, l’espace des parents et celui des grands parents.

En conclusion

27Nous aurions pu poursuivre ces réflexions dans d’autres domaines, par exemple celui des règles de vie et des interdits, et plus profondément dans tout ce qui réfère, comme nous le disions au début, l’enfant à la loi et à la castration symbolique. Là aussi, le narcissisme parental est mis à l’épreuve dès lors qu’il s’agit de distinguer dans les attitudes prises ce qui relève des mesures éducatives logiques de ce qui tient aux difficultés à accepter la séparation psychique et les espaces propres à chacun.

28Au fond, nous avons essayé de montrer que la question à chaque fois est de savoir si le parent verra son rôle facilité - comme il doit l’être nécessairement - ou bien entravé par son narcissisme. C’est pourquoi nous sommes remontés aux sources de celui-ci, c’est-à-dire à la place occupée dans le narcissisme de ses propres parents, et l’assurance qu’il a pu y trouver pour grandir et se détacher d’eux. Nous avons décrit comment il faut pour cela que les représentations idéalisées se transforment, s’adaptent à ce que l’enfant devient réellement, lui permettant d’investir les positions subjectives qu’il doit assumer dans la vie, y compris lorsqu’il choisit d’être père ou mère à son tour. Nous avons vu que cela n’était pas toujours le cas et que d’emblée, même le désir d’engendrer pouvait en pâtir.

29Si les conditions favorables sont réunies, il y a néanmoins différentes périodes au cours de l’éducation qui se présentent comme autant de fortes sollicitations, réclamant parfois que les parents demandent aide et conseils. Dans cet esprit, nous avons évoqué ce qui peut favoriser à chaque étape la construction de l’espace psychique propre de l’enfant et sa distinction de celui des parents. Ajoutons pour finir que les manifestations d’existence de l’enfant auront toujours une part d’inattendu et d’inédit, de sorte que les parents ne peuvent pas compter seulement sur la simple reviviscence du narcissisme qui les a aidés à grandir eux-mêmes. Ils doivent pouvoir continuer à le développer, à le renouveler, voire à le créer d’une certaine manière pour leur bien-être, celui de l’enfant et la reconnaissance de son altérité.

Bibliographie

  • Brun Danièle, L’enfant donné pour mort, Paris, Dunod, 1989, coll. Psychismes Nouvelle édition : Eshel Paris, 2001, coll. Remise en question.
  • Candilis-Huisman Drina, « Les craintes pendant la grossesse, perspectives historiques et anthropologiques », in Contraste N° 4, 1996.
  • Chasseguet-Smirgel Janine, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan 1999, coll. Emergences.
  • Fréjaville Annette, « Le petit enfant comme objet phobogène », in Psychiatrie française XXII, 3, Paris, 1991.
  • Freud Sigmund 1909c, « Le roman familial des névrosés », in Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973, coll. Bibliothèque de psychanalyse.
  • Freud Sigmund 1914c, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977.
  • Freud Sigmund 1914f, « Sur la psychologie du lycéen », in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984.
  • Freud Sigmund, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
  • Grunberger Bela, Le narcissisme, Paris, Payot, 1993.
  • Lacan Jacques, Écrits, Paris, Seuil, 1966, coll. Champ Freudien.
  • Stein Conrad, Les Érinyes d’une mère, Quimper, Calligrammes, 1987.
  • Vanden Driessche Luc, L’enfant parallèle. Narcissisme parental et handicap, Paris, L’Harmattan, 2009, coll. Psychologiques.
  • Winnicott Donald Wood, « La préoccupation maternelle primaire », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • Winnicott Donald Wood, « La capacité d’être seul », in De la pédiatrie à la psychanalyse, opus cité.
  • Woolf Virginia, Une chambre à soi, Paris, Editions 10/18, 2002.

Mots-clés éditeurs : désir d'enfant, espace personnel, séparation psychique, narcissisme, parentalité

Date de mise en ligne : 06/10/2011

https://doi.org/10.3917/cpc.037.0089

Notes

  • [1]
    Luc Vanden Driessche, Psychologue, Psychanalyste, Docteur en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de l’Université Paris-Diderot.
  • [2]
    S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1977.
  • [3]
    A. Fréjaville, « Le petit enfant comme objet phobogène », in Psychiatrie française XXII, 3, Paris, 1991.
  • [4]
    Sur le mode de l’identification décrite par Jacques Lacan dans le « Stade du miroir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, coll. Champ Freudien.
  • [5]
    B. Grunberger, Le narcissisme, Paris, Payot, 1993.
  • [6]
    S. Freud, « Le roman familial des névrosés », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, coll. Bibliothèque de psychanalyse.
  • [7]
    J. Chasseguet Smirgel, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’harmattan, 1999, coll. Emergences. L’auteur a bien montré comment toute réalisation symbolique s’accompagnait inconsciemment de cette aspiration, qui vise en fin de compte à sauvegarder le narcissisme primaire du sujet
  • [8]
    L. Vanden Driessche, L’enfant parallèle. Narcissisme parental et handicap. Paris, L’Harmattan, 2009, coll. Psychologiques.
  • [9]
    D. Candilis-Huisman, « Les craintes pendant la grossesse, perspectives historiques et anthropologiques », in Contraste N°4, Paris, 1996.
  • [10]
    S. Freud, « la sexualité féminine », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984. Dans le jeu de la poupée, Freud distingue deux étapes pour la fille. Dans la première, la poupée est elle-même reproduisant en actif ce qu’elle vit en passif, par identification (imaginaire) à sa mère. Dans la deuxième, la poupée est fantasmatiquement un enfant du père. Ceci illustre un processus qui contribuera plus tard pour la fille devenant mère à faire entrer l’enfant comme équivalent phallique dans ce qui circule subjectivement entre elle et le père de son enfant. Encore faut-il qu’elle se soit suffisamment détachée de ses propres parents. C’est ce travail laissé en plan par sa mère que Mme EF doit effectuer pour son propre compte. Nous aurions pu relater cette psychothérapie sous l’angle de la castration symbolique, mais tel n’est pas notre propos ici.
  • [11]
    B. Grunberger, Le narcissisme, opus cité. Cf. aussi la note précédente.
  • [12]
    Ce qui s’est d’ailleurs concrétisé ; nous avons eu l’occasion en effet d’apprendre que Mme EF avait donné naissance à un enfant un peu plus d’un an après la fin des séances.
  • [13]
    Cf. Conrad Stein : « Ne point nourrir le nouveau-né, ne point laisser reposer l’enfant malade, ne point veiller l’enfant mort : persistance d’un thème dont la présence n’a pu manquer de concourir à la création de la psychanalyse » Les Érinyes d’une mère, Quimper, Calligrammes, 1987 ; évoqué par Danièle Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Eshel, 2001, coll. Remise en question.
  • [14]
    D.W. Winnicott, « La capacité d’être seul » et « La préoccupation maternelle primaire », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • [15]
    S.Freud, « Sur la psychologie du lycéen », in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984.

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