Notes
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Braudel F., 1985, La dynamique du capitalisme, Flammarion, coll. « Champs », Paris.
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Hébergement gratuit et de courte durée proposé dans le cadre d’un principe de réciprocité.
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Espace de travail collaboratif.
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Laboratoire de fabrication, le fablab est un lieu (accessible sous certaines conditions précisées dans une charte) où peuvent s’expérimenter la conception et la fabrication d’objets.
Introduction : face à la nécessité de refonder l’économie associative
1Face à la crainte ressentie par de nombreuses associations confrontées à une recomposition de leurs partenariats, en particulier financier, il peut être intéressant de réfléchir à l’identité associative contemporaine. Notre contribution propose une autre façon pour elles de se situer dans le champ social et économique. Nous ne pensons pas ici aux associations dont l’action est essentiellement tournée vers les services d’intérêt général, telles les associations du secteur médico-social, dont l’action est directement dépendante de la politique étatique et des fonds publics, mais aux associations dont l’activité est, de façon croissante, en concurrence avec des entreprises proprement marchandes et dont le modèle économique est questionné.
2Un modèle, hier encore marginal mais aujourd’hui conquérant, leur est généralement proposé, dont l’organisation et la gestion sont sensiblement les mêmes que celles des sociétés de capitaux : l’entrepreneuriat social, récemment rebaptisé « entreprises commerciales de l’économie sociale et solidaire ». Ce modèle promeut l’entrepreneur individuel (ou le dirigeant, ce qui dans l’association revient à nier les membres, le conseil d’administration, le président, soit tout l’ancrage et l’édifice démocratiques) ; il s’est emparé du terme d’« innovation sociale », insiste sur la finalité sociale, est indifférent aux statuts (selon le raccourci « statut n’est pas vertu », ce qui est vrai, mais ignore que les statuts ne sont pas neutres pour autant) et fait une fixation sur l’argent et la gestion. En un mot, ce projet transforme l’économie sociale et solidaire en une économie du social : la finalité sociale l’emporte et est déconnectée d’une pratique sociale et solidaire, celle-ci faisant place à une pratique économique classique, où la gestion est reine, considérée comme la seule possible. Face à ce modèle, nous souhaitons montrer la force d’une économie démocratique. Cela suppose de mettre en évidence les affinités entre associations et coopératives dans leur rapport au marché, en tant que groupements de personnes différentes des sociétés de capitaux.
Le caractère relatif de l’opposition secteurs marchand et non marchand
3L’un des critères de distinction les plus avancés entre les associations et les coopératives est le caractère non marchand des premières et le caractère marchand des secondes ou la non-lucrativité des premières et la lucrativité des secondes. Rien n’est moins fragile que cette distinction.
4Fragile parce qu’un grand nombre d’associations ont une activité marchande et sont fiscalisées comme telles en vertu de la règle des quatre P (produits, public, prix, publicité) ; inversement, un grand nombre de coopératives ne sont pas marchandes ou, comme de nombreuses associations, ne le sont que partiellement, telles certaines coopératives agricoles ou tout simplement les coopératives scolaires. Quant à la non-lucrativité, elle appartient tout autant aux coopératives qu’aux associations : s’il s’agit du résultat comptable, le même terme désigne le bénéfice : c’est l’excédent de gestion, qui dit bien ce qu’il veut dire. S’il s’agit de la rémunération des administrateurs, la question se pose de la même façon dans les coopératives et dans les associations, c’est-à-dire que l’engagement des sociétaires et des associés est bénévole et des compensations existent, tels des jetons de présence ou des indemnités limitées et contrôlées qui intègrent, dans le cas des coopératives, la rémunération facultative et limitée des parts sociales avancées par les sociétaires.
5En réalité, la distinction entre marchand et non marchand est fragile, de façon encore plus fondamentale, parce qu’elle masque une diversité de situations bien plus signifiante qu’elle, aussi bien dans ce qui se cache derrière le marché que dans ce qui se cache derrière le non-marchand. On s’intéresse plus spécifiquement ici à cette boîte noire que constitue le « marchand ». Qu’y a-t-il de commun entre la Bourse de Wall Street, le marché qui se tient chaque semaine dans un village et le commerce équitable en circuit court de produits biologiques ?
Échange marchand et échange capitaliste
6Georges Fauquet, médecin, employé de l’Organisation internationale du travail (OIT) et théoricien du mouvement coopératif, écrit en 1935, dans un petit ouvrage, Le secteur coopératif, que le mouvement coopératif est un secteur économique à côté de trois autres : le secteur capitaliste, le secteur public et le secteur « proprement » privé, avec lequel, affirmait-il, il tend parfois à ne faire qu’un. Il établit ainsi une distinction entre un secteur capitaliste et un secteur composé de petites entreprises, telles les exploitations agricoles familiales, les artisans, les petits commerçants. Le premier est composé de grandes sociétés de capitaux dont la finalité est de rémunérer les actions placées ; le second est constitué d’entreprises dont les responsables travaillent pour gagner leur vie en effectuant leur métier. Leurs biens propres ne sont pas du capital mais un moyen de production, précisément parce qu’ils ne sont pas dissociés du travailleur. D’un côté, une économie de propriété et de rente, de l’autre une économie de l’usage et du travail.
7Un demi-siècle plus tard, l’historien Fernand Braudel [1] distingue l’échange marchand de l’échange capitaliste : le premier, plurimillénaire, est « concurrentiel et transparent ». Les marchés hebdomadaires, où les maraîchers vendent leurs produits à leurs voisins citadins, procèdent de cet échange. Le second, l’échange capitaliste, est « à tendance monopolistique et opaque ». L’essentiel des marchés mondiaux est dominé par un bouquet de quelques multinationales fonctionnant comme un oligopole et reste opaque : le consommateur ne connaît pas les conditions de production des produits qu’il achète et les producteurs ne savent pas à qui et à quel prix leurs produits seront vendus. Les conditions de production concernent la qualité des produits et le prix payé aux producteurs. Braudel montre que l’échange capitaliste devient dominant avec les grandes découvertes qui occasionnent l’organisation des marchés au long cours : les compagnies effectuant les traversées s’appuient sur les flottes des États avec lesquelles elles contractualisent en vue d’obtenir leur protection, ceux-ci faisant payer cette protection en se faisant reverser une partie des bénéfices réalisés par la revente.
8On note que cet échange n’a pu voir le jour qu’avec le soutien des États européens qui servaient ainsi l’intérêt général de leurs nations. Devenu dominant, l’échange capitaliste concerne aussi bien le marché automobile que celui des fruits et légumes d’importation. C’est pour rétablir un échange « marchand », rémunérant le producteur et assurant au consommateur une qualité de produit, que le commerce équitable et, avant lui, le mouvement des coopératives de consommateurs ont vu le jour.
Les associations et les coopératives sont des groupements de personnes, et non des groupements de capitaux
9La domination de l’échange capitaliste n’a pas fait disparaître les échanges marchands mais elle les a réduits à des activités où la proximité, la rapidité d’intervention et la souplesse constituent des limites pour lui et des atouts de l’économie marchande. Ainsi l’artisanat, l’agriculture, les secteurs de réparation (y compris celui des automobiles) comptent-ils de nombreux petits acteurs économiques pratiquant un échange de nature concurrentielle et transparente. De même, les secteurs où le rapport social, humain, éthique, est essentiel : la culture, le social, le sport, etc. – secteurs où les associations jouent bien entendu un rôle fondamental. Les coopératives sont précisément les entreprises qui ont cherché à pratiquer un échange marchand et éthique dans tous les secteurs d’activité, y compris là où l’échange capitaliste s’est imposé, comme le secteur bancaire ou celui de l’agroalimentaire. Comme cette économie capitaliste procède par la constitution de groupes toujours plus puissants, à partir de l’achat des entreprises sur le marché boursier, la seule solution pour échapper à la prédation est de constituer un capital inaliénable.
10Le Crédit mutuel n’a aucune action, n’est pas coté en Bourse, pas plus que la MAIF. Les coopératives ne sont donc pas « opéables », c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’une offre publique d’achat (OPA), qu’elles ne sont pas achetables sur le marché boursier. Les coopératives constituent leur capital à partir de parts sociales appartenant nominativement aux coopérateurs et à partir de la constitution de réserves impartageables et inaliénables. Pour y parvenir, elles ont institué leurs valeurs dans un cadre légal, sans lequel, immanquablement, leurs pratiques seraient similaires à celles des sociétés anonymes. Ce qu’elles sont parfois, quand le droit se révèle insuffisant face à la pression du marché. Notons cependant que cet isomorphisme n’est pas propre aux coopératives : on le rencontre aussi dans les associations gestionnaires.
11En le disant rapidement, intervenant dans tous les secteurs de production, de distribution et de consommation, les coopératives ont construit un droit spécifique, des statuts à partir des valeurs de la démocratie (engagement volontaire, égalité et solidarité entre les membres) ; intervenant dans des secteurs où le lien social est fondateur (l’action sociale, la culture, le sport), les associations ont agrégé les valeurs du social à celles du projet associatif : l’éthique du travail social – des éducateurs, des animateurs, des assistants sociaux, etc. – et celle de la forme associative se rejoignent. Cela peut expliquer la faible attention portée aux statuts et le pouvoir que prennent souvent les salariés dans les associations gestionnaires, alors même que le pouvoir administratif leur est inaccessible (il mettrait en défaut la non-lucrativité associative).
12On observe ainsi qu’au-delà de ces singularités, les coopératives et les associations s’appuient sur la même base : l’activité économique s’exerce sous le pouvoir d’un groupement de personnes ayant adopté les valeurs de la démocratie. Leur rapport aux marchés diffère selon la nature de ceux-ci. L’exercice de la démocratie économique n’est pas questionné par le fait d’avoir une activité marchande. En effet, ce n’est pas le marché qui est problématique mais les termes de l’échange : certains échanges non marchands sont iniques et certains échanges marchands sont équitables, et réciproquement bien sûr. Ainsi, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) se situent sur des marchés et n’en sont pas moins démocratiques et solidaires, que ce soit sous forme associative (AMAP) ou coopérative (SCIC et CAE). En fin de compte, il y a plus de proximité entre un système de don et « contre-don » (non monétaire) et un échange marchand équitable ou de proximité – transparent – qu’entre cet échange marchand et l’échange marchand capitaliste, opaque. L’explication réside dans le fait qu’un groupement de personnes vise à répondre aux besoins de ses membres ou de tiers, alors que le groupement de capitaux a pour objet de rémunérer les capitaux. Les producteurs et les usagers procèdent d’une économie du vivant – de la production, de l’échange, de la consommation, de l’usage –, les actionnaires vivent d’une économie de la rente.
Salariés et usagers en perspective historique
13En deux siècles, le mouvement coopératif a questionné la production et le travail puis la consommation ; dans un troisième temps, le développement, pour aborder aujourd’hui la question de l’échange entre producteurs et consommateurs. Nous proposons de présenter rapidement les deux premières phases relatives à la production et à la consommation.
La production et le travail
14Dès le début du xixe siècle, la lutte contre l’essor des sociétés de capitaux prend la forme de l’association. Ce sont des associations ouvrières, fondées par des ouvriers de métier qui s’opposent à la généralisation du salariat. Cette phase se caractérise par l’action à l’échelle d’un groupement de personnes partageant un métier qui est à l’origine de la coopération de production. Le point d’orgue de ce mouvement se situe en 1848, qui voit naître plus de dix mille associations et plus de quatre cents sociétés de secours mutuel (Agulhon, 1992). Les répressions de juin 1848, puis la dissolution du 3 décembre 1851, les réduiront à moins de vingt, qui survivront ensuite dans la totale clandestinité. L’ensemble du mouvement social est décapité par les vingt-six mille arrestations et quinze mille condamnations, dont près de dix mille déportations auxquelles procède l’Empire au lendemain du coup d’État. Si l’utopie selon laquelle on pouvait créer des microrépubliques de producteurs fait long feu, c’est cependant, et surtout, parce qu’elle s’avère incapable de lutter contre la grande entreprise. Les coopératives de production sont, toujours aujourd’hui, de petites entreprises (environ deux mille deux cents en France pour cinquante mille salariés, soit une moyenne à peine supérieure à vingt). La forme coopérative qui va contester l’hégémonie capitaliste est celle de la coopération de consommation.
La consommation
15On a coutume de faire naître la forme coopérative de la consommation à Rochdale (près de Manchester) en 1844. En réalité, d’autres coopératives de consommateurs ont été fondées avant – le commerce équitable de Michel Derrion, à Lyon, date de 1835 – mais celle de Rochdale va trouver les règles d’un fonctionnement durable, qui vont ultérieurement s’étendre à l’ensemble des coopératives européennes et de nombreuses coopératives d’autres continents.
16Le mouvement des coopératives de consommation va connaître une expansion européenne extraordinaire ; dans tous les pays d’Europe, elle réunit des millions de membres : 10 millions en Angleterre dès l’entre-deux-guerres. En France, elle va occuper le devant de la scène jusqu’aux années 1980 et fédère des coopératives régionales. En 1976, les coopératives de consommation françaises réunies au sein de la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC, fondée en 1912) disposent de milliers de points de vente : 5 300 petits magasins (dont 1 028 supérettes), 299 supermarchés et 30 hypermarchés sont à l’enseigne Coop. Elles réalisent un chiffre d’affaires de 13 milliards de francs. Les sociétaires sont juridiquement au nombre de 3 millions, mais les sociétaires clients sont estimés à 2 millions. Ces magasins salarient environ 45 000 personnes et sont organisés en un mouvement puissant.
17Cependant, ce mouvement connaît une crise majeure, en 1985, qu’on explique essentiellement par l’incapacité des magasins Coop à faire face à l’essor des hypermarchés. De nombreuses coopératives régionales font faillite ; la principale coopérative ayant survécu à cette crise est la Coop Atlantique (Saintes) qui, sous l’enseigne U, détient 200 magasins et emploie 3 500 salariés. Il est intéressant de noter que c’est précisément au moment où ces hypermarchés montrent leurs limites que la coopération de consommation prend un nouvel essor, en particulier dans le bio et les circuits courts.
18En résumé, même si elle reste un modèle en termes d’alternative d’entreprise, la coopération de production a montré ses limites en termes d’alternative économique. La coopération de consommation, détenue par les seuls usagers, a également montré ses limites au moment où l’essor de la consommation de masse dans les hypers a questionné leur conception du « juste prix ». Si ces deux expériences gardent toute leur actualité, il semble indispensable de renouveler la réflexion sur les relations qu’elles entretiennent entre elles : il ne s’agit pas de choisir entre l’une ou l’autre de ces deux conceptions qui donnent, pour l’une, le pouvoir aux producteurs, pour l’autre, le pouvoir aux consommateurs, mais de les articuler. C’est ce que propose le concept d’intercoopération.
L’intercoopération à l’œuvre
19L’intercoopération désigne l’ensemble des relations qu’établissent les coopératives entre elles et, par extension, les associations et les mutuelles au sein de l’économie sociale et solidaire.
20Les coopératives de production visent à permettre à des salariés de travailler en décidant eux-mêmes la façon dont ils s’organisent, dont ils s’administrent et dont ils répartissent le résultat. Dans ce modèle, on ne trouve pas place pour le consommateur : l’excédent est réparti entre les réserves impartageables et la participation (obligatoire) et la rémunération des parts et l’intéressement (facultatif). L’excédent va donc en totalité soit aux fonds propres soit aux coopérateurs et salariés.
21Les coopératives de consommateurs ristournent l’excédent à leurs membres consommateurs au prorata de leurs achats, selon le principe de l’équité économique. Sur le plan doctrinal, les salaires sont équivalents à ceux des sociétés de capitaux des mêmes secteurs d’activité, même si, en réalité, les salaires et les conditions sont en général meilleurs dans la coopérative.
22Les générations qui nous ont précédés ayant constaté les limites de ces deux modèles, il revient aux générations actuelles de satisfaire simultanément les attentes des producteurs et des consommateurs. C’est ce que nous indique un rapide tour d’horizon des innovations actuelles de l’économie sociale et solidaire (ESS) :
- Le statut des SCIC a donné naissance à plus de sept cents coopératives d’un nouveau genre : « multisociétaires », elles associent consommateurs et salariés ainsi que des membres proches (associations, population locale, collectivités territoriales, etc.).
- Les CAE sont des sociétés coopératives et participatives (SCOP) qui accompagnent des porteurs de projet d’activités invités à réaliser celui-ci en interne et à devenir sociétaires. La plus importante CAE, Coopaname, comprend huit cents membres. Le mode de travail est spécifique, entre travail indépendant (chacun s’organise comment il l’entend) et statut salarié (chacun est salarié en CDI) ; et entre autonomie (le salaire est indexé sur le chiffre d’affaires de chacun) et mutualisation (une part importante du chiffre d’affaires est mutualisée). Les CAE, conçues au départ pour les personnes sans emploi, attirent désormais des personnes qui veulent sortir du salariat sans être à leur compte individuel.
- Le commerce équitable exprime un échange entre des coopératives de producteurs (souvent agricoles ou artisanales) et des associations (ou des coopératives) de consommation. Il concerne les échanges Nord-Sud aussi bien que les circuits courts. Les principes de base sont la définition d’une qualité évaluée par les consommateurs et la rémunération honnête des producteurs, en particulier en cas de baisse du prix du produit qui mettrait le producteur en difficulté. Le commerce équitable fixe alors un prix plancher supérieur au prix du marché.
- Les AMAP sont juridiquement des associations, mais elles fonctionnent comme des coopératives informelles. Nées avec le siècle, elles sont plus de mille aujourd’hui en France et établissent des circuits courts entre quelques dizaines de familles et un ou plusieurs (jusqu’à dix, voir plus) paysans.
- Les SCOP connaissent un renouveau remarquable et une nouvelle SCOP sur cinq provient de la reprise d’entreprise par ses salariés.
- De nouvelles coopératives de consommateurs voient le jour : Les Nouveaux Robinson (à Montreuil, puis à Paris et dans la petite couronne – vingt magasins, deux cents salariés), Dyonicoop (issue d’une AMAP, Saint-Denis), Coopaparis, la Louve (Paris). Dans toutes les grandes villes de France, on observe de telles créations alliant souvent production bio (ou proche) et circuit court. Les modèles sont très variés : rien à voir entre la Louve et Les Nouveaux Robinson.
- La formation à la coopération des salariés s’intensifie dans les SCOP mais aussi dans les coopératives d’usagers, y compris les très grandes comme Coop Atlantique qui a organisé en interne la formation coopérative de la grande majorité de ses trois mille cinq cents salariés.
- Des recycleries ou des ressourceries se créent sous forme associative dans de nombreuses villes et en milieu rural. Ce sont aussi en général des lieux d’insertion sociale.
- Les coopératives d’utilisation de matériel en commun (CUMA) se transforment : un nombre croissant de CUMA [au nombre d’environ douze mille en France, soit le type coopératif le plus répandu] a des salariés. Hier associant deux ou trois agriculteurs voisins pour se doter de matériel en commun, certaines CUMA réunissent aujourd’hui plusieurs dizaines de membres habitant dans des communes différentes et élargissent leurs activités.
- Des réseaux, parfois institués, d’associations ou de coopératives se constituent sur des territoires pour se concerter, s’unir, penser et mettre en œuvre un nouveau projet social ou un développement local.
23Ainsi des associations petites ou moyennes s’agrègent à des groupements coopératifs comme les groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS), souvent pour mutualiser des moyens, conforter leur complémentarité sur un territoire, faire face aux contraintes d’un marché à l’échelle du département, etc.
24Le numérique et l’économie collaborative s’invitent dans les pratiques coopératives à partir des logiciels libres. Cette économie procède d’un nouveau mode de production de la valeur par des modalités d’échanges inédites et de nouvelles formes d’organisation du travail. Elle invite à la mutualisation de moyens et l’organisation horizontale des usagers-citoyens en « réseaux » ouverts ou en « communautés ». Ses pratiques sont très variées et en évolution constante. Au sens large, on peut y inclure la consommation collaborative comme les AMAP culturelles, le couchsurfing [2], le covoiturage, le coworking [3], certaines formes de colocation et d’habitat collectif, la finance collaborative (le crowdfunding ou prêt d’argent de « pair à pair »), les monnaies alternatives, la production contributive comme la fabrication numérique ou les fablabs [4], la culture libre, etc. Si cette économie peut facilement être instrumentalisée et marchandisée – et elle l’est souvent –, les valeurs qui fondent son fonctionnement sont proches de celles de l’ESS.
25Les apports de ces expériences portent, entre autres, sur :
- une gouvernance partagée : les décisions importantes requièrent l’accord des producteurs et des consommateurs au terme d’une négociation ;
- une rémunération minimale des producteurs, quel que soit le prix du marché (commerce équitable) ;
- des produits présentant une garantie de qualité, en particulier pour les produits alimentaires ;
- une échelle de salaires resserrée (même s’il est impossible de donner un principe universel, la situation d’une banque, par exemple, ne pouvant être comparée à celle d’une petite association ou d’une coopérative) ;
- un management intégrant les valeurs de la coopération ;
- le choix de partenaires économiques coopératifs ou de l’ESS. Par exemple les placements bancaires éthiques et non le choix de placements bancaires les plus rémunérateurs ;
- une subordination de la gestion à la finalité sociale.
Conclusion : répondre aux attentes sociales
26L’ouverture au marché, souvent contrainte, des associations gestionnaires, les place face à la nécessité de penser simultanément le modèle économique et le modèle social, comme l’avaient fait les pionniers de Rochdale en 1844. C’est un défi. Elles retrouvent ici la démarche proprement coopérative. Le statut de SCIC peut être une bonne solution pour des associations se trouvant dans cette situation, dans la mesure où la SCIC se fonde sur un multisociétariat incluant les usagers et les salariés ainsi qu’au moins un autre membre, qui peut être une association, une entreprise, une collectivité territoriale ou même une ou des personnes physiques (ou l’ensemble). Idéalement et autant que possible, la SCIC « internalise » ses partenaires et soutiens.
27Une leçon se dégage de cette conjonction entre associations gestionnaires et coopératives : le groupement de personnes est plus simple en matière de gouvernance que la société anonyme. En effet, celle-ci met en présence des actionnaires, des salariés et des consommateurs, en donnant le pouvoir aux actionnaires. Le rapport social majeur se situe donc entre les actionnaires et les salariés (pour le partage du bénéfice), à l’exclusion, apparente, des consommateurs. Exclusion apparente parce que, bien entendu, les consommateurs interviennent dans l’échange, ils en sont même les arbitres. Équation complexe donc, que les actionnaires ne parviennent à résoudre que par un tour de passe-passe qui consiste à considérer les travailleurs et les consommateurs comme deux personnes différentes et aux intérêts divergents : « Consommer plus en payant moins » est un mensonge. Dans les groupements de personnes, l’actionnaire est absent. Le rapport social important, le seul, est entre producteurs et consommateurs. C’est par la résolution de ce rapport qu’on peut s’engager dans une économie démocratique, fondée sur le travail et l’usage, en excluant la rente. C’est l’établissement d’un tel modèle qui se profile à l’horizon des associations gestionnaires.
Notes
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[1]
Braudel F., 1985, La dynamique du capitalisme, Flammarion, coll. « Champs », Paris.
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[2]
Hébergement gratuit et de courte durée proposé dans le cadre d’un principe de réciprocité.
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[3]
Espace de travail collaboratif.
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[4]
Laboratoire de fabrication, le fablab est un lieu (accessible sous certaines conditions précisées dans une charte) où peuvent s’expérimenter la conception et la fabrication d’objets.