Couverture de CGES_024

Article de revue

De l'autosuffisance à l'interdépendance

Pages 83 à 110

Notes

  • [1]
    En neuro-psychologie, on appelle « décharge conséquente » la capacité de discriminer si l’on a eu l’initiative du mouvement ou si celui-ci nous a été imposé. C’est le genre de signal qui informe le cerveau que l’action va se produire. Ces signaux sont présents dans le mouvement actif et absents dans le passif. « Nous avons ici un autre mécanisme d’anticipation (feedforward) qui permet à l’individu de différencier ce qu’il est en train de faire de ce que l’on est en train de lui faire. Lorsque le mécanisme de la décharge conséquente fonctionne mal, il se peut que ses fantasmes et ses pensées soient attribués à d’autres, ce qui constitue une forme d’hallucination. » cf David Freides, Troubles du développement : une approche neuro-psychologique, Barcelone 2002.
  • [2]
    Fritz Perls dans The Gestalt Approach de 1973, la dernière œuvre publiée de Perls, très aimée par beaucoup de gestaltistes de langue espagnole, et qui est la référence pour ceux qui défendent l’autosuffisance. Comme j’essaye de montrer avec cette citation, il semblerait qu’ils n’aient pas lu en profondeur leur œuvre de référence.
    figure im2
English version
Qui tombe au sol, se relève grâce à lui.
Proverbe chinois

Avant-propos

1Comme nous le montre le proverbe que je cite en exergue, nous ne sommes jamais seul et n’entreprenons jamais rien seul, même si notre vanité nous le laisse croire. Le présent travail se veut être un éloge de ce que Todorov appelle la vie commune et que moi, j’appellerai interdépendance. Dans ma pratique clinique, j’ai vu les gens avoir honte d’être si faibles d’avoir besoin d’aide. J’ai envie de dire à ces personnes-là en paraphrasant Aristote que seuls les animaux et les dieux peuvent s’auto-suffire. Ou comme disait Bob Merril : les gens qui ont besoin d’autres gens sont les plus chanceux du monde. Dans la 1re partie, je ferai l’éloge de la dépendance nécessaire pour croître et se développer, et je m’appuierai pour cela, entre autres, sur la théorie du self, développée par PHG en 51. Nous trouvons dans Gestalt thérapie :

2« Chaque acte de contact constitue une totalité qui comporte conscience immédiate, réponse motrice et ressenti (une coopération des systèmes sensoriel, musculaire et végétatif), et ce contact se produit à la frontière-surface dans le champ organisme/environnement […] Cela n’aurait aucun sens de définir la personne qui respire sans parler de l’air, le marcheur sans parler du sol et de la gravitation, l’irascible sans parler des obstacles, et ainsi de suite pour toute fonction animale. La définition d’un organisme est la définition d’un champ organisme/environnement »
La notion de frontière-contact nous permettra aussi dans la 2e partie de réfléchir sur la codépendance. Je poserai que cette attitude est peut-être à la base de certaines postures d’aides comme la charité. Dans la 3e partie du propos, j’aborderai la dépendance que nous avons tous envers notre fonction personnalité. C’est ce que j’appellerai dépendance à l’Identité. Et finalement j’aborderai la question de la relation thérapeutique.

Introduction

3En Occident et pendant de nombreuses années, il a existé une théorisation individualiste ou anti-sociale selon laquelle la primauté revenait à l’individu. Ce qui était social était perçu comme limitant la liberté de la personne, et la solitude comme un bien à atteindre. Des auteurs comme Sade et Nietzsche sont des prototypes de cette pensée « moraliste » qui condamne la vie en société et présente la solitude de l’individu comme salutaire, solitude à laquelle parviennent quelques rares élus – les sages. Il en est de même dans la psychologie depuis Freud et la psychanalyse des débuts où le sujet est fondamentalement seul et où « l’instinct » s’oppose à la « réalité extérieure ».

4Face à cette tradition surgit au cours du XXe siècle une anthropologie philosophique dite « intersubjective », représentée par des auteurs comme Martin Buber, Emmanuel Levinas, Jürgen Habermas ou Maurice Merleau-Ponty, dans laquelle le social et l’ « autre » apparaissent comme la définition même du sujet, et non comme ses ennemis. Georges Bataille, qui cependant fait partie de la philosophie individualiste, écrit : « La structure de fait de chaque homme réel ne serait pas concevable si nous l’isolions des liens que d’autres nouèrent avec lui, qu’il noua lui-même avec d’autres. Jamais l’indépendance de l’homme ne cessa d’être mieux qu’une limite apportée à l’interdépendance, sans laquelle aucune vie humaine n’aurait lieu ».

5Dans le domaine de la psychologie, nous trouvons dans la psychanalyse de nouveaux apports face à la tradition individualiste. Ainsi Ferenczi, cité par Todorov,affirme-t-il qu’aussi profond que nous descendions dans l’esprit humain, nous ne trouverons jamais un être isolé, mais seulement des relations avec d’autres êtres ; d’autres auteurs comme A. Balint, M. Balint, M. Klein, D. Fairbain, E. Fromm, K. Horney, H. S. Sullivan, ou Donald Winnicott.Tous ces auteurs ont en commun d’essayer de passer de l’individuel au relationnel. Et évidemment la Gestalt-thérapie, avec l’idée de « contact » et de « frontière-contact », dont le psychique cesse d’être une instance intérieure (l’esprit face au corps et au monde extérieur) pour être conçu comme fonction du champ formé par l’organisme et l’environnement. Dans PHG, nous trouvons que « le contact est la réalité la plus simple et la plus immédiate » et en même temps, il suppose la définition même de ce qui est psychologique, de l’expérience, de la formation d’une figure se détachant sur un fond. Ce processus de formation de formes est un processus dynamique qui advient grâce à la collaboration indissociable de tous les éléments du champ, puisque les situations antérieures de la personne – au travers de la fonction personnalité du self- ainsi que les possibilités de l’environnement, unifiées dans la figure en cours, apportent leur énergie au besoin et à l’activation de l’organisme dans l’ici et maintenant.

6Seul l’impact de l’autre sur moi me rend celui que je crois que je suis.
Gabriel Celaya

1ère partie – Éloge de l’(inter)dépendance

7Ce dont je souhaite réellement faire l’éloge, c’est la dépendance mutuelle des uns par rapport aux autres. Ce que j’appelle l’interdépendance, et qui est définie dans le dictionnaire comme « dépendance réciproque dans une organisation structurée ». La différence fondamentale par rapport aux définitions de la dépendance réside dans le terme « réciproque ». C’est cette caractéristique que je veux souligner car elle contient implicitement la notion d’autonomie, de liberté, d’intimité et d’égalité. C’est un genre de relation dans lequel les membres de la dyade croissent et s’enrichissent par et grâce à cette relation. D’une certaine manière, la théorie de la Gestalt-thérapie fait référence à cette notion d’interdépendance quand il est dit : « le rapport entre organisme humain et environnement n’est, bien entendu, pas seulement physique mais aussi social » […] « notre approche dans ce livre est « unitaire », dans ce sens que nous essayons, de considérer tout problème comme survenant dans un champ social, animal et physique ».

8Nous grandissons et nous apprenons en société, avec nos parents, dans la fratrie, avec les amis du voisinage, ceux du collège, nos professeurs, notre groupe d’appartenance. Isadore From et Michaël V. Miller décrivent cela ainsi : « L’échange -qui a lieu sans cesse entre l’organisme humain et son environnement immédiat dans tous les domaines de la vie- lie mutuellement et inextricablement la personne avec le monde». Le regard du père et de la mère est le premier miroir dans lequel l’enfant se voit. C’est le regard qui me reconnaît, qui me fait exister. Il suppose l’acquisition de la conscience de l’autre (celui qui me regarde) et de moi-même (celui qui est regardé).

9Le besoin de vivre, qui se satisfait par des biens matériels – nourriture et repos- existe, tout comme le besoin d’exister, d’être réconforté, qui se satisfait par le contact avec d’autres êtres humains. L’expérience suivante a été faite avec des souris : une souris sort manger, parcourt le labyrinthe et trouve la nourriture, puis revient à son point de départ ; une deuxième souris suit le même processus, mais elle reçoit de légères décharges électriques pendant son parcours ; une troisième souris est prise dans les mains de l’expérimentateur qui lui donne à manger. Une des trois souris grossit davantage que les deux autres, et une des trois meurt au bout d’un certain temps. Laquelle ? Cette expérience doit être bien connue dans la section des prématurés des hôpitaux, puisque, lorsque c’est possible, le personnel de santé laisse entrer la mère pour qu’elle alimente son bébé, car il a été prouvé que si on joint à l’alimentation le contact avec la mère, le bébé prendra du poids, son développement s’accélérera et il pourra sortir plus tôt de la couveuse. On a donc autant besoin d’alimentation que de reconnaissance, aussi bien pour survivre que pour exister. Comme vous aurez imaginé la souris qui meurt est celle à qui on ne donne que de la nourriture. Celle qui reçoit des décharges électriques sait, d’une certaine manière, qu’elle n’est pas seule.

10Maintenant allons faire un tour vers ces besoins de l’être humain qui le relient à l’autre. Gerschen Kauffman (1989) a développé une série de besoins primaires, qu’il a appelés « besoins interpersonnels fondamentaux ». Je souligne interpersonnels. Les besoins énoncés sont les suivants :

11Besoin de relation. Etablir et maintenir une relation avec une autre personne qui soit mutuellement satisfaisante est un besoin interpersonnel fondamental et indispensable pour la maturation humaine. Et c’est cette réciprocité de plaisir et d’intérêt mutuel qui les assure que la relation est authentique, et leur fait savoir que l’un est privilégié pour l’autre. Les travaux en psychologie du développement, entre autres ceux de Stern, ont démontré que l’enfant avait la capacité innée de répondre à l’adulte.

12Besoin de se toucher et de s’étreindre. Cela fait partie du besoin d’être réconforté. À travers le toucher, s’expriment l’attention, la protection, la tendresse, le toucher donne de la sécurité et constitue la base de la confiance. C’est le besoin de se blottir et de ressentir la protection de l’étreinte d’un adulte. J’ai pu observer des personnes qui prodiguent des étreintes. Là où se trouve le besoin de recevoir, on offre. Et bien évidemment, ce n’est pas la même expérience d’étreindre quelqu’un en étant actif dans l’acte que de se laisser étreindre. Et donc cela ne satisfait pas le même besoin. [1]

13Besoin d’identification. Le regard apparaît à nouveau comme lien. Regarder une autre personne directement dans les yeux, soutenir son regard, est une forme intense de communication. La première expérience d’observation à travers le regard est celle qui a lieu entre le bébé et la mère pendant l’allaitement. Nous nous identifions à ce que nous admirons et cela nous procure une sensation d’appartenance, de communauté avec l’autre. La présence d’une figure d’identification maintient la sécurité intérieure en même temps qu’elle rend un moi encore immature capable de naviguer à travers l’inconnu.

14Ce besoin a été aussi appelé la recherche de reconnaissance par conformité.

15Besoin de différenciation. Le besoin d’appartenance étant assuré, nous nous trouvons, dans notre processus de développement, confrontés à la nécessité de l’individuation. Dans un processus sain, la personne sort de l’identification grâce au questionnement de ce qu’elle avait auparavant adopté de sorte qu’elle peut accepter et assimiler les valeurs auxquelles elle s’identifie et rejeter les autres. De même que dans le point antérieur, nous nous trouvions avec la reconnaissance de conformité, nous nous trouvons ici avec la reconnaissance de différenciation. C’est-à-dire ce qui me donne du courage, me fait sentir fier d’être différent et d’émerger comme singulier.

16Besoin de prendre soin. Cela fait référence au besoin d’aider, de donner et de réconforter les autres. Les enfants expriment déjà ce besoin qui établit de la réciprocité avec l’adulte. Et c’est ainsi que l’enfant offre son « caca » comme cadeau, fait d’autres genres de cadeaux pour préparer un dessert (qui sera peut-être immangeable), veut te coiffer, t’offrir son amour. L’enfant a besoin, en plus de se sentir aimé, ce qui couvrirait le premier besoin exposé auparavant, de savoir que ce qu’il offre, son amour, ses gestes, sont acceptés comme quelque chose de bon.

17Besoin d’affirmation. Cela correspond au besoin d’être admiré et valorisé. C’est un besoin qui perdure toute la vie, cela commence par les parents et se poursuit avec les amis, les professeurs, etc. Loin d’être une déficience, il crée du lien, du respect et de la confiance. De nombreuses personnes se sentent malheureuses parce qu’elles croient n’avoir aucune valeur. Cela ne sert pas à grand-chose que nous le leur fassions remarquer, elles doivent savoir réclamer cela et une bonne manière d’y parvenir, c’est de trouver quelque chose à offrir pour être admiré. Voici un exemple clinique :

18Dans une session de groupe, j’étais en train de réaliser un travail avec une femme, et avant de terminer, je lui demande si elle a besoin de quelque chose de plus de ma part ; elle me répond que je la prenne dans mes bras ; grâce au travail réalisé, je suis parvenu à comprendre que c’est une femme qui se méprise ; elle ne s’aime pas et sa demande vient de quelqu’un qui n’a presque pas le droit de recevoir ; avant de la prendre dans mes bras, je lui demande à quoi cela lui servira et le besoin de contact réconfortant apparaît ; mais avant d’accepter, je lui dis : « Je te prendrai dans les bras si tu me donnes en échange quelque chose qui a de la valeur pour toi » ; un certain temps passe, tous deux debout au milieu du groupe, car, comme il est facile de l’imaginer, elle ne trouvait rien en elle qui ait de la valeur et qu’elle pourrait offrir. Finalement, elle a trouvé quelque chose, elle valorisait son sourire, surtout lorsque ses yeux souriaient et c’est ce qu’elle m’a offert. L’échange a eu lieu à ce moment-là. Quelque temps plus tard, j’ai appris que dans les semaines qui ont suivi l’atelier, cette femme, qui était plutôt obèse et avait des problèmes de boulimie, avait perdu dix kilos.
Besoin de pouvoir. Ce besoin correspond à notre définition de la créativité, lorsque nous parlons d’ajustement créateur, car le besoin de pouvoir, loin de vouloir dire abus de force ou autorité, est défini par Kauffman comme « besoin d’être capable d’influer sur notre environnement, d’avoir un impact, d’être écouté. »
Voilà pour les besoins cités par Kauffman qui, comme nous le voyons, impliquent un environnement et se donnent en relation avec de l’« autre ». Mais Perls le dit également plus tard : « Aucun individu n’est autosuffisant […]. L’individu fait partie, inévitablement, à tout moment, d’un champ quelconque. Plus loin, il écrit que la maturité consiste à passer de l’appui environnemental à l’auto-appui. Cette phrase a souvent été mal interprétée, puisque certains l’ont comprise comme voulant dire d’arriver à faire soi-même et pour soi-même, sans avoir à dépendre des autres. En réalité, Perls ne fait rien d’autre que nous offrir la définition, que nous connaissons, de la maturité, c’est-à-dire l’acquisition de l’autonomie.
Par conséquent, savoir se débrouiller là où auparavant nous ne le savions pas, et savoir défendre notre opinion et nos valeurs, n’est pas la même chose que s’isoler du monde. Et bien évidemment l’auto-soutien n’est pas la même chose que l’autosuffisance, même si à un moment donné de la Gestaltthérapie, cela a été confondu.

2e partie – La codépendance

19Dans ce paragraphe, je me référerai aux attitudes d’attention envers les autres qui ont dérivé en dépendance et en addiction. Car si, comme nous l’avons vu plus haut, le besoin d’aider est un besoin élémentaire, en tant que tel, il essaie d’établir une relation de réciprocité, une certaine égalité. Mais les attitudes codépendantes, ou certaines attitudes caritatives, ont besoin, pour leur maintien et leur justification, que l’inégalité et la dépendance se maintiennent.

20Au niveau des relations personnelles et affectives, nous parlerons des personnalités codépendantes. Nous trouvons dans Wikipédia, la définition suivante de la codépendance : « Condition psychologique dans laquelle quelqu’un manifeste une préoccupation excessive et souvent inappropriée pour les difficultés de quelqu’un d’autre ». Comme on peut le voir, la codépendance est différente de l’interdépendance et la nie, car cette dernière est basée sur une relation d’égalité, d’intimité et de réciprocité. Alors que la codépendance requiert un déséquilibre dans la relation, et exige un aidant et un aidé, sans alternance. Il n’y a donc ni intimité, ni égalité, ni réciprocité.

21Les personnalités codépendantes présentent des caractéristiques similaires parmi lesquelles : la nécessité de tout contrôler, la méfiance, le perfectionnisme, l’hyperprotection, l’hypervigilance et cela de manière obsessionnelle - disqualifiant l’autre par cette attitude –, ainsi qu’une faible estime de soi qui se voit améliorée par le fait de se sentir utile à l’autre. Lorsque la relation échoue, la personne codépendante peut présenter des symptômes tels que phobie sociale, crise d’anxiété ou de panique, dépression.

22Mon hypothèse est que les attitudes codépendantes, de même que certaines attitudes d’aide, sont des tentatives de dépasser l’expérience du manque de reconnaissance. C’est-àdire qu’à un certain moment, elles ont été des ajustements créateurs. Todorov mentionne différentes modalités palliatives. Je me concentrerai sur trois d’entre elles : la fusion, l’orgueil et les attitudes caritatives.

23La fusion, sentiment de symbiose dans lequel disparaît ce qui est consubstantiel à l’existence humaine, le sentiment d’incomplétude qui tend vers l’autre. Dans la confluence, l’autre est transformé en objet, il n’est plus un sujet et il est menacé d’absorption. Isolement et fusion sont opposés, mais sont identiques dans leur radicalité. Dans la fusion, il n’y a pas de contact, de fait nous disons en Gestalt-thérapie que la confluence est l’opposé du contact car la frontière-contact a disparu.

24Une autre modalité est l’orgueil, dans le sens où j’ôte subtilement aux autres la capacité de me sanctionner. L’orgueilleux, lui, méprise les autres, il ne s’abaisse pas à les considérer. Il peut apparaître comme modeste, exigeant avec luimême. Il s’approche de « l’être autosuffisant », car pour ne pas dépendre des autres et ainsi admettre son incomplétude, il cherche à savoir tout faire par lui-même, il est aussi adroit physiquement que mentalement, il sait prendre soin de lui. Sa volonté d’autonomie le préserve même de la maladie, qui est une dépendance. tre à ses côtés est beaucoup plus insupportable qu’être face à un vaniteux, car on ressent l’impuissance générée par le sentiment d’être inutile.

25Certaines attitudes caritatives pourraient appartenir à la forme de l’auto-sanction de l’individu orgueilleux. La personne offre son temps, son argent, ses forces, sans demander de contrepartie. Les autres (malades, pauvres, en danger) sont ceux qui ont besoin d’aide. Ce comportement n’est évidemment pas aussi altruiste qu’il le paraît, car il existe une sanction indirecte, c’est l’admiration pour le dévouement donné. Je fais l’hypothèse que dans la charité comme dépendance, plus que de la gratitude, c’est l’endettement qui est recherché, car la gratitude est un échange sain pour ce qui a été reçu. De plus, la personne caritative simplifie la situation : l’autre est vu comme quelqu’un qui a besoin de recevoir, mais à qui l’on retire le besoin de donner qui ferait que cet autre se sentirait nécessaire. La charité systématique n’autorise pas la réciprocité.

26Un autre avantage de l’aide est qu’en s’occupant des besoins des autres, on oublie ses propres besoins. Je pense donc aux autres pour ne pas penser à moi-même. Ainsi je m’arrange pour qu’il y ait toujours quelqu’un en pire état que moi, qui soit dans un plus grand besoin que moi.
Une autre modalité est la « victimisation ». Mais dans d’autres cas, il ne s’agit pas tant d’être victime que d’assumer son statut. Todorov, comme Bruckner, dans les œuvres déjà citées, évoque la guerre yougoslave où les atrocités commises sont justifiées par les atrocités subies. Le bourreau se légitime en se transformant en victime. La victime ne cherche pas tant à réaliser ses désirs qu’à les exiger. Nous ne pouvons pas offrir de la reconnaissance aux gens qui se sentent méprisables, car ainsi nous détruisons leur monde. Nous mettons en danger leur identité. Pascal Bruckner se montre plus tranchant quand il écrit :
« J’appelle innocence cette maladie de l’individualisme qui consiste à essayer d’échapper aux conséquences de nos propres actions, à cette tentative de jouir des bénéfices de la liberté sans souffrir aucun de ses inconvénients. Elle se déploie dans deux directions, l’infantilisme et la victimisation. Dans la première direction, il faut comprendre l’innocence comme une parodie de l’insouciance et de l’ignorance des années de jeunesse ; elle culmine dans la figure de l’immature perpétuel (celui qui exige de la sécurité en même temps qu’il réclame sans cesse d’être rempli). Dans la deuxième direction, l’innocence est synonyme d’angélisme, elle indique le manque de culpabilité, l’incapacité à commettre le mal et s’incarne dans la figure du martyre auto-proclamé. »

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27Nous devons savoir que la plainte fait partie du rôle de la victime. Donc entendre quelqu’un se plaindre ne veut pas nécessairement dire qu’il veuille être aidé ou qu’il veuille changer de situation. La plainte comporte normalement de la résignation, à la différence de la protestation qui tend à provoquer un changement. Bruckner, faisant allusion à la prolifération d’aides et d’aidants anonymes et célèbres, dit : « On court le risque de chercher des indigents non pas pour les aider, mais pour émerger grâce à eux, pour finir de polir sa propre image, pour goûter aux délices de la bienfaisance proclamée aux quatre vents. Je suis bon et je veux que cela se sache. Les malheureux ne cherchent plus une main charitable, c’est le bienfaiteur impatient qui réclame une victime à aider. »

28La personne codépendante a construit son existence de telle sorte qu’elle a maintenant peur de l’intimité, de l’engagement, des relations d’égalité, c’est pourquoi elle recherche des personnes ayant une auto-estime encore plus faible que la sienne. La pathologie extrême des personnalités codépendantes est le syndrome de Münchhausen, dans lequel la personne affectée a non seulement besoin de personnes qui dépendent d’elle, mais est également capable de rendre malade son partenaire ou son enfant pour avoir à s’en occuper.

Être libre signifie en premier lieu jouir des liens d’affection et de réciprocité qui nous unissent à nos semblables et qui font que nous sommes des personnes avec des liens, des personnes pleines. tre sujet signifie aussi être soumis à l’autre, ne jamais se considérer débarrassé de lui, entrer dans ce réseau de dons, d’échanges, d’obligations que constitue le commerce humain.
Pascal Bruckner

3e partie – La dépendance de l’identité

29Avoir une identité est très utile. Comme copie verbale du self, la fonction personnalité est chargée d’énoncer cette identité dans une réponse à la question qui es-tu ? Mais en répondant et en donnant une série de qualificatifs que nous estimons pouvoir nous décrire, d’autres aspects possibles sont implicitement niés. En disant « je suis…», nous donnons également à entendre « je ne suis pas…», selon des valeurs apprises, par rapport à, par exemple, ce que sont les bons et les mauvais sentiments. La fonction personnalité parle de la représentation que j’ai de moi et des autres, elle parle de mes expériences vécues, que celles-ci aient été assimilées ou non. Mais elle inclut aussi les croyances sur ce que sont les choses. Si c’est une fonction flexible, elle est d’une énorme utilité pour le fonctionnement sain du self, mais à cause des loyautés, elle devient parfois rigide et n’accepte pas facilement le questionnement. Nous allons essayer de défaire certaines de ces croyances à propos de l’autosuffisance.

Auto-soutien n’est pas autosuffisance

30Revenons à la confusion de l’auto-soutien avec l’autosuffisance et pour cela, je reprendrai les paroles de Perls lui-même : « L’auto-soutien est différent de l’autosuffisance. Lorsque le patient termine sa thérapie, il n’aura pas perdu le besoin des autres personnes. Au contraire, il trouvera pour la première fois des satisfactions dans son contact avec les autres ». [2]

31Dans l’œuvre de Perls que j’ai citée, les diverses occurrences du concept d’auto-soutien rejoignent le concept d’ajustement créateur. Il fait toujours référence au champ organisme/environnement et à la prise de conscience par la personne de ses besoins dans un champ donné, et des moyens qu’elle a à sa portée pour répondre à la situation. L’autosoutien n’a donc pas de rapport avec le soutien à soi-même (contrairement à ce qu’une mauvaise traduction de l’anglais self-support pourrait laisser entendre). Laura Perls a contribué à la confusion en utilisant l’auto-soutien pour désigner l’aide que l’on peut obtenir de son propre corps : muscles, squelette, position corporelle, manière de respirer, de marcher, de s’asseoir, etc. Mais encourager l’auto-soutien signifie encourager les ressources chez le patient. Les questions du genre que désires-tu ?, que veux-tu faire ?, loin d’être des questions qui tendent vers l’égotisme sont des questions destinées à faciliter la prise de conscience des besoins et des ressources dans une situation donnée.
Fritz Perls à d’autres moments, surtout quand il définit la confluence comme relation fusionnelle au lieu de la définir comme non conscience de, introduit de la confusion. Gary Yontef l’explique ainsi : « L’auto-soutien a été défini de telle sorte qu’on le confondait avec l’autosuffisance et impliquait une attitude ouvertement négative face à tout indice de confluence. L’importance de l’interdépendance et de la coopération dans un fonctionnement normal et sain (les italiques sont de moi, XTS) était obscurcie. Cette confusion peut avoir été induite par le refus de Perls et d’autres thérapeutes gestaltistes, de leur propre interdépendance. »

Savoir demander n’est pas une faiblesse

32Je m’aperçois souvent que les personnes qui défendent l’autosuffisance ne savent pas demander. Normalement, les personnes, qui ne demandent pas explicitement ce dont elles ont besoin, justifient leur position de différentes manières. L’une d’elles est de penser que si je demande quelque chose, ce que j’obtiens n’a pas de valeur parce que je l’ai demandé. Nous attendons que l’autre devine notre désir, alors qu’en réalité en demandant ouvertement, nous libérons l’autre, parce qu’il a alors la liberté de répondre affirmativement ou négativement, ou de demander davantage d’informations pour prendre une décision maintenant ou ultérieurement. Derrière les rationalisations utilisées pour ne pas demander, se tient le sentiment de honte qui accompagne le fait de nous montrer à l’autre, le fait de mettre à nu notre intimité et de dévoiler notre désir.

33Un autre argument utilisé pour ne pas demander consiste à concevoir la demande comme un signe de faiblesse. L’image des indigents de nos villes, des mendiants aux feux rouges, œuvre comme une représentation puissante de ce à quoi nous ne voulons pas nous identifier : « Je suis meilleur qu’eux », « Ce sont des ratés et pas moi », « Les gens matures et intégrés n’ont pas besoin des autres ».

34Pour moi, en complète opposition avec les présuppositions précédentes, savoir demander est un don qui implique de la confiance, de la force et de la maturité. Lorsqu’il y a sécurité et confiance dans le champ organisme/environnement, la rétroflexion n’est pas nécessaire.

35Savoir demander est une offrande à l’autre : cela suppose offrir dans le sens de faire cadeau de mon besoin, de mon désir à l’autre. C’est une posture de maturité dans laquelle la personne peut sortir de la toute-puissance pour passer à une relation de réciprocité, d’égalité. Avec une demande explicite, je transmets à l’autre que celui-ci est « important pour moi », et que non seulement il mérite ma demande, mais aussi qu’il est celui que j’ai choisi parce que je le considère capable d’y répondre. Todorov définit l’alternance ainsi : « La demande même que tu m’adresses, à savoir de te reconnaître dans ton existence, m’apporte la confirmation de la mienne : je suis reconnu comme celui dont tu as besoin. Et de ton côté, ma demande de reconnaissance ne t’exaspère pas, au contraire, elle t’accorde même un statut exceptionnel puisque tu es le seul (la seule) à pouvoir me l’accorder. La coopération est plus profitable à chacun des deux partenaires que n’auraient pu l’être leurs égoïsmes parallèles ; contrairement à ce qu’affirment les partisans de la psychologie individualiste, le sujet trouve son profit dans l’existence d’autrui, non dans sa suppression : en le faisant exister, j’assure ma propre existence ».
Dans la clinique, cette problématique à propos de la demande apparaît décrite comme une variante de la rétroflexion. Parfois, quand nous ne savons pas demander, nous émettons une plainte qui est une demande cachée et manipulatrice, ou bien nous exprimons une demande ambiguë. Dans les deux cas, nous espérons que les « sauveurs » qui nous entourent sauront entendre et feront l’effort de nous satisfaire.
Maintenant, je me focaliserai sur deux types principaux des perturbations du moi, celles qui sont apparues le plus fréquemment au cours du présent travail : la rétroflexion et l’égotisme. Ce dernier est une réaction quasi-phobique face à l’angoisse provoquée par la confluence (saine) et l’introjection – comprise comme mécanisme qui conduit à l’apprentissage. Dans ce cas, on n’accepte pas facilement la nourriture extérieure. Nous le savons tous, n’importe quelle proposition du thérapeute reçoit une réponse du genre « Je sais déjà ce que tu vas me dire, ce n’est pas nouveau pour moi ». Mais nous rencontrons souvent des personnes qui ont peur de l’engagement, de la rencontre, qui ont peur de reconnaître leurs limitations, leurs besoins de l’autre, leurs responsabilités vis-àvis des autres et de l’environnement.

Co-existence versus égocentrisme

36Nous avons de nouveau ici une dichotomie étayée par des années de tradition, y compris de tradition psychologique, une dichotomie similaire à celle de l’altruisme opposé à l’égoïsme. Mais des recherches récentes en psychologie sociale remettent en question la posture altruiste, car dans le fond de tout comportement dit altruiste se trouve la recherche d’un certain type de récompense.

37Comme je l’ai exposé tout au long de ce travail, je préfère penser à la communauté et à la co-existence comme des indicateurs de maturité, et qui ne sont pas opposés à un certain degré de solitude ou d’isolement. Pascal Bruckner parle ainsi de la co-existence :

38« Rendre fort l’individu, c’est le relier et non pas l’isoler, c’est lui montrer de nouveau le sens de la dette, c’est-à-dire de la responsabilité, c’est le réinsérer dans divers réseaux, dans diverses loyautés qui font de lui un fragment d’un ensemble plus vaste, c’est l’ouvrir et ne pas le limiter à lui-même. (…) Au lieu de confronter le particulier à la société dans un combat stérile, il faut les penser en termes d’antinomies, d’oppositions fécondes car ils s’engendrent l’un l’autre. »

39L’organisme a besoin de l’environnement pour se préserver et croître. Dans l’égotisme sain, la personne veut s’assurer, avant de fusionner avec l’objet, qu’elle a bien choisi et que les possibilités du fond sont épuisées. Elle veut s’assurer qu’elle a fait le meilleur choix possible. L’attitude visible sera un certain retrait, une prise de distance, une lenteur, mais elle ne refusera pas l’engagement vers lequel elle tendra lorsqu’elle se sentira sûre de son choix. C’est une attitude consciente, délibérée et choisie, avant de se laisser momentanément aller à la fusion avec l’autre.

40Dans l’égotisme névrotique, la personne construit une tour d’ivoire au lieu d’un pont. La personne égotiste essaie d’éviter les surprises, l’imprévisible et le meilleur moyen d’y parvenir est d’avoir le contrôle sur tout et sur tous. L’égotiste évite les surprises de l’environnement en cherchant à s’isoler lui-même comme unique réalité : il le fait en prenant le contrôle de l’environnement et en se l’appropriant. L’égotiste cherche à n’avoir besoin de personne, pour cela il doit avoir des notions sur tout, acquérir le plus de connaissances techniques possibles grâce auxquelles il atténue l’impact novateur de l’environnement, en le transformant en quelque chose qui lui est accessible et qui est dépourvu de surprise. Mais il est évident qu’un tel environnement ne peut nourrir le présent ni guérir la blessure antérieure. Dans l’égotisme, l’organisme est complètement isolé de l’environnement. Alors que la personne égotiste se sent forte et consciente de tout, le self qui, comme nous l’avons dit, est l’ajustement créateur, le contact avec la nouveauté et l’excitation, se sent vide, sans aucun besoin ni intérêt.

41La rétroflexion est une autre manière de nier l’impact de l’environnement. Souvenons-nous que dans la rétroflexion saine, la personne avant de se diriger vers l’environnement s’assure que les conditions de sécurité dans le champ pour aller vers et prendre ou bien aller vers et transformer sont réunies et qu’il n’y a pas de danger. Souvenons-nous que la rétroflexion comme modalité du contact libre et sain, consiste à retenir l’action, prendre le temps pour reconsidérer l’approche, vérifier que les conditions existent en soi et dans l’environnement pour cette approche. S’il n’en est pas ainsi, il n’y aura pas de rencontre ou plutôt la rencontre sera repoussée à une meilleure occasion, puisque la personne ne renonce pas à la rencontre transformatrice avec l’environnement. C’est suspendre la rencontre actuellement pour la réaliser ultérieurement.

42Lorsque cette attitude n’est pas accompagnée de la fonction ego, la personne se prend elle-même comme environnement, car c’est ce qu’elle peut contrôler le plus facilement-, cherche des succédanés sûrs d’environnement (déflexion) ou, donne aux autres ce qu’elle désire recevoir et n’ose pas demander (proflexion).

43La fonction personnalité est le résultat des expériences vécues, qu’elles aient été assimilées ou pas. « Lorsqu’on est en contact avec le besoin et les circonstances, il est immédiatement évident que la réalité n’est ni inflexible, ni inaltérable mais au contraire est prête à être recréée. » Mais comme l’évoque Kelly, le changement signifie la mort psychologique, c’est-à-dire la perte de l’invariant organisationnel, l’identité. Et Maturana dit à propos de la difficulté de changer que la vie consiste en la conservation de l’identité.

44En outre la fonction personnalité, lorsqu’elle est flexible, nous aide à nous comprendre, elle remplit une fonction d’orientation et nuance la fonction ça. C’est une part de l’ajustement. C’est elle qui garantit la permanence des coutumes, des habitudes, la moralité nécessaire, l’appartenance… Cela ferait partie de ce qu’en psychobiologie on appelle besoin adaptatif élémentaire, car cela permet de reconnaître une situation et d’anticiper une réponse, sans que nous ayons à repartir de zéro. C’est pourquoi lorsque nous disons qu’une personne saine ne doit pas avoir de personnalité, nous parlons de la Personnalité comme caractère. Car la personnalité comme fonction empêche que nous agissions comme des êtres lobotomisés. L’écrivain portugais Joao Cardoso Pires, victime d’une attaque cérébrale à laquelle il a survécu, raconte son histoire comme malade. Avec la perte de l’identité, dit-il, « je me suis senti dépossédé de mes relations avec le monde et avec moi-même. » Plus loin, il affirme que « sans mémoire s’évanouit le présent, qui est simultanément déjà passé mort. La vie antérieure est perdue… et la vie intérieure aussi bien sûr, parce que sans référence au passé, les affections et liens sentimentaux meurent (…) parce que la mémoire, comme je l’ai appris par moi-même, est indispensable non seulement pour pouvoir mesurer le temps mais aussi pour le percevoir. » L’expérience à partir des lésions produites par l’attaque cérébrale revient à ne pas avoir de fonction personnalité qui assure la mémoire et la continuité de nos vécus. Pires écrit, « lorsque tu as perdu le sommeil et la certitude, tu es devenu désordre, tu es devenu nuage ».
La fonction personnalité est un fond qui enrichit l’émergence de la figure et sa formation et qui nous permet de faire des choix. Mais si nous sommes dépendant de la Personnalité, alors nous restons fixé dans la représentation, nous perdons de la flexibilité dans nos ajustements.

Maintenant je sais que la terre qui soutient mes pieds aurait besoin pour ne pas trembler que d’autres que moi la foulent contre l’illusion optique, l’insomnie, le fantasme, le délire, le problème d’audition… le rempart le plus sûr est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, mon dieu, quelqu’un !
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

4e partie – À propos de la relation thérapeutique

45Notre orientation aborde la relation thérapeutique comme une réalité dans laquelle le patient et le thérapeute vont, grâce à la présence de l’autre, déployer leur modalité de contacter le monde. Nous n’aurons donc pas besoin d’inférences, ou le moins possible, si nous sommes attentifs au développement du processus en cours, c’est-à-dire pas seulement attentif au patient mais aussi à la situation qui bien évidemment nous inclut tous deux : le ça devient le ça de la situation et la fonction personnalité, la fonction de la situation également.

46Le fait de venir en thérapie suppose pour le patient d’assumer un échec, la reconnaissance d’une sorte d’incapacité. Mais depuis le point de vue de l’interdépendance cela suppose de reconnaître, peut-être pour la première fois, que j’ai besoin des autres dans ma vie. C’est-à-dire un renoncement, pas très conscient, à l’autosuffisance ou à la toute-puissance. « Le patient sollicite de l’aide parce qu’il ne peut pas s’aider lui-même ».

47La célèbre expression natura sana non medicus a été utilisée pour dire que nous ne devons pas résoudre les problèmes des gens car nous les rendrions faibles et dépendants, et que le patient doit être capable à la fin d’une bonne thérapie de se débrouiller tout seul. Et dans cette expression « tout seul », nous avons introduit « sans les autres », contribuant au développement de l’égotisme comme névrose thérapeutique. Mais dans le PHG, la phrase se poursuit avec « la guérison peut seulement venir de soi (dans l’environnement) ». Ces derniers mots sont souvent supprimés de la phrase, laquelle se poursuit dans le paragraphe suivant de cette manière : « Le self se découvre et se réalise seulement dans l’environnement.

48Cependant, nous nous retrouvons parfois à la fin de la thérapie avec quelqu’un qui faisant un mauvais usage de la thérapie, ou peut-être à cause d’une mauvaise thérapie (individualiste), répond à n’importe quelle demande avec des Moi, j’ai besoin… Moi, je ne peux pas t’aider… Respecte-moi… On lui a tellement dit en thérapie : D’accord, c’est ça que veulent tes parents, mais Toi qu’est-ce que tu veux, de quoi as-Tu besoin… D’accord, mais Toi, qu’est-ce que Tu désires, qu’est-ce que Tu veux faire ? qu’elle a oublié qu’il s’agit d’un « désir dans une situation donnée ». Peut-être que ce patient et son thérapeute, au cours du travail sur la prise de conscience du besoin ou du désir, ont-ils oublié la prémisse mentionnée plus haut qu’il n’existe pas une seule activité qui ne soit pas fonction du champ organisme/environnement. Dans ce genre de situation, la fonction ego est déconnectée de la fonction personnalité et des possibilités de l’environnement. Nous savons que la fonction ego choisit en tenant compte de trois types d’informations : celles que lui fournit la fonction ça, associées à celles de la fonction personnalité ainsi qu’aux possibilités de l’environnement. L’égotiste tendra à isoler la fonction personnalité et l’autre (l’environnement) pour pouvoir décider (c’est du moins ce qu’il croit) sans être « influencé par les autres ». En exagérant beaucoup, nous sommes en train de fabriquer un psychopathe.

49Notre théorisation nous fournit un puissant instrument de travail en nous centrant sur l’ici et le maintenant de la rencontre présente, dans laquelle le patient et le thérapeute se voient affectés et transformés ou susceptibles de l’être par cette rencontre. Jean-Marie Robine nous dit :

50« Il est de bon sens et d’expérience commune que de reconnaître qu’autrui m’affecte dès que je suis en sa présence. Il m’affecte, c’est-à-dire me donne à ressentir, à imaginer, à penser, à inférer, à éprouver corporellement et émotionnellement…Même ma neutralité, si neutralité il y a, ou mon indifférence, ne sont pas le pur produit de ma volonté ou de mes choix. Mon éprouvé est lien. Il est lié à mon intentionnalité, certes, mais aussi à la présence de l’autre et à sa propre visée. »

51Si le patient nous dit J’ai peur ou bien Je suis confus ou Mon ulcère me fait souffrir, depuis le paradigme individualiste, nous chercherons les peurs, les situations passées, mais nous pouvons aussi le rendre responsable de ses maux en lui demandant de changer ses expressions par des inductions telles que Je me fais peur, Je me rends confus, Je suis douleur d’estomac ou Je me fais mal à l’estomac. Depuis le paradigme de champ, nous pouvons lui suggérer d’explorer de quelle manière je, thérapeute, m’y prends pour provoquer de la peur en lui, de la confusion, du mal à l’estomac au moment présent ou de quelle manière il ne reçoit pas de moi le soutien nécessaire. Et d’autres variations possibles qui m’incluent dans son symptôme. La réponse la plus immédiate sera que nous n’avons rien à voir (ce qui est une manière de nier la relation existante entre l’autre et ce qui advient dans l’organisme), mais si nous insistons, nous contribuerons à ce que le symptôme se mette en relation avec… parce qu’il est certain que le mal à l’estomac, la peur, la confusion, bref le symptôme, c’est le patient qui les porte, et qui les vit comme des caractéristiques siennes. Mais il en est ainsi, car il a oublié qu’il a appréhendé ces caractéristiques comme résultat d’ajustements créateurs dans une interaction signifiante. Et si la maladie a quelque chose de bon, comme la douleur et la souffrance c’est qu’elles demandent « de concéder à la menace tous les pouvoirs à notre disposition ». Car « la souffrance émotionnelle sert à isoler le problème puisqu’en travaillant et en élaborant le conflit, le self peut croître dans le champ de l’existant ». Pedro est un patient qui, au beau milieu d’une séance, se tord de douleur en même temps qu’il se porte les mains au ventre. Quand je lui demande ce qui lui arrive, il me dit :

52P. – Rien, c’est mon ulcère qui me gêne.

53X. – Que s’est-il passé entre toi et moi pour que ton ulcère se réveille ?

54P. – Entre toi et moi, rien. Ça fait des années que j’ai un ulcère, tu sais, une mauvaise alimentation, la cigarette, le café et bien sûr le stress

55X. – Tu avais mal avant de venir

56P. – Non, avant je n’avais pas mal.

57X. – Et pendant que tu étais dans la salle d’attente ?

58P. – Non plus.

59X. – C’est-à-dire que tu t’es aperçu de la douleur ici, pendant la séance ?

60P. – Oui, c’est ça. J’ai commencé à ressentir une douleur, il y a un moment.

61X. – Je veux te le demander de nouveau : Qu’est-ce que j’ai dit, ou pas dit, il y a un moment ? Qu’est-ce que j’ai fait, ou pas fait, depuis un moment pour que cela provoque une brûlure à l’intérieur de toi et que ta réponse devant moi soit le mal à l’estomac ?

62(non sans une certaine difficulté, Pedro peut avancer, avec quelques doutes, que l’humour que j’ai introduit quand il me parlait de sa partenaire et de la famille de sa femme, l’a irrité.

63P.- (L’air fâché et attristé) J’ai ressenti que tu te moquais de ma famille et que tu ne prenais pas au sérieux mes difficultés. J’ai parfois l’impression que tu fais tout bien et que comme les autres, tu n’es pas aussi faible que moi.

64X.- ( ému, honteux et avec un nœud dans la gorge, je réponds et présente mes excuses) Pardonne-moi de t’avoir rendu honteux, j’en ressens de la honte à mon tour. Ce n’était pas mon intention de dévaluer ta souffrance, c’était seulement pour introduire une touche d’humour en elle. Mais je te remercie de me le dire, car ainsi je me rends davantage compte de l’importance que cela a pour toi…

65Ceci est un exemple parmi de nombreux autres, de comment dans l’ici et maintenant de la relation thérapeutique, le contexte relationnel du symptôme se recrée. Éprouver de la douleur, c’est l’éprouver avec quelqu’un qui est devant moi. En d’autres occasions, nous devrons affronter, en tant que thérapeutes, la colère ou la déception de l’autre, et nous devrons co-construire le pont qui nous aidera nous, patient et thérapeute, à nous trouver. Parce que, plus concrètement à propos de la colère, la personne peut considérer, à tort ou à raison, que son environnement n’est pas capable de recevoir des critiques. Une étudiante de la formation disait après un week-end :

66Je me souviens de cette phrase que Ximo m’a adressée en mai 2005: « Tu peux me détruire par ce que tu peux me dire, peut-être que je n’aimerais pas ça, mais je suis prêt à entendre et je sais que je me reconstruirai plus sage, différent. Et ce sera bien pour moi, pour toi, pour la relation, car nous aurons tous changé. Car ce que tu vois toi comme destruction, je le vois moi comme déconstruction. Pour que quelque chose de nouveau surgisse, quelque chose d’ancien doit laisser sa place. Et de toute façon, tu as le droit de t’exprimer et moi, le devoir de te reconnaître. » Je crois que je n’oublierai jamais cette phrase. Je crois aussi que j’ai fait l’expérience de ce qu’elle signifie pendant et après cette session.

67Agir en rendant prématurément responsable le patient de sa distorsion des choses, pour qu’il prenne la responsabilité de ses actes, peut aller dans le même paradigme intrapsychique que d’autres approches, puisque l’influence de l’environnement est oubliée.

68On dit que Perls avait peur de l’engagement, de la relation. Mon hypothèse est qu’en développant sa théorie à partir de l’introjection, qui constituait pour lui la perturbation par excellence, il s’est vu poussé par sa propre théorisation à adopter une attitude réactive contre tout ce qui vient de l’environnement, considérant l’influence sociale comme pernicieuse. Gordon Wheeler écrit :

69« Perls considère l’organisme (…) comme fondamentalement séparé de l’environnement ; il considère la santé en termes d’indépendance rigide et réactive face aux autres ; et ainsi, naturellement, il tendra vers une analyse de l’expérience comme épisodique et résultant d’une série d’impulsions -au lieu de la percevoir comme intégrée-, en focalisant seulement sur la figure -et non sur la dialectique figure/fond. »
Certains thérapeutes des années 60 aux Etats-Unis, et des années 80 en Espagne, favorisaient la prise de conscience des impulsions, leur expression et leur mise en acte, comme exemples de maturité ; ils défendaient un type de spontanéité où la seule chose qui valait était son propre désir, sans tenir compte ni du contexte, ni de la relation, ni des autres. Pour que parvienne à s’exprimer ce qu’eux-mêmes appelaient l’«être authentique ». « Abandonne ton esprit, laisse-toi porter par tes sentiments » était l’un de leurs slogans. Ces thérapeutes, dans leur élan de confrontations, peuvent être agressifs, générer de la honte et ridiculiser le patient.
Tandis que Perls, et les thérapeutes qui ont appris de lui, considèrent l’interdépendance comme une faiblesse et sont réactifs face à la relation, Kurt Lewin, cité par Wheeler, écrit ceci : « Nous avons tous besoin de l’aide continuelle les uns des autres. Ce type d’interdépendance est le plus grand défi à la maturité du fonctionnement de l’individu et du groupe. » Il dit à propos de l’autosuffisance : «…l’homme fait par lui-même…, autosuffisant…, est une image aussi tragique que la dépendance à l’initiative destructrice d’un despote bienveillant. »
Dans la thérapie, je revendique la possibilité d’être affecté par l’autre personne, qui, entre autres choses, me rapproche de la compréhension de son expérience. Le contraire serait nier l’expérience, nier le contact. Nier l’autre ou me nier moimême dans cette relation. Dans tous les cas, sous-estimer l’expérience avec l’autre, c’est non seulement nier l’interdépendance, mais cela suppose aussi d’éviter l’un des plus grands dons de l’être humain, les sentiments.
Intervention présentée au Xe Congrès International de Gestalt-thérapie, Villa Giardino – Cordoba - Argentine, en Mai 2007

Bibliographie

Bibliographie

  • B.C.L. Diccionario de psicología Larousse. RBA Ed. Barcelona 2003 Bruckner, Pascal, La tentación de la inocencia.. Edit. Anagrama, Barcelona 1996 ( La tentation de l’innocence, Grasset 1995)
  • Cardoso Pires, Joao, De profundis, Libros del Asteroide. Barcelona1997
  • Doval, Gregorio, Diccionario general de citas, Ediciones del Prado. Madrid 1994
  • Freides, David, Trastornos del desarrollo : un acercamiento neuropsicológico, Barcelona 2002
  • Kaufman, Gershen Psicologia de la vergüenza, Ed. Herder. Barcelona1994
  • Merani, Alberto L. Diccionario de psicologia,1982
  • Perls, Fritz, El enfoque guestáltico. Testimonios de terapia. Ed. Cuatro Vientos, Sant de Chile. 1976 (The gestalt approach & Eye Witness to therapy. Science & Behavior Books 1973)
  • Perls, Hefferline, Goodman, Terapia Gestalt : excitación y crecimiento de la personalidad humana. Madrid. Sociedad de Cultura Valle-Inclán, Colección “Los Libros del CTP” 2002. (Gestalt thérapie, L’exprimerie 2001)
  • Robine, Jean-Marie, Contacto y relación en psicoterapia. Cuatro Vientos, Sant. de Chile. 1999 (Gestalt-thérapie. La construction du soi, Harmattan. Paris 1998)Robine, Jean-Marie, Manifestarse gracias al otro. Madrid. Los libros del CTP-11.2006 (S’apparaître à l’occasion d’un autre, Exprimerie 2006) Todorov, Tzvetan, La vida en común. Ensayo de antropología gene ral. Taurus, Madrid. 1995 (La vie commune, Essai d’anthropologie générale, Seuil 1995) Tournier, Michel, Viernes o los limbos del Pacífico, Alfaguara. Madrid 1994 (Vendredi, ou les limbes du Pacifique, Le Seuil)
  • Wheeler, Gordon, La Gestalt reconsiderada. Un nuevo enfoque del contacto y de las resistencias, Los Libros del CTP-5, Madrid 2002 (Gestalt reconsidered. A new Approach to Contact and Resistance, GIC Press 1991)
  • Yontef, Gary, Proceso y diálogo en Psicoterapia Gestáltica. Ed. Cuatro Vientos, Sant de Chile. 1995 (Awareness, Dialogue and Process, Essays on Gestalt Therapy, The Gestalt journal Press 1993) (A paraître à l’exprimerie)
  • La version qui est ici publiée est une version réduite du texte original, que vous pouvez trouver dans la mini-bibliothèque de l’IFGT sous le titre « Éloge de l’Interdépendance »

Notes

  • [1]
    En neuro-psychologie, on appelle « décharge conséquente » la capacité de discriminer si l’on a eu l’initiative du mouvement ou si celui-ci nous a été imposé. C’est le genre de signal qui informe le cerveau que l’action va se produire. Ces signaux sont présents dans le mouvement actif et absents dans le passif. « Nous avons ici un autre mécanisme d’anticipation (feedforward) qui permet à l’individu de différencier ce qu’il est en train de faire de ce que l’on est en train de lui faire. Lorsque le mécanisme de la décharge conséquente fonctionne mal, il se peut que ses fantasmes et ses pensées soient attribués à d’autres, ce qui constitue une forme d’hallucination. » cf David Freides, Troubles du développement : une approche neuro-psychologique, Barcelone 2002.
  • [2]
    Fritz Perls dans The Gestalt Approach de 1973, la dernière œuvre publiée de Perls, très aimée par beaucoup de gestaltistes de langue espagnole, et qui est la référence pour ceux qui défendent l’autosuffisance. Comme j’essaye de montrer avec cette citation, il semblerait qu’ils n’aient pas lu en profondeur leur œuvre de référence.
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