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Article de revue

In memoriam : Christophe Picard (1954-2024)

Pages 459 à 462

Portrait de Christophe Picard (cl. Juliette Fradin)

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Portrait de Christophe Picard (cl. Juliette Fradin)

1 Christophe Picard est né en 1954 en Tunisie, à Carthage, sur les rivages de la mer Méditerranée. Issu d’une famille d’historiens réputés, spécialistes de l’Antiquité, il était sans doute promis à une brillante carrière universitaire. Après avoir obtenu l’agrégation en 1982, il passa une dizaine d’années à enseigner dans le secondaire, en collège et en lycée. Cependant, à l’encontre de la tradition familiale, il délaissa le monde antique pour se tourner vers l’Islam médiéval. Ce domaine d’études, encore fortement marqué par le poids de l’orientalisme, connaissait alors un profond renouvellement en s’ouvrant aux vastes perspectives de l’histoire des Annales. Il commença par une thèse sur le Ġarb al-Andalus, étude régionale d’après les sources littéraires et archéologiques, sous la direction de Dominique Sourdel, soutenue en 1986 et publiée en 2000 sous le titre Le Portugal musulman, viiie-xiiie siècle : l’Occident d’al-Andalus sous domination islamique. Cette thèse s’inscrivait explicitement dans le fructueux héritage des renouvellements apportés par Pierre Guichard à partir de l’étude du Levant andalou, non sans signaler les spécificités, voire les discordances de l’Andalus atlantique. Il débuta sa carrière universitaire en 1989 comme maître de conférences à l’université de Saint-Etienne, puis à Toulouse-Le Mirail (aujourd’hui Jean-Jaurès), où il accéda au grade de professeur en 1998, après avoir soutenu une habilitation à diriger des recherches intitulée L’océan Atlantique musulman de la conquête arabe à l’époque almohade. Navigation et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental, soutenue en 1994 et publiée en 1997. En 2004, il succéda à Michel Balard à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

2 Non sans audace, ni un brin de provocation, il a donc décidé d’aborder « l’Orient », comme on appelait alors le monde musulman, en se consacrant à l’étude de l’Occident d’al-Andalus, c’est-à-dire son extrême Occident, correspondant à ce que sont actuellement le sud du Portugal et l’ouest de l’Andalousie. Il fit de cette région périphérique, largement ignorée par des sources arabes centrées sur Cordoue, et délaissée par l’historiographie, son terrain de recherche privilégié. Alors que le « Portugal » islamique restait presque inconnu, les thèses de C. Picard sont venues l’éclairer, et cela a valu à son auteur une grande reconnaissance dans ce pays, auquel des liens personnels le rattachaient déjà. Nombreux sont les archéologues et arabisants portugais (Helena Catarino, Cláudio Torres, António Dias Farinha, Filomena Barros, Susana Gomez, Santiago Macias…) et espagnols à avoir échangé avec lui, et il a contribué à former certains médiévistes arabisants portugais (Fernando Branco Correia, par exemple). C. Picard a donc apporté sa contribution à la (petite) communauté des historiens français s’étant intéressé au Portugal.

3 Revenant chaque année au Portugal, mobilisant les données archéologiques tout autant que la documentation écrite, arabe et latine, il traqua la moindre trace, combinant les approches, depuis les études sur la frontière et la guerre à celles des structures du peuplement et des manifestations urbaines du pouvoir, en passant par les échanges, les circulations et les réseaux. Un de ses apports majeurs aura été de renouveler l’histoire d’al-Andalus en l’abordant à partir de ses périphéries, tout en montrant leur dynamisme propre. Alors que l’historiographie était largement centrée sur « le siècle du califat de Cordoue » (Lévi-Provençal), il aura été un des premiers à attirer l’attention sur le caractère décisif du ixe siècle dans la construction d’al-Andalus, alors que les sources – écrites à la gloire du califat de Cordoue – et à leur suite l’historiographie l’ont longtemps présenté comme une période d’anarchie, de désordre et de guerre civile (fitna), une sorte de parenthèse dans une histoire d’al-Andalus dont les seuls acteurs auraient été les émirs et les califes de la dynastie omeyyade, dans un mouvement centre-périphérie. En déconstruisant les sources et en rassemblant patiemment les indices textuels et archéologiques, il a montré que la fragmentation politique correspondait en réalité à une phase décisive dans l’urbanisation et le décollage économique, processus dont l’initiative revenait aux aristocrates « rebelles ». Dans cette perspective inversée, le principal mérite du califat aura été d’avoir su récupérer et faire fructifier à son profit ce dynamisme.

4 Tout en gardant le Portugal comme point d’ancrage, il passa de l’approche régionale à l’étude de ses connexions atlantiques et méditerranéennes, et s’imposa comme un des meilleurs spécialistes des rapports des sociétés et des pouvoirs islamiques à la mer. Il débuta par l’étude de « l’océan Atlantique musulman », en montrant que si les marins et les marchands musulmans n’ont pas traversé l’« Océan ténébreux », ils le sillonnèrent sur une longue bande maritime, du Tage au seuil du Sahara, dans le cadre d’une navigation saisonnière, qui se développa entre le viiie et xiiie siècle, contribuant à arrimer la péninsule Ibérique et le Maghreb dans un mouvement qui culmina avec la formation des Empires berbères au xiie siècle. Pionnier de l’histoire connectée, il proposa d’inscrire les explorations portugaises du bas Moyen Âge dans une forme de continuité avec cette histoire, dans la mesure où elles s’inséraient dans le réseau de mouillages et de ports mis en place par les marins et les pouvoirs islamiques quatre siècles plus tôt. De l’Atlantique à la Méditerranée, sa fascination pour la mer ne s’est jamais démentie. Il l’a explorée dans toutes ses dimensions, politique, militaire, économique et sacrée. Cela s’est traduit par la publication en 1997 de La mer et les musulmans d’Occident au Moyen Âge. viiie-xiiie siècle (Paris, Presses universitaires de France [Islamiques]), en 2004 de La mer et le sacré en Islam médiéval (dossier de la Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 130) et en 2014, avec Michel Balard, de La Méditerranée au Moyen Âge. Les hommes et la mer (Paris, Hachette supérieur [Carré histoire, 69]). Cette ambition intellectuelle, internationalement reconnue, culmina dans La mer des califes. Une histoire de la Méditerranée musulmane, viie-xiie siècle (Paris, Seuil, 2015). Contre toute une tradition historiographique, remontant aux travaux fondateurs d’Henri Pirenne, qui réduisait l’activité maritime de l’Islam à la « piraterie sarrasine » pour mieux l’opposer à l’expansion maritime et commerciale latine, il a montré que la Méditerranée fut un espace approprié et investi par les califes, qui après avoir fait de cette mer un espace d’affrontement et de légitimation, jouèrent un rôle actif, dès le xe siècle, dans le redémarrage et l’essor du commerce, en invitant les marchands latins à fréquenter les ports musulmans.

5 Peut-être parce qu’il chérissait la mer, Christophe Picard fut un homme libre. Esprit ouvert à tous les courants historiques, d’une curiosité insatiable, il préférait combiner les approches plutôt que de les opposer, traçant une voie singulière, originale et féconde. Ayant bien plus le sens de l’échange que de l’autorité, il chercha systématiquement à associer ses collègues aux projets qu’il initiait, moins pour imposer une école de pensée que pour aiguiser le débat scientifique. Lors de son arrivée à la Sorbonne, en 2005, il anima un séminaire collectif sur la Méditerranée médiévale faisant dialoguer des spécialistes des différentes régions. Il fut également à l’initiative d’un autre séminaire collectif sur l’Occident islamique en 2006, au Colegio de España, à la Cité internationale de Paris – qui existe toujours – et contribua activement à des programmes de recherche sur les élites rurales méditerranéennes et sur le détroit de Gibraltar. Par ses travaux personnels et ses projets collectifs, il contribua à redéfinir le champ des études concernant le monde méditerranéen médiéval, en proposant de décentrer le regard et en promouvant une histoire des relations entre les mondes byzantin, islamique et latin.

6 Christophe Picard a formé de nombreux étudiants de licence et de master, mais aussi de futurs enseignants qui ont découvert et appris à aimer l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de leur préparation aux concours du CAPES et de l’agrégation, où il proposa une question sur les relations entre pays d’Islam et monde latin (milieu xe-milieu xiiie siècle) qui se démarquait du récit traditionnel de l’expansion latine. Un des auteurs de cette notice se souvient avoir corrigé une épreuve écrite de l’agrégation sur un sujet (sobrement intitulé « l’or ») donné par C. Picard, qui avait déconcerté bien des candidats, mais dont la grille de correction, fournie par l’auteur du sujet, était un modèle de rigueur et d’exhaustivité… Excellent pédagogue, il n’a eu de cesse de diffuser et de rendre accessible l’histoire de l’Islam au travers de manuels, devenus des références. Suscitant de nombreuses vocations partout où il passa, il a encadré et accompagné de nombreux doctorants, connus sous le nom de « Banū Picard », n’hésitant pas à proposer, à l’encontre des cloisonnements universitaires, des sujets sur des terrains éloignés des siens, comme la Syrie ou l’Iran. Les souvenirs se bousculent de ces échanges à la fois chaleureux et exigeants, souvent autour d’un repas, son sens de l’écoute, ses commentaires incisifs et son soutien indéfectible.

7 Christophe Picard fut très apprécié de ses collègues pour ses qualités humaines et son engagement sans faille au service du collectif, en tant que directeur du département d’histoire puis d’UFR à Toulouse, et membre de la section 21 du Conseil national des universités, où il a siégé à deux reprises, et dont il fut vice-président. Très affecté par la maladie d’Alzheimer, il nous a quittés le 1er juin 2024, à Toulouse, ville à laquelle il était resté très attaché. Si sa cruelle maladie a interrompu trop tôt cette carrière exemplaire, il nous laisse une œuvre majeure qui ne manquera pas de continuer à inspirer les chercheurs et de susciter de nouvelles vocations.


Date de mise en ligne : 07/11/2024

https://doi.org/10.3917/ccm.267.0459

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