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Article de revue

Du « porteur » d’éthique au « passeur » d’éthique - une invitation à la recherche partagée de sens

Pages 163 à 169

Notes

  • [1]
    Klein, T., Petit traité d’éthique et de belle humeur, Liana Lévi, 2004.
  • [2]
    Comité National des Avis Déontologiques et Éthiques.
  • [3]
    Kundera, M., Essai sur l’écriture, Gallimard, 2009.
  • [4]
    Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
  • [5]
    CNRDE, « Des références déontologiques pour les pratiques sociales », 3e édition, 2018.
  • [6]
    Politiques sociales, institution, personnes accompagnées…
  • [7]
    Ce qui peut passer pour un pléonasme, l’éthique étant toujours à la fois situationnelle par nature. Cf. Zask, J., « Situation ou contexte ? Une lecture de Dewey », in Revue internationale de philosophie, n° 245, 2008/3, pp. 313-328.
  • [8]
    Salmon, A. & Laville, J.-L., Pour un travail social indiscipliné : participation des citoyens et révolution des savoirs, Érès, 2022.
  • [9]
    Un nouveau conditionnement, cette fois-ci professionnel.
  • [10]
    Ricœur, P., « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », in Revue Esprit, 2001, pp. 245-255.
  • [11]
    Guillebaud, J.-C., Le principe d’humanité, Seuil, 2001
  • [12]
    Arendt, H., La crise de la culture (1954-1968), Folio, 1989.
  • [13]
    Lipman, M., Thinking in Education, Cambridge University Press, 2003.
  • [14]
    Pour John Dewey, l’éducation est essentiellement un processus social, un processus de partage de l’expérience et de retour sur celle-ci : « marcher et se regarder marcher ».
  • [15]
    On retrouve encore l’idée de « l’éthique en situation ».
  • [16]
    Jolibert, B., « Philosopher à l’école primaire ? », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2015/3 (vol. 140), pp. 291-306.
  • [17]
    Finalement, souvent absente des cercles et comités qualité.
  • [18]
    D’après André Comte-Sponville. Dictionnaire philosophique, PUF, Dictionnaires Quadrige, Paris, 2017 (nouvelle édition revue et augmentée)
  • [19]
    Toute personne engagée dans une relation d’aide (professionnel, bénévole, pair-aidant…)
  • [20]
    Les associations, les professionnels, les bénévoles…

En novembre 2022, l’Espace Éthique d’Île de France lançait un appel à contribution pour préparer la sortie d’un numéro de la Revue française d’éthique appliquée. Le sujet de réflexion proposé portait sur L’éthique hors les murs - Questionner la transmission des pratiques de l’éthique.
Pour des raisons de temps et de limite de volume imposée, le Centre National Ressource Déontologie Éthique (CNRDE) n’a pu contribuer utilement à cette parution. Ses membres ont cependant souhaité réfléchir collectivement à un texte sur la question posée.

« L’éthique n’est pas une montre suisse dont le mouvement ne se trouble jamais. C’est une création permanente, un équilibre toujours prêt de se rompre, un tremblement qui nous invite à tout instant à l’inquiétude du questionnement et à la recherche de la bonne réponse »[2].

Introduction

1 « Il faut une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité », défendait Milan Kundera [3].

2 Ce faisant, Milan Kundera illustre indirectement l’aspect profondément subjectif d’un questionnement éthique, lié aux différents conditionnements (familial, social, scolaire…) subis par l’humain tout au long de sa vie et aux mécanismes de défense qu’il essaie de leur opposer pour forger sa propre personnalité et prendre ses propres décisions, lorsque toutefois sa volonté n’est pas annihilée par un quelconque endoctrinement.

3 Tout aussi indirectement, l’auteur introduit l’idée du questionnement nécessaire à la recherche de cette « sagesse pratique qui consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude, en trahissant le moins possible la règle[4] ».

I. Quelques principes en matière d’éthique

4 Des principes moraux peuvent s’imposer dans nos sphères familiale, sociale et professionnelle et, plus largement, dans notre vie de tous les jours. De même, des valeurs personnelles guident notre vie privée. Toutefois, nous ne pouvons, à partir de ces bases, que proposer à chacun l’adhésion à une démarche de questionnement permanent, autour du sens et de la responsabilité de nos actions (de ce qui nous relie à l’autre) et ceci, dans quelque situation que ce soit. Démarche qui s’apparenterait selon nous à une recherche d’éthique.

5 En effet, dans la recherche d’éthique, les principes d’actions que nous mettons en œuvre pour atteindre et cultiver les valeurs (forme d’idéal) qui affirment ce que nous sommes ne peuvent se confondre avec cette interrogation nécessaire, cette confrontation utile à la pensée de l’autre, destinée justement à mettre en tension permanente ces valeurs et ces principes d’action au regard de situations singulières.

« L’éthique est entendue ici avant tout, en tant que démarche de distanciation, de questionnement et d’examen critique des différentes options d’action pour parvenir à une prise de décision, individuelle ou collégiale, qui ne peut être que singulière » [5].

6 La compréhension, par l’humain, de son agir et de sa motivation à le faire de telle ou telle façon est un déterminant essentiel de la manière dont il prend une décision responsable.

7 Réfléchir avec éthique, c’est donc essayer de trouver le sens et si possible le bon sens. Celui qui nous ferait nous sentir « alignés » avec nous-mêmes. Celui qui, dans une décision à prendre, allierait cohérence et pertinence afin de procéder de la manière la plus juste possible, en accord avec notre vécu que ponctuent nos expériences subjectives, mais aussi en accord avec nos convictions que sous-tendent nos valeurs et en interrogation réciproque permanente avec celles portées par notre environnement, notamment dans le contexte professionnel. [6]

8 Réfléchir avec éthique, c’est partager les points de vue, les confronter, et interroger ce qui les motive, ne serait-ce que pour ne pas risquer de s’égarer et pour renforcer le fondement collectif de l’action.

9 Réfléchir avec éthique, c’est requestionner en permanence l’institué, ce qui construit l’humain pensé et qui ne demande souvent qu’à ne plus évoluer.

10

On peut effectivement changer des horaires ou une organisation, sans penser à l’autre et aux effets sur sa personne. C’est notamment le cas quand on ne prend pas en compte l’individu et qu’on gère un collectif (la majorité s’y retrouvera…). Cet institué, posé sur l’habitude rassurante pour l’institution, doit être réinterrogé en permanence au titre des principes d’action du questionnement éthique.

11 Interroger la transmission des pratiques de l’éthique consisterait peut-être d’abord à questionner ce qu’est « une éthique pratique ». Nous soutenons l’idée selon laquelle l’éthique pratique serait avant tout une éthique « en situation » (à l’endroit où certains parleront d’éthique contextuelle ou situationnelle) [7].

II. L’éthique dans la pratique

12 Mettre l’éthique en pratique pourrait consister à relancer cette nécessité de débat dans l’univers de l’action sociale et médico-sociale, où les procédures, les statistiques et autres reportings et règlements viennent de plus en plus souvent empêcher, voire occulter la recherche de sens, comme si toute situation rencontrée était similaire à la précédente et trouvait sa solution dans un manuel établi.

« Aujourd’hui, ces professionnels sont dépossédés de leur créativité, notamment parce qu’ils sont confrontés à des dispositifs préconstruits, imposés par le haut et hors-sol par rapport au terrain.  [8]»

13 Cette technocratie de plus en plus présente [9] nous engage dans une forme d’oubli : celui d’un ouvrage d’abord fondé sur une rencontre à chaque fois singulière, humainement et différemment circonstanciée. L’humain ne se protocolise pas. Il surprend. Il étonne. Il déroute. Il bouleverse. Il émeut. Et cette émotion ne peut répondre à une quelconque commande institutionnelle ni entrer dans les cases trop bien ordonnées qu’on lui prépare. Elle demande, à chaque fois, une adaptation, un ajustement et, souvent, ce « pas de côté » caractéristique de l’éthique en situation.

14 La relance d’un temps de travail réellement réflexif devient alors une nécessité voire un impératif qui pousse à l’interrogation sur les valeurs engagées, sur l’importance - toujours singulière - qu’elle prend aux yeux des individus et sur le sens de l’action.

15 « L’éthique par les valeurs se distingue de l’éthique normative en posant la question de l’évaluation de l’action plutôt que celle de la conformité à la norme » [10].

D’une certaine façon, le questionnement éthique agit comme une forme de résistance à ce qu’on nous présente comme déjà formalisé et encourage à redevenir créatif pour l’autre.

16 Mettre l’éthique en pratique, c’est aussi s’astreindre à une démarche philosophique de recherche de sagesse à travers ce que l’on est et ce qui nous entoure en se fondant principalement sur les valeurs du principe d’humanité [11] (altérité, respect, dignité, équité, confiance…)

III. Pour une pédagogie de l’éthique

17 Pour Hannah Arendt (1989), « le problème original posé par l’éducation c’est l’introduction de nouvelles générations dans un monde préexistant […] et que si l’école a pour vocation d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, elle n’a pas pour rôle de leur inculquer un “art de vivre”[12]». Pourtant, il semble évident, comme cela se pratique encore trop peu, qu’à travers l’introduction de la question philosophique autour des valeurs citées ci-dessus dès l’école primaire (voire maternelle), et même s’il s’agit d’une philosophie adaptée, nous pouvons « au-delà de la maîtrise rhétorique du langage et de l’argumentation, développer chez les enfants des valeurs démocratiques d’écoute, d’échange et de tolérance[13] » dans la lignée pragmatiste et politique de John Dewey [14], avec, pour objectifs intellectuels, la réflexion de l’enfant sur sa propre expérience [15], le retour sur soi ou la remise en question de ses représentations [16].

18 On peut penser que, ce faisant, ces adultes en devenir, sans intégrer un « art de vivre », se prépareraient sereinement et simplement à vivre parmi les autres en s’imprégnant des principes d’altérité ou d’altruisme.

Quelque part, il s’agit d’un pari culturel et sociétal qui devrait ensuite trouver son écho dans les différentes composantes de nos vies.

19

L’idée serait donc, à la suite, d’encourager cette croissance d’un esprit ouvert et positivement critique lors de son évolution dans les structures d’enseignement (collège, lycée, université…), puis dans toutes les sphères de sa vie d’adulte, citoyen engagé humainement et socialement.

20 On peut imaginer la mise en pratique de la réflexion éthique en entreprise qui, cette fois, pourrait consister à élargir, voire dépasser l’approche qualité et à lui supplanter l’approche éthique [17]. Il s’agit ici d’intégrer, à la réflexion, la dimension de la représentation et du rapport à l’autre. Il s’agit aussi d’intégrer l’éthique comme levier de la qualité de vie au travail : pour la simple raison que l’éthique donne du sens au métier, aux pratiques et au vécu professionnels.

21 On peut également imaginer que les faits de violence, de dopage, de corruption ou de racisme dans le sport ouvrent également une porte au questionnement et à la vigilance éthiques, actuellement portés par des instances trop distantes du « terrain ». Cette dimension pourrait être partie intégrante de la formation et du suivi des sportifs. Actuellement, on apprend davantage à gagner qu’à jouer.

22 On pourrait rétorquer que la morale joue ce rôle de censure entre ce qui serait permis ou interdit, mais c’est bien le caractère « binaire » (bien et mal) de la morale qui questionne ici autant que ses dimensions d’absolu, d’universel et d’impératif [18], le tout impliquant également une forme de conditionnement qui ne questionne pas le sens et renforce l’esprit impérieux de cette technocratie qui essaie de s’imposer.

La transmission de la pratique d’un questionnement éthique devient donc un impératif pour soutenir une intelligence de pensée dans notre relation à l’autre. Elle devient d’autant plus nécessaire pour les praticiens [19] du social (mais aussi ceux du soin ou de l’animation) engagés dans un travail de relation au plus près de la vie de l’autre.

23 Encore trop de collègues en ignorent les fondements ou engagent une certaine confusion dans leur approche du sujet.

24 D’autres encore peuvent se distinguer par des comportements qui démentent des positionnements « théoriques » affirmés. Ici, entre l’éthique affichée et l’éthique pratique incarnée, le décalage est parfois très important : un écart qui, paradoxalement, vient créer une souffrance éthique chez les professionnels et les personnes accompagnées.

IV. L’éthique dans les formations

25 La pratique du questionnement éthique devrait devenir un incontournable de la formation, qu’elle soit initiale, continue ou expérientielle.

Chaque « porteur » d’éthique devrait pouvoir quelque part devenir un « passeur » d’éthique.

26 Cette remarque s’avère particulièrement vraie à tous les niveaux de la chaîne de gouvernance et de dirigeance associative.

27

Par le devoir d’exemplarité dont ils sont porteurs, du fait des responsabilités qu’ils portent, tant au regard de leurs réactions aux politiques qui s’imposent au secteur que de leur engagement aux côtés des professionnels et des personnes accompagnées, les administrateurs d’une association ne devraient pas échapper à ce nécessaire questionnement.
L’implication de l’encadrement institutionnel de proximité dans le questionnement éthique est encore plus indispensable, les cadres intermédiaires éprouvant souvent des logiques contradictoires sur « ce qu’il conviendrait de faire et de bien faire ».

28 Ce n’est pas un principe utopiste qui se développe ici, mais simplement un appel à la volonté de chacun de s’engager sur un chemin différent, en reconsidérant les attendus de l’accompagnement pour une orientation où les chiffres et les statistiques deviendraient secondaires et où le praticien [20] redeviendrait un véritable partenaire de l’action sociale en lieu et place du prestataire qu’il est devenu et de ce fait, une véritable ressource d’accompagnement (sûr, intelligent, approprié…) pour les personnes auxquelles il se consacre.

Conclusion

29 Le CNRDE est une association loi 1901 constituée de représentants d’associations ou fédérations, de représentants d’établissements ou services dont l’objet est l’action sociale, dans l’acception large du terme, incluant la santé, l’éducation, la protection sociale et judiciaire, l’insertion… et de personnes physiques, qualifiées par leur compétence. Le CNRDE a pour objet d’actualiser régulièrement le texte des références déontologiques pour les pratiques sociales, de maintenir un questionnement permanent associant les acteurs de terrain, de concourir à la réflexion sur les évolutions du droit et de favoriser la transmission et l’appropriation des valeurs.

30 Le CNRDE assure également les moyens de fonctionnement du CNADE, instance de réflexion composée de 7 à 9 personnes de compétences plurielles siégeant à titre personnel et bénévole, de manière à garantir l’indépendance de ses avis à l’égard de toute institution publique ou privée. Le CNADE propose un éclairage circonstancié et étayé par une analyse située au carrefour du droit, de la déontologie et de l’éthique. Il peut être saisi par courriel, gratuitement, par tout professionnel ou bénévole intervenant dans une mission d’action sociale.

31 Le CNRDE est membre du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) et du Comité Éthique et déontologie du Travail Social (CEDTS). Il a participé à ce titre à l’élaboration du Livre blanc du travail social, qui sera remis au gouvernement dans les prochains jours.

Pour mieux connaître le CNRDE et le CNADE : http://www.cnrde.org

Date de mise en ligne : 02/02/2024.

Notes

  • [1]
    Klein, T., Petit traité d’éthique et de belle humeur, Liana Lévi, 2004.
  • [2]
    Comité National des Avis Déontologiques et Éthiques.
  • [3]
    Kundera, M., Essai sur l’écriture, Gallimard, 2009.
  • [4]
    Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
  • [5]
    CNRDE, « Des références déontologiques pour les pratiques sociales », 3e édition, 2018.
  • [6]
    Politiques sociales, institution, personnes accompagnées…
  • [7]
    Ce qui peut passer pour un pléonasme, l’éthique étant toujours à la fois situationnelle par nature. Cf. Zask, J., « Situation ou contexte ? Une lecture de Dewey », in Revue internationale de philosophie, n° 245, 2008/3, pp. 313-328.
  • [8]
    Salmon, A. & Laville, J.-L., Pour un travail social indiscipliné : participation des citoyens et révolution des savoirs, Érès, 2022.
  • [9]
    Un nouveau conditionnement, cette fois-ci professionnel.
  • [10]
    Ricœur, P., « La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire », in Revue Esprit, 2001, pp. 245-255.
  • [11]
    Guillebaud, J.-C., Le principe d’humanité, Seuil, 2001
  • [12]
    Arendt, H., La crise de la culture (1954-1968), Folio, 1989.
  • [13]
    Lipman, M., Thinking in Education, Cambridge University Press, 2003.
  • [14]
    Pour John Dewey, l’éducation est essentiellement un processus social, un processus de partage de l’expérience et de retour sur celle-ci : « marcher et se regarder marcher ».
  • [15]
    On retrouve encore l’idée de « l’éthique en situation ».
  • [16]
    Jolibert, B., « Philosopher à l’école primaire ? », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2015/3 (vol. 140), pp. 291-306.
  • [17]
    Finalement, souvent absente des cercles et comités qualité.
  • [18]
    D’après André Comte-Sponville. Dictionnaire philosophique, PUF, Dictionnaires Quadrige, Paris, 2017 (nouvelle édition revue et augmentée)
  • [19]
    Toute personne engagée dans une relation d’aide (professionnel, bénévole, pair-aidant…)
  • [20]
    Les associations, les professionnels, les bénévoles…
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