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Article de revue

L’expérience urbaine des discriminations

Pages 17 à 33

Notes

  • [1]
    Nous employons le terme de « sentiment de discrimination » pour renvoyer à ce que la discrimination peut avoir d’incertain du point de vue de l’individu. Pour autant, ce faisant, nous ne dévalorisons pas ce même sentiment qui peut évidemment renvoyer à un événement réel, concret et ne remettons nullement en question le récit des personnes.
  • [2]
    Bilan annuel (2012), Criminalité et délinquance enregistrées en 2012 - Les faits constatés par les services de police et les unités de gendarmerie, ONDRP.
  • [3]
    Avis sur le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports en commun, Rapport du 16 avril 2015, HCEFH
  • [4]
    Lesbienne, Gay, Bissexuels, Trans, Intersexes, Queer.

Introduction

1 Les villes françaises envisagent depuis peu des programmes de lutte contre les discriminations, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, en tant qu’employeuses, les instances municipales mettent en place des plans de lutte contre les discriminations auprès de leurs salarié.e.s, notamment en évaluant les carrières comparées des femmes et des hommes (Mosconi, Paoletti, Raibaud, 2015), mais aussi la diversité de leurs organigrammes (Meziani, 2014). Ces bilans sociaux genrés ou ces politiques de diversité décrivent l’inscription progressive d’un souci de lutte contre les discriminations au niveau municipal ; ceci est perceptible notamment dans les nouveaux plans de cohésion sociale des villes. En effet, dans un contexte français (puisque c’est dans ce dernier que nous situons notre réflexion), le commissariat général à l’égalité des territoires ou l’agence de cohésion sociale et pour l’égalité œuvrent activement, depuis 2014, à l’amélioration de la prise en compte de ces questions par les municipalités (qui, pour quelques-unes d’entre elles, avaient notablement avancé en la matière). Mais les villes sont également confrontées à la question des discriminations offrant des services à des administré.e.s qui, en retour, peuvent exprimer un sentiment de discriminationou alerter de discriminations réelles. Ainsi, certaines enquêtes sur la police municipale (Malochet, 2007) ou d’autres, plus nombreuses, concernant les logiques de rénovation et de réhabilitation des villes (Epstein, 2013), laissent entrevoir l’éclosion d’un sentiment de discrimination [1] important. Un dernier front mobilise les villes en termes de lutte contre les discriminations : la gestion de l’espace public.

2 Face à cela, les municipalités s’engagent de plus en plus dans des campagnes de sensibilisation, des études ou des plans de formations destinés à combattre, notamment mais pas uniquement, la question du sexisme (Lieber, 2008), plus rarement celle de l’homophobie (Alessandrin et Raibaud, 2013).

3 D’emblée, deux points méritent d’être soulignés. Le premier, revient à entendre la question des discriminations non comme un enjeu uniquement juridique mais plus encore comme un marqueur subjectif (Cousin, Dubet, Macé, Rui, 2013). Pour le dire autrement, la question de la lutte contre les discriminations est, dans un processus d’interprétation par l’espace et l’usage de l’urbain, une question dont nous devrons discuter dans une perspective plus interactionniste. Un second élément doit être stipulé, relatif cette fois à la spécificité d’une approche par l’espace de la ville et de ses objets. Alors que la question des discriminations a de nombreuses fois été saisie par le haut du côté du droit et, plus tardivement, du côté de la sociologie, nous nous engageons dans un saisissement de ces questions par le bas, de par les territoires, les déplacements aussi. Cette géographie des discriminations nécessite, méthodologiquement, l’emploi d’un double poste d’observation. D’une part, un regard macrosociologique, permettant de quantifier et décrire à gros traits les caractéristiques des usages différenciés de la ville, interprétés à l’aune du concept de discrimination. D’autre part, un regard plus microsociologique et biographique, ouvrant grand la voie à une interprétation plus dentelée des logiques et stratégies de déplacements des femmes, des non-blanc.he.s ou des minorités de genre dans la ville. Dans un même mouvement, nous prenons appui sur les avancées des travaux qui mettent en avant l’intersection des rapports de pouvoir, pour ne jamais limiter la catégorie de femme ou d’homosexuel.le.s, à des représentations uniques et homogènes. Dans les travaux que nous mobilisons, la question des imbrications multiples doit être entendue.

4 À la suite de cela, plusieurs questions se font alors jour. Premièrement, de quelle manière les villes, leurs gestions et leurs aménagements participent-elles à un sentiment de discrimination ? En creux, dans les plis de ce sentiment, il s’agira d’appréhender ce qui transforme les rapports à l’urbain, les usages de l’espace. Enfin (car s’il y a contrainte, il y a résistance), nous interrogerons les propositions politiques, municipales, mais aussi associatives qui visent à restaurer les citoyennetés spatiales amputées. Cet article se propose de partager un constat, ou plutôt d’en augmenter l’épaisseur descriptive : celui de la ville comme espace à l’usage différencié.

5 D’un point de vue méthodologie cet article s’appuie sur la première enquête de l’Observatoire Bordelais de l’Égalité qui, entre 2014 et 2015, déploya une triple méthode afin de saisir l’expérience des discriminations par les habitant.e.s de la ville. Une enquête quantitative en ligne et par passation individuelle auprès des publics éloignés d’Internet comme de la langue française a d’abord eu lieu. Si le questionnaire permet d’entrevoir « ce que les individus pensent faire », cette enquête s’est aussi appuyée sur des focus-groupes thématiques (logement, emploi, espaces publics et privés) afin d’appréhender « ce que les individus disent faire ». La méthode fut complétée par des observations dans différents quartiers de la ville de manière à mieux comprendre « ce que les individus font ». C’est la synthèse des trois méthodes qui donne lieu aux résultats exposés ci-après.

1. L’incertain, le banal et leurs répétitions

6 L’expérience des discriminations n’est pas une expérience statistiquement marginale. Dans l’enquête que nous discutons ici, 51 % des personnes interrogées se disent victimes de discriminations dans des espaces aussi variés que le logement, l’emploi, les services et espaces privés, publics au cours des douze derniers mois. Toutefois, plus que l’accès ou un refus de service, c’est, de manière plus diffuse, le sentiment de discrimination qui prédomine. Louis, jeune garçon homosexuel de 21 ans, revient sur les insultes qu’il peut parfois entendre lorsqu’il marche dans la rue : « Quand j’entends «sale pédé», je ne sais jamais si c’est vraiment moi qu’on vise, ni même d’ailleurs si on vise quelqu’un réellement. Mais je sais pas, c’est plus fort que moi, je me dis que c’est dans ma direction qu’elle vient cette insulte ». Antoine, un garçon trans du même âge emploi quant à lui la métaphore du « champ de mine » pour exprimer ses craintes au sortir de chez lui. Il insiste par-là sur ce qui est perçu avec incertitude, ce qui est entendu sans pour autant être parfaitement perceptible. Plus encore, en ce qui concerne les insultes, les regards, les moqueries, cette image met l’accent sur la répétition des pièges, des difficultés, des discriminations. En négatif, cette répétition indique, dans un paradoxe apparent, la banalisation des faits.

1.1 L’entraperçu et le furtif

7 Alors que nous aurions pu nous attendre à des témoignages massifs en ce qui concerne les discriminations directes, les empêchements, les refus d’accès à des services etc., l’enquête que nous présentons ici fut plutôt l’occasion de souligner que le premier espace des discriminations est celui du furtif, de l’entraperçu, de la suspicion, de l’incertain. Au travail par exemple, puisque la question de l’emploi fut également posée dans cette enquête, les témoignages les plus fréquents (30 % des personnes rencontrées) évoquent des discriminations à l’embauche et la progression de carrière (majoritairement des jeunes « non-blancs » en ce qui concerne l’embauche et des femmes en ce qui concerne la progression de carrière). Mais ce qui est seyant dans ces chiffres, est que 45 % des sondé.e.s pensent spontanément que c’est dans la relation aux collègues que se logent le plus les discriminations. Trois profils apparaissent nettement : le jeune garçon ou la jeune fille racialisé.e, le garçon homosexuel harcelé et la jeune fille à draguer. La plupart du temps, l’expérience est celle du supposé et de l’interprété : un regard dévisageant dont on pense qu’il est celui caractéristique d’une drague insistante ou bien, à l’inverse, un regard détourné, une mine dégoûtée, dont on pense qu’elle est le signe d’un racisme ou d’une homophobie à peine voilée. Il en va de même pour les relations de voisinage. Parmi les personnes ayant répondu au questionnaire en ligne, 24 % des situations de discriminations rencontrées, perçues, concernent le logement. Pour la moitié d’entre elles, les problèmes de discrimination liés au parcours résidentiels sont en lien direct avec de problèmes de voisinage. Ce type de réponse arrive même devant les situations de discriminations qui, pour plus d’un tiers (38 %) d’entre elles, renvoient à des complications dans l’accès au logement. Il ressort d’ailleurs de l’enquête que le sentiment de discrimination dans l’espace du logement est fortement corrélé à une grande difficulté à mettre en place des solutions palliatives (notamment des médiations, des aménagements avec le voisinage).

1.2 Banalisation et répétition

8 Mais plus que l’entraperçu ou le subodoré, ce sont les situations banales ou, pour le dire plus justement, des situations banalisées, qui apparaissent le plus fortement. Dans l’enquête ci-décrite, sur 403 personnes ayant été discriminées ou ayant eu le sentiment de l’avoir été au cours des douze derniers mois (2014-2015), peu ont décidé de porter plainte. Dans la veine des questions précédentes, nous nous sommes en effet intéressés à la démarche du dépôt de plainte. Un premier résultat global nous indique que l’action du dépôt de plainte reste très marginale. La judiciarisation des affaires de discrimination est secondaire par rapport aux tentatives de résolutions parallèles (discussions, aménagements, intervention d’un tiers, explications ou silence). Ainsi, seules 3,5 % des personnes victimes de discriminations ont porté plainte. Ce résultat, similaire à de nombreuses autres enquêtes, montre bien l’écart persistant entre les situations de discrimination et leur prise en charge institutionnelle. Pourquoi, dès lors, les individus ne portent-ils pas plainte ? Dans les réponses, trois grandes explications nous sont fournies.

9 La première met en scène le fatalisme lié à la répétition des faits : « ça ne sert à rien », « ce sont des choses qui arrivent tous les jours », mais aussi : « je devrais porter plainte tous les mois », « on ne porte pas plainte pour ça ». Toutes ces réponses donnent des indications sur un double sentiment. Premièrement celui, paradoxal, d’un fort sentiment de discrimination diffus et d’une moindre gravité de ces discriminations ressenties par rapport à ce qui pourrait être une discrimination « réelle ». Second élément : la répétition colore les faits d’incivilité et le sentiment de discrimination d’une certaine banalité. L’événement devient un brouhaha, ce qui blesse ou angoisse devient partie prenante des déplacements et des interactions du quotidien. Cette interpénétration de l’important et du banal amoindrit par ailleurs considérablement le coût subjectif des écueils que nous avons pu observer : des femmes se faisant siffler dans la rue mais qui ne décident toutefois pas de rester chez elles, qui « ne vont pas s’arrêter de vivre pour autant », des femmes voilées qui se font regarder avec insistance mais qui « font comme si elles ne le voyaient pas ».

10 La deuxième voie explicative met l’accent sur l’impunité des discriminants : « c’était mon patron alors je n’ai pas osé », « on ne croit jamais les victimes ». Enfin, une troisième explication prend racine du côté d’un sentiment fort et corrélé au précédent : celui de l’absence de prise en compte institutionnelle de la victime. Ici la figure du policier est à de nombreuses reprises renseignée : « la police ne nous écoute jamais », « si je vais porter plainte à la police, c’est elle qui me discriminera ». La répétition des faits, loin de signer une accumulation progressive des preuves, entame les perspectives de changement et ancre les discriminations dans une banalité fatale, contraignante et consubstantielle du quotidien. Du point de vue symbolique, la violence n’en est pas moins grande. À force de comportements discriminants, de renforcements négatifs, les personnes discriminées et/ou discriminables ont intériorisé leur infériorité à tel point que certaines ne perçoivent pas ou plus les pratiques discriminantes à leur encontre.

11 Sur l’ensemble des personnes qui ont porté plainte (quatorze personnes), seules cinq ont vu leurs actions menées en justice : c’est-à-dire que l’immense majorité des plaintes ont été classées sans suite. Sur ces cinq cas, seulement deux ont donné lieu à des condamnations… Soit un septième des plaintes… soit 0,5 % des cas de discriminations vécues et/ou perçues. En comparaison, entre 2010 et 2012, quatre-vingt-trois mille femmes sont victimes de viols ou tentatives de viols par an (0,5 % des femmes). 83 % d’entre elles connaissent leur agresseur, 11 % des victimes seulement portent plainte et moins de la moitié aboutit à une procédure judiciaire [2]. Cette hypo-efficacité du droit en la matière interroge d’autant plus fortement le sentiment partagé que « contre les discriminations, on ne peut rien ».

2. Se confronter aux discriminations

12 Nous ne voudrions toutefois pas donner l’impression que si discrimination il y a, ce n’est que dans l’incertitude des faits, ou bien que dans un sentiment d’impuissance généralisé. Les discriminations ne sont pas unes et uniques, elles se composent de profils multiples, parfois et bien souvent intersectionnels, qui comportent tous des caractéristiques singulières aussi bien que partagées. Même si les discriminations ne sont jamais figées et segmentées, nous allons revenir sur les trois grands cas que nous avons rencontrés : les sexismes, les homophobies et les racismes. Nous mettons ces situations au pluriel, non pas pour les subdiviser de nouveau – il y aurait là un risque à croire en une volonté d’essentialiser des situations plus distinctes encore – mais bel et bien pour souligner les interpénétrations qui apparaissent en deçà ou aux côtés de chacune de situations de discrimination. Dans ce chapitre, nous aborderons précisément sur ce triptyque de situations et sur les refus d’accès aux services ancrant plus encore le sentiment d’un traitement différencié venant ainsi ontologiser le phénomène et le sentiment de discrimination.

2.1 Racismes

13 L’enquête s’est déroulée sur un temps précis que nous devons stipuler. Nous avons débuté les entretiens et la passation des questionnaires en novembre 2014 achevant cette première partie de la recherche en février 2015. Cette recherche a donc permis de comparer, sans qu’évidemment nous puissions le prévoir, le sentiment de discrimination avant et après les événements de janvier 2015, qui secouèrent particulièrement les français.e.s dans les représentations des populations « non blanches » jugées potentiellement étranges car potentiellement étrangères. Ce régime de suspicion, ainsi que la médiatisation qui s’est ensuivie (Derville, 1997), a eu des conséquences mesurables quantitativement et qualitativement sur l’expérience urbaine des discriminations par les populations « non blanches ». Si nous employons le terme de « raciste » c’est en réalité pour compiler des réponses mélangées quant au sentiment de discrimination, et ce sur au moins sur deux motifs : le premier, celui lié aux origines réelles ou supposées, le second, celui lié à l’appartenance religieuse réelle ou supposée. De la sorte, les récits de discriminations racistes se cumulent souvent avec des récits de discriminations « islamophobes » (Houda, 2014).

14 Dans le laps de temps évoqué, la part des actes et propos racistes dans les transports est ainsi passée de 30 % à 38 % après les événements de janvier. Dans la même période, la part des actes et propos racistes dans la rue est passée de 22 % à 34 % !

15Les témoignages viennent corroborer ces chiffres : « Depuis ce qui s’est passé j’ai l’impression que les gens me regardent comme si c’était ma faute ou que j’allais commettre un attentat… parce que j’ai un voile ? » ; « On a vu la différence depuis janvier, les contrôles de police tout ça… ».

16 On notera de plus que le racisme est particulièrement présent dans l’accès à un emploi ou à un logement (plus de 50 % des témoignages liés à ces deux cas de figure renvoient à du racisme). Mais s’il fallait retenir un espace dans lequel les cas reportés par les victimes de racisme sont les plus importants, ce serait le rapport aux polices. Dans le tableau ci-dessous, nous avons réparti les réponses renvoyant aux discriminations perçues et/ou vécues de la part des forces de l’ordre selon les caractéristiques des répondant.e.s. Par ordre décroissant, et si on exclut l’espace public et les transports, la relation avec les services de police semble, pour certains profils précis, mais de manière répétée, problématique.

Profils de personnes déclarant avoir vécu des discriminations de la part d’agent de la police (municipale ou nationale)

Profils de personnes déclarant avoir vécu des discriminations de la part d’agent de la police (municipale ou nationale)

Profils de personnes déclarant avoir vécu des discriminations de la part d’agent de la police (municipale ou nationale)

Source ; Observatoire Bordelais de l’Égalité, 2015.

17 Si l’on revient un instant sur ces chiffres, on remarque que les hommes se déclarant victimes de discriminations de la part d’agents de police sont uniquement des hommes non-blancs et des hommes homosexuels. Mais les retours lors des focus groupes et des entretiens permettent de distinguer les deux cas. Pour les jeunes hommes non-blancs rencontrés, la police est vécue bien plus souvent comme une menace que comme une protection, notamment du fait des contrôles au faciès jugés excessifs, fréquents et peu respectueux (Jounin, 2015). Dans notre enquête, deux exemples illustrent cela. En 2013, un groupe d’étudiant.e.s de l’université de Bordeaux avait choisi, pour un TD d’observation sociologique, de travailler sur la relation à la police. Ils s’étaient alors arrêtés aux entrées des différents cours et grandes rues qui irriguent la place de la victoire, place centrale de Bordeaux où est située l’université de sociologie. Sur dix arrestations policières, très majoritairement des contrôles de papier ou des contrôles de véhicules, neuf visaient des garçons non-blancs. Dans un entretien réalisé en janvier 2015 pour cette enquête, un jeune garçon français dont les parents étaient d’origine algérienne, dévoilait le nombre de contrôles qu’il avait dû subir de la part des policiers au sortir de son lycée : trois au cours du mois de décembre… Mois qui ne comprend pourtant que deux semaines de cours. S’il ne faudra pas oublier les discriminations vécues et/ou perçues par les populations LGBT (Lesbiennes Gays Bisexuels et Trans) et les femmes cisgenres (nous l’évoquerons ultérieurement), il convient là aussi de souligner que plus de la moitié des femmes ayant eu le sentiment ou ayant été discriminées par la police – on ne saura dire s’il s’agit de la police municipale ou nationale – sont des femmes non-blanches (incluant une part non négligeable de personnes en situation de prostitution).

18 Ces chiffres un peu bruts, donnent un éclairage sur les écueils objectifs et subjectifs expérimentés par les personnes radicalisées dans la ville. Peut-être devrait-on ici rajouter que les discriminations au motif d’une origine réelle ou supposée sont aussi au premier rang des déclarations si l’on observe les situations de refus de service et d’humiliations dans les commerces et discothèques. L’accumulation de ces éléments esquisse une couleur de la ville et une appréhension particulière des lieux de l’urbain par les populations non-blanches.

2.2 Sexismes

19 Les situations de harcèlement (notamment à caractère sexuel et sexiste), les propos désobligeants ou les discriminations sexistes apparaissent partout. Ils ne sont pas forcément quotidiens mais restent néanmoins fréquents. Une observation fine des interactions dans l’espace public tend à valider l’idée que la ville possède un sexe (Raibaud, 2015) et les chiffres de cette enquête nous en apportent un nouvel éclairage. Trois situations semblent particulièrement propices à leur éclosion. Premièrement, l’espace public où les femmes sont très majoritaires dans les déclarations de discriminations. 60 % des répondant.e.s à cette question sont des femmes et 72 % des femmes déclarent éviter certains espaces publics de peur d’une discrimination, d’une agression etc. Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes relevait dans son rapport d’avril 2015 par exemple que les femmes occupent l’espace public plus par besoin que par plaisir, et les hommes y stationnent quand les femmes ne font que le traverser.

20 Du point de vue statistique [3], nous savons pourtant que si les parents restreignent plus les sorties de leurs filles par crainte d’agressions sexuelles (Bozon, 2004) et que ces dernières reçoivent toutes sortes de conseils pour éviter d’être agressées, allant de l’habillement au lieu de sortie, paradoxalement, les enquêtes sur les violences montrent clairement que l’espace privé est un lieu bien plus dangereux pour les femmes que les espaces publics (Maurin, Jaluzot, Picard, 2013). Or, les femmes vivent régulièrement des agressions verbales ou non-verbales à connotation sexuelle. Ce terrorisme sexuel (Kissling, 1991) est constant. Pour Gardner (1995), cette invisibilité peut être expliquée par l’omniprésence du harcèlement de rue, s’intégrant ainsi dans « la fabrique sociale de la vie publique » (Fairchild, Rudman, 2008), le faisant apparaître comme naturel, donc non questionnable. Difficile, dès lors, d’en faire un sujet d’étude. Notons tout de même que le thème a été abordé lors de réunions des membres de ce qui sera le Mouvement de Libération des Femmes, comme le rappelle Monique Wittig (Thibaut, 2008), mais sans faire l’objet de recherches académiques en France. Les chercheuses françaises ne s’y sont en effet intéressées que tardivement, avec Marylène Lieber qui a rédigé en 2008 un ouvrage intitulé Genre, violences et espaces publics – La vulnérabilité des femmes en question.

21 Au-delà des espaces publics, l’espace du travail et plus précisément la progression de carrière, apparaissent comme porteurs d’un sexisme fort. 40 % des déclarations de discriminations dans le travail sont soulignées par les femmes. Ces chiffres doivent notamment nous interpeller si l’on saisit l’expérience urbaine des discriminations au sens des salariées d’une ville et de leurs progressions de carrière. Mais comme nous avons pu le voir précédemment, les refus de services vécus par les femmes se pollinisent dans de nombreuses situations. Le sexisme peut bien évidemment revêtir des formes brutales et n’avoir de lien qu’avec le sexe de la victime : « Un soir, je me suis fait suivre dans la rue par deux mecs qui criaient «allez, viens me sucer». J’ai accéléré et j’ai croisé deux policiers. J’ai voulu aller les voir pour me protéger parce que bon, quand t’es une fille seule comme ça, bah t’as un peu peur. Et quand je suis arrivé à leur niveau ils se sont mis à me siffler… Je suis rentrée chez moi en courant. Et en pleurant surtout. » (Sandra, 20 ans). Mais il peut très bien également se coupler avec des critères ethno-raciaux : « Quand on est avec nos potes, t’es certain qu’on se fait tous contrôler. Avec nos potes blancs par contre, on n’a rien. C’est comme si des filles et des garçons arabes ensemble, là, bah c’était suspect. Alors on te contrôle même si t’as rien fait » (Anissa, 19 ans). Quand ce n’est pas le critère racial qui est retenu, c’est la suspicion liée aux signes religieux qui provoque des écueils : « Un jour dans le supermarché, quelques jours après Charlie je crois, un policier est venu me voir pour me contrôler parce qu’une cliente lui avait rapporté qu’une fille voilée était là. Et lui, je sais pas, il a pas réfléchi, il est venu me voir et devant tout le monde il me raconte ça et me demande mes papiers. Comme si avoir un voile ça faisait de toi une voleuse ou une terroriste… » (Malika, 18 ans). Enfin, le critère du sexe n’étant pas exclusif de celui du genre, ces deux éléments peuvent se cumuler : « Je me suis fait arrêter par la police parce qu’ils croyaient que je tapinais. Même si c’est pas interdit, ils m’ont amené au poste. Toute la nuit, j’ai eu le droit à tout le commissariat venu rigoler du «travelo» qui était sous leurs yeux. Je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie. J’avais envie de mourir. » (Nadia, 45 ans).

22 La question du sexisme est de ce point de vue particulièrement complexe à saisir dans le sens où elle recouvre un nombre important de possibilités dans les entrecroisements des discriminations (l’âge pourrait également être ici souligné). Dans ces plis, trois caractéristiques répétées peuvent toutefois être rappelées. Premièrement, les bricolages auxquels les femmes doivent se soumettre (baisser la tête, changer de trottoir, mettre des écouteurs, éviter certains quartiers, certaines rues ou certains vêtements), (Gardner, 1995 ; Coustère, 2014). Deuxièmement, et subjectivement également, les empêchements des hommes non blancs et des femmes ne se déploient pas de la même façon. Troisièmement, et si l’on met de côté le profil des « crapuleuses » (Rubi, 2005) et, pour partie, l’effet âge, l’expérience du risque, de sa potentialité comme de son effectivité, semble marquer consciemment ou inconsciemment très fortement les déplacements des femmes dans la ville et leurs usages de l’urbain. Apparaissent là des stratégies individuelles d’adaptations contraintes qui mettent sous tension : « responsabilité collective » (des témoins ou des politiques publiques) et « responsabilité individuelle » de la victime. On ne pourra que souligner le poids que cette responsabilité fait peser subjectivement sur l’usage de la ville et de ses services par les femmes (à la manière des CV anonymes dans l’emploi d’ailleurs).

2.3 Homophobies

23 Comme pour le sexisme, l’homophobie est présente dans l’ensemble des sphères enquêtées pour ce rapport. On comprend dans cette appellation les discriminations à l’encontre des hommes homosexuels mais également à l’encontre des trans et des lesbiennes qui subissent parfois une double discrimination immédiatement liée au sexisme. Au total, 44 % des discriminations dans les relations de voisinage, 28 % des cas recensés dans les transports ou entre collègues concernent des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle réelle ou supposée de la victime. Yoan a 30 ans. Il s’est récemment fait harceler par des voisins qui frappaient à sa porte en l’insultant.

24 Après que mes voisins m’aient agressé j’ai appelé les policiers et ils m’ont dit que ça devait être aussi de ma faute, que j’avais pas à les provoquer. […] Mes voisins sont rentrés chez eux comme si de rien n’était et sont revenus une fois la police partie avec des menaces encore plus violentes. […] J’ai fini par déménager. » Armand a 21 ans. Il passait avec son ami près du stade Chaban-Delmas un soir de match.

25 En nous voyant, un des mecs qui étaient là est sorti d’un bar et a dit aux autres «venez voir ces deux-là» en parlant de nous. Les autres sont sortis et on a entendu des remarques du genre «qui c’est qui fait l’homme et qui c’est qui fait la femme ?». Déjà que tu n’es pas rassuré les soirs de foot quand t’es homo… ». Il conviendra de noter que pour l’ensemble de ces résultats, ou à de rares exceptions près, nous ne pouvons pas distinguer les agressions gayphobes et lesbophobes.

26 « Le quartier gay (friendly), longtemps présenté comme un ghetto, et qui se révèle alors comme une conséquence des homophobies accumulées, est parfois évoqué par les personnes rencontrées comme une ville dans la ville, comme un espace de moindre peur. Mais la vie urbaine des LGBTIQ ne se limite pas aux frontières du quartier, dont nous pourrions questionner les limites inclusives du point de vue de la classe, c’est-à-dire aussi des processus de gentrification qui caractérisent les espaces gays, restreignant l’accès de certaines populations (Giraud, 2014). Il convient également d’interroger l’inclusion des lesbiennes et des personnes trans dans ces lieux (Alessandrin et Raibaud, 2013). Face à ces espaces protecteurs et « érogènes » il semble indispensable, dès lors, d’appréhender l’ensemble des expériences homophobes dans la complexité des situations et des espaces « anxiogènes ». C’est notamment à cet exercice que s’est attelée Marianne Blidon dans l’article « La casuistique du baiser » (2008). Les gestes les plus anodins comme « se tenir la main » ou « s’embrasser » sont-ils également autorisés aux homosexuels ? La contrainte à plus ou moins d’invisibilité ne conduit-elle pas, inévitablement, à une citoyenneté spatiale réduite ?

27 La dimension anxiogène de la rue, non sans lien avec l’emprise qu’exerce sur elle une masculinité hégémonique (Dupond et Prieur, 2012), fait de l’expérience quotidienne des LGBTIQ [4] dans la ville, une expérience sous tension, où entrent en conflit le corps et l’espace, non seulement dans ce que l’on rend visible (entre « ce qu’il faut montrer » et « ce qu’il faut cacher ») mais également dans ce qui échappe au contrôle et que le flux des interactions vient rendre proprement incertain. C’est en citant Louis Ferdinand Céline et son Voyage au bout de la nuit (1932) que s’exprime peut-être le mieux ce rapport potentiellement hostile au dehors : « sortir dans la rue, ce petit suicide ». De ce point de vue il convient de noter que 73 % des homosexuels ayant répondu à notre enquête (soit très légèrement plus que les femmes) disent éviter certains espaces publics, quartiers, rues, de peur d’une parole ou d’un geste homophobe. Le contrôle sur le corps, sur la gestuelle, est tel un placard qui sans cesse menace de sa fermeture potentielle. Enfin, quelques personnes trans ont répondu à l’enquête et soulignent combien l’espace public peut ne pas être un espace secure lorsqu’on ne respecte les codes des normes de genre. L’enquête menée par Arnaud Alessandrin et Karine Espineira (2015) montre par exemple que 85 % des trans ont subi un acte transphobe durant les douze derniers mois. Pour plus de 37 % d’entre eux, cet acte s’est reproduit plus de cinq fois. Pour plus de la moitié des enquêté.e.s (58 %), l’état civil est la première cause de discrimination. Ceci nous renseigne par exemple sur les difficultés liées aux rapports aux administrations et aux polices. Si l’on se penche sur les formes de la transphobie, on observe que les insultes et les discriminations reviennent dans 60 % des cas. La rue est pointée du doigt dans plus de 50 % des cas. Dans ce contexte, la transphobie aussi est un fait de l’espace public.

Conclusion. La ville trouée : du sentiment d’exclusion au sentiment de discrimination

28 Le théâtre des discriminations qui se présente à nous est celui d’une ville trouée.

29 La métaphore du tissu ou de la peau (Toulze, 2013) vient rappeler ce qui entoure et protège, ce qui se révulse également, pour produire des rejets, des interfaces rugueuses. La ville, comme une seconde peau, où se sentir chez soi, semble plus à portée de main pour certain.e.s que pour d’autres. La ville n’a pas d’âme, de cœur.

30 Elle a une histoire, complexe, multiple, mais elle n’est pas incarnée. Elle est donc faite d’interactions, de politiques, de choix, d’inflexions et de hasards qui, dans certaines circonstances, comme nous avons pu le voir, provoquent des cassures, plus ou moins fortes, plus ou moins définitives, dans la citoyenneté spatiale qu’elle promet. Elle peut-être familière et avenante, hospitalière et inclusive puis, dans un même temps, pour une population toute autre, apparaître anxiogène, discriminante, inconfortable. Ce sentiment de domination, qu’il soit total ou diffus, nécessite que l’on porte le regard sur les indices, les preuves, des traitements différenciés. Peut-être s’agit-il de regarder dorénavant plus en amont afin d’interroger le terreau non pas des discriminations en tant que telles, mais du sentiment de discrimination qui semble parfois trouver ses racines dans un certain sentiment d’abandon, d’exclusion.

Bibliographie

Bibliographie :

  • Alessandrin A, Espineira K. (2015), Sociologie de la transphobie, MSHA.
  • Alessandrin A, Raibaud Y. (2013), Géographie des homophobies, Armand Colin.
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  • Bozon M., Villeneuve-Gokal C. (1994)., « Les enjeux des relations entre générations à la fin de l’adolescence », Population, n° 6, pp. 1527-1555.
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Date de mise en ligne : 01/01/2018.

https://doi.org/10.3917/clcd.001.0017

Notes

  • [1]
    Nous employons le terme de « sentiment de discrimination » pour renvoyer à ce que la discrimination peut avoir d’incertain du point de vue de l’individu. Pour autant, ce faisant, nous ne dévalorisons pas ce même sentiment qui peut évidemment renvoyer à un événement réel, concret et ne remettons nullement en question le récit des personnes.
  • [2]
    Bilan annuel (2012), Criminalité et délinquance enregistrées en 2012 - Les faits constatés par les services de police et les unités de gendarmerie, ONDRP.
  • [3]
    Avis sur le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports en commun, Rapport du 16 avril 2015, HCEFH
  • [4]
    Lesbienne, Gay, Bissexuels, Trans, Intersexes, Queer.
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