Couverture de CPC_019

Article de revue

Un peu, beaucoup, à la folie, plus du tout

Pages 107 à 118

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, assistante de recherche en psychologie clinique (CAPP), Fac. de Psycho., UCL SSM Chapelle-Aux-Champs, 68 Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies.
  • [1]
    Vicent Attal, Ma femme est une actrice, avec Vincent Attal et Charlotte Gainsbourg, France, 2001.
  • [2]
    in Winnicott D., W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971
  • [3]
    Penot Bernard, La passion du sujet freudien, Toulouse, Eres, 2001
  • [4]
    Kaës René, La parole et le lien, Paris, Dunod, 1994.
  • [5]
    Desprats-Pequignot Catherine, in Kauffman Pierre, L’apport freudien, Bordas, Paris, 1993, p. 393.
  • [6]
    Une des voies d’entrée proposée par Lacan dans cette spécification est la question de la jouissance, précisée comme uniquement phallique du côté masculin, alors qu’elle peut être également Autre du côté féminin.
  • [7]
    Si je ne cite pas Deutsch, c’est qu’elle me paraît dans une lecture du féminin très freudienne.
  • [8]
    Dolto Françoise, Le féminin, Paris, Gallimard, 1998.
  • [9]
    Aulagnier Pierra, « Remarques sur la féminité et quelque uns de ses avatards », in Le désir et la perversion, Paris, Seuil, 1967
  • [10]
    Schaeffer Jacqueline, Le refus du féminin, Paris, Puf, 1997.
  • [11]
    Godfrind Jacqueline, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, Puf, 2001.
  • [12]
    Faure-Pragier Sylvie, « Le désir d’enfant comme substitut au pénis manquant : une théorie stérile de la féminité », in Schaeffer Jacqueline, Clé pour la féminin, Paris, Puf, 1999.
  • [13]
    Bastien Danielle, « La frigidité ou la belle au bois dormant », in Cahier de psychologie clinique N° 15 Le féminin, Bruxelles, De Boeck, 2000.
  • [14]
    Godfrind Jacqueline, op. cit., p. 62
  • [15]
    Rivière Joan, « La féminité en tant que mascarade », (1929), in Hamon Marie-Christine, Féminité Mascarade, Paris, Seuil, 1994, pp. 197-214
  • [16]
    Millot Catherine, L’abîme ordinaire, Paris, Gallimard, 2001, pp 68-95.
  • [17]
    Ibidem, p. 91.
  • [18]
    De Neuter Patrick, « Les femmes, le masochisme et la pulsion de mort », in Le Bulletin Freudien, N° 25-26, Bruxelles, juin 1995, pp. 93-114
  • [19]
    Lacan Jacques, Télévision, Paris, Seuil, 1973, pp. 63-64
  • [20]
    Millot Catherine, op. cit., p. 91.
  • [21]
    Lire à ce propos Braconnier Marina et Bastien Danielle « Rencontre à propos du roman Une chambre au bord du fleuve », Bulletin Freudien Masculin-Féminin, N° 37-38, Bruxelles, 2001, pp. 191-201.

1 Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres, nous dit la chanson. Effectivement la majorité d’entre-nous, petits et grands, aspire, espère, attend l’Amour, le vrai, le grand. C’est-à-dire celui qui nous transforme autant qu’il nous transporte, celui qui fit disparaître les crises d’asthme chez un asthmatique chronique, expliquait un analysant, celui qui nous fait nous sentir vivant, même si nous n’arrivons pas à définir précisément ce dont il s’agit. Car en effet, il faut bien reconnaître que dès que l’on s’arrête un peu dans la course folle de la vie, comme je le fis pour rédiger ces quelques pages, et que l’on tente de répondre à la question : « qu’est ce que c’est l’amour ? », on n’arrive pas facilement à trouver une réponse.

2 C’est en effet une question qui fait surgir à l’esprit, des moments de vie où l’on était persuadé d’être amoureux, ou d’être aimé, ou mieux, d’être amoureux et d’être aimé. C’est le souvenir d’un instant de bonheur, d’un cadeau, du parfum d’un lieu, du fumet d’un festin, d’un regard profond, d’une envie d’être là et nulle part ailleurs, qui reviennent en mémoire. Et peut être n’y a t-il pas moyen de répondre à cette question autrement qu’en ayant recourt à l’art, la littérature qui l’évoque à merveille, ou au cinéma qui le filme jusque dans ses antres les plus secrets. Ainsi le dernier film de Vincent Attal [1], qui interroge cette question, jusque dans ses plus profonds recoins.

3 Les thérapeutes de couples dont je suis, sont pourtant convoqués sans cesse au versant triste de l’amour, celui qui s’étire une fois l’idéalisation moins présente, une fois l’illusion moins liante, c’est-à-dire au versant qui parle de la haine, alliée implacable et insistante de l’amour.

4 On a formé un couple, parce que l’on s’aimait, on vient vous voir parce qu’on ne comprend plus comment on fait pour s’aimer… on s’aime trop, mal, ou plus beaucoup

5 C’est la même question sur la nature de l’amour, que les conjoints adressent aux thérapeutes. Ils ont installés cette relation amoureuse sans se demander ce qu’ils vivaient et ont posé un certain nombre d’actes, de choix. À présent que cela ne se déroule plus aussi bien, ils nous demandent de les « aider à parler » ce qu’ils ont vécu. L’exercice ainsi imposé, permet pourtant d’appréhender ce que la magie de l’amour a caché, dissimulé, voilé. Parlons donc de ce qui est voilé, et laissons aux poètes et aux artistes la magie, la beauté et le mystère.

6 Le couple tel que nous le rencontrons en clinique ici et aujourd’hui, se pense, se met en forme, consciemment, autour de la question amoureuse. Est-ce qu’il m’aime encore… m’a-t-elle jamais aimé… moi je l’aime, mais lui ne fait que me désirer… je crois qu’il ne m’aime plus… sont les déclinaisons du sentiment amoureux telles qu’elles sont adressées aux cliniciens.

D’une altérité…

7 Pourtant, l’amour me semble être aussi le voile qui va venir masquer, d’une part, l’altérité radicale entre les sujets.

8 L’autre attendu, recherché, espéré, se révélera in fine, absent du lieu préparé pour lui/elle. Bien au contraire, une fois l’idéalisation effritée, une fois l’illusion moins euphorique, l’autre sera découvert profondément étranger. Il se dévoilera étranger dans sa différence, dans sa non-ressemblance avec le projet initial conçu pour lui et dans l’impossible assimilation à ce dernier. Je te prenais pour l’amour, mais tu es tout autre, je ne te reconnais pas, moi qui croyais te connaître… C’est en effet le dévoilement d’une absence dans la présence qui induit le plus souvent le vacillement de l’illusion.

9 Et l’on comprend dès lors que de nombreux sujets entreprennent après cette défaite, non pas une analyse de ce qui les a liés, mais plutôt un rejet, une rupture, et une nouvelle recherche ailleurs de ce sentiment euphorisant. Certains pourtant consultent pour tenter de nommer ce qui les a uni et qui à présent se délie.

10 L’autre se découvre aussi étranger au sens d’étrange, d’un étrange qui en devient inquiétant. Qui es-tu toi, finalement que je pensais connaître depuis, 10 ans, 20 ans, 30 ans et que je découvre à présent tout autre. Formule si souvent entendue et qui sera interprétée, pour l’un en lien à la trahison, pour l’autre à l’infidélité, pour le troisième dans ce qui vient nommer la crise du milieu de vie. Toutes ces causalités, aussi pertinentes soient-elles, empêchent pourtant de percevoir le caractère radical de l’altérité. Elles masquent à quel point l’autre n’était pas celui ou celle que l’on pensait, que l’on attendait, parce que simplement il est impossible qu’il en soit ainsi.

11 En effet, la rencontre ardemment désirée et pourtant hautement indésirable ne pourra avoir lieu là où elle est attendue, au risque sinon que l’un des deux « se concède » à l’autre. Et l’on sait que cela n’apportera que des difficultés, pour celui qui accepte de ne plus être sujet de son désir pour être objet du désir de l’autre, mais également pour l’autre qui, accédant ainsi au contrôle omnipotent sur son conjoint est confronté à ce que Winnicott nomme « la destruction de l’objet ». Winnicott est très éclairant à ce sujet [2], il s’agit surtout et avant tout explique t-il que « la destruction » n’ait pas lieu et que l’objet résiste à la volonté d’emprise au risque sinon de précipiter la chute des deux.

12 La rencontre attendue n’aura pas lieu dans l’espace préparée pour elle. C’est cela que viennent évoquer les conjoints demandant des entretiens de couple. Dites lui, qu’elle est trop… faites-lui comprendre que ce n’est plus possible,… qu’il arrête,… qu’elle cesse de me demander…, d’exiger que… qu’il n’en est pas question et n’en sera jamais question… sont les phrases qui viennent illustrer la demande initiale.

13 Les cliniciens embarqués dans cette étrange clinique ne pourront en fait qu’aider les sujets divisés qui s’ignorent tels, à percevoir leur division subjective et à cerner l’impossible de la rencontre là où elle était espérée. C’est-à-dire aussi finalement éclairer ce qui était masqué par la magie, tout en maintenant la dimension précieuse et pourtant innommable de celle-ci. Les thérapeutes de couples devenant ainsi des personnages toujours émerveillés par les lueurs d’enfance, c’est-à-dire ici de l’amour, tout en sachant qu’il n’est pas seul en présence. Ils se trouvent ainsi amenés à soutenir la position de la fée clochette, tout aussi précisément assistante de Peter Pan pour emmener Wendy au pays de l’imaginaire, que consciente qu’il s’agit de sa dernière nuit au pays de l’enfance, ses parents ayant décidé en effet que demain elle devenait grande, raisonnable, raisonnée.

14 Tous les thérapeutes et tous les analystes pourtant savent que l’enfance ne disparaît pas si vite et que ce sont le plus souvent des enfants que nous écoutons quand nous recevons des adultes. Nous entendons les enfants, tristes, seuls, désespérés, ou thérapeutes de leurs parents internes. Les folies de l’Amour permettent sans doute d’entendre aussi les enfants heureux, créatifs, imaginatifs qui se sont autorisés à aimer.

15 La rencontre disais-je, ne pourra advenir que si elle n’est plus attendue dans ce lieu, mais au contraire dans celui qui éclaire la dimension radicale, de l’altérité des sujets entre eux. Elle n’adviendra que si chacun des conjoints apprivoise la dimension d’étrange qui est en lui et qu’il projette sur l’autre au risque de se retrouver bien seul face à lui-même, c’est-à-dire aussi finalement, si au cœur de l’absence dévoilée, surgit une autre présence, radicalement étrangère à la première, elle-même abandonnée, puisque non existante.

16 Bernard Penot précise cela très clairement : « Il ressort, comme s’amuse à dialectiser Lacan, que je ne pense pas où je suis et je ne suis pas là ou je pense. Là où je crois me saisir dans mon image narcissique, je suis bien loin du sujet agent de mes actes et promoteur de mes rêves. Et c’est justement cette distance entre le moi conscient, image narcissique familière de soi et le sujet naissant de l’exercice pulsionnel qui nécessite l’interminable effort de liaison psychique : le toujours laborieux bricolage d’une articulation fonctionnelle entre des termes réfractaires l’un à l’autre.(..) ces termes demeureront structurellement étrangers l’un à l’autre, ne parlant pas le même langage. » [3]

17 L’étrange en soi se révélera dans toute sa violence, sa haine et sa déraison, c’est-à-dire entre autre toute sa pulsionalité, y compris dans le caractère contraignant de la poussée constante qui y est associée. Il dévoilera aussi ce qui nous pousse, nous incite à devenir parfois, souvent, énormément, plus du tout, surtout pas, violent, insultant, abjecte avec l’autre. L’autre, devenant alors précisément le réceptacle de l’erreur d’adresse, celui qui est convoqué à contenir l’impossible rencontre avec l’autre en soi, l’étranger, étrange et inquiétant.

18 Et c’est d’autant plus présent sur la scène conjugale que celle-ci a été mise en place précisément pour que chacun puisse déposer, au sens du dépôt [4] proposé par Kaës, son propre innommable. Chacun acceptera le dépôt de l’autre comme prix à payer pour accéder à la même opération pour lui-même. Alors, à l’image d’un coffre-fort, c’est précisément le matériel le plus précieux qui sera inaccessible directement et pourtant très précisément agissant tout en étant caché.

… à l’autre

19 Néanmoins sous couvert de l’amour, la croisière conjugale va pourtant convoquer une dimension supplémentaire : celle que chacun des deux conjoints va entamer comme dialogue avec les questions de sexuation. Autrement dit, derrière la différence des sexes, facilement désignée comme responsable des difficultés de communication et autres incompréhensions structurales entre les genres, c’est plus fondamentalement et plus difficilement, le rapport de chacun des conjoints avec sa propre identité sexuelle qui va être convoqué sur la scène conjugale. C’est précisément ce que Lacan a investigué par le concept de sexuation.

20 La sexuation, écrit Chemama, c’est : « la façon dont, dans la théorie analytique, les hommes et les femmes se rapportent à leur sexe propre, ainsi qu’aux questions de la castration et de la différence des sexes. »

21 Autrement dit, Lacan reprit la question où Freud l’avait laissée et conceptualisa, par son tableau de la sexuation, les deux façons de se positionner par rapport à la différence des sexes et à la castration.

22 Catherine Desprat-Pequinot écrit à ce sujet : « La différence des sexes au sens biologique ou anatomique ne décide pas forcément de la revendication d’une identité sexuelle conforme au sexe anatomique ou biologique et ne rend pas compte des modalités inconscientes selon lesquelles, chacun, homme ou femme, négocie la question de la différence des sexes et sa position subjective comme être sexué et portant son rapport à un autre sexué. Ce sont là les questions que Lacan ressaisit notamment avec le concept de sexuation. » [5]

23 C’est donc aussi précisément une façon d’approcher les questions de différenciations, de particularités et de spécificités du féminin et du masculin [6].

24 Si nous situons cette question par la voie d’entrée du féminin, il me semble qu’après Freud et Lacan, il faut attendre [7] d’une part, Dolto [8] et Aulagnier [9] dans les années soixante, mais aussi des publications très récentes, comme celles de Jacqueline Schaeffer [10], ou de Jacqueline Godfrind [11], ou encore de Sylvie Faure-Pragier [12], pour relancer la question du féminin et de ses spécificités [13]. C’est-à-dire que ces auteurs nous aident également à préciser la question du féminin dans ce qu’elle peut nous permettre d’éclairer ses différences, ses particularités et ses caractéristiques et par conséquent d’appréhender aussi le masculin.

25 Cela me paraît d’autant plus important de considérer cette dimension-là que précisément la question de l’amour dans ce qu’elle produit de rencontre entre deux sujets va exagérer ces interrogations. Qui suis-je comme homme face à elle, quelle part de féminin est en moi quand je me situe comme un homme face à toi, suis-je un homme ou une femme, pourquoi ne puis-je pas être plus féminine quand je le désire tellement ? Ainsi les interrogations préexistantes sur les rapports subjectifs à la sexuation vont être d’autant plus éclairées que le conjoint dans son altérité radicale, va venir incarner non seulement la différence entre les sujets, que j’abordais dans mon premier point, mais aussi la différence entre les identités sexuelles, que je développe à présent.

26 Revenons au féminin dans ce qu’il me permet d’éclairer et de penser l’articulation féminin-masculin. Les écrits récents amènent à penser le féminin comme accès à une ouverture, synonyme dans certains écrits d’abandon. C’est ce que Jacqueline Schaeffer nomme « ouverture à la poussée pulsionnelle constante ». Jacqueline Godfrind par contre l’évoque comme suit : « Le féminin participerait de cette dépendance basale qui nourrit la rencontre avec l’autre d’un lien tendre, maternel-féminin qui colore de tendresse les tumultes des avatars d’une libido dont la jouissance serait l’enjeu majeur. » [14]

27 Quelque chose de ce féminin, une fois qu’il est accessible proposent ces auteurs, se laisse envahir par l’autre, pénétrer non pas seulement physiquement mais aussi psychiquement. Quelque chose qui d’ailleurs renvoie sans doute à ce que Lacan nommait jouissance Autre, dans le sens de la dimension « sans limites », que cette jouissance convoque. Ce féminin étant bien sûr à différencier de la féminité qui elle est plus du côté de la parure, du voile, de ce que Joan Rivière appelait « mascarade » [15]. La clinique nous fait d’ailleurs aussi souvent entendre que l’expression du registre de la féminité, ne signe pas nécessairement l’ouverture du féminin. Inversement, certaines femmes qui sont à l’écoute de leur féminin sans le savoir, le répriment, l’enferment, l’empêchent, par un refus de la parure, une défense phallique, ou des kilos qui dissimulent, protègent et repoussent les potentiels « amants effracteurs » comme les nomme Jacqueline Schaeffer.

28 L’amour donc, va venir également masquer, dissimuler, voiler l’altérité radicale existant pour chacun des conjoints entre son sexe biologique et la sexuation, c’est-à-dire sa gestion interne de la répartition entre ses parts de féminin et de masculin. Ainsi, comme je le proposais, la découverte de la présence dans l’absence, sera de deux ordres : tant du côté de la division subjective qui rend chacun d’entre-nous étranger à nous-même sans que nous le sachions, que de celui de la sexuation, c’est-à-dire de notre propre rapport à la castration et la différence des sexes. Sur la scène conjugale, ces quatre dimensions (deux chez chacun des conjoints) vont se croiser, se choquer, se méprendre, se mépriser, avant peut-être de se découvrir.

Du volcan à la peur…

29 Catherine Millot, évoque cette articulation telle qu’elle s’inscrit sur la scène conjugale en relatant l’histoire terrible qui unit Roberto Rossellini et Ingrid Bergman.

30 Toute leur histoire commence par deux regards, deux regards posés des deux côtés de l’Atlantique. D’un côté de l’océan, Ingrid Bergman visionne Rome ville ouverte. Elle est fascinée par le film. Elle écrit à Rossellini pour lui proposer de tourner pour lui. Il ne reçoit la lettre que bien plus tard, au moment où, après une étrange rencontre dans un camp de réfugiés, il est psychiquement en train de penser au prochain film qui s’élabore en lui. En effet, peu de temps auparavant Rossellini rentrant d’une journée de tournage, longe en voiture un camp de réfugiés. Soudain son regard est attiré par une femme, qui se trouve de l’autre côté des barbelés. Il est fasciné par elle mais continue pourtant sa route tout en ayant ralenti un peu sa vitesse. Hanté par le souvenir du regard de cette femme, il retourne dans le camp, décidé à la retrouver quelques jours plus tard. On lui apprend alors qu’elle est partie, acceptant d’épouser un pêcheur qui l’avait emmenée sur son île.

31 C’est à ce moment-là, quand il commence à penser au film qui imaginera la suite de la rencontre entre l’inconnue et le pêcheur, qu’il reçoit la lettre d’Ingrid Bergman. Le film, qui s’appellera Stromboli, relate l’histoire d’une femme qui, perdue et sans ressources, épouse un pêcheur de l’île Stromboli et croit échapper à la misère par ce mariage. Il n’en est rien, et si elle a quitté la misère sociale, elle rencontre alors la solitude, l’isolement et le désespoir moral.

32 Ayant reçu la lettre de Bergman, il lui propose de jouer ce rôle féminin. Elle accepte de le suivre et rapidement ils démarrent une liaison qui vient s’insérer en parallèle au tournage.

33 Celui-ci, réalisé dans des conditions épouvantables à l’époque pour une star hollywoodienne, donne à penser la scène qui se trame entre les deux amants. Rossellini entraîne peu à peu Ingrid Bergman dans un ravage, qu’elle accepte au nom du féminin qu’elle met en jeu dans leur liaison. Vraisemblablement que s’ils n’avaient pas été amants, ou que leur rencontre n’avait pas commencé comme ce fût le cas, elle n’aurait pas accepté tout cela. Le film bien sûr n’aurait pas été celui qui fût réalisé. La scène psychique conjugale est déjà créée à ce moment là dans toutes les composantes qui vont la caractériser. Bergman va se donner jusqu’à se perdre. Rossellini va emprisonner jusqu’à la mise à mort symbolique.

34 Rossellini, pendant le tournage, la mit dans des conditions épouvantables pour pouvoir ensuite tourner sa détresse, son désespoir et son effondrement progressif en direct.

35 Catherine Millot écrit [16] : « Le cinéaste pouvait ainsi filmer sur le visage de la star excédée, épuisée, horrifiée, les effets du ravage auquel il la soumettait. Comme l’écrit Gilles Deleuze, Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation sur l’île d’autant plus profonde qu’elle ne dispose d’aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu’elle voit. »

36 À la fin du tournage, leur liaison se poursuit et Ingrid Bergman, choisit d’abandonner mari et enfants restés aux Etats-Unis. Elle ruine toute sa carrière hollywoodienne très rapidement. Elle est méprisée par tous sauf quelques amis fidèles. Son mari vient en Italie pour essayer de la récupérer. Rien n’y fait. Elle continue à vivre cette passion déchirante et destructrice avec Rossellini, le temps de faire avec lui quatre films, et trois enfants.

37 Rossellini dira : « Je n’ai jamais su ce qu’elle ferait une fois redescendue du volcan, je ne pouvais dire si elle retournerait auprès de son mari, ou si elle quitterait l’île avec l’enfant dans son ventre. »

38 Le dernier film réalisé ensemble La peur, fait culminer toutes les dimensions présentes dans la scène conjugale depuis le départ. Millot écrit, citant Bergala : « Le cadre du tournage est carcéral et impitoyable ; il reste centré, quoiqu’elle fasse et où qu’elle se déplace, sur le visage d’Ingrid Bergman. Le filmage, ajoute-t-il, se confond avec le dispositif de la torture : on met une actrice en état de souffrance, sous l’œil impassible de la caméra et on filme sur son visage les traces et les effets de cette souffrance, d’où une vérité extorquée doit surgir. Au cours du tournage, l’acteur qui jouait le rôle du mari prit à part Ingrid Bergman et lui dit discrètement : « Vous êtes en train d’être mise en petits morceaux. Vous allez devenir folle, si vous continuez comme ça. Pourquoi ne quittez-vous pas Roberto ? » [17]

39 La critique rejeta en bloc le film, tellement il présentait une image déchue de la star. Après moult querelles, notamment autour du sort des enfants, Ingrid Bergman quitte aussi Rossellini en abandonnant une fois encore les trois enfants qu’elle avait eu avec lui.

Du féminin et du masculin

40 Dans ses dimensions outrancières, l’histoire de ce couple est intéressante, pour nous aider à penser un peu plus loin ce qui du féminin et du masculin est mis en jeu dans l’installation de la scène conjugale.

41 En effet, au-delà d’une interrogation sur le type d’interactions précises repérables entre eux, l’exemple de Catherine Millot, comme la clinique d’ailleurs, me donne à penser la spécificité du féminin dans l’installation de la scène conjugale. Cette spécificité, c’est ce que certains ont nommés masochisme féminin, et qui a d’ailleurs poussé certains psychanalystes, comme Patrick De Neuter, à s’interroger sur l’apparente « prédisposition féminine » à accepter longtemps la souffrance avant d’y mettre un arrêt, ou l’étonnante résistance à soutenir une position « masochiste ». [18] Dans cet article, après avoir repris les propositions freudiennes, il évoque Lacan qui écrit « il n’y a pas de limites aux concessions que chacune (les femmes) fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens. » [19]

42 De Neuter écrit cela en précurseur avant tous les ouvrages que j’ai cités plus haut et qui eux vont défendre très clairement l’idée d’un « masochisme érogène », mais au sens du « masochisme gardien de vie » de Rosenberg. C’est-à-dire non pas d’une place qui serait à entendre du côté de son lien au sadisme et des débats structuraux que cela amène. Il s’agit d’entendre au contraire, comme il nous invite déjà à le penser à sa manière, une place dans le sens de ce qui spécifierait le féminin, en tant que l’ouverture qui l’accompagne définirait une place qui structurellement, parce qu’elle accueille l’autre sans limites, dans son corps, dans sa tête, dans sa vie, est soumise au désir de l’autre.

43 Et si le versant masculin du désir, celui qui tend si souvent justement à s’imposer à l’autre, trouve dans ce féminin, un accueil sans restriction et sans conditions, c’est bien évidemment une position que l’on pourrait rapidement qualifier de « masochiste », qui se dessine sur le versant féminin. Cette position serait « masochiste », dans le sens qu’elle se met sans cesse en péril pour satisfaire le désir de l’autre et qu’elle va si souvent au-delà de ce qui la garantit d’elle-même pour, sans le savoir, conserver l’autre dans ce qu’elle croit être une attente à laquelle elle ne peut mettre de limites.

44 Catherine Millot, commentant le récit que j’ai présenté écrit quelque chose de proche : « Ceci est le fantasme d’un homme. C’est un fantasme sadique, mais l’envers est-il masochiste comme on dit que les sentiments sont réciproques ? Qu’en est-il de la place où je m’y loge quand je me perds en songe dans ce grand calme ébloui que la femme connaît à son réveil sur le volcan ? Qu’en est-il du désir d’une femme qui prend la place dans ce fantasme-là ? Qui s’en remet au destin comme aux mains de l’abîme ? Dans l’ignorance de ce qu’il lui réserve, elle se risque et trouve, hors de tout abri, accueil d’un espace inconnu. Ou serait-ce, au-delà encore, le lieu déshabité de son désir, un dehors ou elle rejoint son être ? » [20]

45 C’est-à-dire que les deux sujets qui vont créer la scène conjugale vont être aussi inégalitaires par rapport à la scène qui se crée.

46 C’est précisément cette dimension d’illimité, ou de difficilement limitable du don de soi dans l’éprouvé du féminin [21] qui va rendre la relation entre les deux parts des deux sujets, inégalitaire. C’est elle aussi qui va produire une interaction d’autant plus délicate et énigmatique, que chacun des deux conjoints va devoir se situer non pas seulement par rapport à l’autre, mais aussi et surtout par rapport à l’autre en lui-même. Ce qui signifie que cela va l’obliger à découvrir d’abord, à négocier ensuite, l’articulation entre ses parts de féminin et de masculin, c’est-à-dire aussi le tiraillement incessant et inquiétant, entre le désir d’emprise sur l’autre et le souhait de s’abandonner à lui ou à elle.

47 L’amour me semble être un voile qui va recouvrir ce que l’inégalité, le tiraillement et la difficulté d’appréhension de l’étrange en soi, peut engendrer de misères et de haine. C’est un leurre qui masque, qui déguise, qui maquille et donc aussi qui nous protège.

48 Mais fondamentalement, c’est aux deux sujets formant ce couple que le leurre va masquer quelque chose. Il va masquer bien souvent la violence et la cruauté de leur propre désir, mais aussi la méconnaissance et la méprise de « l’autre de soi ». Il va occulter surtout, le rapport que chaque sujet entretient sans le savoir à lui-même. C’est-à-dire les voies qu’il ou elle a sélectionné sans s’en rendre compte pour soutenir son identité, mais également son désir.

49 Le conjoint, époux, élu, amant, aimé, se verra alors affublé malgré lui de la radicale étrangeté de l’autre et de l’incommensurable différence entre les sexes.

50 La question de l’amour pourtant reste entière. En effet, lorsque l’on sait tout cela, on a heureusement quand même toujours envie d’amour, c’est-à-dire de magie, de mystère. Comme le dit un autre poète On a beau dire, on a beau faire, ça fait du bien d’être amoureux…

51 L’amour, c’est quand même aussi cette part de créativité, d’invention et d’art que nous portons chacun en nous. Pour certains cette capacité ne se dévoilera que sous cette forme d’un amour qui « fait perdre la tête ». Que serait la vie en effet si les choses étaient les choses !

52 Les entretiens de couple quant à eux aideront les conjoints, après les diverses déconstructions et reconstructions induites par le processus même de la thérapie, à approcher et ensuite à apprivoiser, tout comme le petit prince, l’inquiétante étrangeté de l’autre, mais également celle qui est présente en chacun d’eux. C’est à partir du lieu de cette découverte, qu’une nouvelle création pourra s’envisager, ou se refuser pour les deux sujets ayant un jour initié cette étrange alliance que constitue un couple.


Mots-clés éditeurs : sexuation, couple, différence des sexes, thérapie de couple, division subjective

Date de mise en ligne : 01/01/2006

https://doi.org/10.3917/cpc.019.0107

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, assistante de recherche en psychologie clinique (CAPP), Fac. de Psycho., UCL SSM Chapelle-Aux-Champs, 68 Bois de Breucq, 7110 Bracquegnies.
  • [1]
    Vicent Attal, Ma femme est une actrice, avec Vincent Attal et Charlotte Gainsbourg, France, 2001.
  • [2]
    in Winnicott D., W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971
  • [3]
    Penot Bernard, La passion du sujet freudien, Toulouse, Eres, 2001
  • [4]
    Kaës René, La parole et le lien, Paris, Dunod, 1994.
  • [5]
    Desprats-Pequignot Catherine, in Kauffman Pierre, L’apport freudien, Bordas, Paris, 1993, p. 393.
  • [6]
    Une des voies d’entrée proposée par Lacan dans cette spécification est la question de la jouissance, précisée comme uniquement phallique du côté masculin, alors qu’elle peut être également Autre du côté féminin.
  • [7]
    Si je ne cite pas Deutsch, c’est qu’elle me paraît dans une lecture du féminin très freudienne.
  • [8]
    Dolto Françoise, Le féminin, Paris, Gallimard, 1998.
  • [9]
    Aulagnier Pierra, « Remarques sur la féminité et quelque uns de ses avatards », in Le désir et la perversion, Paris, Seuil, 1967
  • [10]
    Schaeffer Jacqueline, Le refus du féminin, Paris, Puf, 1997.
  • [11]
    Godfrind Jacqueline, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, Puf, 2001.
  • [12]
    Faure-Pragier Sylvie, « Le désir d’enfant comme substitut au pénis manquant : une théorie stérile de la féminité », in Schaeffer Jacqueline, Clé pour la féminin, Paris, Puf, 1999.
  • [13]
    Bastien Danielle, « La frigidité ou la belle au bois dormant », in Cahier de psychologie clinique N° 15 Le féminin, Bruxelles, De Boeck, 2000.
  • [14]
    Godfrind Jacqueline, op. cit., p. 62
  • [15]
    Rivière Joan, « La féminité en tant que mascarade », (1929), in Hamon Marie-Christine, Féminité Mascarade, Paris, Seuil, 1994, pp. 197-214
  • [16]
    Millot Catherine, L’abîme ordinaire, Paris, Gallimard, 2001, pp 68-95.
  • [17]
    Ibidem, p. 91.
  • [18]
    De Neuter Patrick, « Les femmes, le masochisme et la pulsion de mort », in Le Bulletin Freudien, N° 25-26, Bruxelles, juin 1995, pp. 93-114
  • [19]
    Lacan Jacques, Télévision, Paris, Seuil, 1973, pp. 63-64
  • [20]
    Millot Catherine, op. cit., p. 91.
  • [21]
    Lire à ce propos Braconnier Marina et Bastien Danielle « Rencontre à propos du roman Une chambre au bord du fleuve », Bulletin Freudien Masculin-Féminin, N° 37-38, Bruxelles, 2001, pp. 191-201.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions