Couverture de CPC_017

Article de revue

Le cadre thérapeutique à l'épreuve de la réalité

(Du cadre analytique au pacte)

Pages 103 à 120

Notes

  • [*]
    Psychiatre, Psychothérapeute 21, Forêt Village B-4870 Trooz.
  • [1]
    Anzieu D., Les enveloppes psychiques, chap 2, pp 32-34.
  • [2]
    Althusser L., L’avenir dure longtemps, Stock/imec, spécial. p 172, 1994.
    Althusser L., Lettres à Franca, Stock/imec, spécial. p. 714, 1998.
  • [3]
    Gillieron E., Les psychothérapies brèves, Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris-France), Psychiatrie, 37812 L 10, 12-1987.
  • [4]
    Alexander F. et Frencht T.M., Psychothérapie analytique. Principes et applications, PUF, 1959.
  • [5]
    Anzieu D., Cadre analytique et enveloppes psychiques, Journal de la psychanalyse de l’enfant, n°2, pp 12-24, 1986.
  • [6]
    Arfouilloux J-C., Cure-type : théorie et pratique, cadre et processus, Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Psychiatrie, 37-810-F-40, 10 p, 1996.
  • [7]
    Anzieu D., Le Moi-peau, Dunod, 1985.
    Anzieu D., Les enveloppes psychiques, Dunod, spécial. p 39, 1987.
  • [8]
    Arfouilloux J-C., Cure-type : théorie et pratique, cadre et processus, Encyclopédie Médico-Chirurgicale., Psychiatrie, 37-810-F-40, 10 p, 1996.
  • [9]
    ibidem
  • [10]
    Gillieron E., Les psychothérapies brèves, Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris-France), Psychiatrie, 37812 L 10, 12-1987.
  • [11]
    Lipovetsky G., L’ère du vide, Gallimard, 1984.
  • [12]
    Gauchet M., La personnalité contemporaine et les changements des modes symboliques et de socialisation, Travailler le social, n°13 pp 10-28 et n° 14 pp 8-24, 1996.
  • [13]
    Malraux A., Lazare, Gallimard,1974.
  • [14]
    Martin M., Ethique, morale et toxicomanies, à publier.
  • [15]
    Duyckaerts F., Du traitement de l’expérience, De Boeck, Bruxelles, Coll. Oxalis, 1994.
  • [16]
    Duyckaerts F., Séminaires d’éthique, 1990-1993.
  • [17]
    MisrahiII R., La signification de l’éthique, Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, 1995.
  • [18]
    Ricœur P., Avant la loi morale : l’éthique, Symposium, Encycl. Universalis, pp 42-45, 1985.

1 Il existe de plus en plus de situations d’intervention dans les domaines de l’aide psychologique où les règles classiques, apprises théoriquement dans la formation de base et invoquées constamment dans toute formation continuée, sont mises à l’épreuve de façon radicale. Les limites risquent de devenir floues, tant dans la « mise en place » de l’intervention que dans l’esprit même de l’intervenant.

2 Le sujet mérite d’être évoqué non seulement pour des raisons méthodologiques mais surtout pour illustrer une extraordinaire modification des conditions de travail.

3 Le cadre thérapeutique, concept obligé en psychothérapie et transposé, adapté mais maintenu dans les situations d’aide psycho-sociale, ce cadre est menacé. Carcan rigide ou garde-fou nécessaire, support ou moteur de l’intervention, dispositif concret ou représentation intériorisée chez l’intervenant, aspect particulier de la déontologie ou élément fondamental, le cadre est attaqué, ou pire, oublié. Par la négligence de sa nécessité au sein d’une réalité de plus en plus intrusive dans les cabinets et bureaux de consultation, avec des familles en détresse ou déchirées par les dé-compositions et re-compositions, ou encore dans la dilution des repères qu’imposent les interventions in situ, en centre de revalidation, au poste de police, en prison, dans la rue… On dira que l’aléatoire s’introduit dans la mise en place de l’intervention, que la multiplication des plans en jeu la rend incertaine.

4 Obsolète, le cadre ? Dépassé, archaïque, réactionnaire ? Certainement pas. Il est plus que jamais nécessaire, au contraire. Cependant, la crispation sur une position défensive – excluant de la « pureté professionnelle » tout ce qui ne s’y réfèrerait pas explicitement, tout ce qui ne relèverait pas de la pratique analytique classique contribuerait à susciter des attitudes de rejet ou d’indifférence vis-à-vis de cette nécessité. Cette situation nous paraît justifier un retour sur la notion de cadre.

Paradigme de la relation d’aide : la Rencontre

5 Nous nommons ainsi l’événement inaugural, et si possible prolongé ou répété, qui instaure une relation d’aide effective. Il peut être initial (dès le premier contact), ou n’apparaître qu’après un certain temps. Il nous paraît que cet événement appartient en fait à tous les modes thérapeutiques, comme à toutes les relations intersubjectives qu’on dira vraies.

6 Que ce soit dans l’intimité d’un cabinet de consultation, à deux ou avec une famille, ou dans la confusion d’un service d’urgence par exemple, il s’agit bien de réussir quelque chose qui est de l’ordre de la rencontre. Il nous semble que cela repose sur un « regard » autant qu’une écoute, et un état intérieur de l’intervenant, sans lesquels la rencontre sera formelle et risque d’être vide de sens ou de ne pas tenir ses objectifs. À charge du patient d’y répondre ou non..

7 On conçoit bien qu’il ne s’agit pas seulement d’une attitude, sûrement pas d’une pose, ni d’un contre-transfert (c’est au-delà ou en-deçà de celui-ci). On peut évoquer, comme comparaison et illustration, ce qui se passe quand la musique d’un film se tait et laisse les acteurs dans le silence ou la force d’un lent dialogue, totalement attentifs l’un à l’autre. Ce qui va se passer à ce moment, c’est sur quoi repose toute l’histoire. Il faut cette suspension du contexte, du « bruit des autres » et des « explications ». Suspension, comme on dit « je suis suspendu à vos lèvres ». C’est aussi au-delà de la séduction : c’est une attention absolument réservée, de l’un à l’autre, de l’un comme de l’autre [1].

8 À la suite de ce « moment fécond », la rationnalité et les expressions séparées peuvent (re)prendre : elles s’y étayeront toujours.

9 La personnalité particulière de l’intervenant (ne parlons pas du patient, du sujet en question dont dépend en définitive tout projet) et son expérience sont évidemment essentielles dans sa capacité à assurer cette rencontre. Cependant, il y a des éléments « de disposition » ou de dispositif, à la fois internes et externes, qui doivent le garantir dans son rôle et protéger l’intention dans la durée. Il en est ainsi lors de la mise en place des protagonistes de la rencontre, et le cadre en est un élément essentiel.

10 À partir de là, pourront s’engager toutes les formes de suivi : analyse, psychothérapies de tous genres, mais aussi part relationnelle du soutien social, de l’accompagnement, de l’encadrement en revalidation, etc. En quelque sorte, il y a trois conditions de base : une rencontre effective, un projet (une demande ou un objectif proposé), un cadre (tel que nous le rappelerons) pour ce projet.

11 Ainsi débute une relation, parfois après des prémisses longues, une relation thérapeutique avec quelqu’un qui pose trois questions…

Les trois questions

12 « Derrière » les signes et les mots, derrière les symptômes et les comportements, il y a toujours trois questions possibles. Elles sont celles de toute existence, d’ailleurs. Mais toute la psychopathologie, et plus largement, les difficultés existentielles, qu’elles soient individuelles, familiales ou sociales (ces dimensions étant toujours plus ou moins associées) reposent sur ces trois questions :

13 Qui suis-je ?

14 Qu’ai-je fait ?

15 Vivre ou mourir ?

16 Angoisse, agressivité, tristesse, sur la trame permanente des investissements d’emprise et de sexualité, disent le doute douloureux quant aux deux premières questions ; elles concernent :

  • le lignage, l’histoire de soi et des « siens », la place et le rôle dans la famille et la communauté ;
  • la capacité de réaliser quelque chose pour soi et dans la société ;
  • les manques en tous genres, avérés dès l’origine par le choc du principe de plaisir contre le principe de réalité : entre la toute-puissance de la mère et son absence, comme entre la réalité psychique interne et le monde, il y a une irréductible impossibilité de réalisation et toute la vie sera une tentative de conciliation et d’arrangement en constructions fragiles contre l’anéantissement de nos rêves,
  • et les interdits et impossibilités, le désir de les transgresser, le risque de la culpabilité ou de la destruction.
Face au qui suis-je ? et au qu’ai-je fait ?, il n’est pas trop difficile de « tenir la distance » s’il le faut.

17 Mais la troisième question est radicale : vivre ou mourir, et elle dépasse largement les états terminaux de la dépression ou de la mélancolie, la maladie physique ou l’accident : elle se retrouve en filigrane tout le temps de l’existence, particulièrement dans les moments de doute et de panne de nos projets et de nos arrangements.

18 En effet, tout ce que contient « l’enveloppe psychique » et toutes ces constructions contre l’anéantissement du rêve de nos vies, toute notre existence consciente, cela peut être menacé radicalement : à quoi servirait cet édifice difficilement dressé et maintenu à longueur de vie, si l’on risque de mourir ? La matérialité de ce corps périssable fait irruption dans l’espace psychique qui a tenté de le domestiquer, voire de le nier. Corps périssable du fait de la maladie bien sûr, de l’accident, de l’âge, rappelés par la maladie et la mort des autres, mais périssable aussi de l’intérieur même du psychisme : tentations de mort pour soi ou pour les autres, risque pour soi ou pour les autres.

19 La radicalité de cette troisième question va placer le thérapeute face à un fait extrême : le patient peut disparaître corps et biens, et cela renvoie à la propre disparition du thérapeute. Celui-ci peut se défendre en évacuant la question posée (ou le patient tout entier), ou faire face. Le même dilemme se pose pour le patient.

20 Si les questions posées sont si difficiles, il faut les moyens de les contenir : la raison ne suffit pas, la théorie, le programme ou l’empathie non plus, l’action non réfléchie encore moins. Il faut un cadre, un balisage, des limites qui en assurent et protègent la formulation dans l’espace de la rencontre..

21 Ceci n’est pas seulement l’affaire des psychothérapeutes « en chambre » ; elle devrait être celle de tout intervenant. Nous le verrons.

Qu’est-ce que le cadre ? Définition selon la psychanalyse

22 Le cadre est une notion issue de la pratique psychanalytique appliquée ensuite à tous les développements de la psychothérapie.

23 Le cadre analytique classique est défini par des critères précis :

  1. fréquence, durée, localisation de l’intervention ;
  2. position des personnes (setting) ;
  3. rapport contractuel (paiement des séances) ;
  4. modalité d’intervention (essentiellement verbale libre) ;
  5. confidentialité, secret ;
  6. la règle d’abstinence (refus de répondre à la place, de se mettre à la place où le patient souhaite mettre l’analyste dans le transfert) ;
  7. la règle de neutralité (aucun jugement, aucun conseil, aucune directive).
Le cadre analytique est énoncé au départ, rappelé si nécessaire, et constamment « pensé » par l’analyste. Celui-ci en garantit le repérage spatio-temporel et la continuité, le droit à l’énonciation libre et protégée ou séparée des interventions extérieures ; il garantit aussi que l’adhésion au projet puisse être remise en question par le patient. Le cadre se pose, au départ, comme préoccupation explicite : il devient ensuite implicite, il est intériorisé, comme une instance psychique, et ne redevient explicite que dans les moments de rupture ou de crise du processus.

24 L’application très stricte de ces canons de l’analyse a fait le lit du mythe trop répandu d’une analyse et d’un analyste désincarnés, largement caricaturés. Il faut dire que certains, appliquant farouchement et aveuglément ces principes, les substituant à la vérité humaine de la rencontre, ont desservi la cause. Freud admettait lui-même que le thérapeute, quel qu’il soit, se devait souvent d’être éducateur et conseiller. La réalité d’un processus analytique offre en elle-même des occasions de déplacements légers ou importants de ces critères. À titre d’exemple, on peut rappeler les « débordements » de Diatkine dans son analyse d’Althusser [2]. Celui-ci tue sa compagne Hélène, en analyse également chez Diatkine…(On parle de « ménage à trois».). Le philosophe échange des articles avec l’analyste, etc. (D’une façon générale, dans de nombreuses citations, le philosophe évoque un Diatkine engagé, très actif, proche de la figure du thérapeute « héroïque» que nous défendrons plus loin.)

25 Donc, déjà dans la théorie et la pratique les plus classiques, il y a cadre et cadre. En fait, l’exclusion porte surtout sur des formes de directivité explicite non adéquate à la problématique du sujet, ou pire, de directivité arbitraire, ou encore sur tout ce qui favoriserait ou permettrait le passage à l’acte.

26 Dans toutes les formes de psychothérapies dérivées : psychothérapies d’inspiration analytique, psychothérapies brèves, psychothérapies de soutien, de reconstruction, etc., il va y avoir un aménagement, une « ouverture » par rapport aux règles de la cure analytique. Nous insistons sur la filiation commune et sur le fait qu’aucune forme d’intervention ne peut, selon nous, se passer des préoccupations présentées ici, incluant les critères du cadre analytique. Ainsi, la psychothérapie d’inspiration analytique, constitue un modèle de base à partir duquel peut s’élaborer toute autre forme d’intervention, hors de la cure-type. Mais entre le cadre de la psychothérapie d’inspiration analytique et le cadre à préserver dans des interventions à domicile, par exemple, ou face à des suicidaires en consultation urbaine, il faut trouver le fil conducteur.

27 Reprenons les critères du cadre analytique (cf plus haut) et précisons ces « ouvertures » (cadre aménagé) :

  1. inchangés ;
  2. la position des personnes va du face à face à l’accompagnement en toutes sortes de situations extérieures au bureau ;
  3. outre le paiement, il faut parfois préciser les conditions de subvention ou de mandat ; l’exonération restant l’exception ;
  4. la modalité d’intervention peut rester purement verbale libre, mais aussi devenir plus ou moins dirigée, « à projet », ou comprenant des aspects cognitifs systématiques (rationnalité causaliste, biographie…) ou corporels, ou encore administratifs obligés (rapports) ;
  5. règle du secret inchangée, mais les conditions que nous appelons aléatoires, c’est-à-dire marquées par l’intrusion possible de facteurs externes (justice, avocat, informatisation, employeur, assurance…) risquent de menacer cette règle, parfois violemment, dans le contexte social et culturel actuel, nous en reparlerons ;
  6. la règle d’abstinence peut être moins stricte, d’autant que hors de la psychothérapie d’inspiration analytique stricte, l’analyse du transfert n’est pas ou rarement explicite [3].
  7. la règle de neutralité devient ici, très généralement, inadéquate dans son application stricte.
Les raisons de l’aménagement sont à trouver dans l’objectif même de la psychothérapie. On peut s’appuyer sur des références d’analystes, ouvrant en effet le cadre théoriquement fermé de la cure et définissant la psychothérapie comme un processus de « rééducation émotionnelle » centrée sur le devenir, plutôt que comme un processus de remémoration (solution pragmatique de French) [4]. Ou comme une « saisie sensorielle » globale du thérapeute par le patient qui a besoin « de l’entendre, de le voir, de se repérer sur ses mimiques, ses attitudes, ses gestes, c’est à dire en quelque sorte de toucher son corps par l’intermédiaire du regard, de l’imitation posturale… En même temps, et réciproquement, le patient satisfait dans cette situation son propre besoin d’être touché, tenu, rechauffé, manipulé… à faible distance par la présence visible et tangible du thérapeute, par son sourire, sa stabilité, ses messages, ses réactions en miroir et en écho » (Anzieu) [5][6]. Il va sans dire que la plupart du temps la réciproque est vraie. Il va sans dire aussi que ce n’est pas parce que le projet prend une forme plus programmée (comme à l’extrême dans des thérapies cognitivo-comportementalistes) qu’il supprime cet échange sensori-verbal.

28 Pour atteindre cet objectif psychothérapeutique essentiel, il faut s’appuyer sur un dispositif : le cadre.

  • Anzieu [7] l’a comparé à un « contenant maternel » : dans cette enveloppe protectrice, élaborée et garantie par le thérapeute qui a, dans ses termes, le rôle « d’une seconde peau psychique, les pensées du sujet peuvent se déployer » et l’excitation, qu’elle soit d’origine interne ou externe, est limitée dans ses effets désorganisateurs.
  • Laplanche [8] le compare à une sorte de « membrane, à double paroi, ou double limite, l’une représentant les conditions de la réalité extérieure [protectrice], l’autre tournée vers le monde psychique interne, avec ses exigences pulsionnelles [comme un écran où se projettent les représentations du sujet].
  • Bleger [9] le considère comme « une institution dépositaire de la relation symbiotique avec le corps de la mère », condition fondamentale donc, qu’il propose d’analyser
Insistance est ainsi faite sur le caractère enveloppant et rigoureusement garanti du cadre. Au fond, nous n’aimons pas le mot « cadre » ; « enveloppe » serait plus juste.

29 Une multiplicité de facteurs internes et externes vont aboutir à autant de mises en question et d’évolutions de la notion de cadre.

Le cadre, d’un point de vue phénoménologique

30 Défini comme précédemment, c’est une conception empirique, résultat de l’expérimentation de la psychanalyse et des psychothérapies dérivées depuis plus d’un siècle. Empirique en ce sens qu’elle ne serait imposée par aucune évidence naturelle, qu’elle est propre à un champ de l’expérience humaine, tardivement conceptualisée dans l’histoire humaine.

31 Mais en y regardant de plus près, il existe depuis toujours une forme de cadre (de contenant formel et dynamique) dans des pratiques où l’événement relationnel est central. Il y a un cadre, ritualisé ou non, dans les rencontres centrées sur un sujet, dans les situations religieuses ou judiciaires, par exemple. Et d’une façon tout-à-fait banale, chacun de nous, lorsqu’il reçoit un ami en difficulté, va s’isoler un temps avec lui, pour l’écouter mieux : on va laisser dehors le train ordinaire des choses.

32 Donc cadre empirique et défini par une pratique, mais spontané et peut-être universel dans ses soubassements. De façon plus fondamentale encore, on dira qu’aucun système vivant ne subsiste sans une enveloppe, une membrane qui le sépare et le protège et qui est en même temps le lieu d’échange des flux nourriciers et des informations.

33 On peut ainsi se représenter, pour tout un chacun, un cadre commun et spontané, idéal pour la rencontre. Comme un lieu à la fois physique et psychique, un lieu choisi, retiré, à part du flux infini des choses, protégé par une mince convention.

34 Ce cadre, d’un point de vue phénoménologique, n’est pas uniquement pour l’un ou pour l’autre ; il est aux deux. Que s’y passe-t-il ?

35 Il contient l’intériorité (la pensée) de chacun et une intériorité des deux – le monde est dehors, réduit aux bruits de la rue et de la maison, à la couleur du ciel, au temps de nos montres. C’est un espace « privé », c’est-à-dire « où le public n’est pas admis », où se déroule la rencontre : faite de perceptions par les sens qui forment images et mots, et où s’écrit une histoire dans l’histoire, protégé aussi par la pudeur.

36 Mais c’est une présentation idéale, réservée à des situations privilégiées par la possibilité de l’un et de l’autre de contenir au dehors la pression de la réalité agissante. Le plus souvent, il faut adapter. Cependant, il doit y avoir de cela au moins par moment dans chaque type de relation.

Évolutions de l’intérieur du champ de la relation d’aide

37 Les références initiales ont été soumises à de multiples travaux de redéfinition et à des expérimentations à l’intérieur même du courant analytique. La psychanalyse a été élaborée à partir d’une conception « névrotique » de la pathologie. Le modèle s’est trouvé confronté dans son volet pratique à des pathologies et des situations d’intervention obligeant à des modifications radicales ou de forts aménagements, comme dans les psychoses ou les états-limites.

38 Ainsi, le concept d’état-limite, à la fois par l’affinement de la théorie de la personnalité et par l’apparente multiplication de son émergence (au point d’en devenir un fourre-tout), a conduit à toutes sortes d’adaptations du cadre classique.

39 Les psychothérapies brèves en sont l’exemple le plus théorisé [10]. Par ailleurs, la résistance de certaines psychopathologies à l’approche psychanalytique a valorisé d’autres modèles d’action visant à l’efficacité sur le symptôme. Il en est ainsi des modèles cognitivo-comportementalistes où le cadre ne se définit plus comme précédemment, ou plus du tout dans un sens relationnel. Ainsi, on pourrait dire que dans un programme de désensibilisation des phobies ou dans un programme de revalidation sociale, par exemple, (ces programme sont toujours très explicites), c’est le programme qui est le cadre, que les deux se confondent. Mais ce serait ne pas prendre en compte la préoccupation du cadre (« enveloppe psychique » intériorisée, explicitée ou utilisée par le thérapeute) dans ces formes d’intervention. Autrement dit, quel que soit le mode de traitement, nous pensons que les conditions psychiques de la rencontre doivent toujours être pensées. (Ce qui est loin d’être le cas).

40 On les trouve certainement toujours dans le modèle systémique et les thérapies familiales. Mais comment encadrer des familles en détresses multiples, ou aux multiples recompositions, reçues dans le brouhaha des significations individuelles ? Comment encadrer aussi des toxicomanes instables, des délinquants emprisonnés…

41 Dans les domaines de l’aide sociale, qui cherchent d’abord l’efficacité par l’action, le cadre de la rencontre, s’il reste implicitement défini dans les grandes lignes comme précédemment, est également « bousculé » par des facteurs de réalité omniprésents. Là où il n’y a plus que l’action et la réalité extérieure, il n’y aurait plus « d’instance-cadre » : nous verrons plus loin qu’il encore possible de le « sauver » dans ces situations.

42 La psychologisation à marche forcée de toute la vie sociale conduit à la multiplication des lieux d’émergence et d’énonciation des troubles, et par conséquent des lieux d’intervention. Ne parle-t-on pas de psychiatrie des rues ? Ne voit-on pas le psychologue et l’assistant social en prison écrasés de responsabilité, sommés d’agir, devenant eux-mêmes prisonniers du système ? Ne voit-on pas se développer la fonction psychologique dans les bureaux de police ?

43 Tout ce foisonnement érode apparemment l’unité « protégée » du cadre hérité de l’analyse, ou en tous cas, développe un formidable champ d’évolution sur ses pourtours. Ce qui ne manque pas, avec excès souvent, de faire risquer la volatilisation du cadre, élément constitutif de base dans la pratique classique, ou son remplacement par des dispositions pratiques et externes.

44 Il reste, heureusement pour la diversité et la rigueur, des représentants irréductibles de l’enseignement originel. Ce « carré » se justifie à la fois par le choix de ses membres : tenir à cette pratique est à la fois une preuve d’engagement et de rigueur (le parcours initiatique est difficile et très impliquant – ce qui n’enlève rien à la rigueur des autres), et la preuve qu’il y a des patients qui s’y réfèrent toujours et s’en trouvent bien. Mais la réponse au problème n’est absolument pas dans la confrontation de modèles qui s’excluent.

45 Donc, ce que le cadre doit garantir, quel que soit l’aménagement spatial et verbal de la situation, c’est la réalité interne, la réalité psychique, construite sur la perception, organisée par la mémoire, la classification, la structuration en signes et significations, colorée par l’émotion. Et à partir de ça, la rencontre.

46 Si cette organisation est perdue, si le « calme » de la perception est détruit, c’est la réalité psychique du patient, du thérapeute ou des deux qui risquent d’être atteintes ou détruites. S’il y a dissolution du souci du cadre, il y a risque de folie, d’irrespect ou de dissolution de la pensée dans l’acte : la membrane est rompue, l’énergie se libère en acte, en réalisation où l’on ne pense plus. On est renvoyé au vaste flux des êtres et des choses, le port d’attache et de repos (quand souvent il n’y en a plus ailleurs ou il n’y en a peut-être jamais eu) est perdu.

47 Voilà une vision peut-être « élitiste » de la psychothérapie et peut-être, de façon plus générale, de toute intervention « centrée » dans les relations d’aide, même quand elle ne se réfèrent pas explicitement à l’intrapsychique. Comment ne pas y opposer toutes les situations où ce calme n’est pas possible ? Où la « réalité » le dévore ?

Évolutions liées à celles de la société contemporaine

48 Une évolution actuelle de la société conduit à un éparpillement des lieux d’émergences de la psychopathologie, en même temps qu’à une extension des compétences vers ces lieux.

49 On assiste à une dilution des repères peut-être corrélative de la dilution des structures de représentation collective : famille, travail, État. On peut remonter à ce qui restait des traces de l’Ancien Régime dans cette représentation collective, il y a encore trente ans : autorité, classes, traditions. L’évolution globalement tragique de la conscience sociale, avec des chocs formidables, révolutionnaires et guerriers, s’est faite depuis deux siècles par un recouvrement progressif des valeurs anciennes par de nouvelles, apparemment en rupture totale. En fait, longtemps les anciennes sont restées imprimées en filigrane de la nouvelle société. La caste bourgeoise de 1900 formait une aristocratie nouvelle aussi bien séparée du peuple que la noblesse de jadis. La caste communiste, on dira plutôt stalinienne, renouait immanquablement avec une division sociale éternelle en Russie.

50 Mais depuis peu, dans nos sociétés occidentales, les individus sont libérés pour la plupart des nécessités de la survie élémentaire. Celle-ci est assurée et l’évolution concomitante des représentations collectives s’est faite vers l’établissement d’un individu-sujet et roi, aujourd’hui constamment conforté dans une affirmation libertaire de soi, avec l’élévation de son bon plaisir comme fin des fins [11].

51 Cette apparente liberté individuelle est encore renforcée par le progrès technique, les instruments d’appropriation du monde par l’image, de déplacements instantanés : tout cela se construit de façon virtuelle mais le plaisir ou la croyance associée font que l’homme « s’y croit » : j’y étais donc je suis ; j’accède à la bibliothèque du monde, donc je sais.

52 Cette période pourrait bien être celle de la liquidation définitive de deux modèles de société : les survivances de l’ancien régime et, de façon plus inquiétante, le régime démocratique « intégratif ». L’individu « hypercontemporain » serait un psychopathe[12]

53 Les structures organisatrices de la société (appareils de Justice, appareils sociaux et sanitaires…) résistent bien entendu, elles gardent une logique propre qui échappe en partie à la dilution, leur nécessité vitale est encore perçue. Une société civilisée a besoin d’une Justice, d’une police, d’un enseignement organisé et subventionné, d’une santé et d’une sécurité sociale organisées. À moins d’un effondrement généralisé et brutal peu probable, les appareils subsisteront.

54 Cependant, ils sont soumis à de fortes tensions : la déliaison, la révolution hédoniste conduisent à l’effritement des représentations démocratiques respectant les équilibres et les symboles collectifs, à l’émiettement des savoirs et des compétences par des pratiques qui cherchent l’ultra-efficacité en refusant l’examen de la complexité. La poussée des besoins individuels se fait au prix même de la cohésion sociale puis familiale.

55 Dans ce contexte général, des notions aussi particulières mais exigeantes que le cadre sont touchées, avec en conséquence deux possibilités : la crispation sur une position puriste ou l’adaptation. À moins d’un effet plus insidieux, la perte de sens : on ne perçoit plus la nécessité de ces règles puisqu’il faut jouir ou agir. Un espace de pensée protégé, hors du flux du monde est-il encore pensable, voire nécessaire ?

56 Une nouvelle figure du thérapeute et de l’intervenant apparaît, celle du Résistant. Le thérapeute ne peut plus se prévaloir d’une excellence sociale, d’un savoir de classe qui, au besoin, s’adapterait à des milieux différents de lui : il est plongé dans ce chaos, avalé par les nécessités qui le somment d’agir. Il doit se retrancher dans sa tour d’ivoire et risquer le sort des noblesses de jadis, l’effacement dans un retrait hautain. Ou bien il doit y aller et combattre : résistance active au sein même de la société et partout où il faut l’affirmer, il doit défendre le sens de son projet, la nécessité d’un lieu du dire et de la rencontre.

57 Dans ce cas, nous disons qu’il devient héroïque : par l’épreuve, l’endurance, le courage et la conviction ; par la ruse aussi que lui donnera sa faculté d’adaptation. Mais il ne pourra jamais ignorer la nécessité qu’il porte, elle devra toujours rester claire en lui.

Paradigme de forçage du cadre : les situations héroïques

58 Voilà le cadre, nécessité d’une position psychique et physique assurant la rencontre, évoluant à l’intérieur comme à l’extérieur de la relation interpersonnelle vers un estompage de ses limites. Mais dans le déplacement, accepté par le thérapeute, de la scène où ça se passe (parfois loin du confort d’une consultation bien règlée), il y a à rechercher quelle représentation et quelle formulation lui conserver ? On dira : comment le penser et le garantir quand tout pousse à l’oublier ?

59 Nous trouvons dans les situations où le vivre ou mourir est radicalement posé l’exemple qui nous permettra d’approcher la réponse.

60 Il en est ainsi chaque fois que se pose la question de la vie ou de la mort, non comme une représentation ou une tentation éphémères, ni comme une évidence peut-être mais, sitôt évoquée, laissée hors jeu parce qu’on veut rester dans le jeu de la vie. Ni quand l’approche de la pulsion de mort pourra encore se dire et se représenter dans la relation thérapeutique au sujet de ce qui se passe ailleurs… Non, il en est ainsi quand la Mort est là comme figure réelle, à force égale avec la Mère, le Père, comme présence réelle, ressentie comme force et présence, même si c’est à travers le paradoxe d’une représentation en creux : absence, vide, si tangibles pourtant.

61 Ce sont des moments, des situations extrêmes où le thérapeute doit choisir de s’avancer encore ou de fuir, de dépasser une ligne, peut-être celle qui définit le champ thérapeutique et au delà de laquelle il y a cette fois autre chose que la réalité commune dont on se soustrayait plutôt aisément. Au delà de laquelle est le Néant.

62 Il faut alors redevenir plus homme ou femme que thérapeute. Le moment où il faut, dans une exacerbation parfois très brève de la Rencontre, réaliser un rôle parental, ou plus radicalement encore, l’humanité – oserait-on dire, une fraternité.

63 Malraux décrit dans Lazare[13] cette scène d’attaque aux gaz en 1917 qui provoque l’effondrement des lignes ennemies. Les soldats s’avancent en terrain « nettoyé » mais il y a des survivants en grand nombre, très atteints, annihilés mais vivants. Alors, délaissant leurs armes, les assaillants épouvantés, bouleversés, se portent au secours de ces mourants et en sauveront quelques uns. Illustration de la fraternité qui surgit dans les moments de catastrophe. À l’échelle de nos interventions, n’y a-t-il pas des moments extrêmes qui nous sollicitent ainsi, où ce qui surgit ne peut être nommé, ni même pensé dans le cadre habituel.

64 Loin de nous de dramatiser systématiquement la rencontre, de lui donner le caractère d’une ordalie qui ferait prendre le risque d’une position irrationnelle, injustifiable et dangereuse. Mais il existe bien des moments en thérapie, ou des situations de rencontre, parfois des thérapies toutes entières, qui confrontent au risque d’anéantissement du patient, et par conséquent de tout projet. Et qui obligent à se situer très radicalement dans le vivre ou mourir, en conséquence pour le thérapeute ou l’intervenant, dans le j’y vais ou je n’y vais pas. Va-t-on dans un tel moment se retrancher derrière la règle du cadre analytique au risque d’être inhumain, de réintroduire l’expérience de la carence originelle, de ne pas assister la personne en danger ? Ou derrière la prescription ou la Loi ? Ces attitudes existent ; elles sont parfois justifiables, mais elles risquent surtout d’être inefficaces, voire de nier tout le sens de ce qui précède.

65 On voit bien que face au suicidant, au mourant, à la détresse nue, à la découverte dramatique d’une part trop douloureuse de soi, il faut passer la ligne et passer à l’acte, dans une certaine mesure. Sollicité à sortir du cadre, à montrer sa propre dimension émotionnelle, donc à accroître les références au corps actif, à toucher peut-être l’autre, le thérapeute se sent en danger s’il n’a pas l’expérience de cette transgression nécessaire. Celle-ci consistera davantage en des gestes, une attitude et une parole libérés qui réaliseront physiquement en un instant cette « saisie sensorielle » dont parlait Anzieu : il l’appliquait au long cours, ici c’est quelque chose de plus total et de plus aigu qui se passe. Ce n’est plus de la psychothérapie mais de la fraternité active.

66 Encore faut-il pouvoir en revenir et reprendre ou préparer le cours « contenu » d’une relation retrouvant ses repères habituels. Il ne faut pas que ces moments dissolvent le cadre à ce point qu’y revenir serait vécu comme une réduction insupportable après une proximité qui est quand même le résultat d’un désir, tout autant que d’un danger.

67 L’expérience montre que ce n’est pas trop difficile et que ces dépassements sont mémorisés le plus souvent comme une expérience correctrice qui renforce l’investissement de la suite et « pacifie » le transfert.

68 Mais même dans ces moments, il y a intérêt à situer ce qui y subsiste du cadre classique défini plus haut. Il nous semble que tout ce qui est formel dans le cadre s’efface : position temporo-spatiale, contrat, modalité d’échange, pour les deux ; neutralité et évidemment abstinence pour le thérapeute. Il ne subsiste en fait que la confidentialité si elle est possible et la fonction du cadre : contenant maternel, particulièrement enveloppant, protecteur et protégé par une sorte de membrane psychique. C’est devenu quelque chose d’élémentaire, d’archaïque en somme, et d’indispensable à la vie, qui ne peut cependant exclure la réalité : il faudra que le thérapeute maintienne une part « paternelle » en attente. L’issue sera d’ailleurs un retour gradué à la « réalité ordinaire » de la thérapie.

69 Ainsi, dans ces moments héroïques survenant dans une thérapie classique ou lors d’un suivi particulièrement chaotique d’un suicidant abandonnique par exemple, il faut préserver l’intériorisation du cadre thérapeutique : il n’y a plus de cadre pensé qu’en le thérapeute et sous la forme d’une image idéale, à fonction maternante, dont il doit connaître les limites pour lui-même tout en les reculant bien plus qu’à l’ordinaire.

70 Les thérapies ou situations que nous appelons héroïques parce qu’elles engagent le thérapeute jusqu’au bout de ses possibilités (dans un rôle par ailleurs le plus souvent obscur, il n’y a donc aucune grandiloquence dans ce terme, mais un rapport à l’Idéal de soi certainement), ces thérapies confirment la fonction essentielle du cadre au delà des aspects formels et explicites et sa nécessité d’être tout au long pensé par le thérapeute, si l’on veut que la rencontre advienne, puis qu’elle se prolonge.

Le passage de l’exigence de cadre à l’exigence éthique

71 C’est ici qu’apparaît une dernière voie de réflexion. Le cadre, dans sa nature, a-t-il un rapport avec l’éthique ? Ou l’éthique serait-elle, encore « en-dessous » de la fonction maternelle, d’une façon encore plus fondamentale, finalement le seul cadre mental indispensable dans toute intervention où qu’elle se passe et pour qui que ce soit ? Serait-elle la référence dernière qu’il ne faut jamais perdre et qui au-delà des organisations formelles conduira l’intervenant en toute situation, même face à l’extrême ? Pourrait-on parler de thérapie par l’éthique ? Avec la paradoxe que cette exigence est encore plus difficile à tenir que celle du cadre analytique.

72 Nous avons défini ailleurs ce que nous entendons par éthique [14], en nous inspirant des travaux de F.Duyckaerts [15] ,[16].

73 L’éthique moderne se fonde sur la notion de respect. Kant voit celui-ci comme un principe qui « empêche de jamais employer l’autre pour ses fins à soi », comme limite à une toute-puissance de soi qui réduirait l’autre à n’être que la chose de nos désirs. Une évolution historique, à la fois philosophique, culturelle et politique a conduit à l’émergence de la « conscience-Sujet » (Misrahi) [17] et, parallèlement, à celle de la conscience de l’« Autre-Sujet comme soi-même » (Ricœur) [18].

74 Si l’on reconnaît que l’autre existe en lui-même et pour lui-même, et qu’il est soumis aux mêmes contingences que soi, si l’on veut éviter ou réduire le conflit, si l’on veut aussi développer le rapport à l’humanité de l’autre – il est nécessaire d’entendre, de voir, de reconnaître ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il peut. Et d’établir un pacte avec lui.

75 L’engagement de non-agression est à la base de ce pacte, mais il demande davantage : il faut qu’il contienne le respect mutuel.

76 Dans cette relation reconnue par l’un et l’autre, le respect est comme une position psychique où l’on garde l’autre sous une vive attention, avec une réserve consciente contenant notre narcissisme foncier qui chercherait l’emprise et la possession sexuelle.

77 Dans cet ordre d’idées, l’éthique, ainsi que nous l’entendons, est l’ensemble des signes, des conduites, des contenus verbaux et non-verbaux qui signifient cette reconnaissance, attestent de cette relation de respect. L’éthique se distingue ainsi de la morale, parce qu’elle s’étaye sur un désir et non sur une loi.

78 On comprend qu’il ne peut y avoir de relation d’aide au sens où nous l’avons entendu plus haut si cette position intérieure n’existe pas. Bien sûr, il est possible d’aider de façon concrète, matérielle, ou même de faire passer un état d’angoisse par une simple présence ou par un produit. Mais nous avons parlé de rencontre et nous avons dit qu’elle était nécessaire à quelque chose qui est à la fois prise de conscience, processus de changement, prise de responsabilité, participation retrouvée à la famille, au groupe, retour au monde. Sinon à quoi sert la rencontre, l’aide elle-même ? Ce serait une imposture, la finalité serait uniquement centrée sur l’intérêt de l’intervenant ou de la société.

79 Cette nécessité éthique est encore confirmée quand l’autre nous nie. Que peut-il encore se passer entre lui et nous s’il nous nie ? La relation d’aide suppose une bienveillance, quelque chose de maternel et de chaleureux, plus quelque chose de paternel et d’organisateur. Et si la réponse que nous donne le patient est le refus : liberté à lui de l’affirmer. Mais si la réponse était destructrice de nous-mêmes, nous avons la liberté à notre tour de refuser, tout pacte devenant impossible.

80 Ainsi, aucune relation d’aide ne peut se dissocier du pacte qui contient le respect. Non seulement nous ne faisons pas de l’autre uniquement le moyen de nos fins, non seulement nous retenons nos désirs d’emprise sexuelle et notre agressivité, mais nous essayons de nous maintenir dans le champ d’une rencontre qui cherche la durée et qui se justifie par un désir de la faire vivre (c’est l’histoire du thérapeute qui crée ce désir, c’est donc son affaire d’en faire l’offre).

81 Ce pacte ne peut être garanti indéfectiblement, il est fragile, il est un arrangement. Mais il est indispensable. Plus encore que le cadre. Puisque le cadre contient la rencontre et est enveloppe maternelle, « peau » des deux qui s’y lovent, il y faut une paix, un respect consentis : une volonté de nuire qui passe à l’acte ou à l’injure et tout est rompu.

82 Si le pacte est rompu par la violence, par le déni du sens même de la rencontre, par le crime ou le délit, par le mépris, plus rien n’est possible. Pas de relation thérapeutique sans pacte, pas de cadre sans pacte. Cette exigence peut d’ailleurs être un premier levier thérapeutique, et un apprentissage proprement inouï pour certains.

83 En définitive, nous pensons que :

  • si cette position éthique basée sur le pacte est consciente et est un souci permanent chez le thérapeute et l’intervenant en général, et
  • si la conscience du cadre, dont le modèle théorique et idéal reste analytique mais intègre les aménagements issus de l’expérience des situations les plus variées, est un souci tout autant – quels que soient les faits, les situations, les « forçages »,
la liberté d’inventer de nouvelles formes de relation thérapeutique, adaptées à toutes sortes de situations aléatoires, non conventionnelles, cette liberté sera justifiée et défendable.

Notes

  • [*]
    Psychiatre, Psychothérapeute 21, Forêt Village B-4870 Trooz.
  • [1]
    Anzieu D., Les enveloppes psychiques, chap 2, pp 32-34.
  • [2]
    Althusser L., L’avenir dure longtemps, Stock/imec, spécial. p 172, 1994.
    Althusser L., Lettres à Franca, Stock/imec, spécial. p. 714, 1998.
  • [3]
    Gillieron E., Les psychothérapies brèves, Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris-France), Psychiatrie, 37812 L 10, 12-1987.
  • [4]
    Alexander F. et Frencht T.M., Psychothérapie analytique. Principes et applications, PUF, 1959.
  • [5]
    Anzieu D., Cadre analytique et enveloppes psychiques, Journal de la psychanalyse de l’enfant, n°2, pp 12-24, 1986.
  • [6]
    Arfouilloux J-C., Cure-type : théorie et pratique, cadre et processus, Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Psychiatrie, 37-810-F-40, 10 p, 1996.
  • [7]
    Anzieu D., Le Moi-peau, Dunod, 1985.
    Anzieu D., Les enveloppes psychiques, Dunod, spécial. p 39, 1987.
  • [8]
    Arfouilloux J-C., Cure-type : théorie et pratique, cadre et processus, Encyclopédie Médico-Chirurgicale., Psychiatrie, 37-810-F-40, 10 p, 1996.
  • [9]
    ibidem
  • [10]
    Gillieron E., Les psychothérapies brèves, Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris-France), Psychiatrie, 37812 L 10, 12-1987.
  • [11]
    Lipovetsky G., L’ère du vide, Gallimard, 1984.
  • [12]
    Gauchet M., La personnalité contemporaine et les changements des modes symboliques et de socialisation, Travailler le social, n°13 pp 10-28 et n° 14 pp 8-24, 1996.
  • [13]
    Malraux A., Lazare, Gallimard,1974.
  • [14]
    Martin M., Ethique, morale et toxicomanies, à publier.
  • [15]
    Duyckaerts F., Du traitement de l’expérience, De Boeck, Bruxelles, Coll. Oxalis, 1994.
  • [16]
    Duyckaerts F., Séminaires d’éthique, 1990-1993.
  • [17]
    MisrahiII R., La signification de l’éthique, Synthélabo, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, 1995.
  • [18]
    Ricœur P., Avant la loi morale : l’éthique, Symposium, Encycl. Universalis, pp 42-45, 1985.
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