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Article de revue

Un homme, une femme et deux fantasmes : le couple existe-t-il ?

Pages 133 à 143

Notes

  • [*]
    Texte écrit à partir d’un exposé réalisé à Bruxelles le 24 février 2007, « À l’écoute du non-rapport » à l’occasion des « Promenades psychanalytiques » organisées par les FLBW.
  • [**]
    Docteur en psychologie, psychanalyste – 68 rue Bois de Breucq – B-7110 Bracquegnies.
  • [1]
    Une autre analysante disait : « En fait j’ai trois enfants, les deux enfants et mon mari. »
  • [2]
    Poursuite de la mise au travail présente dans Bastien D. (2005), Le couple ou le dialogue inconscient, Paris, Imago ; et De Neuter P. et Bastien D. (2007), Clinique du couple, Toulouse, érès.
  • [3]
    Lacan précisait : « Il n’y a pas de rapport sexuel, mais les relations sexuelles, ça il y en a énormément ! »
  • [4]
    Freud, S. (1969). La vie sexuelle, Paris, PUF.
  • [5]
    Chaboudez, G. (2004). Rapport sexuel et rapport des sexes, Paris, Denoël.
  • [6]
    Lacan J. (1975). Encore, Paris, Le Seuil.
  • [7]
    Lebrun J.-P. (2007). La perversion ordinaire, Paris, Denoël.
  • [8]
    Pensons par exemple au million d’adhérents du jeu Second life qui dit bien ce dont il s’agit, se créer une autre vie, moyennant finance de base et dans laquelle on a prise sur tout, y compris sur son apparence physique.
  • [9]
    Chaboudez, par exemple à la fin de son long développement à propos des rapports supplémentaires contemporains de jouissance, propose de penser la conjonction des sexes comme « articulation du symptôme de l’un au symptôme de l’autre » (Chaboudez, G., op. cit., p. 352).
  • [10]
    Lettre 15 in Freud, S. et C.G. Jung (1975). Correspondance, Paris, Gallimard.
  • [11]
    Lacan, J., Encore, op. cit., p. 131.
  • [12]
    Comme le met également au travail Levaque, C. (2006). « Les fratries d’enfants d’alcoolique et la question de la pulsion », Les cahiers de psychologie clinique, n° 27, « Frères et sœurs », Louvain-la-Neuve, De Boeck, p. 55-69.
  • [13]
    Déjà abordé dans un premier temps d’élaboration dans Bastien D. (2002). « Un peu, beaucoup, à la folie, plus du tout », Cahiers de psychologie clinique, n° 19, « L’amour », Louvain-la-Neuve, De Boeck.
  • [14]
    Comme dans la formule proposée il y a longtemps par Patrick De Neuter dans laquelle un fantasme s’impose tellement à l’autre qu’il le dévore. De Neuter, P. et D. Bastien (2007). Clinique du couple, Toulouse, érès.

1Qu’est-ce qu’un couple du point de vue de l’économie psychique des deux sujets qui le compose ? Existe-t-il, ou n’est-ce qu’un leurre qui ne constitue pas un objet de travail psychanalytique ? Mais que dire alors de la confrontation, de l’opposition, de la conjonction des deux inconscients, des deux fantasmes présents en son sein ? C’est ce que je vous propose de mettre au travail. Voilà plus de dix ans en effet que j’écoute d’une oreille analytique attentive dans les cures et dans des entretiens cliniques de couple, les questions du conjugo. C’est-à-dire que je tente d’entendre à travers le flot du discours et des énonciations, les dimensions de l’altérité, du féminin et du masculin, de la différence des sexes et des générations, de la jouissance et du manque. Cela m’a permis de repérer l’installation précaire « des modalités du faire couple ». Je vous propose de les parcourir y compris dans ce qu’elles pourraient avoir de particulièrement contemporain.

Fragments de séances

2« Je viens vous voir parce qu’il me dit qu’il a rencontré quelqu’un, une italienne, le genre de femme dont il rêvait depuis toujours, tout le contraire de moi et il dit qu’il va partir. Je ne comprends pas, je ne comprends rien à vrai dire. C’est vrai qu’on avait plus de rapports [sexuels] mais c’est lui qui disait qu’il avait un problème, et moi ça ne me dérangeait pas plus que ça. J’ai commencé à manger, j’ai pris 20 kilos, et maintenant il se tire !»

3« Il faut que vous m’écoutiez ! On a traversé des crises et des crises, j’ai eu une maîtresse, elle a eu un amant, on a failli se séparer mille fois, les portes claquaient et les enfants pleuraient et maintenant que nous avons franchi le cap de la cinquantaine, elle dit qu’elle ne m’aime plus et qu’elle ne se voit pas vieillir avec moi, qu’elle n’arrive pas à se projeter dans l’avenir, mais ça veut dire quoi aimer à notre âge ? »

4Ces extraits nous introduisent d’emblée aux petites déclinaisons contemporaines des questions du conjugo. Le premier est classique, presque outrageusement freudien dans sa structure. Monsieur aime madame comme sa mère, comme la mère des enfants qu’ils ont conçus ensemble. Elle le dorlote pendant des années [1]. Puis un jour, le décompte des années commençant à se faire sentir, le « tous comptes faits » gagnant du terrain, monsieur rencontre une femme, manquante, et il croit que c’est la Femme. Il quitte sa femme pour se séparer de sa mère. Le second récit est étonnamment contemporain. Il s’agit d’y entendre l’effritement de la figure de la femme ménopausée qui ne tenterait qu’une seule chose, c’est de retenir son mari / conjoint / amant aussi insatisfaisant soit-il. En effet s’il la laissait, il l’abandonnerait au triste sort des femmes qui ne séduisent plus et finissent leur vie seules, alors que les hommes du même âge peuvent toujours « refaire leur vie ». Il semble que le mythe de l’éternelle jeunesse et du toujours possible recommencement affecte tous les âges et tous les sexes et que certaines femmes d’après 50 ans, y vont de leur désir. À ce titre là d’ailleurs, nous sommes bien loin des origines de la névrose identifiées par Freud, mais cela n’infère pas non plus pour autant que nous sommes en train d’inaugurer une période de conjonction des sexes et des jouissances !

5Nous allons donc tenter de décliner cette étonnante question du « con-jugare », du conjugo[2], que je vous propose d’entendre comme la conjugaison de deux fantasmes, de deux inconscients. C’est une question surprenante puisque s’il y a bien une chose que les analysants ne cessent d’évoquer c’est leur couple : ses difficultés, ses impasses, ses grandeurs et ses ornières. La question de ce que cela pourrait signifier en termes de « confrontations des deux sujets de l’inconscient » reste pourtant entière.

Un homme, une femme, des retrouvailles ?

6L’installation dans le « con-jugare » est précaire depuis toujours, c’est d’ailleurs d’une certaine manière ce qu’évoque le concept de « non-rapport sexuel » de Lacan [3]. En deçà de l’idéalisation amoureuse, de l’illusion imaginaire et du leurre d’avoir enfin trouvé l’objet qui était attendu comme celui ou celle qui comblera le manque, le « tomber en amour », l’opération subjective qui fait qu’on est épris, pris, qu’on se laisse prendre et bien sûr méprendre sur ce que l’on a trouvé est quand même toujours trace des rets du processus de subjectivation. C’est-à-dire de ce qui devrait permettre d’y aller de son désir en lâchant les amarres des enjeux oedipiens.

7Rien n’est pourtant simple dans cette sortie du port. Freud quand à lui répondait précisément à la question mise au travail aujourd’hui : trouver, c’est retrouver [4] et c’est retrouver un lien et non pas une personne. Et ainsi étonnamment, à travers sa réponse, Freud nous invite à penser un lien, une conjonction. On pourrait dire aussi en termes freudiens, trouver, c’est retrouver, on se trompe de période et de personne et on s’égare dans les duperies de la répétition. On installe un lien organisé par une erreur d’adresse. Il y a erreur sur la personne et en cela Lacan nous permet de poursuivre. Dans sa lecture structurale il n’y a plus seulement erreur d’adresse, il y a illusion, facticité d’un rapport sexuel qui n’existe pas, ce qui, comme le développe Gisèle Chaboudez [5] ne nous dit encore rien du rapport entre les sexes.

8Pourtant cette réponse ne peut nous suffire. En effet, même dans la phrase bien connue de Lacan : « La femme est symptôme de l’homme qui lui-même est son ravage [6] », il y a quelque chose à penser du rapport des deux sujets, du lien, de la conjugaison en deçà l’illusion du rapport sexuel.

Un homme, une femme, et deux symptômes ou deux fantasmes?

9Si l’être au monde devient un vivre sans autrui [7], la question conjugale entière deviendrait-elle obsolète et disparaîtrait-elle au profit de plaisirs plus auto-érotiques ou imaginaires comme ceux des mondes virtuels [8] ?

10Ce n’est en tous cas pas ce que donne à penser la pratique d’entretiens cliniques de couples, ni ce qui se donne à entendre dans les cures [9].

11Je vous propose de considérer qu’il y a deux niveaux de conjugaison, de conjonction entre les deux inconscients au sein du conjugo. On pourrait nommer le premier niveau structural et le penser comme articulation des symptômes de chacun des conjoints. Le second niveau est plus singulier et concerne la mise en tension des deux fantasmes.

12Reprenons les choses pas à pas. Le symptôme d’abord. Dans une perspective freudienne, princeps pour nous tous, le symptôme est un compromis, créé par la pulsion et s’originant d’une défaillance du refoulement. Il constitue un compromis entre satisfaction pulsionnelle et défense. Tout comme le rêve, il est indice du frayage du désir pour obtenir une satisfaction, fût-elle partielle. Il ne s’agit donc pas d’une instance à abattre, à guérir, mais d’un compromis qui fait accéder à une petite satisfaction. C’est par conséquent de bénéfice inconscient qu’il s’agit même si consciemment il s’agira d’en venir à bout.

13C’est également lui qui surgira si l’angoisse gronde et il semblera éteindre le feu qui brûle et dévore même si il n’en a pas les moyens. C’est dès lors principalement un signe qui s’inscrira plus précisément à travers le langage de la répétition. On pourrait dire, le symptôme insiste aussi, et bien sûr il parle. Freud écrivait d’ailleurs à Jung [10] : « Les symptômes sont issus des fantasmes qui sont bâtis sur eux. » C’est donc l’articulation, la différenciation l’imbrication du symptôme et du fantasme qu’il nous faut préciser. Et ici c’est Lacan qui nous aide. Posant le symptôme comme métaphore mais surtout comme fait de structure, dont la nécessité doit être interrogée, il nous donne à penser que c’est la manière dont chacun jouit de son inconscient. Le symptôme est structurel au sens où il signe la structure.

14Qu’en est il alors lorsque nous avons à penser non pas un sujet investissant un objet mais deux sujets confrontés chacun à leur désir. Devons-nous retenir l’hypothèse d’un malentendu structural qui ne produirait du lien que par erreur d’adresse réciproque, chacun installant ainsi l’autre dans ce qu’il n’est pas ou n’a pas ? On devrait alors imaginer des couples vivant dans une double méprise de leur propre manière de jouir de leur inconscient. On devrait se représenter une duperie mutuelle inconnue et pourtant particulièrement adaptée aux enjeux inconscients respectifs. Le tout produirait une « illusion à ce point consistante » qu’elle unirait les deux sujets pendant parfois de nombreuses années. Et c’est bien ici que la question de la confrontation entre les deux sujets de l’inconscient me paraît incontournable. Car en effet, que pour un sujet il y ait à chercher sans le savoir et à trouver sans le vouloir un autre qui acceptera les modalités dont il jouit de son inconscient, c’est une chose. La question de l’adaptation, de l’articulation complaisante entre les impératifs des deux logiques fantasmatiques en est une autre. C’est pourtant bien cette complaisance mutuelle et cette conjonction aux impératifs inconscients des modalités de jouissance de chacun, qui crée la consistance de l’illusion.

15Une question subsidiaire pourrait être aussi de savoir pourquoi cette conjonction de méprises, cette « illusion à ce point durable » pouvant lier deux destins parfois très longtemps pourrait s’interrompre un moment donné ? En effet dans l’époque qui est la nôtre c’est bien l’amour et son voile qui organise les couples et non plus un intérêt supérieur de la nation ou de la famille.

16Lacan écrit aussi à la fin de Encore : « Tout amour se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients [11]. » Il y a donc à poursuivre l’idée d’un « certain rapport » ou celle de la consistance de l’illusion. Si facticité il y a, elle est durable. La clinique nous invite donc à l’investiguer.

17On pourrait dès lors penser, comme le suggère Chaboudez que le premier niveau de conjugaison inconsciente se situe dans l’articulation du symptôme de l’un au symptôme de l’autre. Il y aurait donc ici surtout fait de structure qui permettrait de composer, d’assembler. Cela nous force à penser ce que serait cet assemblage. Le dictionnaire précise qu’il s’agit d’une jonction, d’un emboîtement, d’une attache. Il est quand même question d’un lien. Ce trait d’union relierait deux sujets ignorant tout des compromis jouissifs inconscients de leurs symptômes tout en s’en plaignant à qui veut bien les entendre. Et il est vrai que nous avons tous eu à écouter les récits de symptômes complémentaires du point de vue de leur économie inconsciente. Un des cas le plus ordinaire, un des plus réussi dans l’illusion consistante est, par exemple, celui de l’assemblage constitué par la rencontre entre l’hystérie et la névrose obsessionnelle.

18C’est en effet une merveilleuse rencontre, idéale d’un point de vue des satisfactions inconscientes tant les symptômes se complètent, s’assemblent, et s’égarent dans une économie jouissive marquée d’insatisfactions, de doutes, d’emprises. Une sorte de dialogue entre les deux sujets de l’inconscient où il est question d’une part de : « Il ne me donne pas ce que je désire et que je lui demande alors j’ai l’impression de ne pas exister et d’être insatisfaite en permanence. Je voudrais qu’il soit un homme, un vrai et s’il ne sait pas ce que c’est moi je vais lui montrer, moi je ne doute pas ». Et d’autre part : « Elle me poursuit alors que je n’arrive pas à choisir et que j’ai peur de ne pas être à la hauteur de l’homme qu’elle attend. Alors j’esquive, je fuis car j’ai peur du conflit qui risquerait de me mettre en colère et là j’ai l’impression que je pourrais devenir meurtrier tellement j’ai la haine. » C’est un couple qui peut durer dans la méprise de ce qui les anime pendant de nombreuses années : ne pas céder pour l’un, contester sans relâche celui qui avait été installé comme maître par l’autre.

19C’est pourtant aussi une des configurations, un des assemblages les plus intéressant pour penser ce que peut soutenir un travail en clinique de couple. En effet, tout comme pour une cure, une chose est de restituer l’intérêt d’un symptôme comme compromis dans l’économie inconsciente, une autre est de pouvoir en jouir, « faire avec », un peu plus de légèreté, un peu plus de plaisir, un peu plus de jeu dans tous les sens du terme. C’est aussi le cas en clinique de couple. Une chose est d’entendre la complaisance mutuelle des exigences de jouissances inconscientes, une autre d’ouvrir l’espace de leur déploiement. Il est question ici aussi, de mettre du jeu, tant au sens de l’ouverture, de la mise à distance des impératifs, que de celui de l’humour et de la plaisanterie.

20En effet cette clinique ne peut pas viser uniquement un niveau de repérage structural, auquel cas elle s’enliserait rapidement dans le constat des bénéfices des symptômes. Elle a par contre à soutenir l’écoute de la mise en tension des deux fantasmes.

21Il s’agit en réalité de rendre compte d’une écoute encore plus singulière des conjugaisons entre les deux sujets de l’inconscient. Il me semble qu’il y a à penser l’articulation des deux structures, des deux symptômes mais aussi des deux fantasmes, comme lieu de circulation pulsionnelle [12], motionnelle, signifiante. C’est ce lieu qui pour moi représente la consistance et la durabilité de l’illusion, même si le cadre structural général reste présent et repérable. Que dire dès lors de cette écoute singulière ?

22Chez Freud on sait que le fantasme est une production imaginaire présentant la structure d’un scénario au service de la réalisation du désir. Il est donc à la source du symptôme. Pour Lacan le fantasme est à considérer comme une image projective, un « arrêt sur image » qui constitue une organisation défensive stable qui masque la castration. Modalité retravaillée du souvenir, le fantasme met en scène une certaine forme d’interaction entre le sujet et l’objet du désir. Le sujet y est toujours représenté d’une certaine manière, comme dans le rêve. Le fantasme est dès lors une formation complexe, dont il dégagera ensuite la formule. C’est une sorte de scénario qui se différencie de l’hallucination et constitue la réalité psychique. C’est donc la question du scénario ainsi que l’interaction entre le sujet et l’objet de son désir, tant au sens Freudien que Lacanien qui sont intéressants à dégager.

23Nous voici donc en mesure d’élaborer non pas seulement les articulations structurales du leurre, mais les aménagements particuliers des méprises, et cela n’est pas tout à fait la même chose. Il y aurait donc à penser les agencements singuliers liés à la configuration même des fantasmes des deux sujets du conjugo. C’est ce que je nomme mise en tension des deux fantasmes. C’est-à-dire qu’il y a à se représenter le lien sous forme de mise sous tension, presque au sens de la métaphore électrique qu’elle suggère, mais aussi d’initiation, d’installation de la circulation entre les deux pôles.

24Je pense pouvoir m’appuyer sur ces enseignements freudiens et lacaniens ainsi que sur ce que la clinique m’a appris, pour penser la mise en tension des deux scénarii. Celle-ci pourrait alors s’envisager comme un fil tendu entre les deux fantasmes faisant circuler des dimensions de leurs économies inconscientes respectives.

25Ce que je vous propose de considérer, c’est qu’au cœur du lien il y a d’abord la confrontation entre les deux fantasmes, entre les deux organisations défensives mettant en lumière le rapport de chacun des sujets respectifs avec son désir et la manière singulière dont il jouit de son inconscient. Il s’agit donc bien d’une construction complexe lors de l’installation d’un lien qui dure puisque, au-delà de la confrontation inévitable, ce qui va permettre que les choses durent et s’installent est à penser non pas en termes de complémentarité, ou de similitude mais de possibilité de conjonctions des impératifs de deux logiques fantasmatiques.

26C’est cela qui va produire la consistance de l’illusion ou la durabilité du leurre. C’est-à-dire que chaque fantasme sera singulier en deçà de son agencement structurel et mettant en scène une certaine forme d’interaction avec l’objet de son désir, nécessitera, sollicitera, appellera l’autre à prendre une place précise définie par les impératifs de cette économie jouissive, et cela pour les deux sujets de l’inconscient mis en tension au sein du lien. Chacun inconsciemment appelle l’autre à une place précise et accepte en même temps ce que l’autre sollicite de lui. C’est donc véritablement de complaisance inconsciente mutuelle à accepter les impératifs de la logique fantasmatique de l’autre qu’il s’agit. C’est aussi lorsque cette complaisance cesse, ce consentement tombe que les demandes de l’autre deviennent insupportables voire incongrues. Comment a-t-on pu accepter ceci, lui concéder cela, supporter tel symptôme ou nier l’espoir déçu, espérer encore et toujours que demain sera autre ? L’autre, inconnu de lui même, n’est jamais et ne peut être là où il est pressenti, attendu [13], il ne peut y être au risque de disparaître subjectivement à lui-même [14].

27La complaisance inconsciente mutuelle, quand elle s’installe, assigne des places qui témoignent de l’interaction entre les sujets et l’objet de leur désir ou du rapport entre les deux savoirs inconscients. Elle le fait pour toutes les bonnes raisons de maintien des défenses, de garantie des symptômes, de modalités des jouissances et de ses impératifs singuliers.

Un homme, une femme, et des entretiens cliniques de couple

28Reste à penser la clinique de couple, sujet inlassablement mis au travail et qui semble pourtant toujours se dérober un peu de l’élaboration même si il est présent en filigrane. En effet une chose est repérer la complaisance mutuelle inconsciente, une autre est de pouvoir lui donner du jeu, de l’espace, de l’air. C’est ici que la question initiale fait retour. Si l’articulation entre les deux logiques et leurs impératifs respectifs est à ce point installée, qu’est ce qui poussera des sujets à solliciter des entretiens de couples ? En effet les motifs d’insatisfaction conscients, sont souvent présents depuis longtemps voire depuis le début si ils sont associés à la logique des symptômes.

29C’est parfois que l’un des deux conjoints remet en question la tension au sens cette fois où elle serait source de conflits de plus en plus importants et que d’une certaine manière « cela devient trop tendu ». On peut alors entendre des moments de mutation, de reprise ou de retour des questions en souffrance dans l’histoire des sujets : l’arrivée d’un enfant ou son attente infinie et les liens à la question du désir, la mort d’un parent ou une IVG et les questions de la perte et de la séparation, la crise du milieu de la vie, l’irruption de la maladie et la question du manque et de la castration, l’adolescence des enfants ou leur départ du foyer. C’est donc toute l’adresse de la demande d’amour et son lien à la dynamique désirante qui se voit ainsi explorée. En réalité pour un certain nombre de sujets, il est difficile voire impossible d’aller explorer seul ces dimensions, tant les psy effrayent. C’est la souffrance conjugale qui servira alors de porte d’entrée, de modalité acceptable pour investiguer un peu ce qui échappe. Après tout ce qui est très commode dans ces entretiens c’est que pour de nombreux sujets, il est question de venir dire que « c’est pas moi, c’est l’autre ». Et l’autre étant présent doit pouvoir venir témoigner de ses failles. Cette radicale erreur d’adresse étant vite déconstruite il n’en reste pas moins vrai que pour nombre de patients il aurait été impossible de consulter seul.

30Dans d’autres situations on entendra que l’un des deux a pu mettre un peu de jeu dans son propre rapport à sa logique inconsciente, en faisant un travail sur lui-même le plus souvent, et essaye d’entraîner son conjoint à modifier, à assouplir les modalités d’interactions inconscientes pour sauver le lien.

31Dans certains cas enfin les entretiens sont sollicités pour sauver un lien qui devenant tellement distendu commence à s’effilocher et pourrait bien un jour s’interrompre. C’est alors la question même de l’interruption de la circulation pulsionnelle qui est présente à l’avant plan et sa tentative de remise en route à travers les différents temps de la séance.

32Dans tous les cas c’est l’art de la plaisanterie qui sera espéré autorisant ainsi les sujets, si le travail clinique est possible, à sourire de leurs illusions et de leurs divisions subjectives, plutôt qu’à se plaindre de leurs manques.

Bibliographie

  • Bastien, D. (2005). Le couple ou le dialogue inconscient, Paris, Imago.
  • Bastien D. (2002). « Un peu, beaucoup, à la folie, plus du tout », Cahiers de psychologie clinique, n° 19, « L’amour », Louvain-la-Neuve, De Boeck.
  • Chaboudez, G. (2004). Rapport sexuel et rapport des sexes, Paris, Denoël.
  • De Neuter, P. et D. Bastien (2007). Clinique du couple, Toulouse, érès.
  • Freud, S. (1969). La vie sexuelle, Paris, PUF.
  • Freud, S. et C.G. Jung (1975). Correspondance, Paris, Gallimard.
  • Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
  • Lacan, J. (1975). Encore, Paris, Le Seuil.
  • Lebrun, J.P. (2007). La perversion ordinaire, Paris, Denoël.
  • Levaque, C. (2006). « Les fratries d’enfants d’alcoolique et la question de la pulsion », Les Cahiers de psychologie clinique, n° 27, « Frères et sœurs », Louvain-la-Neuve, De Boeck, p. 55-69

Mots-clés éditeurs : fantasme, couple, symptôme, clinique du couple

Date de mise en ligne : 01/10/2007

https://doi.org/10.3917/cpc.029.0133

Notes

  • [*]
    Texte écrit à partir d’un exposé réalisé à Bruxelles le 24 février 2007, « À l’écoute du non-rapport » à l’occasion des « Promenades psychanalytiques » organisées par les FLBW.
  • [**]
    Docteur en psychologie, psychanalyste – 68 rue Bois de Breucq – B-7110 Bracquegnies.
  • [1]
    Une autre analysante disait : « En fait j’ai trois enfants, les deux enfants et mon mari. »
  • [2]
    Poursuite de la mise au travail présente dans Bastien D. (2005), Le couple ou le dialogue inconscient, Paris, Imago ; et De Neuter P. et Bastien D. (2007), Clinique du couple, Toulouse, érès.
  • [3]
    Lacan précisait : « Il n’y a pas de rapport sexuel, mais les relations sexuelles, ça il y en a énormément ! »
  • [4]
    Freud, S. (1969). La vie sexuelle, Paris, PUF.
  • [5]
    Chaboudez, G. (2004). Rapport sexuel et rapport des sexes, Paris, Denoël.
  • [6]
    Lacan J. (1975). Encore, Paris, Le Seuil.
  • [7]
    Lebrun J.-P. (2007). La perversion ordinaire, Paris, Denoël.
  • [8]
    Pensons par exemple au million d’adhérents du jeu Second life qui dit bien ce dont il s’agit, se créer une autre vie, moyennant finance de base et dans laquelle on a prise sur tout, y compris sur son apparence physique.
  • [9]
    Chaboudez, par exemple à la fin de son long développement à propos des rapports supplémentaires contemporains de jouissance, propose de penser la conjonction des sexes comme « articulation du symptôme de l’un au symptôme de l’autre » (Chaboudez, G., op. cit., p. 352).
  • [10]
    Lettre 15 in Freud, S. et C.G. Jung (1975). Correspondance, Paris, Gallimard.
  • [11]
    Lacan, J., Encore, op. cit., p. 131.
  • [12]
    Comme le met également au travail Levaque, C. (2006). « Les fratries d’enfants d’alcoolique et la question de la pulsion », Les cahiers de psychologie clinique, n° 27, « Frères et sœurs », Louvain-la-Neuve, De Boeck, p. 55-69.
  • [13]
    Déjà abordé dans un premier temps d’élaboration dans Bastien D. (2002). « Un peu, beaucoup, à la folie, plus du tout », Cahiers de psychologie clinique, n° 19, « L’amour », Louvain-la-Neuve, De Boeck.
  • [14]
    Comme dans la formule proposée il y a longtemps par Patrick De Neuter dans laquelle un fantasme s’impose tellement à l’autre qu’il le dévore. De Neuter, P. et D. Bastien (2007). Clinique du couple, Toulouse, érès.

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