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Article de revue

La donnée, objet et outil de la médiation scientifique : l’exemple du Dôme

Pages 62 à 71

Notes

  • [1]
    L’expression « enjeux de sciences et de société » renvoie aux grands défis formulés par l’Union européenne dans le programme Horizon 2020 sur les questions de santé et de bien-être, d’alimentation et de biodiversité, de territoire et de mobilité, de climat et d’énergie, d’inclusion et de démocratie, de culture et d’éducation.
  • [2]
    L’Exploradôme est un centre de culture scientifique créé en 1998 dans le Jardin d’acclimatation, à Paris, sous un chapiteau en forme de dôme qui lui a valu son nom. En 2009, il a déménagé à Vitry-sur-Seine et se revendique aujourd’hui comme un musée des sciences et du numérique.
  • [3]
    Ensemble des techniques informatiques permettant de reconnaître automatiquement un individu à partir de ses caractéristiques physiques, biologiques, voire comportementales. Les données biométriques sont des données à caractère personnel car elles permettent d’identifier une personne
  • [4]
    Chicoineau L., 2015, « Numérique : vers un nouvel âge de la médiation culturelle des sciences ? », La lettre de l’OCIM, no 162, p. 58-62.
  • [5]
    Le DataLab Normandie est un projet porté par la région Normandie de valorisation de la donnée. À destination des entreprises, afin de faciliter leur transformation numérique et leur croissance, il propose des outils d’aide au traitement et à l’analyse des données.
  • [6]
    Carnet de recherche participative « DATA, IA et moi » sur Echosciences Normandie [en ligne].
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Levy-Leblond J.-M., 1986, L’esprit de sel. Science, culture, politique, Fayard, Paris.
  • [9]
    Ou culture libre (voir définition dans l’introduction, p. 11).
  • [10]
    « Fais-le toi-même », l’expression désigne des activités à faire soi-même pour s’occuper ou pour consommer de manière écoresponsable.
  • [11]
    Houllier F., 2016, Les sciences participatives en France : état des lieux, bonnes pratiques et recommandations, rapport élaboré à la demande du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, [en ligne].
  • [12]
    Le réseau Particip’ARc porté par le ministère de la culture et le Muséum national d’histoire naturelle regroupe l’essentiel des acteurs et des initiatives en France consacrées aux recherches culturelles participatives.
  • [13]
  • [14]
    Dans le cadre de la stratégie ministérielle en faveur d’une « science avec et pour la société », le MESR délivre depuis 2021 un label assorti de moyens financiers aux universités qui s’engagent dans des actions de recherche et de dialogue avec la société.
  • [15]
    Gillet J.-C., 1995, Animation et animateurs. Le sens de l’action, L’Harmattan, Paris.
  • [16]
    Zask J., 2011, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • [17]
    Selon Joëlle Zask, la participation est conditionnée par trois états : prendre part, apporter sa part et retirer une part.
  • [18]
    Exemple d’une présentation de projets Hydrogène en France et de leur catégorie d’usage [en ligne].
  • [19]
    Exemple de restitution du projet « Phebe » d’atelier sur l’usage de l’IA dans la mobilité [en ligne].
  • [20]
    Exemple de prototypes de labyrinthe pour réaliser des expériences avec un blob (en ligne).
  • [21]
    Ibekwe-Sanjuan F., 2018, « Vers la datafication de la société ? », in Meyer V. (dir.), Transition digitale, handicaps et travail social, LEH éditions, p. 31-49.
  • [22]
    Zask J., 2011, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • [23]
    Amand R., Dobré M., Lapostolle D., Lemarchand L., Ngounou Takam E., 2020, « Faire de la recherche collaborative : quelle sociologie dans le cadre d’un living lab ? », SociologieS [en ligne].

1 Le Dôme, à Caen, est un espace culturel dédié à la recherche participative et à l’innovation populaire. Il est porté par l’association Relais d’sciences, centre de culture scientifique technique et industriel de Normandie, qui invite la population à venir imaginer, prototyper, tester et débattre avec des équipes de recherche, des entreprises, des collectivités, des associations ou des artistes, autour d’objets et de projets renvoyant à des « enjeux de sciences et de société [1] ». Le Dôme dispose pour cela d’espaces d’ateliers partagés de type fablab, d’une résidence de projet réunissant une trentaine d’acteurs associatifs, scientifiques et économiques, et d’espaces modulaires permettant à la fois les grandes manifestations comme le travail au long cours en petits groupes.

2 Le sujet de la donnée traverse les enjeux de science et société que le Dôme s’est donné pour objectif de travailler avec la population : santé, environnement, urbanisme, agriculture, biodiversité ou, encore plus récemment, l’intelligence artificielle. Les données sont également au cœur des méthodologies participatives et d’éducation populaire qu’il déploie, que ce soit avec son fablab, dans l’héritage de la culture du logiciel libre, ou dans l’invitation faite aux personnes participantes de recueillir des données scientifiques ou des idées, individuellement ou à plusieurs, pour nourrir des programmes de recherche ou d’innovation.

3 Les démarches participatives, d’une part, et la compréhension rationnelle et objective de l’état et des évolutions du monde, d’autre part, sont donc les deux piliers qui structurent l’activité du Dôme. Les données en constituent tantôt la « matière première », tantôt la finalité. On comprend alors aisément qu’elles impactent la pérennité, pour ne pas dire le modèle économique de la structure, comme elles imposent de mettre à jour certaines modalités déontologiques dans nos pratiques de médiation.

Le numérique et la donnée comme objets de culture scientifique technique et industrielle (CSTI)

4 Qui se souvient des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ? La démocratisation d’Internet, à la fin des années 1990, a ouvert un vaste champ de pratiques et de thématiques dans la médiation culturelle, particulièrement dans la culture scientifique, technique et industrielle (CSTI). Elle a en même temps révélé un nouveau fossé entre celles et ceux qui en maîtrisaient ou non les usages, parfois avant même d’en disposer.

5 Mon premier contact avec la médiation numérique (même si on ne la nommait pas encore ainsi mais davantage « multimédia », « informatique » ou « TIC ») date de cette époque. Il s’est fait sous le chapiteau de l’Exploradôme [2], qui disposait d’un espace de type « cybercafé », à l’image de nombreux autres espaces publics et d’éducation populaire. Pour des acteurs de la CSTI, se saisir des NTIC s’imposait déjà, et à double titre. Tout d’abord parce que les outils informatiques et numériques étant des objets scientifiques, techniques et technologiques, ils s’inscrivent dans le champ naturel des sujets qui relèvent de la CSTI, mais aussi parce qu’il devenait nécessaire d’assurer une mission d’éducation et d’autonomie du plus grand nombre face à l’injonction déjà croissante de l’utilisation d’Internet et des outils informatiques. Gérer ses mots de passe, son identité en ligne et ses données, la recherche et l’envoi de documents, entre autres, faisait déjà partie des réflexions et des informations dispensées aux publics.

6 Par la suite, c’est sous l’angle de la biométrie [3] que la question des données s’est invitée dans l’actualité et le paysage de la CSTI, la dimension sécuritaire de la donnée, son lien avec la lutte contre le terrorisme dans les années 2000 et son prolongement avec la vidéo surveillance civile en faisant un thème à controverse. Ces toutes dernières années, c’est la révolution des échanges numériques qui donne le rythme de cette thématique ainsi que l’expansion massive des projets et plans consacrés aux intelligences artificielles (IA) dont les impacts économiques et les enjeux démocratiques l’imposent comme un sujet central du rapport entre sciences et société.

7 Les thèmes ont donc évolué mais demeurent d’actualité pour les acteurs de la CSTI. Partager les cultures scientifiques, techniques et industrielles à l’ère numérique ne peut plus se résumer à l’apprentissage du code informatique ou à la vulgarisation du fonctionnement de son ordinateur ou d’Internet. Il est nécessaire de s’en approprier les usages, les enjeux et les pratiques [4]. S’il comporte certes un volet éducatif, c’est avant tout par la question des usages et des pratiques que la donnée a modifié l’approche de la médiation au Dôme.

8 En 2011, nous ouvrions les portes d’une exposition temporaire baptisée « ZOOM », dédiée à la physique des deux infinis et composée de six machines numériques détournant ou explorant des interfaces entre l’homme et la machine : réalité augmentée, motion capture, interfaces tactiles, etc. Mouvements du corps et manipulations étaient propices à de nouvelles interactions au profit d’une meilleure compréhension de la physique des particules. L’ensemble des contenus était intégré dans une base de données permettant leur distribution et mise à jour sur toutes les machines. Mais surtout, chaque machine pouvait nous restituer les accès à ces contenus et préciser quels étaient les plus consultés, le plus longtemps lus ou manipulés. Cependant, peu d’enseignements concrets ont pu être tirés de cet accès aux données dont nous avions alors mal anticipé les possibilités en dehors d’une évaluation à des fins d’amélioration continue des ergonomies d’usages de nos machines.

9 Plus récemment, en 2021, Le Dôme s’est vu proposer de travailler sur un « concours d’innovation » visant à valoriser le DataLab Normandie [5]. Notre contre-proposition – motivée par le souhait de ne pas entrer dans un schéma promotionnel et par la volonté d’être en rupture avec un imaginaire de l’innovation et de l’entrepreneuriat basé sur le talent de quelques-uns exacerbé pas leur mise en compétition – a consisté en la mise en œuvre d’un programme d’innovation participative s’appuyant sur un réseau d’espaces publics numériques (EPN) volontaires sur l’ensemble du territoire normand. Le principe de ce programme baptisé « Data, IA et moi » : travailler avec des communautés pour faire émerger et proposer des usages souhaités et désirables des données.

10 Dans un premier temps, nous avons réalisé un travail de contextualisation et de problématisation du sujet en réalisant, entre autres, des entretiens avec les équipes de recherche membres du Datalab normand et des représentants de son comité d’éthique. Puis deux rencontres-débats (sur un format baptisé « vrai, faux, flou ») ont permis à des publics de questionner des chercheurs, des entrepreneurs, mais aussi des artistes sur les données. L’ensemble a permis de produire une cartographie des controverses sur ce sujet ainsi que des supports d’information et de vulgarisation diffusés en ligne [6]. Ces ressources ont ensuite été mobilisées pour une série d’ateliers organisés en partenariat avec les EPN volontaires, dont certains en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), qui ont abouti à produire durant toute une année différents scénarios d’usages sur les thèmes du jeu vidéo, de la biodiversité, de la gestion de la végétation dans un tiers-lieu et de l’accompagnement des personnes âgées. L’ensemble des supports de médiation et des résultats des rencontres et ateliers a été documenté et partagé [7] sous licence « Creative Commons » (CC) sur la plateforme Echosciences Normandie.

11 En s’appuyant sur le « scénario biodiversité » imaginé par les publics, une société coopérative de développement informatique a postulé et remporté un financement auprès du Datalab pour prototyper une intelligence artificielle (IA) permettant d’identifier la biodiversité des papillons. Cette IA est elle-même entraînée via des données produites en partie par des citoyen·ne·s volontaires lors d’ateliers. Cet exemple n’est que l’une des multiples sollicitations nécessitant une appropriation des enjeux de la donnée qui ont été adressées au Dôme. Ce fut aussi le cas de démarches menées sur la mise en test d’outils d’accompagnement et d’assistance vocale de personnes âgées isolées, d’IA installée dans une voiture pour l’aide à la mobilité et l’accès aux services de navigation ou de tourisme, de cartographie participative, ou encore d’enrichissement de l’Atlas social de Caen porté par le laboratoire Espaces et Sociétés (ESO) de l’université de Caen. Si le sujet adressé aux personnes participantes n’est pas celui de la donnée, il l’aborde nécessairement puisqu’il est un passage obligé et intrinsèque à tout protocole de recherche et développement. Les questions d’impacts environnementaux, de consentement à la donnée ou de relocalisation de leur stockage parcourent l’ensemble de ces projets.

12 La donnée, qu’elle soit donnée source ou donnée résultat, principalement sous sa forme numérique questionnable, interopérable et activable, est donc à la fois au cœur des développements scientifiques et techniques de nos sociétés et à la fois produit et source de connaissances dans la recherche. Pour la CSTI, elle devient moins un sujet en soi qu’un objet transversal, souvent assimilable au terme “numérique”, dans un ensemble de thématiques de science et de société. Les structures de médiation en CSTI sont donc amenées à cultiver une culture de la donnée en leur sein pour la partager avec leur public. Cela ne va pas aller sans évolution des compétences à développer ou à associer à nos structures et dont Le Dôme n’a pas encore délimité les périmètres.

La production de données comme mode de médiation

13 Jean-Marc Levy-Leblond [8] observe que, dans le domaine des sciences et techniques, il faut distinguer les données qui sont entrées dans la pratique populaire de celles qui restent l’apanage des équipes de recherche. Il tire un parallèle entre les pratiques artistiques que chacun·e peut exercer à son gré et les domaines scientifiques également appréhendés par des communautés d’amateurs ou de néophytes. Levy-Leblond les qualifie de « sciences classiques », parmi lesquelles on trouve la botanique, la zoologie, l’astronomie, mais aussi l’électronique chez les radio-amateurs et radio-modélistes. Cette liste pourrait aujourd’hui être actualisée avec les pratiques informatiques et numériques, ou d’autres encore relevant de niches dans le domaine de la santé, de la production d’énergie ou de l’agriculture, accélérées par la démocratisation de la culture libriste [9] et du DIY [10] (Do It Yourself) qu’incarnent les fablabs. Dès lors que ces pratiques scientifiques sont productrices de données, elles peuvent être assimilées aux sciences participatives, dont le rapport Houllier en 2016 [11] donne un large panorama en termes de définitions et d’enjeux. Il faut également y ajouter les domaines recouverts par l’appellation « recherches culturelles [12] » dans l’urbanisme, la cartographie, le patrimoine, la généalogie, les archives, l’archéologie, etc., où des communautés pérennes ou ponctuelles d’amateur·trice·s sont mobilisées pour fouiller, collecter ou analyser.

14 Les associations de culture scientifique et d’éducation à l’environnement se sont saisies depuis longtemps de ces sciences participatives comme support de leur projet de médiation, peut-être parce qu’elles sont plus soucieuses d’innover dans leur approche pédagogique que de produire de la donnée scientifique. Les questions inhérentes à la gestion de ces données étant portées par les équipes de recherche initiatrices des programmes, elles ne constituent pas une contrainte. En parallèle, les associations et institutions proposant des programmes de sciences participatives se sont progressivement dotées d’outils de médiation pour assurer la diffusion et la participation à leurs dispositifs. Aujourd’hui la plateforme « Sciences ensemble [13] », portée par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Sorbonne Université, constitue le portail de programmes de sciences participatives le plus exhaustif en France. Depuis 2021, avec la reconnaissance et l’institutionnalisation de ces recherches participatives à l’œuvre au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) et à l’Agence nationale de la recherche (ANR), concrétisées par les programmes « Sciences avec et pour la société (SAPS) [14] », les initiatives de médiation invitant la population à produire des données, au bénéfice des acteurs de la recherche et avec eux, sont à l’aube d’un nouvel essor.

15 Dès l’origine du projet du Dôme en 2011, en nous saisissant du concept de fablab et de living lab (voir encadré p. 69), puis à son ouverture en 2015, nous avons fait le choix de concentrer l’essentiel de nos activités autour de ces démarches de sciences participatives, mais surtout de recherches participatives et d’innovation populaire (voir encadré), en particulier à l’attention des jeunes adultes et des personnes dites éloignées, culturellement, géographiquement, physiquement ou socialement, des pratiques culturelles ou scientifiques. Ce parti pris repose, tout d’abord, sur une acceptation particulière de la médiation telle que définie par Jean-Claude Gillet en 1995 [15], à savoir la création de temps, de lieux et de situations permettant à des personnes, des structures ou des institutions de se rencontrer ou de travailler ensemble à la résolution de problèmes. Recherche et innovation participatives sont donc particulièrement propices à ce type de regroupement. Elles répondent aussi à un constat d’insuffisance des outils traditionnels de la médiation scientifique (exposition, atelier pédagogique, conférence, etc.) pour répondre aux enjeux contemporains de transitions (climatique, énergétique, démocratique, alimentaire, etc.) ou de lutte contre la désinformation. Enfin, elles revendiquent une visée émancipatrice, permettant à des populations de s’inscrire dans des projets réels sur le territoire, de leur fournir des outils et des moyens d’agir sur ce réel.

Définitions

➙ Le living lab est une méthode d’innovation participative qui vise à associer la population de façon précoce à l’émergence puis au prototypage et au développement d’objets, de services, d’organisations, de projets ou d’usages dont elle sera bénéficiaire.
 La distinction entre ces trois dénominations peut s’entendre ainsi : les sciences participatives consistent en la collecte et parfois l’analyse de données, alors que la recherche participative associe les publics de façon précoce aux phases de problématisation, de définition, voire d’expérimentation et d’analyse d’un projet de recherche. L’innovation populaire est quant à elle davantage centrée sur le design et l’usage et concerne moins des programmes de recherche que le développement de nouveaux services, de nouveaux objets et produits ou de nouvelles organisations.
➙ La licence (CC) autorise à copier, distribuer et communiquer le matériel par tous moyens et sous tous formats mais aussi à le remixer, transformer et créer à partir du matériel pour toutes utilisations, y compris commerciales ; (BY) impose d’intégrer un lien vers la licence et indiquer si des modifications ont été effectuées ; (SA) implique de diffuser toute utilisation et transformation de l’original dans les mêmes conditions et sous la même licence.

16 Cette orientation nous a également amenés à sortir d’un schéma de pensée qualifiant nos visiteurs de « publics ». Parce que nous les invitons à tester, contribuer, coconstruire ou prototyper, nos publics sont devenus des participant·e·s. Ces personnes participantes le sont au même titre que les partenaires et porteurs des projets, avec lesquels ils se confondent parfois, et cette participation s’incarne par la production de données. Au début de chacun de nos ateliers ou rencontres, il est rappelé aux personnes participantes que ce qu’elles diront à titre collectif et produiront ensemble sera capté et utilisé au profit des programmes de recherche que nous menons. Selon la définition de la structuration de la participation proposée par Joëlle Zask [16], en « prenant part [17] » à ces temps de médiation, les personnes participantes y apportent leur part sous la forme d’idées, de questions, de réponses, de dessins, de schémas, de scénarios, etc. Au terme de chaque activité, nous documentons et restituons ces contributions, les transformant en données travaillées, qu’il s’agisse d’outils d’information et de vulgarisation [18] pour permettre aux publics de se saisir de la problématique ou de restitutions d’ateliers [19] et de leur traduction sous forme de scénarios d’usages, ou de prototypes conceptuels, ou de plans pour les activités de prototypage [20]. Assurer cette documentation constitue alors la part la plus simple et directe qu’en retirent les participant·e·s. Les chercheur·se·s et la structure de médiation redonnent ainsi à chacun le produit de sa contribution.

17 Toute participation ne génère pas nécessairement de contributions fortes et élaborées. Certaines se limitent à répondre à un questionnaire ou à formuler des idées. Dans une version plus perfectionnée, elles peuvent être organisées, cartographiées, regroupées en des ensembles thématiques plus explicites et convergents. Elles peuvent être accompagnées de la captation des textes et croquis réalisés lors des activités, voire de la méthode d’animation utilisée. Nos activités sont également parsemées de questions et de réponses autour des sujets soulevés par le projet. Au fil des sessions, une foire aux questions (FAQ), qui trouve ses réponses en direct ou a posteriori par la sollicitation d’expert·e·s, apparaît. Cette FAQ constitue aussi un espace de réflexivité pour les équipes de recherche impliquées.

18 Chaque restitution réalisée ou accompagnée par Le Dôme affiche ainsi a minima une licence CC-BY-SA (voir encadré) et essaye, lorsque c’est possible, d’y faire figurer le nom de l’ensemble des personnes participantes. Cette diffusion sous licence CC ne signifie pas que la donnée n’appartient à personne, mais qu’elle est la propriété de tous·tes et que personne ne peut s’en arroger l’usage unique. Elle protège la production collective de données de leur appropriation et de privatisation. La diffusion et l’accès à cette documentation sont accélérés par le fait que Le Dôme s’est doté des plateformes et services permettant d’héberger, de structurer et de valoriser cette documentation des projets. L’idéal serait qu’à l’avenir cette documentation soit indexée et intègre des bases de données pour permettre à d’autres projets de s’en saisir et d’éviter, comme c’est souvent le cas dans l’innovation participative, de repenser les mêmes solutions et usages aux mêmes problèmes.

Captation de données et production de valeurs

19 Fidelia Ibekwe-Sanjuan [21] souligne que l’appellation « donnée » est en réalité trompeuse. L’étymologie latine dare signifiant « l’action de donner » est antagoniste avec le fait qu’il faut récupérer les données et les mettre en forme. Les données s’apparentent plutôt à des captations. Selon Fidelia Ibekwe-Sanjuan, elles sont donc « construites socialement, techniquement, économiquement et situées spatialement et culturellement ». Un constat qui s’applique aux pratiques de sciences et de recherches participatives.

20 Au Dôme, la plupart des activités sont gratuites. Selon l’expression aujourd’hui consacrée, « si c’est gratuit, c’est vous le produit », et le Dôme n’échappe pas à la règle. La capacité à mobiliser des publics et à créer les conditions collectives de la production de données constitue un nouveau service de médiation proposé aux équipes de recherche, aux collectivités ou aux acteurs privés, y compris des associations spécialisées qui souhaitent résoudre des problèmes de leurs adhérents. Aux logiques de subvention et de fréquentation qui peuvent enfermer les actions de culture scientifique sont ainsi venues s’ajouter comme ressources et offre de services la capacité à mobiliser des publics et à créer les conditions de la production de données. Cette production ne se fait pas uniquement en faveur de structures privées, mais pour des communs que constituent les scénarios, les usages, les plans produits par les participants sous licence CC et les connaissances qu’en retirent les équipes de recherche.

21 Le Dôme s’incarne ainsi comme un espace tiers – en tant que tiers-lieu aussi bien que hors les murs – qui invite et facilite la production de données restituées et documentées sous des formes diverses. À l’heure où la collecte de données et sa capitalisation constituent un nouveau modèle économique basé sur l’instrumentalisation et la privatisation de la créativité collective, redonner à chacun le fruit de sa contribution constitue une marque déontologique qui peut également assurer l’adhésion nécessaire aux projets. Documenter et faire la restitution d’une recherche participative relève d’une démarche de transparence qui contribue à la confiance et à la reconnaissance de la structure de médiation. Cette documentation et ces données permettent également la reconnaissance de la contribution des publics à la démocratie en tant que participation des individus à l’action collective [22].

22 À la différence des données utilisées dans les sciences participatives, davantage tournées vers le quantitatif, les documents et productions des recherches et innovations participatives constituent aussi de nouvelles formes de données qualitatives, notamment pour les sciences humaines et sociales (SHS). Les méthodes de médiation déployées par Le Dôme et les données qu’elles produisent, de façon brute ou sous la forme de documentation synthétique, s’ajoutent aux outils et méthodes utilisés par les SHS comme les focus groupes, les enquêtes et les entretiens. En inscrivant leur activité scientifique dans un « tiers-lieu » comme le Dôme, les chercheurs construisent des savoirs alternatifs sortant des cadres paradigmatiques et méthodologiques qui dominent les institutions de recherche [23].

23 Enfin, la donnée est un élément essentiel à la mesure d’impact des projets portés par Le Dôme. Combien de temps les personnes participantes travaillent-elles sur les projets ? Quel est leur parcours au fil du temps : une simple posture de contribution ou celle plus impliquante de la coconstruction ? Comment se répartissent géographiquement, sur l’ensemble du territoire régional, les personnes qui bénéficient de notre offre culturelle ? Combien de personnes revendiquent leur participation et leur soutien à des recherches ? Les données produites par la médiation scientifique, tout en restant compatibles avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), deviennent alors un outil d’évaluation opposable aux logiques comptables et permettent l’expression d’autres valeurs de l’action culturelle et sociale.

24 Sujet majeur des évolutions scientifiques et techniques de nos sociétés, offre de services originale et outil d’évaluation : si les datas sont passées du statut de thématique à celui de sujet transversal dans la CSTI, leurs usages devraient également conditionner progressivement leur financement (les principes de sciences ouvertes des financements européens imposent entre autres de diffuser en accès libre les données, articles, livres et revues produits par la recherche) et leur justification. On peut cependant légitimement s’interroger sur la pertinence de cette évolution, qui convoque à la fois la contribution aux communs et une vision libérale de l’accès aux données, aux savoirs et aux potentiels de libération de la croissance économique qui les accompagne. Elle implique surtout un enjeu de transparence, de connaissance et de compétence, autant pour les acteurs de la culture scientifique que pour les participant·e·s qu’elle invite.


Date de mise en ligne : 03/07/2023.

https://doi.org/10.3917/cact.060.0062

Notes

  • [1]
    L’expression « enjeux de sciences et de société » renvoie aux grands défis formulés par l’Union européenne dans le programme Horizon 2020 sur les questions de santé et de bien-être, d’alimentation et de biodiversité, de territoire et de mobilité, de climat et d’énergie, d’inclusion et de démocratie, de culture et d’éducation.
  • [2]
    L’Exploradôme est un centre de culture scientifique créé en 1998 dans le Jardin d’acclimatation, à Paris, sous un chapiteau en forme de dôme qui lui a valu son nom. En 2009, il a déménagé à Vitry-sur-Seine et se revendique aujourd’hui comme un musée des sciences et du numérique.
  • [3]
    Ensemble des techniques informatiques permettant de reconnaître automatiquement un individu à partir de ses caractéristiques physiques, biologiques, voire comportementales. Les données biométriques sont des données à caractère personnel car elles permettent d’identifier une personne
  • [4]
    Chicoineau L., 2015, « Numérique : vers un nouvel âge de la médiation culturelle des sciences ? », La lettre de l’OCIM, no 162, p. 58-62.
  • [5]
    Le DataLab Normandie est un projet porté par la région Normandie de valorisation de la donnée. À destination des entreprises, afin de faciliter leur transformation numérique et leur croissance, il propose des outils d’aide au traitement et à l’analyse des données.
  • [6]
    Carnet de recherche participative « DATA, IA et moi » sur Echosciences Normandie [en ligne].
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Levy-Leblond J.-M., 1986, L’esprit de sel. Science, culture, politique, Fayard, Paris.
  • [9]
    Ou culture libre (voir définition dans l’introduction, p. 11).
  • [10]
    « Fais-le toi-même », l’expression désigne des activités à faire soi-même pour s’occuper ou pour consommer de manière écoresponsable.
  • [11]
    Houllier F., 2016, Les sciences participatives en France : état des lieux, bonnes pratiques et recommandations, rapport élaboré à la demande du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, [en ligne].
  • [12]
    Le réseau Particip’ARc porté par le ministère de la culture et le Muséum national d’histoire naturelle regroupe l’essentiel des acteurs et des initiatives en France consacrées aux recherches culturelles participatives.
  • [13]
  • [14]
    Dans le cadre de la stratégie ministérielle en faveur d’une « science avec et pour la société », le MESR délivre depuis 2021 un label assorti de moyens financiers aux universités qui s’engagent dans des actions de recherche et de dialogue avec la société.
  • [15]
    Gillet J.-C., 1995, Animation et animateurs. Le sens de l’action, L’Harmattan, Paris.
  • [16]
    Zask J., 2011, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • [17]
    Selon Joëlle Zask, la participation est conditionnée par trois états : prendre part, apporter sa part et retirer une part.
  • [18]
    Exemple d’une présentation de projets Hydrogène en France et de leur catégorie d’usage [en ligne].
  • [19]
    Exemple de restitution du projet « Phebe » d’atelier sur l’usage de l’IA dans la mobilité [en ligne].
  • [20]
    Exemple de prototypes de labyrinthe pour réaliser des expériences avec un blob (en ligne).
  • [21]
    Ibekwe-Sanjuan F., 2018, « Vers la datafication de la société ? », in Meyer V. (dir.), Transition digitale, handicaps et travail social, LEH éditions, p. 31-49.
  • [22]
    Zask J., 2011, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • [23]
    Amand R., Dobré M., Lapostolle D., Lemarchand L., Ngounou Takam E., 2020, « Faire de la recherche collaborative : quelle sociologie dans le cadre d’un living lab ? », SociologieS [en ligne].
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