Notes
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[3]
Muratet A., Fontaine B., « Contrasting impacts of pesticides on butterflies and bumblebees in private gardens in France », Biological Conservation, no 182, 2015, p. 148-154.
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[4]
Au sens de Ryan R. M., Deci E. L., « Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being », American Psychologist, no 55, 2000, p. 68-78.
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[5]
Conférence intergouvernementale sur l’éducation relative à l’environnement, 14 octobre 1977, Tbilissi (URSS), UNESCO, 1978, recommandation 1, p. 28.
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[6]
Falk J. H., Heimlich J. E., Foutz S. (dir.), Free-Choice Learning and the Environment, Altamira Press, New York (États-Unis), 2009.
1Les archives du Muséum national d’Histoire naturelle montrent que l’histoire naturelle, la discipline scientifique qui a donné naissance notamment à l’écologie et à la systématique, s’est depuis longtemps appuyée sur un partenariat entre chercheurs académiques et amateurs. Ainsi dès le xixe siècle, le Muséum éditait des Instructions pour les voyageurs et les employés dans les colonies sur la manière de recueillir, de conserver et d’envoyer les objets d’histoire naturelle. Quoi de neuf alors aujourd’hui ? L’émergence de la thématique des changements globaux conduit à une forte augmentation de la demande de connaissance sur la biodiversité, à commencer par le besoin en données qui permettent de comparer l’état de la biodiversité dans le temps et dans l’espace. Par ailleurs, l’arrivée des outils numériques a changé la manière de faire de l’histoire naturelle en démocratisant la pratique : les bases de données collaboratives en ligne remplacent les carnets de terrain ; la photo numérique permet à tout le monde de produire de l’information de qualité sur les insectes pollinisateurs en suivant un protocole [1] ; les possibilités d’échanges entre les parties prenantes, chercheurs et amateurs, sont fluidifiées par les réseaux sociaux… Explosion de la demande de la part de la recherche et potentielle massification de l’offre par les citoyens sont ainsi sans aucun doute à l’origine de l’essor des sciences participatives en ce début du xxie siècle.
2C’est cette logique qui a conduit à la mise en place de Vigie-nature, un programme porté par le Muséum et plusieurs associations partenaires, dont l’objectif est de collecter les données nécessaires pour décrire et inférer les mécanismes de réponse de la biodiversité face aux changements à l’échelle de la France, en s’appuyant sur des réseaux de contributeurs volontaires.
3À côté d’observatoires dédiés à un public ciblé (naturalistes ou professionnels), le programme Vigie-nature propose actuellement sept observatoires dits « grand public », qui encouragent la collecte de données sur différentes espèces communes de France métropolitaine [2]. Ces observatoires partagent un certain nombre de caractéristiques : la participation est volontaire et bénévole ; elle ne demande aucune connaissance préalable particulière sur la biodiversité ou les taxons suivis ; il n’y a ni charte d’engagement ni contrat moral à signer avec le Muséum ou avec les associations animatrices ; la participation est anonyme, seul un pseudo est demandé pour accéder au réseau virtuel de dépôt des données. Un autre point commun de ces observatoires est la demande de suivre rigoureusement des protocoles d’observation très standardisés.
4Comme ils s’appuient sur des observations de la biodiversité présente dans l’environnement quotidien des volontaires participants, ces observatoires pourraient aussi constituer des opportunités d’apprentissage. C’est cette hypothèse que nous avons testée par trois approches complémentaires.
5Les données récoltées par ces trois approches nous ont permis de questionner en quoi la participation à Vigie-nature permettait d’acquérir des connaissances – et lesquelles –, voire de changer leurs comportements.
Participation et acquisition de connaissances
6Tous observatoires confondus, 713 des 739 répondants au questionnaire (soit 95 %) qui se déclarent débutants en début de participation disent avoir progressé dans leurs connaissances naturalistes. Cette proportion se réduit avec le niveau d’expertise initial affiché des participants, pour atteindre 20 % (cinq répondants sur 25) dans la catégorie des experts. Ce résultat est confirmé par les entretiens menés auprès des observateurs de papillons, qui le reconnaissent pour eux ou pour leurs proches :
« Le petit dernier qui a 5 ans […]. Il connaît deux, trois, quatre noms. Mais il arrive à les reconnaître. Donc, c’est vachement sympa, quoi ! […] Avant, quand il voyait un papillon, il disait : “Oh ! C’est un papillon !” Aujourd’hui : “ah, un paon du jour, une piéride, un citron…” »
8Cette acquisition de connaissances se fait d’abord à partir des ressources mises à disposition sur les sites internet des observatoires, mais les observateurs peuvent chercher des ressources complémentaires. C’est le cas de cette observatrice de papillons :
« On s’est aperçu que les papillons, on les voyait sans les voir. […] Ça faisait partie de l’environnement. Et puis là on commence à observer, on essayait d’observer, on s’est pris au jeu. Alors au début c’était un peu difficile, on a acheté des livres très simples […]. Et c’est devenu un peu un jeu. »
10Plus généralement, le fait d’observer la nature de proximité pourrait modifier la représentation cognitive que l’on a de la nature. La participation semble aider à renforcer et reconfigurer la perception de la présence du vivant dans l’environnement des observateurs. L’observation tendrait à donner une existence à une nature jusqu’alors invisible ou partiellement invisible. Par exemple, dans les dessins du jardin idéal en ville, effectués par les collégiens, les élèves des classes qui avaient participé au programme Vigie-nature école (VNE) ont eu tendance à dessiner plus d’éléments de nature que ceux des classes qui n’y avaient pas participé. Ce résultat mérite d’être confirmé, mais il semblerait que le simple fait d’observer les éléments de nature présents dans la cour du collège (escargots, vers de terre, plantes spontanées, insectes pollinisateurs ou oiseaux) puisse entraîner une plus grande demande de nature.
Recueil des données : les trois approches utilisées. Une analyse qualitative de la participation des volontaires
Une étude quantitative auprès d’élèves de 6e et 5e
La seconde approche est une étude quantitative menée en juin 2014 auprès de 434 élèves de 6e et 5e (227 filles et 207 garçons) à Paris et en Seine-Saint-Denis dans 22 classes. Parmi elles, 15 classes (soit 281 élèves) avaient suivi un programme de sciences de la vie et de la terre (SVT) classique, alors que 7 classes (soit 153 élèves) avaient participé à Vigie-nature école au cours de l’année scolaire. Les enseignants volontaires de SVT ont accepté de confier leur classe pendant 50 minutes à Chloé Fraisse, étudiante de master au Muséum sous la responsabilité de Sébastien Turpin et d’Anne-Caroline Prévot. Parmi toutes les tâches que les élèves étaient invités à réaliser, nous leur demandions de « dessiner leur jardin idéal en ville », sur une feuille A4 au crayon à papier. Une fois tous les dessins récupérés, Chloé Fraisse a recensé trois indicateurs sur chaque dessin : le nombre d’éléments naturels différents (formes de plantes, formes animales, eau, nuage, soleil…), le nombre d’éléments bâtis différents (chaises, tables, maison, piste de roller…) et la présence ou l’absence humaine.
Un questionnaire auprès des participants et sympathisants des observatoires
Enfin, un questionnaire a été proposé en automne 2014 aux participants et sympathisants des observatoires dits « grand public » de Vigie-nature. Ce questionnaire coordonné par Anne Dozières a fait l’objet d’une co-construction entre l’équipe en charge du programme Vigie-nature au Muséum national d’Histoire naturelle et les associations animatrices des observatoires. La diffusion du questionnaire aux observateurs s’est faite par courriels envoyés en décembre 2014 par les animateurs de six dispositifs : l’Observatoire des papillons des jardins et l’opération Escargot par l’association Noé, le suivi photographique des insectes pollinisateurs (SPIPOLL) par l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE), Oiseaux des jardins par la Ligue de protection des oiseaux (LPO), Sauvages de ma rue par Tela Botanica et l’Observatoire des bourdons par l’association Estuaire. Les objectifs de cette étude étaient de déterminer les profils des participants (âge, catégories socioprofessionnelles, milieux de vie…), mais aussi leurs motivations et leur degré de satisfaction vis-à-vis des programmes. Une dernière partie, libre, permettait aux répondants d’une part d’exprimer leurs souhaits et leurs propositions pour d’éventuelles améliorations des programmes, et d’autre part de témoigner sous forme de retour d’expérience de leur participation. Au total, ce questionnaire a reçu 3 191 réponses, dont 1 728 émanant d’observateurs ayant déjà renvoyé au moins une fois leurs données au Muséum.
11De même, les observateurs de papillons ont également fait part de leur intérêt grandissant pour les papillons présents dans leur jardin. De simples tâches de couleur au printemps, ils sont devenus les représentants d’une complexité présente au jardin :
« En fait, à partir du moment où j’ai regardé les papillons, j’ai appris, je les ai connus, et c’est vrai que je ne savais pas tout ce qu’il y avait comme diversité. Et ça, je trouve que c’est une expérience extraordinaire. »
De la participation aux observatoires de biodiversité à l’évolution des comportements
13Les interviews menées auprès des observateurs de papillons ont révélé une évolution des pratiques de jardinage des participants, afin d’avoir plus de papillons dans leur jardin. Certains ont limité la quantité de produits phytosanitaires utilisés, d’autres ont laissé une partie de leur jardin en friche, d’autres ont planté des plantes attractives pour les papillons.
« Je compte les papillons. C’est un petit peu un tableau de chasse, donc moins j’emploie de produits insecticides, plus j’ai de la chance d’observer les papillons. »
« Les papillons aussi ça m’a quand même permis de mettre encore un peu plus d’aromatiques parce que bon… on en avait déjà un peu, mais pour pouvoir les observer je me suis dit “tiens on va en rajouter un peu”, donc ça a modifié un peu la structure du jardin aussi. »
16Certaines personnes ayant répondu au questionnaire relatent de façon spontanée les mêmes changements de comportement, vers des pratiques de jardinage plus écologiques.
« Cela m’a fait changer certains de mes comportements vis-à-vis de l’environnement et même vis-à-vis des insectes… : je n’utilise plus de désherbant chimique pour les allées et mon jardin potager est entièrement bio. »
18La participation aux observatoires de biodiversité peut avoir pour effet de renforcer les comportements. De fait, certaines pratiques ont un impact direct et visible sur la biodiversité des jardins, comme le remarque un observateur de papillons.
« L’impact des évolutions dans mon jardin sur le nombre et la variété des espèces, plus de lavande et de buddleias donc plus de papillons, d’abeilles et de bourdons. Nous avons mis des maisons à insectes et nous avons de plus en plus de locataires. Nous avons mis des arums et nous avons des cétoines comme invitées. Donc à chacun d’agir ; on ne s’en rendait pas compte et grâce au comptage, on le vérifie. »
20Une étude récente pilotée par Audrey Muratet et Benoît Fontaine [3] a confirmé que ces comportements individuels au jardin ont un effet bénéfique sur la biodiversité. De plus, ces comportements ayant lieu dans l’espace privé, on peut supposer qu’ils entrent peu à peu dans la routine des propriétaires de jardin, ils deviennent automotivés [4] : les personnes n’ont plus besoin d’injonctions extérieures ou d’un quelconque rappel pour les mettre en œuvre.
21Certains de ces comportements pro-environnement au jardin ne sont pas (encore) forcément très bien vus. C’est le cas d’un mode de jardinage écologique qui laisserait partie ou tout le jardin en libre cours.
« Je fais le maximum pour qu’ils trouvent le gîte et le couvert dans mon jardin (baptisé “jungle” par les visiteurs). C’est peu évidemment “la part du colibri”. »
23Pourtant, par l’exemple, de nouvelles normes (locales) pourraient peu à peu s’installer et agir par contagion sur les comportements des voisins, comme l’explique cette observatrice de papillons.
« Quand on a le voisin qui traite et qui ne fait pas comme soi, si on va le voir en lui disant “Oh là, là, faut pas faire ça”, ça ne marche pas. Faut plutôt l’amener chez soi en lui disant : “Ben moi, je fais comme ça, parce que j’ai ça et ça.” Et en expliquant. Et après, bon, soit il adhère, il n’adhère pas, mais au moins… »
Conclusion
25Les éléments que nous avons apportés dans ce texte permettent d’affirmer que les observatoires de biodiversité pilotés par le Muséum national d’Histoire naturelle participent à la construction de nouvelles connaissances et de nouveaux comportements chez les participants, et ce de façon autonome. En ce sens, ils peuvent être considérés comme des outils d’éducation relative à l’environnement (ERE) au sens où celle-ci est définie par l’UNESCO lors de la conférence de Tbilissi (1977) avec des objectifs suivants : « amener les individus et la collectivité à saisir la complexité de l’environnement » et « mettre en lumière les interdépendances économiques, politiques et écologiques du monde moderne [5] ».
26Par ailleurs, par l’autonomie des participants dans la recherche d’information et d’autoformation, parce que les motivations pour participer sont très variables entre individus et en fonction des contextes, parce que les apprentissages sont continus et cumulatifs, les observatoires sont sans doute aussi des outils de free-choice learning tel que caractérisé par Falk et al. [6]
L’apprentissage en libre choix (free-choice learning)
27Nos données souffrent cependant de quelques limites de représentativité qu’il convient de mentionner. En effet, à part dans l’étude auprès des collégiens, les personnes qui ont répondu aux questions étaient volontaires pour le faire. La réponse à ce type d’enquêtes est liée au degré d’investissement des observateurs dans le programme. Les observateurs qui ont répondu au questionnaire sont en effet probablement les observateurs les plus impliqués dans les programmes. D’autre part, même si les entretiens approfondis menés par Alix Cosquer ont permis d’aller plus loin dans l’exploration des processus individuels engagés, les personnes qui ont accepté d’être interrogées étaient toutes des fidèles de l’observatoire des papillons ; elles ne représentaient pas non plus un échantillonnage représentatif des participants à ce programme.
28Les observatoires citoyens de biodiversité développés par Vigie-nature ont été conçus pour répondre à des objectifs scientifiques d’accumulation de données écologiques à larges échelles spatiales et temporelles, et non comme des outils d’éducation à l’environnement. C’est ce qui les distingue d’autres programmes de sciences participatives sur la nature, qui ont explicitement une visée éducative et pédagogique. Pourtant, ils semblent avoir de grandes potentialités pour permettre aux observateurs de modifier leur regard et leurs pratiques vis-à-vis des éléments de nature qu’ils observent et suivent, et sans doute plus généralement vis-à-vis de leur environnement et de leurs modes de vie.
Notes
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[3]
Muratet A., Fontaine B., « Contrasting impacts of pesticides on butterflies and bumblebees in private gardens in France », Biological Conservation, no 182, 2015, p. 148-154.
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[4]
Au sens de Ryan R. M., Deci E. L., « Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being », American Psychologist, no 55, 2000, p. 68-78.
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[5]
Conférence intergouvernementale sur l’éducation relative à l’environnement, 14 octobre 1977, Tbilissi (URSS), UNESCO, 1978, recommandation 1, p. 28.
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[6]
Falk J. H., Heimlich J. E., Foutz S. (dir.), Free-Choice Learning and the Environment, Altamira Press, New York (États-Unis), 2009.