Notes
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[1]
Cet article a fait l’objet d’un travail de mini-mémoire pour la validation du des de psychiatrie générale. Soutenance le 4 avril 2016 devant un jury composé par monsieur le professeur T. Baubet (centre hospitalo-universitaire Avicenne) et docteur F. Mouaffak (Établissement public de santé Ville-Évrard). Obtention d’une mention « Très bien ».
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[2]
Nourritures affectives : « Anorexie/boulimie durant la maternité et troubles alimentaires précoces du bébé », les 3 et 4 octobre 2014. Centre de recherche de psychanalyse, médecine et société (crpms), université Paris Diderot-Paris VII.
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[3]
Le syndrome de Noonan est un syndrome d’origine génétique qui se manifeste par un aspect particulier des traits du visage, des malformations du cœur et une petite taille. Il existe parfois un déficit intellectuel et un retard d’acquisition du langage. Il a été décrit pour la première fois par la cardiopédiatre Jacqueline Noonan en 1963.
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[4]
La laryngomalacie est la malformation laryngée congénitale la plus fréquente et par conséquent la première cause de stridor chez le nouveau-né, le nourrisson.
Introduction par G. C. Crespin
1 Nous accueillons à nouveau l’équipe de l’hôpital Robert-Ballanger d’Aulnay-sous-Bois et nous allons rappeler l’intérêt du travail institutionnel de ces différentes équipes s’occupant de la petite enfance dans le cadre d’un hôpital général.
2 Il est tout à fait justifié de parler d’unité petite enfance : c’est lors de réunions mensuelles de supervision et de réflexion, regroupant des professionnels venant du secteur hospitalier, de la néonatalogie, de la pédiatrie, de la Protection maternelle infantile, et bien sûr, de la pédopsychiatrie avec l’UTAF (Unité d’accueil thérapeutique séquentiel) que sont évoquées des situations problématiques. Il s’agit surtout d’un travail de lien entre les différents professionnels concernés par les difficultés d’un bébé.
3 Ce serait comme un fil rouge qui va être tendu pour un enfant qui a été perçu à un moment donné en difficulté, et qui va revenir, peut-être, à l’hôpital, soit aux urgences, soit en hospitalisation, voire vers une mesure plus importante de placement. Mais ce travail peut aussi se poursuivre par des suivis externes vers les crèches, l’UTAF, voire les professionnels libéraux… Il s’agit de ne pas perdre de vue des bébés dans des situations préoccupantes et de proposer une palette variée de solutions pour y répondre.
4 J’évoque mon vécu de ce lieu qui n’existe que par la consistance de sa pensée, et qui réussit à fédérer les professionnels qui viennent assister à ces réunions, par le seul désir de participer et venir partager une réflexion.
5 Avec l’arrivée du docteur Rappaport comme chef de service, d’autres réunions ont été mises en place à l’intérieur du service avec des lectures de textes, de commentaires et qui ont développé un type de travail précieux qui est en grand danger de disparition dans les institutions actuellement.
6 Je souhaiterais d’ailleurs qu’il soit possible de transmettre ces expériences très riches par un écrit.
7 Le docteur Clémentine Rappaport rappelle que même si tous les personnels ne sont pas présents systématiquement à ces réunions, ils participent à cet effort de penser les prises en charge.
8 Ces bébés sont donc pris en charge par plusieurs équipes qui se concertent pour entendre leurs difficultés, partager aussi leurs doutes et tenter d’y répondre par des démarches qui sont le fruit d’une réflexion.
Présentation par M.-J. Durieux
9 C’est avec plaisir que nous revenons pour partager avec vous nos questionnements à propos de situations toujours complexes et difficiles et enrichir, par nos échanges, nos réflexions, les modes de réponses encore actuelles pour des enfants en grande difficulté.
10 Nous allons donc vous présenter Nora que nous avons connue à quelques mois de vie et qui a maintenant 2 ans.
11 Les questions posées peuvent concerner les aspects psychodynamiques, les problèmes somatiques…
12 Il est important aussi de définir la place de chacun, nous sommes donc une équipe pluridisciplinaire composée de pédopsychiatres et d’internes dont certains sont venus ce soir, ce dont nous sommes très fiers. C’est leur motivation qui nous permet de donner le meilleur de nous-mêmes. Nous avons des éducatrices, des infirmières, des psychomotriciens, et depuis peu des orthophonistes qui posent leurs propres questions et leur regard sur le bébé et nous savons combien c’est important.
13 Il s’agit d’un bébé avec des troubles de l’oralité : une anorexie grave du nourrisson.
14 Dernièrement, il y a eu un colloque très intéressant [2], organisé par l’université Paris Diderot et qui réunissait des pédiatres et des pédopsychiatres de toute la France ; chacun est venu présenter son travail et ce qu’il faisait avec les anorexies sévères du début de la vie qui sont parfois durables.
15 Nous avons quelques situations dans nos services des anorexies qui peuvent durer des années et qui ont débuté dès la naissance. Nous avons des pédiatres qui ont des choses très intéressantes à nous dire sur la manière dont s’engage ou ne s’engage pas le processus de la tétée et les fixations qui peuvent se présenter ultérieurement.
16 Les troubles alimentaires peuvent perdurer et nous devons, dans ce cas, nous poser la question de la pluralité des étiologies qui ont abouti à cette situation durable : des circonstances à la fois somatiques, médicales, psychodynamiques et bien sûr, à la qualité des échanges avec la mère ou le substitut maternel.
17 Pour Nora, nous avons un large spectre de troubles qui ont à voir avec des retraits relationnels, de graves retards du développement psychomoteur, des troubles du sommeil, bien entendu des troubles de l’appétit, évoluant sur un fond où la question de la dépression archaïque est posée.
18 C’est une dépression bien antérieure à celle qui est structurante dont parle Melanie Klein.
19 La projection de l’histoire de la mère sur ce bébé et la façon dont il se comporte, n’implique pas que la responsabilité soit à rejeter du côté maternel. Mais se trouver face à un bébé amaigri, aux portes de la mort et qui a besoin d’une hospitalisation et d’un gavage nécessaire, a des conséquences sur la situation où se trouve cette mère face à son enfant.
20 La mère est confrontée à son histoire personnelle et traumatique et l’échange entre la mère et son enfant va se situer sur un mode qui renvoie à la mort et aux décès vécus par cette femme dans son histoire.
21 Vous savez que nous avons la chance dans notre service d’être près d’un service de placement familial avec des assistantes maternelles qui peuvent recevoir des bébés soit à temps complet soit à temps partiel.
22 Cette petite fille va pouvoir, après son hospitalisation, profiter de notre crèche familiale thérapeutique, payée par l’hôpital en permettant que des soins puissent lui être donnés, qui prolongent l’hospitalisation et qui peut durer quelques années.
Présentation par F. Breil
23 Je suis pédopsychiatre à la consultation de l’hôpital d’Aulnay et plus précisément, dans l’unité spécialisée dans la prise en charge des tout-petits : de la naissance à 3 ans.
24 Je travaille, également, en liaison dans les services de maternité en néonatologie et je participe aussi au placement thérapeutique qui vient d’être évoqué par M.‑J. Durieux.
25 Nous allons donc vous parler de Nora pour partager avec vous nos questionnements.
Introduction
26 Le corps et ses fonctions représentent, dans la première enfance, un lieu d’expression privilégié de la souffrance psychique et/ou d’un dysfonctionnement relationnel entre le nourrisson et son entourage. Dans une phase où la fonction alimentaire domine la vie du bébé et les échanges avec la mère, la pathologie oro-alimentaire précoce vient heurter la fonction maternelle et bousculer l’homéostasie de la dyade mère-bébé.
27 Nora présente un symptôme de refus alimentaire très précoce qui met en péril la question de sa survie et a de graves retentissements sur son développement psychomoteur. L’anorexie de Nora révèle une situation relationnelle avec sa mère marquée par la discontinuité et envahie par des représentations mortifères. Le syndrome de Noonan secondairement diagnostiqué participe également à la grande fragilité de l’oralité de ce bébé.
28 L’unité thérapeutique d’évaluation et de prise en charge précoce (utepp), spécialisée dans la prévention, le diagnostic, et les soins pour les enfants âgés de 0 à 3 ans, a été sollicitée par le service de pédiatrie pour prendre en charge de façon conjointe « ce bébé anorexique ».
29 Nous présenterons dans ce travail les différents temps qui ont marqué l’évolution clinique de Nora jusqu’à ses 2 ans. Nous discuterons ensuite ces observations et comment elles s’inscrivent dans la psychopathologie du bébé et de sa mère. Enfin, en nous appuyant sur une revue actualisée des troubles de l’oralité primaire du bébé, nous réfléchirons à la question suivante : comment peut-on penser un refus alimentaire (ou l’anorexie) précoce et sévère du bébé ?
Cas clinique
30 Lorsque Nora est hospitalisée en pédiatrie, à la demande du médecin de pmi (Protection maternelle infantile), elle n’a que 7 semaines de vie, et alerte déjà les professionnels par sa mauvaise prise pondérale.
31 Les parents de Nora sont originaires d’Afrique de l’Est. Monsieur A. a grandi en France. Madame A. a rejoint son mari après leur mariage. Elle est, en France, très isolée sur le plan familial, en dehors d’une sœur aînée installée en province. Madame A. a perdu sa propre mère quand elle était très jeune. Nora, premier enfant du couple, est née à terme par césarienne, au cours d’un travail long et difficile.
32 À la naissance, elle ne présente aucune complication (Apgar 10/10). Ses mensurations (poids de naissance : 2,960 kg, taille : 48 cm, périmètre crânien : 33 cm) la situent entre le 3e et 97e centile sur la courbe Leroy-Lefort.
33 Alors que madame A. met en place un allaitement exclusif, elle souffre d’une infection d’un sein imposant le passage à un allaitement mixte. Les tétées de Nora sont difficiles, sa prise de poids très insuffisante (395 g en 44 jours, soit moins de 9 g par jour).
34 C’est dans ce contexte qu’une hospitalisation est décidée.
35 En pédiatrie, Nora ne boit que de faibles quantités de lait (20-40 ml/biberon) et manifeste son inconfort au cours des repas par des pleurs inconsolables. Malgré la prise en charge d’une œsophagite et le passage à un allaitement artificiel exclusif, Nora détourne la tête lorsque les biberons lui sont présentés, imposant la mise en place, rapide, d’une alimentation entérale par sonde. Des vomissements s’associent alors au refus alimentaire.
36 Un bilan à la recherche d’une étiologie organique révèle des troubles de la déglutition significatifs.
37 L’équipe de pédopsychiatrie est rapidement sollicitée face à la sévérité des troubles de l’oralité primaire de ce bébé.
La rencontre avec Nora et sa mère
38 Lorsque nous rencontrons Nora, elle a 2 mois et est hospitalisée avec sa mère en chambre mère-enfant. Elle bénéficie d’une prise en charge pluridisciplinaire associant des soins pédiatriques, une participation quotidienne au « groupe bébé » (auquel les parents sont conviés) et des entretiens pédopsychiatriques au cours desquels la mère est reçue seule ou avec sa fille.
39 Le père ne parvient pas à s’inscrire dans la prise en charge, ce que madame A. associe à leur conjugopathie.
40 Nora se présente comme un bébé « trop calme », qui n’appelle pas et sourit peu. Elle oscille entre des états d’extrême vigilance et des moments de retrait venant couper la relation avec l’adulte, soit en fuyant le contact et en se réfugiant dans le sommeil, soit en restant aréactive aux stimulations de l’autre, soutenant peu le regard de l’adulte et restant amimique. Madame A. se saisit des entretiens pour rapporter le vécu très « traumatique » de son accouchement. Elle s’interroge sur les difficultés de nourrissage de Nora et verbalise des angoisses de mort envahissantes. L’histoire transgénérationnelle apparaît alors en filigrane ; Nora a le « teint très blanc », comme la propre mère de madame A.
41 À l’évocation de cette filiation, elle nous fait part d’un récit brouillé, autour de sa propre naissance, qui aurait engagé son pronostic vital ainsi que celui de sa mère.
42 La dépression maternelle est prégnante, la crainte d’un effondrement omniprésente. Envahie par son propre bouleversement émotionnel, les pleurs du bébé ne sont pas entendus. Les lâchages et ruptures maternels désorganisent les moments de rapprochement avec Nora. Au fil de l’hospitalisation, le duo mère-bébé s’enlise dans une organisation en autarcie, restant de longues heures endormies. Les visites du père se font aussi plus rares.
43 Face aux fragilités psychiques de madame A. et à la mauvaise prise pondérale de Nora (majoration des vomissements, plusieurs épisodes infectieux intercurrents), un transfert du bébé dans le secteur des nourrissons est organisé, deux mois après son admission (Nora a 4 mois), afin que les temps de soins et de repas soient accompagnés par des auxiliaires référentes et pour permettre à la mère de se reposer et de retisser du lien social.
44 Fortement soutenue par l’équipe soignante, Nora cesse progressivement de vomir, mais persiste à refuser le biberon. L’alimentation à la cuillère se met en place en complément du gavage, mais les prises alimentaires restent minimes.
45 Sur le plan relationnel, Nora s’anime et se montre plus présente dans les échanges, son regard est plus soutenu, elle sourit davantage. Lors des visites de sa mère, Nora la reclame et pleure à son départ. Le retard de développement psychomoteur de Nora apparaît cependant de plus en plus significatif. Au bout de trois mois d’hospitalisation, madame A., désireuse d’un étayage familial, demande à être rapprochée de sa sœur. Nora est alors âgée de 4 mois et 3 semaines, lorsqu’un transfert dans un hôpital de province est organisé.
L’évolution de Nora entre 12 et 18 mois
46 Lorsqu’elle nous est adressée à nouveau en consultation par les pédiatres, Nora est âgée de 12 mois.
47 De nouvelles investigations ont été menées et le diagnostic de syndrome de Noonan [3] a été posé. L’anorexie de Nora persiste, imposant le maintien d’un gavage par une sonde à demeure. Les parents de Nora retracent avec un vécu douloureux, le parcours de soins de leur enfant et l’annonce du diagnostic de syndrome de Noonan. Ils se disent, dans un premier temps, rassurés par les progrès de leur fille.
48 Nora nous interpelle par sa présentation figée, son visage peu expressif, voire amimique.
49 Sa croissance staturo-pondérale est insuffisante, elle se situe à -1 ds sur la courbe de croissance pondérale (7,62 kg) et -2 ds sur la courbe de croissance staturale (66 cm).
50 Nora peut soutenir notre regard mais avec une dimension très adhésive. Ses réponses à nos sollicitations verbales ou non verbales sont inconstantes. Elle tient assise mais ses déplacements, sur les fesses, sont limités. Son intérêt pour les objets est pauvre ; ses explorations sont surtout sensorielles et investies dans la répétition. La transitionnalité est peu élaborée : les manifestations autoérotiques paraissent absentes, elle n’a ni tétine, ni doudou et ne suce pas son pouce. Enfin, en dehors des pleurs, le silence de Nora est manifeste.
51 Madame A. exprime son soulagement depuis la sortie d’hospitalisation de Nora. Elle n’aborde pas le diagnostic de la maladie génétique mais évoque très rapidement les difficultés alimentaires persistantes de son bébé et la lourdeur du dispositif de gavage. Ses propos illustrent le climat d’anxiété qui accompagne les temps de repas et le rapport de force installé avec son bébé : Nora arrache sa sonde et a des vomissements fréquents. Elle interprète cela en disant : « Elle me menace. » Madame A. apparaît culpabilisée par cette mise en échec de sa fonction de « mère nourricière » et semble submergée par le souci de la survie de son bébé.
52 Sa relation à Nora est toujours discontinue, marquée par le manque ou l’excès des stimulations.
53 Une prise en charge intensive se met en place en associant un travail psychothérapeutique du lien mère-enfant, un travail de réinvestissement de la sphère orale en psychomotricité et des accueils hebdomadaires dans notre crèche familiale thérapeutique.
54 Ce travail est pondéré par une grande discontinuité (retards, consultations manquées). C’est dans le cadre du groupe que Nora et sa mère vont nous faire la monstration du chaos qui règne au moment des repas. Madame A. force l’alimentation en laissant le moins de possibilité à Nora de s’y soustraire, afin « que quelque chose reste » dit-elle.
55 À 18 mois, Nora présente toujours une inertie motrice, mais a acquis la marche. Un retard staturo-pondéral persiste à -1 ds sur la courbe de croissance pondérale (8,8 kg) et à -3 ds sur la courbe de croissance staturale (70 cm). Sa relation aux autres reste fragile mais elle peut entrer en lien autrement que par le refus alimentaire. Sur les temps de groupe, elle n’est plus indifférente à ses pairs et peut même s’imposer dans ses choix : elle s’empare de jeux choisis, a des possibilités d’échange.
56 Nora apparaît également plus sécurisée dans son contact avec sa mère et avec l’équipe de pédopsychiatrie, elle parvient à se rassurer auprès de sa mère et s’autorise maintenant des allers-retours entre ses jeux et sa mère. Cependant, Nora manifeste toujours des ruptures et une discontinuité dans son contact avec l’autre, soutenant le regard mais n’initiant pas l’échange interindividuel et restant le plus souvent aux prises avec une grande passivité, manifestant peu de plaisir et de désir dans ses interactions.
57 Nora appelle à présent sa mère au cours des consultations et son langage se diversifie, elle dit quelques syllabes redoublées, le plus souvent adressées, telles que « papa » ou « mama ». Mais la mère de Nora reste le plus souvent absorbée par son récit logorrhéique empreint d’éléments dépressifs.
58 Dans ces moments de lâchage et d’impasse, Nora peut alors se tourner vers un autre interlocuteur mais avec agressivité (griffe ou tape). La mère disant alors : « Moi aussi elle me tape. »
59 C’est à ce stade de la prise en charge que madame A. accepte le dispositif d’accueil séquentiel de Nora chez une assistante maternelle de notre placement familial thérapeutique. Elle identifie rapidement l’assistante maternelle comme une personne ressource, permettant ainsi à Nora d’établir avec elle une relation sécurisante et privilégiée.
60 Les mois suivants, le suivi de Nora est plus régulier.
61 Son engagement relationnel est de meilleure qualité, elle montre des signes d’attachement à son assistante familiale. Son rapport aux objets apparaît moins labile et superficiel, son activité symbolique se construit, elle peut signifier ses difficultés alimentaires dans des jeux de dînette. Elle recherche davantage le plaisir partagé. Elle prononce une sorte de babil correctement adressé avec quelques mots qui reviennent : « maman », « bébé », « dodo ». Elle a un doudou qui occupe toute sa fonction d’objet transitionnel, notamment sur les temps de passage entre la mère et l’assistante maternelle. C’est dans le cadre des accueils chez son assistante maternelle que Nora se met à manger. Les interactions de madame A. avec sa fille sont plus accordées, mais les difficultés d’alimentation persistent au domicile.
Discussion des hypothèses psychopathologiques
62 L’observation de Nora illustre bien la complexité à appréhender l’anorexie précoce et sévère du bébé.
63 La grande majorité des études soulignent l’origine plurifactorielle de ces troubles qui apparaissent dès la naissance ou presque dans les toutes premières semaines.
64 Pour V. Abadie (2004), il existe un substrat organique certain chez ces bébés souffrant d’anorexie très précoce avant trois mois de vie. Ici, le syndrome de Noonan participe à la grande fragilité de l’oralité de ce bébé. L’hypotonie du carrefour oropharyngé qui y est associé, altère les processus de succion et de déglutition, et favorise ainsi l’émergence des troubles alimentaires.
65 Selon les ressources Orpha-net pour les maladies rares, il s’agit d’une maladie génétique, à transmission autosomique dominante, résultant d’une mutation du chromosome 12.
66 Cette maladie se caractérise par une petite taille, une dysmorphie faciale caractéristique et des anomalies cardiaques congénitales. Le traitement consiste en une prise en charge des problèmes alimentaires rencontrés dans la petite enfance, l’évaluation de la fonction cardiaque et le suivi de la croissance et du développement moteur. En bénéficiant de soins adaptés, la majorité des enfants atteints de syndrome de Noonan ont une résolution rapide et spontanée de leurs troubles alimentaires et mènent une vie normale à l’âge adulte.
67 Dans le cas de Nora, les troubles de l’alimentation vont au-delà de ce substrat organique puisqu’ils persistent malgré une normalisation du tonus oropharyngé constaté à l’électromyogramme de contrôle à l’âge de 10 mois.
68 Nora présente donc des signes de souffrance psychiques importants au-delà de ses symptômes alimentaires.
69 Son tableau clinique s’apparente ainsi à la description des anorexies sévères et complexes de L. Kreisler.
70 Selon L. Kreisler et ses collaborateurs (1974), cette forme d’anorexie résulte d’étiologies variées. Pour Nora, la forme dépressive semble la plus descriptive de son état psychique. Les signes de souffrance qu’elle manifeste rejoignent la description de la dépression de L. Kreisler et de la cftmea telle « une chute de pression des instincts de vie ».
71 Nora présente au premier plan un retrait relationnel fluctuant (visage immobile, contact visuel spontané bref, vocalisations spontanées limitées, relation à peine marquée) que nous avons appréhendé au travers de l’échelle adbb établie par A. Guedeney. Lors de notre observation clinique à 17 mois, elle obtenait un score de 15.
72 Le retrait relationnel est une notion qui existe depuis longtemps dans la littérature (Spitz, Bowlby) et qui nous semble importante à dépister précocement.
73 Cela peut entraver le développement de l’enfant, mais l’importance est de déterminer l’étiologie de ce retrait, qui peut être d’origines relationnelle, sensorielle, organique ou issu de l’association de ces trois types de facteurs.
74 Chez Nora, ce repli relationnel s’associe à une atonie psychique et à un retard de développement psychomoteur majeur avec une pauvreté gestuelle. Une hypersomnie dans les premiers mois de vie complète cette symptomatologie.
75 Ce tableau clinique rejoint les symptômes anorexiques retrouvés dans le tableau « d’hospitalisme » décrit par Spitz dans le cas de dépression anaclitique. Rappelons que Nora est restée hospitalisée les neuf premiers mois de sa vie.
76 Chez le bébé, on entend le terme de dépression dans son acceptation la plus directe : « dé-pression », soit une chute de pression des pulsions ou des instincts de vie. Green nous dit qu’il existe, à propos de la dépression du bébé, une variété de causes et de niveaux. Il ajoute que la dépression du bébé s’articule autour d’une atteinte du niveau « vital ».
77 Ici, nous sommes face à une « dépression du bébé » au sens de la dépression « archaïque », antérieure à la position dépressive kleinienne. Nous ne sommes pas dans un cas de déprivation maternelle par séparation brutale d’avec la mère, mais dans le cas d’un sentiment de perte en lien avec une dépression maternelle.
78 En effet, au fil des entretiens, une identification de Nora en miroir à la dépression maternelle nous apparaît, madame A. mettant aussi en évidence des éléments carentiels et clivés.
79 Elle nous livre au fil des entretiens, un discours empreints d’éléments dépressifs et traumatiques et nous relate les enjeux de vie et de mort autour de sa propre naissance.
80 La mère de madame A. serait décédée dans les suites de son accouchement, elle aurait choisi de mener à terme sa grossesse qui, elle le savait, mettait en péril son propre pronostic vital, pour « sauver » ce bébé.
81 Ainsi nous nous interrogeons sur la place donnée à Nora dans l’imaginaire maternel, puisque leur rencontre est envahie par des représentations mortifères. Nous constatons, en effet, que Madame A. projette et rejoue son vécu d’abandon avec Nora notamment au moment des repas.
82 La sonde de nutrition entérale cristallise les angoisses de vie et de mort de madame A., Nora rejetant parfois activement cette sonde, qu’elle tente d’arracher de façon répétée, mettant ainsi en péril son pronostic vital.
83 B. Golse dans L’être bébé (2009) émet l’hypothèse d’une transmission intergénérationnelle ascendante où « tout se passe comme si la naissance et la présence interactive du bébé de chair et d’os réactivait, par un effet d’après coup, les expériences passées de l’histoire infantile précoce de la mère, notamment dans le champ de l’attachement » et venaient « infiltrer la nature qualitative du système relationnel que la mère va inconsciemment proposer à son enfant ». Il ajoute que si cette force de répétition est démontrée cliniquement, elle s’avère obligatoire dans le cas de transmission génétique.
84 Dans le cas de Nora, madame A. ne se saisit pas de cette explication génétique. Elle ne voit que la répétition de ces enjeux de vie et de mort dans le lien avec sa fille.
85 Les interactions sont marquées par le manque, l’excès, et l’incohérence des stimulations. Les lâchages et les ruptures désorganisent les moments de rapprochement. Les grandes fragilités de Nora aggravent la discontinuité maternelle, l’énergie et la disponibilité qu’elle requiert sont trop importantes pour cette mère débordée.
86 Cela nous fait évoquer les travaux de G. Danon sur les enfants de mère « borderline » qui sont confrontés en permanence à l’imprévisibilité du fonctionnement maternel à l’origine d’une grande insécurité pour le bébé.
87 Ainsi nous sommes face à une dyade mère-bébé qui évolue en huis clos, sans triangulation possible de la relation, où l’une et l’autre sont indifférenciées. Ce trouble du lien mère-bébé participe à la pérennisation du trouble alimentaire.
88 Avec la prise en charge pluridisciplinaire que nous leur proposons, Nora s’anime, se saisit de l’espace thérapeutique pour nous montrer toutes ses capacités et ses ressources psychiques, et s’autorise même une ébauche d’individualisation et de différenciation.
89 Mais c’est dans ces moments que madame A. nous fait la monstration de son effondrement psychique, dès que sa fille nous donne à voir des signes d’amélioration clinique. Dès lors une spirale interactive pathologique s’établit entre cette mère et son bébé, et les moments des repas illustrent toute la dimension morbide de la relation.
90 Lorsque madame A. s’est sentie suffisamment en confiance avec l’équipe, nous sommes parvenus à mettre en place un accueil séquentiel de Nora chez une assistante familiale, sur le temps du déjeuner. Nora s’est montrée, au début, très éprouvée par la séparation temporaire d’avec sa mère. Mais elle a pu investir progressivement sa nourrice, et éprouver du plaisir à jouer avec les aliments puis à les mettre à sa bouche. Ainsi, il s’est agi, dans notre prise en charge, de mettre en place des soins intensifs pour qu’une rencontre entre cette mère et ce bébé puisse s’opérer, tout en se distanciant, afin que Nora s’individualise et soit pensée au-delà de ses symptômes.
91 Nous avons donc entrepris de réaliser une revue de la littérature exhaustive pour étayer notre pensée clinique, ayant pour sujet les difficultés alimentaires précoces et sévères du bébé.
92 L’anorexie infantile renvoie à des étiologies diverses, éventuellement associées. Certaines sont la conséquence de troubles organiques, d’autres pourraient être des manifestations de lutte contre l’intrusion, en rapport avec la nature des interactions de l’enfant avec son entourage.
93 Dans le cas de Nora, nous pouvons associer ses difficultés alimentaires à des facteurs psychopathologiques ainsi qu’à une vulnérabilité organique.
94 Les années 1950 voient l’avènement de la médecine psychosomatique, et Kreisler aborde à cette époque la question des « conduites alimentaires déviantes du bébé » en tenant compte de ce qui se passe entre la mère et son enfant au moment des repas et qui résulte de leurs interactions dans tous les domaines.
95 On parle alors « d’anorexie mentale du nourrisson », en ce sens où le refus alimentaire est dénué de trouble organique primaire.
96 Les médecins du début du xxe siècle proposent une classification en opposant l’anorexie commune du second semestre aux formes sévères de mécanismes mentaux complexes.
97 Kreisler qualifie l’anorexie commune précoce d’« anorexie de la contrainte » caractérisé par un refus alimentaire s’installant dans le deuxième semestre de vie à l’occasion du sevrage ou de la diversification.
98 Dans le cas de Nora, nous sommes davantage amenés à penser qu’il s’agirait, sur le plan psychopathologique, d’une anorexie mentale complexe du premier âge de forme dépressive.
99 Kreisler décrit cette forme d’anorexie par une atteinte de la faim dans un contexte de dépression du bébé : passivité, perte d’acquisitions motrices, retrait dans la relation. Ces symptômes ont généralement pour origine une rupture dans la continuité du maternage et une séparation d’avec la figure principale d’attachement.
100 Plus tard, les études menées par Chatoor et ses collaborateurs, dans le début des années 1980, ont permis de proposer une nouvelle classification.
101 Celle-ci distingue les troubles alimentaires en rapport avec un défaut de l’homéostasie dans la relation mère-bébé (entre la naissance et le troisième mois de vie), des troubles alimentaires liés à un trouble de l’attachement débutant entre 2 et 8 mois et l’anorexie infantile rencontrée au moment de l’acquisition de l’autonomie alimentaire. Dans le cas de Nora, nous avons observé principalement des troubles de l’alimentation en rapport avec un « défaut d’homéostasie mère-bébé ». En effet, Chatoor et ses collaborateurs décrivent, dans ce cas, des difficultés pour la mère à établir des prises alimentaires régulières, calmes et adaptées.
102 Le bébé a alors un défaut pour manifester ses sensations de faim ou de satiété. Il s’agit d’un bébé irritable, fatigable, qui a des difficultés à s’apaiser, à se concentrer sur l’activité en cours, et qui se réfugie dans le sommeil. Cela est d’autant plus vrai que, dans le cas de Nora, l’alimentation se fait par voie parentérale, au travers d’une sonde, durant plusieurs heures, en continu, et sans sollicitation des processus de succion et de déglutition. La sphère orale est alors désinvestie de sa fonction pulsionnelle et nous constatons un défaut de développement d’activité autoérotique orale : Nora ne semble pas prendre de plaisir à la succion et ne cherche pas à sucer son pouce ou un objet tel qu’une tétine ou un coin de tissu.
103 Or, le bébé, par nature, à la naissance, est rivé à l’interaction avec des objets identificatoires partiels, tantôt bons et nourrissants, mais aussi souvent mortifères, abandonniques ou chaotiques, que sa mère « raconte » à son bébé dans un récit implicite et intime de sa propre histoire dévastée. L’enfant est vivant pour la mère dans le récit fantasmatique qu’elle élabore à son sujet, et ce récit est enraciné dans sa propre histoire.
104 Dans le cas de Nora, l’histoire maternelle est faite de morts, de séparations et d’abandons, et c’est ce qui lui est « raconté » dans les moments d’accordage et de désaccordage.
105 On peut donc émettre l’hypothèse que, ne pas se nourrir ou se laisser mourir de faim, pour Nora, est paradoxalement la seule manière qu’elle a de rester vivante et de participer au récit fantasmatique de sa mère.
106 Ainsi l’hypothèse qui est faite ici, est que l’investissement par la mère de ce bébé se fait autour de la partie souffrante, effondrée, mourante du bébé, qui vient en écho de son propre effondrement interne. Nous nous interrogeons donc sur une explication corrélative dans laquelle un mécanisme complexe de type kleinien autour de l’identification projective pourrait tenir sa place. En effet, ce que cette mère nous donne à voir semble fondé sur une projection massive sur son bébé de son propre mal-être, l’apparition des troubles alimentaires précoces ayant constitué le facteur déclenchant de cette projection maternelle massive. Les symptômes anorexiques de Nora symboliseraient donc un mode relationnel et maintiendraient une homéostasie au sein de la dyade mère-bébé. Dès lors, l’amendement ou l’amélioration des symptômes de Nora entraveraient cette relation, en aggravant l’effondrement psychique de sa mère, puisque cela nécessiterait un remaniement de leur mode relationnel.
107 Le risque dans un cas comme celui-ci est d’obérer gravement l’engagement relationnel, comme nous l’avions constaté dans les premiers mois de sa vie.
108 Néanmoins, bien qu’elle ait très peu d’exploration des objets et qu’elle vocalise peu, Nora a pu développer un processus d’interaction réciproque, un certain degré d’échange protosymbolique (pointage, attention conjointe) et un début de jeu de faire-semblant qui lui ont permis de mettre en place un espace transitionnel, une élaboration symbolique et d’engager ainsi son développement dans le cadre de la relation à l’autre.
Conclusion
109 Les anorexies les plus précoces sont celles qui présentent le plus souvent une forte intrication entre des problèmes organiques, des réactions psychologiques du bébé et des troubles des interactions parents-enfant.
110 Lorsqu’il existe une étiologie organique à ces troubles alimentaires, des difficultés de développement s’ajoutent au problème initial, et l’anxiété parentale vient le plus souvent compliquer les repas.
111 Il est donc nécessaire d’apporter un étayage psychothérapeutique aux parents et à leur bébé afin d’éviter une aggravation des symptômes par des cercles vicieux interactifs.
112 De plus, dans le cas de Nora, l’anxiété maternelle s’inscrit dans un tableau clinique complexe de dépression maternelle où l’identification au bébé se fait de manière adhésive à un objet partiel porteur de sa propre histoire traumatique.
113 Cet effondrement thymique au sein de la dyade mère-bébé s’articule autour du trouble de l’oralité de Nora et l’entretient, laissant entrevoir un nécessaire travail psychothérapeutique pour Nora et sa mère.
Séquences filmées
114 Deux séquences filmées sont proposées à la salle. Il s’agit de deux extraits de consultations mère-bébé, auxquelles participent Nora, âgée de 20 mois, sa mère, Dr Breil, madame Croisat et V. Vinant (interne).
115 Dans le 1er extrait, Nora et sa mère rencontrent pour la première fois l’assistante maternelle de notre service qui va accueillir Nora sur les temps de repas, plusieurs jours par semaine. Nora est installée sur les genoux de sa mère. Madame A., envahie par son propre bouleversement émotionnel, ne remarque pas les premiers échanges qui se tissent entre sa fille et l’assistante maternelle assise à ses côtés. Cette séquence illustre bien les difficultés de cette mère à porter physiquement et psychiquement son bébé. Nora s’agrippe au regard de l’assistante maternelle, elle lui adresse des sourires ; des vocalises émergent. Elle exprime un plaisir manifeste dans cette rencontre.
116 Dans le second extrait, madame A. est assise sur la chaise la plus proche du bureau médical. Nora est sur le bord de ses genoux, tenue par une main, manquant de tomber à plusieurs reprises. Elle manifeste corporellement son inconfort à sa mère, qui la pose au sol. Madame A. s’adresse au Dr Breil tout le temps de la consultation et déverse un discours logorrhéique, empreint de ruminations anxieuses et morbides autour de sa relation à sa mère et du décès de cette dernière. Nora se dirige alors vers madame Croisat près du tapis d’éveil, à l’extrême opposé de sa mère. Elle se tient à distance de sa mère, mais reste très attentive à son discours. Elle se saisit de différents jouets qu’elle jette dans la pièce, tout en regardant sa mère, mais face à l’absence de regards partagés, Nora se tourne vers madame Croisat, échange des regards avec elle et lui donne tous les objets dont elle se saisit. Elle revient furtivement vers le bureau où se trouve sa mère, pour montrer un jouet au Dr Breil, elle se saisit alors de crayons, puis repart. En fin d’entretien, le Dr Breil s’adresse à Nora en lui disant qu’il est bientôt l’heure de rentrer. Madame A. semble alors « reconnectée avec la réalité externe » et dit à Nora « on va rentrer manger ». Nora, qui s’était alors saisi d’un jeu de dinette, jette l’assiette et la fourchette en plastique en direction de la porte et manifeste son mécontentement en criant.
Commentaires
117 F. Breil : Nous constatons dans cette séquence filmée combien Nora peut accrocher son regard à l’assistante maternelle tandis que sa mère raconte les épisodes douloureux de son histoire.
118 G.C. Crespin : Dans ce moment que vous venez de nous montrer, nous pouvons constater combien le portage de Nora par sa mère est insécure.
119 F. Breil : C’est vrai mais il faut savoir que pour la mère la plupart du temps, ce portage est très rare et la présence de l’assistante maternelle a dû le favoriser. Ordinairement, elle installe le bébé à distance, contre son dos, ne permettant pas ainsi d’échanges de regards entre elles.
120 G.C. Crespin : Nous entendons « tiens, tiens » énoncé de Nora.
121 Dans la salle : La mère n’a pas l’air de percevoir les échanges sollicités par sa fille comme si elles se trouvaient dans deux espaces différents. Nora a alors 20 mois.
122 F. Breil : En effet, la mère ne s’en rend pas compte et Nora est sans cesse lâchée par sa mère.
123 G.C. Crespin : Nous pouvons aussi constater son retard staturo-pondéral.
124 F. Breil : Nora a un peu rattrapé son retard pondéral, mais en raison de son problème génétique, elle garde un retard statural et moteur
125 Elle a aussi des grimaces renvoyant à des éléments d’étrangeté et nous nous demandons si ces mimiques ont une valeur relationnelle. Elle a aussi un mouvement avec le bras qui n’est pas vraiment un pointage, alors qu’elle est tout à fait capable de le faire, qui nous questionne.
126 G.C. Crespin : Nous constatons, qu’entre mère et fille, c’est un peu comme si elles vivaient deux vies parallèles.
127 Dans la salle : Tout à fait, vous parliez de désaccordage et c’est très net dans cette vidéo.
128 G.C. Crespin : En effet, tandis que la mère parle, elle ne maintient pas vraiment sa fille et l’autre main est aussi occupée par un objet (portable, crayon…).
129 F. Breil : Dans cette autre séquence, je vais énoncer à la mère la séparation prochaine et Nora a très bien entendu, elle regarde la porte tandis que sa mère continue de parler. C’est la mère qui a des difficultés avec les séparations. Ce temps doit se terminer par le retour dans le service où la mère va accompagner le temps du repas.
130 Nous avons largement dépassé le temps de son repas, Nora ne le réclame pas et la mère continue à nous envahir avec son histoire sans tenir compte de Nora. Je répète donc la perspective du départ et de façon synchrone, Nora manifeste qu’elle a bien compris.
131 M.-J. Durieux : Vous avez vu le nombre de personnes mobilisées autour de cette enfant et qui ne sont pas toutes intervenues ce soir.
132 Dans un vaste champ de pathologie, outre l’importance des problèmes alimentaires, Nora n’est jamais entrée dans le spectre autistique.
133 À ce colloque que nous avons évoqué tout à l’heure, nous avions présenté cinq cas d’anorexie sévère et notamment, celui de Nora. Il y avait un point commun entre tous ces enfants : un désaccordage gravissime entre la mère et son enfant, des troubles multifactoriels avec des pathologies somatiques (grande prématurité, des pathologies fœtales, des laryngo-malacies [4]…) mais dont la durée de soins de plusieurs années va excéder le temps nécessaire de résolution de ces problèmes somatiques.
134 Une autre constatation, puisque nous avons un recul de plusieurs années : aucun de ces enfants n’ont présenté de trouble autistique.
135 Une des réflexions que nous avons eu dans le service, c’est qu’en raison du danger vital des troubles alimentaires précoces, ces bébés sont pris en charge très tôt et ils ne sont pas restés longtemps avec leurs mères désaccordées. L’intervention a donc été précoce et massive.
136 Une autre question concerne l’aspect psychodynamique : toutes ces mères sont fragiles, avec des histoires terribles de séparation, d’itération, de chaos, des troubles de situation conjugale difficile, beaucoup de déracinement lié à la migration, un éloignement de leur famille.
137 Je pense plutôt à un vrai échange projectif d’une mère qui vit avec cet enfant de mort, en danger vital, en rapport avec son histoire de mort à elle ou celle de sa mère, morte prématurément. Un lien existe vraiment, fût-ce au risque de ce danger mortifère, dans un lien archaïque qui évoque davantage la psychose. Il ne s’agit pas d’un vœu de mort ou d’ambivalence comme dans les organisations psychiques névrotiques.
138 Toutes les mères que nous avons présenté avaient toutes des troubles psychopathologiques graves : certaines déliraient ou avaient des troubles mélancoliques, c’est d’ailleurs sûrement le cas pour la mère de Nora.
139 C’est une protection contre l’autisme.
140 G.C. Crespin : Je ne crois pas que l’on puisse le dire comme cela. Mais ce qui est frappant dans la situation de Nora et d’autres bébés ayant des troubles anorexiques graves, c’est que nous constatons une véritable appétence de la relation à l’autre. C’est ce qui signe la différence avec le spectre autistique.
141 Ce que nous voyons avec le film de Nora, durant une longue scène entre Nora et sa mère, c’est qu’elles sont chacune sur deux rails tout à fait différents, deux vies. Nous voyons comment Nora est dans un lâchage primaire, depuis la naissance, dans un portage qui ne serait qu’un strapontin, car elle n’a qu’un genou de sa mère, avec une histoire racontée par la mère qui se déroule sans elle et hors d’elle. Mais Nora est attachée à l’Autre (le grand Autre dont parle Lacan) et dès qu’apparaît le prochain secourable (la pédopsychiatre, l’assistante maternelle), elle entre en communication. Ce n’est absolument pas le cas avec des enfants autistes.
142 Dans la salle : J’avais noté cette phrase où vous disiez que l’immobilité rassurait tandis que les vomissements inquiétaient la mère. Et je me demandais s’il n’y avait pas quelque chose de vivant dans ce refus pour aboutir à la mort physique. Ce serait une forme de résistance du côté du vivant : lorsque Nora lance l’assiette.
143 G.C. Crespin : C’est tout à fait précieux ce que vous venez de dire. Je me souviens de la première réunion au sujet de Nora où nous n’avons pas suspecté le facteur organique du syndrome de Noonan. Nous nous étions donc attachés à réfléchir essentiellement sur l’aspect psychodynamique.
144 On peut donc faire une hypothèse qui concerne les troubles alimentaires moins graves et fréquents dans la petite enfance : le refus alimentaire est un acte du bébé.
145 C’est une réponse qui n’a rien à voir avec l’enfermement ou l’implosion lors des troubles autistiques.
146 Je me souviens qu’au moment où va se mettre en place le gavage, indispensable à sa survie, vont débuter les vomissements.
147 Il y a quelque chose d’irréductible dont cet enfant se saisit et c’est probablement l’unique tentative de réveiller sa mère à son égard.
148 Nous pouvons penser que, si la mère est sur le versant mélancolique, cette petite, si elle n’avait pas déployé toute cette résistance, aurait été engloutie sans que sa mère ne s’en aperçoive. Mais ce processus de survie va engager son pronostic vital.
149 C’est une petite fille qui va chercher d’autres personnes pour entrer en relation : lorsque vous lui tendez les bras, la mère la laisse glisser de ses genoux et Nora vous tend les bras à son tour.
150 Il n’y a pas de parole ni d’adresse ni de geste de la mère pour la retenir. Nous voyons comment elle accepte de s’alimenter avec quelqu’un qui la regarde autrement qu’à travers son symptôme.
151 Il sera sûrement important d’intensifier le temps auprès de l’assistante maternelle, ce qui ne devrait pas poser de résistances de la part de sa mère mais il faudra le doser pour maintenir le lien.
152 Nous voyons comment cette petite fille ne pourra survivre que par une suppléance que vous avez représentée, par votre présence et celle des équipes.
153 F. Breil et des membres de l’équipe : Nous n’avons pas pu mettre en place ce placement séquentiel au début, la mère ne supportant pas d’être séparée de sa fille. Nora a pu se nourrir à la cuillère avec les soignants mais ses progrès restaient chaotiques. La mère avait décidé de rejoindre sa sœur en province, compromettant l’évolution de Nora : elles revivaient toutes les deux une situation semblable à celle d’avant l’hospitalisation.
154 M.N. Guichard : Vous ne nous avez pas dit quels étaient les motifs qui vous ont poussé à arrêter l’hospitalisation mère /enfant ?
155 F. Breil : Nous constations une mère enfermée dans sa mélancolie et ce petit bébé qui ne progressait pas, voire qui se dégradait davantage. Nora était gavée toutes les nuits et plusieurs fois par jour, et elle ne prenait pas de poids.
156 Face à ces situations difficiles, nous sommes tous pris dans des angoisses de mort pour ce bébé. Nous devions rassurer les pédiatres et parfois aider à arrêter les surenchères d’examens, de dispositifs thérapeutiques qui peuvent être extrêmement lourds pour les bébés. Cela nous a paru comme une urgence.
157 M.-J. Durieux : Cette décision a aussi été motivée parce que nous avions fait l’hypothèse que la sœur de la mère était une bonne image maternelle et qu’elle pourrait peut-être ranimer cette mère.
158 M.N. Guichard : C’était donc juste au moment où la mère ne supportait pas la séparation.
159 M.-J. Durieux : C’est exact et nous avons discuté beaucoup en équipe. Je suis plus sensible aux relations entre la mère et son bébé. Certes il y avait eu une séparation en pédiatrie qui a permis que la mère investisse autre chose mais elle ne l’a pas supporté. Il me semble qu’il y a des échanges subliminaux extrêmement forts entre la mère et son enfant qu’il ne faut pas négliger. Nous travaillions à tiercéiser ces échanges
160 M.H. Wittkowski : Et le père ?
161 F. Breil : Nous l’avons vu trois ou quatre fois mais mon idée c’est que ce père a toujours soutenu la démarche de soin qui lui a été proposée. Il essayait d’être dans une position soutenante mais il venait nous dire aussi de nous occuper de sa femme, l’incitant à venir avec sa fille pour les soins.
162 C’est souvent d’ailleurs le cas dans le positionnement des pères qui, parfois, accompagnent la mère et l’enfant dans le service et repartent ensuite vaquer à leurs occupations.
163 M.-J. Durieux : Nous avons aussi à faire avec des choix pour nourrir ces enfants, le gavage par sonde a des inconvénients à long terme. Il y a donc d’autres solutions, la gastrotomie qui est un dispositif où la nourriture arrive directement dans l’estomac (boutonnière). Ce fut une question pour Nora posée à l’équipe par les pédiatres. Avons-nous le droit de refuser ?
164 M.N. Guichard : C’est la mère qui a refusé ?
165 F. Breil : Oui ! Nous sommes très prudents devant ces situations, la mère s’est emparée de cette idée pour penser que tout serait résolu. Mais il s’agit d’une intervention chirurgicale invasive entraînant des risques d’infection et un dispositif très lourd nécessitant une attention soutenue difficile dans la vie quotidienne avec un milieu carencé.
166 G.C. Crespin : Ce sont des situations que nous pouvons retrouver et qui durent des années plus tard.
167 M.-J. Durieux : Nous devons effectivement évaluer les conséquences de ce dispositif : avoir une bouche au niveau de l’estomac. Il y a aussi des répercussions sur l’établissement du schéma corporel. Nous avons connu un garçon qui a 10 ans maintenant et qui est psychotique, il a développé une image du corps « folle ». Il y a aussi un risque de fausse route et auparavant, c’était des infirmières qui faisaient ce travail, ce sont maintenant les parents.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : identification projective, dépression du bébé, anorexie précoce, transmission intergénérationnelle, syndrome de Noonan
Date de mise en ligne : 21/12/2016.
https://doi.org/10.3917/capre1.013.0197Notes
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[1]
Cet article a fait l’objet d’un travail de mini-mémoire pour la validation du des de psychiatrie générale. Soutenance le 4 avril 2016 devant un jury composé par monsieur le professeur T. Baubet (centre hospitalo-universitaire Avicenne) et docteur F. Mouaffak (Établissement public de santé Ville-Évrard). Obtention d’une mention « Très bien ».
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[2]
Nourritures affectives : « Anorexie/boulimie durant la maternité et troubles alimentaires précoces du bébé », les 3 et 4 octobre 2014. Centre de recherche de psychanalyse, médecine et société (crpms), université Paris Diderot-Paris VII.
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[3]
Le syndrome de Noonan est un syndrome d’origine génétique qui se manifeste par un aspect particulier des traits du visage, des malformations du cœur et une petite taille. Il existe parfois un déficit intellectuel et un retard d’acquisition du langage. Il a été décrit pour la première fois par la cardiopédiatre Jacqueline Noonan en 1963.
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[4]
La laryngomalacie est la malformation laryngée congénitale la plus fréquente et par conséquent la première cause de stridor chez le nouveau-né, le nourrisson.