Couverture de CEP1_078

Article de revue

7. Impôt progressif sur le revenu et prise en compte des questions sociales : les propositions de l’ingénieur économiste Clément Colson

Pages 203 à 230

Notes

  • [1]
    Laboratoire Triangle – UMR 5206 du CNRS.
    Je tiens à remercier tout particulièrement Gérard Klotz, ainsi que Claire Silvant, Javier San Julian Arrupe, Nicolas Chaigneau, Gianfranco Tusset et les rapporteurs de Cahiers d’économie politique dont les remarques m’ont permis d’améliorer la première version de ce texte. Je reste évidemment seul responsable des lacunes qui pourraient subsister.
  • [2]
    A propos de ces débats voir Delalnde [2011], chapitre VIII. Les mêmes débats se produisent ailleurs en Europe. Au Royaume-Uni, le Income Tax Act est adopté en 1842. Il met en place un impôt sur le revenu de 3 % pour les revenus supérieurs à 150 £. C’est la première fois qu’un impôt sur le revenu est voté en dehors d’une période de guerre. Il faut attendre 1910 pour qu’une progressivité de l’impôt sur le revenu soit adoptée, sur proposition de Lloyd George, avec une super taxe pour les revenus supérieurs à 5 000 £. En Allemagne, un impôt progressif sur le revenu est adopté en 1893. Sur la mise en place de l’impôt progressif sur le revenu dans les différents pays d’Europe voir Seligman [1921].
  • [3]
    Six tranches sont créées. Le taux d’imposition augmente peu jusqu’en 1914, en 1902 deux nouvelles tranches sont créées avec un taux supérieur de 5 % ; en 1910 le taux supérieur passe à 6,5 %. De plus, le taux supérieur atteint un nombre limité de successions. Piketty [2001, p. 768] estime que le taux moyen de successions en lignes directes du centile le plus élevé est 2,5 % en 1901, 3,5-4 % de 1902 à 1910, 5-5,5 % de 1911 à 1914. Pour les débats sur la mise en place de l’impôt progressif sur les successions voir San Julian Arrupe [2012].
  • [4]
    Les taux augmentent rapidement ensuite : en raison du coût de la guerre, le taux le plus élevé augmente jusqu’à 90 % en 1924 pour la tranche supérieure.
  • [5]
    Sur l’aspect libéral de cette société savante, nous renvoyons à Le Van-Lemesle [2004], en particulier chapitre 3 et Lutfalla [1972].
  • [6]
    Leroy-Beaulieu traite la question dans son Traité de la science des finances [Leroy-Beaulieu 1906].
  • [7]
    Guyot est l’auteur d’un rapport sur l’impôt sur le revenu pour la Commission du budget [Guyot 1886] et d’un livre contre l’impôt progressif [Guyot 1896].
  • [8]
    La traduction citée est ici celle de Garnier et Blanqui éditée par Guillaumin [Smith 1843 (1776), p. 496] que Leroy-Beaulieu a pu lire. Dans la version que nous utilisons pour le reste des citations de cet auteur, la traduction est un peu différente : « Dans tout État, les sujets devraient contribuer à subvenir aux besoins du gouvernement, autant que possible, en proportion de leurs capacités, c’est-à-dire en proportion du revenu dont chacun jouit sous la protection de l’État. » [Smith (1776) in Smith et al. 2005, p. 852].
  • [9]
    Nous devons noter que Say reprend ici les arguments que développaient son jeune frère Jean-Honoré, dit Horace Say (1769-1799) dont il était proche sur le plan des idées [Tiran 2014, p. 177]. Celui-ci écrit en effet dans La Décade philosophique, littéraire et politique du 20 Floréal an IV (9 mai 1796) : « Il est évident qu’un retranchement sur le revenu qui se produit dans l’aisance [pour lui, l’aisance est le revenu qui se situe au-dessus du strictement nécessaire et du nécessaire, et en-dessous de la grande aisance, de l’opulance et du superflu], est beaucoup plus pénible qu’un retranchement proportionnel sur le revenu qui produit le superflu. Prenez 100 francs à celui qui n’en a que 1200, vous l’obligerez à retrancher un plat de sa table. Prenez 10 mille francs à celui qui a 120 mille francs de rente, il lui en restera 110 mille et vous l’obligerez seulement à surveiller son intendant de plus près » [H. Say in La Décade 1796, p. 315, italiques de l’auteur]. Il propose alors d’établir un barème progressif de l’impôt et conclut que l’impôt progressif permet de « distribuer plus équitablement les charges de l’état […] [et] de diminuer un peu l’inégalité de fortunes » [ibid. p. 315-316].
  • [10]
    Leroy-Beaulieu se contredit d’ailleurs : lors des débats de la Société d’économie politique, il soutient que Jean-Baptiste Say et John Stuart Mill ne sont pas pour l’impôt progressif [SEP 1898, p. 96]. Pourtant, il défend le contraire dans le Traité de la science des finances [Leroy-Beaulieu 1906] comme nous venons de le montrer.
  • [11]
    Par exemple, prenons deux personnes ayant un revenu de 100 et de 1 000 £. Avec un taux d’imposition de 10 %, le revenu disponible pour la consommation de ces personnes est 90 £ et 900 £. Une même dépense de 50 £ représentera donc une part plus importante du budget de la personne au revenu de 100 £ que de celle au revenu de 1 000 £.
  • [12]
    Mill parle des « impôts sur les objets de consommation » [ibid., p. 372], qu’il défini comme l’impôt « qui est perçu sur les fabricants ou sur ceux qui transportent ou vendent l’objet, et qui sont des intermédiaires entre le fisc et celui qui achète pour consommer ».
  • [13]
    Pour plus de précisions sur l’œuvre de l’auteur, nous renvoyons à De Paoli [2017].
  • [14]
    Macquart fait ici référence à ce qui deviendra par la suite le livre 1 du Cours d’économie politique. En effet, le tome premier de la première édition du Cours comprend les livres 1 et 2 des éditions suivantes.
  • [15]
    Ce système de double tarif a été mis en place pour la première fois en 1877 en Espagne (voir Fernandez, 2018, p. 16-17).
  • [16]
    Cette citation est présente dès la première édition du livre 5 en 1905, p. 189.
  • [17]
    Il est vrai que l’utilité marginale décroissante du revenu a été formulée pour la première fois par Bernouilli en 1738. Celui montre qu’une même somme d’argent n’a pas la même valeur pour chacun. L’hypothèse de Bernouilli affirme que l’utilité marginale du revenu décroît au même taux que le taux d’accroissement du revenu. Lors de la révolution marginaliste, Menger et Walras ne vont pas porter attention à cette hypothèse, en Angleterre elle va être acceptée par Jevons, et développée par Edgeworth pour montrer que cette utilité marginale décroissante du revenu n’entraîne pas nécessairement la progressivité de l’impôt [Edgeworth 1897, p. 554-565 ; Blaug 1997, p. 316-322]. Sur les développements de l’utilité marginale de Jevons et Edgeworth, voir Chaigneau [2002]. Nous pensons toutefois que Colson n’est pas influencé par Edgeworth. En effet, Colson ne cite pas Edgeworth dans ses écrits. De plus, nous savons qu’il a une méconnaissance des économistes contemporains de Grande Bretagne. Par exemple, il n’a connu Marshall qu’en 1909.
  • [18]
    Il écrit : « L’augmentation [de consommation] due à un abaissement de prix est d’autant plus considérable que le prix est déjà lui-même plus bas. Si un objet qui vaut 100 fr. gagne mille consommateurs en descendant à 95, il en gagnera davantage en descendant de 95 à 90. Cette propriété tient à la structure de la société qui, lorsqu’on la divise en catégories par ordre de revenu, et qu’on les superpose en commençant par les plus pauvres, présente l’image de ces pyramides de boulets qu’on voit dans les parcs d’artillerie dont les tranches sont d’autant plus nombreuses qu’elles sont basses. Lors donc que le prix d’un objet descend, son usage trouve pour se propager des consommateurs de plus en plus nombreux, sans compter que les anciens consommateurs le consomment en plus grande quantité comme nous l’avons expliqué plusieurs fois » [Dupuit 1844, p. 232-233].

1. Introduction

1Les débuts de la Troisième République en France voient s’affronter deux courants politiques, les opportunistes et les radicaux. Les premiers préfèrent rassurer afin de renforcer le régime républicain et agir en fonction des circonstances. Les deuxièmes veulent mettre en application leurs revendications le plus tôt possible. Ces revendications dans les années 1890 sont la nationalisation des mines et des chemins de fer, la démocratisation de l’enseignement secondaire et la mise en place d’un impôt progressif sur le revenu, également défendu par les socialistes [Lejeune 2016, p. 77-85]. La progressivité de l’impôt va alors faire l’objet de nombreux débats au Parlement [2]. La loi du 25 février 1901 établit un impôt progressif sur les successions. Il s’agit de la première loi créant un impôt progressif en France. Le niveau de ce nouvel impôt reste assez bas : il concerne les parts de succession et non le montant de la succession, le taux en ligne directe s’élève jusqu’à 2,5 % [3].

2S’agissant du revenu, plusieurs projets d’impôt progressif sont proposés, comme ceux de Doumer en 1896, Peytral en 1898, Rouvier en 1903. En 1899, Joseph Caillaux, ministre des Finances, élabore un projet de loi pour créer un impôt progressif sur le revenu mais il est rejeté. Il élabore un deuxième projet en 1907. Après de nombreux débats, le projet est adopté par la Chambre des députés en 1909. Le Sénat se prononce dans un premier temps contre mais il le vote finalement en 1914, après avoir adouci certains points :

3

  • il prévoit des réductions d’impôts pour les charges de famille. Ces réductions vont faire que seuls 1,7 % des foyers vont payer un impôt sur le revenu en 1915, au lieu des 3,3 % qui étaient prévus avec le projet de départ ;
  • le taux le plus élevé est 2 % au lieu de 5 % [4].

4Chaque contribuable remplit une déclaration annuelle de l’ensemble des revenus perçus par son foyer l’année précédente. Les foyers dont le revenu global dépasse 5 000 francs par an sont imposables. Cinq tranches différentes sont mises en place pour les premiers revenus déclarés en 1915 [Piketty 2001, p. 243-255, 766-771].

5Les débats n’ont bien entendu pas lieu seulement entre parlementaires. Ils concernent aussi les milieux intellectuels, et notamment les économistes libéraux. L’objet de cet article est d’analyser les débats qui ont eu lieu entre les économistes de l’École libérale française au sujet de cet impôt progressif sur le revenu. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur un auteur, Clément Colson. Celui-ci, peu étudié de nos jours, a pourtant joué un rôle important à son époque. Il est d’ailleurs qualifié comme le plus grand économiste français du premier quart du xxe siècle par Divisia [1939, p. 5] et Bousquet [1960, p. 1]. De même, Richard Arena le décrit comme l’un des « “maîtres” les plus influents de l’entre-deux-guerres » [Arena 2000, p. 969]. Nous verrons alors qu’il développe des positions le démarquant nettement de ses contemporains.

6Pour cela, nous étudions les débats qui se sont déroulés à la très libérale Société d’économie politique de Paris [5] ainsi que les écrits des auteurs les plus actifs dans ces débats : le libéral modéré Paul Leroy-Beaulieu [6] [Baslé 1991] et les ultralibéraux Yves Guyot [7] et Frédéric Passy [Breton et Lutfalla 1991, p. 3 ; Marco 1991, p. 158]. Notre étude permettra de mettre en avant plusieurs éléments.

7Tout d’abord, nous verrons que les économistes libéraux dans leur ensemble s’opposent à l’impôt progressif sur le revenu. Leurs critiques permettent de voir qu’ils défendent une conception de l’impôt appelée « système prélèvements-prestations » et qu’ils défendent l’impôt réel, c’est-à-dire un impôt s’appliquant sur un objet ou sur un acte de manière uniforme. C’est le contraire de l’impôt personnel, c’est-à-dire un impôt qui taxe un capital ou un revenu en tenant compte de la situation personnelle du contribuable, notamment de son revenu et de ses charges familiales.

8Nous montrerons ensuite, après avoir présenté Colson et le contexte de son époque, que l’auteur s’oppose à la majorité des économistes libéraux en soutenant l’impôt progressif sur le revenu, bien qu’il partage une partie de leurs critiques. Il défend ainsi le système de la « capacité de payer ». De même, alors qu’il préfère l’impôt réel, il accepte un impôt personnel en défendant l’impôt progressif sur le revenu. Ceci fait de lui un cas à part parmi les économistes libéraux français du début du xxe siècle. Nous montrerons également que son analyse est basée sur la pratique et prend en compte le contexte de l’époque.

2. La critique de l’impôt progressif par les économistes libéraux français

2.1. Les libéraux français et les grands auteurs classiques

9Pour critiquer l’impôt progressif sur le revenu, les libéraux français, à l’exemple de Leroy-Beaulieu [1906, p. 179-183], s’appuient sur les maîtres de l’économie classique : Adam Smith, Jean-Baptiste Say et John Stuart Mill. Nous montrons que l’interprétation de leur point de vue par les libéraux français est toutefois à nuancer.

10Leroy-Beaulieu s’appuie sur la première maxime de Smith pour un bon système d’impôts : « Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État [8] ». Bien que Smith ajoute ensuite qu’il n’est pas « déraisonnable » [Smith (1776) in Smith et al. 2005, p. 870 ; Smith, 1843 (1776), p. 524-525] que les riches participent aux dépenses de l’État au-delà de la proportion de leur revenu, cela ne signifie pas pour Leroy-Beaulieu qu’il puisse être évoqué pour défendre la progressivité de l’impôt :

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« Voilà certes un singulier champion de l’impôt progressif, écrit Leroy-Beaulieu, : il se contente de dire qu’il n’est pas très déraisonnable que les riches paient un peu plus que leur part : c’est là une phrase qui lui échappe en passant. Que prouve-t-elle ? Si ce n’est qu’Adam Smith est un esprit pratique qui admet que dans l’application il puisse survenir quelques dérogations aux règles de la science et de la justice ; ces règles, en matière d’impôts, il les a posées doctrinalement ; nous les avons citées plus haut, et la première, c’est précisément que “les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun, le plus possible, en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État.” Voilà le principe ; que dans l’application il ne soit pas strictement observé, que les riches soient proportionnellement un peu plus taxés que les pauvres, Adam Smith trouve que ce n’est pas absolument déraisonnable, mais il s’est gardé de dire que ce fût là un exemple à suivre. […] Adam Smith ne peut donc nullement passer pour un partisan de l’impôt progressif. »
[Leroy-Beaulieu 1906, p. 179-180]

12L’interprétation faite par Leroy-Beaulieu de la pensée de Smith ne fait pas l’unanimité. En effet, Jean-Baptiste Say ou, comme nous le verrons ensuite, Colson, partent du même point de départ pour arriver à un résultat différent. La citation de Say qui suit illustre ce point :

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« En effet, et en supposant l’impôt purement proportionnel au revenu, d’un dixième par exemple, il enlèverait à une famille qui possède trois cent mille francs de revenu, 30 000 francs. Cette famille en conserverait 270 000 à dépenser par an, et l’on peut croire qu’avec un pareil revenu, non seulement elle ne manquerait de rien, mais qu’elle se conserverait encore beaucoup de ces jouissances qui ne sont pas indispensables pour le bonheur ; tandis qu’une famille qui ne posséderait qu’un revenu de trois cents francs, et à qui l’impôt n’en laisserait que 270, ne conserverait pas, dans nos mœurs, et au cours actuel des choses, ce qui est rigoureusement nécessaire pour exister. On voit donc qu’un impôt qui serait simplement proportionnel, serait loin cependant d’être équitable ; et c’est probablement ce qui a fait dire à Smith : “Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus.”
J’irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer que l’impôt progressif est le seul équitable [9]. »
[Say 1841, in Say et al. 2006, p. 1001, italique de l’auteur]

14Leroy-Beaulieu qualifie ce raisonnement de « non sérieux ». Les arguments qu’il donne ne nous semblent toutefois pas très clairs. Il développe que si la famille avec 300 francs de revenus était exemptée d’impôt et celle avec 300 000 francs payait un impôt de 50 %, la famille avec 300 francs n’aurait toujours pas le nécessaire pour exister, la famille à qui il reste 150 000 francs conserverait encore les jouissances qu’il n’est pas nécessaire d’avoir. L’impôt progressif ne ferait pas cesser ce contraste [Leroy-Beaulieu 1906, p. 181]. Le développement de Leroy-Beaulieu ne nous parait ici pas très cohérent [10], ou semble du moins être très inspiré par son idéologie libérale selon laquelle il ne faut pas modifier l’équilibre entre l’offre et la demande. Si l’on pousse son raisonnement, on pourrait en effet penser qu’avec ou sans l’impôt, la personne pauvre n’a pas de quoi vivre, alors autant l’imposer ; la personne riche avec ou sans impôt aura toujours de quoi vivre, alors autant ne pas l’imposer.

15Enfin, passons à la pensée de Mill. Celui-ci part également de la première règle de Smith et critique l’impôt progressif sur le revenu avec deux arguments. D’abord, selon l’auteur cet impôt serait injuste parce qu’il reviendrait à taxer plus ceux qui ont fait des efforts pour réussir. Ainsi :

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« Imposer les gros revenus plus que les petits, c’est imposer l’activité et l’économie ; c’est frapper d’une amende ceux qui ont plus travaillé et économisé que leurs voisins. […] [L’]impartialité entre les concurrents devrait consister à faire que tous partissent loyalement du même point, et non à mettre un poids sur ceux qui courraient plus vite pour diminuer la distance qui les sépare de ceux qui courraient moins bien. »
[Mill 1861, p. 341]

17Ensuite, Mill s’oppose à l’idée selon laquelle l’impôt proportionnel pèse plus sur les petits revenus que sur les gros. S’il est vrai qu’avec un impôt proportionnel, une même dépense se traduit par un poids plus important dans le budget d’une personne plus pauvre [11], cela ne représente pas un problème pour l’auteur. Mill explique en effet que plus des trois quarts des dépenses de la classe moyenne servent à « des besoins de représentation » [ibid., p. 364] pour « la pitoyable vanité de passer pour riches, ou […] épargnent la pitoyable honte de passer pour pauvres » [ibid., p. 341]. Mill s’oppose à cette attitude qu’il qualifie de « dégradation intellectuelle » [ibid., p 364]. Faire ressentir plus fortement le poids de ces dépenses aux plus pauvres permet donc de leur éviter d’être tenté de dépenser plus que ce que leur permet leur revenu.

18Toutefois, Mill ne défend pas une simple progression avec un impôt à taux unique applicable à l’ensemble des revenus. Il faut en effet « demander à chaque individu un sacrifice égal » [ibid., p. 339]. Il complète ce principe par la solution de Bentham consistant à dispenser de l’impôt le montant de revenu indispensable à l’obtention des biens « nécessaires pour vivre, se bien porter et ne pas éprouver de souffrances physiques » [ibid., p. 340]. Un impôt proportionnel doit ensuite être appliqué uniquement sur la part du revenu qui dépasse ce minimum. Selon Mill, « un impôt loyalement établi selon ces principes serait, au point de vue de la justice, l’impôt le moins contestable de tous » [ibid., p. 364]. Si en théorie, l’exemption ne devrait concerner que la partie du revenu permettant de se procurer les biens vraiment nécessaires à la vie, partie qu’il évalue à 50 £, en pratique, en raison du poids excessifs des impôts indirects sur les choses nécessaire à la vie et sur les objets de petit luxe [12], Mill admet un taux réduit pour les revenus compris entre 50 et 150 £ [ibid.]. Il faut également noter que Mill se dit favorable à l’impôt progressif sur les legs et les successions. La raison en est que cette fortune n’a pas été acquise par le travail.

19Leroy-Beaulieu explique que ce raisonnement est différent de l’impôt progressif, le seul point où il peut y avoir de l’arbitraire est la fixation du minimum nécessaire pour vivre.

20Nous avons donc vu que pour justifier l’opposition à l’impôt progressif, les libéraux français du début du xxe siècle citent les économistes classiques, et s’appuient notamment sur la première règle d’un bon régime fiscal de Smith mais avec des interprétations différentes. Alors que certains, à l’exemple de Leroy-Beaulieu, insistent plus sur le mot « proportion », d’autres, tel que Say, insistent plus sur le mot « faculté ». Voyons maintenant les arguments qu’ils donnent directement contre l’impôt progressif.

2.2. Les arguments contre l’impôt progressif sur le revenu

21L’argument principal développé par les économistes libéraux français contre l’impôt progressif sur le revenu est le côté arbitraire de la fixation du taux. Leur raisonnement peut se découper en plusieurs étapes.

22Ils commencent par expliquer que dans une démocratie, l’impôt sur le revenu est payé par ceux qui ne le votent pas. Cette critique est développée notamment par Guyot [1896, p. 98 ; SEP juillet 1919, p. 120-121] mais aussi par Colson.

23Pour ce dernier, un impôt est légitime s’il est consenti par ceux qui l’établissent. Selon lui, c’est de ce principe qu’est né le suffrage universel. L’impôt étant universel il a fallu que le droit de vote le soit aussi. La règle n’est pas respectée quand il y a un impôt progressif parce que la progressivité a pour objectif de faire porter sur la minorité la plus riche le poids principal de l’impôt, ou même la totalité en raison de l’exemption à la base. La progressivité est donc incompatible avec le suffrage universel. L’arbitraire y règle la progression : la majorité des électeurs a intérêt à aggraver une charge qu’elle ne paye pas, d’autant que les augmentations de dépenses publiques les plus élevées auraient lieu selon Colson pour les masses disposant de ressources minimes, avec la gratuité de l’enseignement primaire, les assurances sociales, l’assistance. Une majorité veut frapper d’impôts une minorité, c’est la négation du principe à la base des gouvernements : le consentement et le contrôle de l’impôt par le contribuable. La progressivité conduit selon lui à une crise nationale [Colson 1920, p. 253-255, 257-259 ; SEP, avril 1898, p. 93-94] comme le montre cette citation :

24

« La majorité qui dispose du pouvoir, avec le suffrage universel, appartient […] aux électeurs auxquels il est à peu près impossible de réclamer directement une fraction appréciable de leurs ressources, en sorte qu’avec l’impôt unique et direct frappant presque exclusivement les classes aisées ou riches, les affaires publiques seraient gérées par ceux qui ne participeraient pas aux charges. Or, il serait extrêmement dangereux que les citoyens dont les élus règlent les dépenses publiques ne ressentissent pas directement les conséquences de leur aggravation. Non seulement cela serait dangereux, mais de nos jours cela serait inique, car ce sont surtout les classes peu aisées qui profitent de ces dépenses. »
[Colson 1920, p. 257, italique de l’auteur]

25Passy [SEP avril 1898, p. 105 ; novembre 1903, p. 261-262], Leroy-Beaulieu [1906, p. 186] et Guyot [SEP avril 1898, p. 103-104] poursuivent le raisonnement en expliquant que le taux est arbitraire. En effet, aucune règle scientifique ne peut permettre de fixer un taux et une tranche d’imposition plutôt qu’un autre.

26Ils aboutissent à l’idée selon laquelle l’arbitraire de la fixation du taux conduit là aussi à une spoliation des plus riches et qualifient la progressivité d’arme contre les riches.

27Ainsi, Passy explique que l’impôt ne s’en prend plus à la chose mais au possesseur de la chose, les abus sont alors possibles. C’est la guerre déclarée à la richesse, au travail, à la production, à la prospérité. Il propose d’autres moyens, très libéraux comme nous le voyons, pour soulager les petits revenus : supprimer les entraves qui pèsent sur le travail, les charges qui grèvent les matières premières et l’outillage, les impôts qui gênent les transactions. Il prône l’impôt proportionnel et réel.

28Guyot voit également l’impôt progressif comme une spoliation. Il le perçoit comme un instrument de répartition des fortunes puisqu’il fait payer un taux plus fort quand le revenu de la personne est plus élevé, c’est la confiscation des grandes fortunes. On retire aux uns une partie de leurs biens pour l’employer au profit de ceux qui ne payent pas l’impôt.

29Leroy-Beaulieu, quant à lui, qualifie la théorie de l’impôt progressif de « simplement sentimentale » et sans « aucune base rationnelle » [Leroy-Beaulieu 1906, p. 183].

30Colson soutient également que le danger est le côté arbitraire dans la fixation des taux d’impôt. En effet, la seule limite à la taxation est l’esprit de modération du législateur. Il ne pense toutefois pas que l’impôt progressif aboutisse à une spoliation totale, mais reconnaît le risque d’un prélèvement suffisamment élevé pour nuire au progrès économique. En effet, la proportion des gros revenus est trop faible pour reporter sur eux l’exonération des petits revenus sans arriver à un taux inadmissible. C’est le problème de l’énormité du prélèvement sur les gros revenus. L’impôt progressif trop haut a alors une influence négative sur l’esprit d’épargne et d’entreprise [Colson 1920, p. 251-253]. Colson, tout comme les autres économistes libéraux, pense que l’impôt réel doit être préféré à l’impôt personnel parce qu’il prête moins à l’arbitraire comme le montre cette citation :

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« Les signes de la richesse, les présomptions légales, malgré leur imperfection, sont à ce point de vue des bases de taxation souvent plus équitables que la richesse elle-même, parce que leur détermination prête moins à l’erreur et à la partialité : on peut évaluer avec bien plus de précision le loyer d’une famille que le revenu dont il est un des signes, l’outillage d’un établissement industriel que le produit net de son exploitation. »
[Colson 1920, p. 273, italique de l’auteur]

32Mais nous verrons que malgré ces critiques, cela ne l’empêche pas de soutenir l’impôt progressif sur le revenu.

33Passy et Leroy-Beaulieu développent également d’autres arguments contre l’impôt progressif sur le revenu.

34L’impôt sur le revenu est un impôt de superposition, c’est-à-dire qu’il constituerait une double taxation. Leroy-Beaulieu explique que tous les revenus sont déjà taxés en France sauf les rentes sur l’État et les revenus provenant des professions libérales. Avec l’impôt sur le revenu, l’impôt ferait double emploi, il y aurait un impôt sur les revenus mobiliers et sur le revenu global [SEP novembre 1903, p. 258-263].

35L’impôt progressif est arbitraire pour estimer le revenu du contribuable, pour fixer le montant à payer, et est injuste. Comme l’explique Passy, pour connaître le revenu des contribuables l’État doit établir un livre des fortunes particulières mis à la disposition de l’État.

36Il explique que la preuve est à la charge du contribuable. S’il est surtaxé, il doit établir le chiffre de ses revenus, il doit ainsi « montrer ses affaires » au fisc [ibid., p. 259-261]. Comme le dit Guyot : « il s’agit d’étaler en plein air toutes vos ressources » [1896, p. III-IV].

37Passy explique que le système d’impôt existant avant la progressivité est entré dans les habitudes, les personnes le payent par anticipation. Modifier le système d’impôt modifierait la distribution naturelle des richesses. L’impôt sur le revenu est un impôt de remplacement, il remplace la contribution des portes et fenêtres. Il la combattrait s’il fallait l’introduire, mais, elle existe et est entrée dans les habitudes. Il ne faut donc pas la remplacer par un autre impôt. Sa suppression déchargerait le locataire d’une partie de ses obligations, elle changerait les conditions des baux [ibid., p. 258]. Cette critique rejoint en fait l’argument libéral qu’il ne faut pas modifier l’équilibre entre l’offre et la demande.

38Les auteurs défendent le principe du « prélèvements-prestations » – appelé aussi « impôt-échange » ou « impôt-prix » – selon lequel chaque contribuable paye en fonction des avantages qu’il reçoit, l’impôt est le prix payé par le contribuable pour la sécurité et les services que lui apporte l’État ; il y a l’idée d’échange qui donne une vision contractuelle de l’impôt : les individus s’engagent à payer des impôts pour que l’État assure la sécurité. Cette conception entraîne un impôt proportionnel au revenu. Cette citation de Passy est claire :

39

« L’impôt […] n’a point à faire acception de personnes. C’est le prix du service que rend la collectivité aux membres qui la composent. Ce prix est ce qu’il est et ne doit point être modifié. »
[Passy in SEP avril 1898, p. 105]

40Leroy-Beaulieu ajoute que les frais de l’État pour la protection des citoyens n’augmentent d’ailleurs pas plus vite que leur fortune :

41

« Ce qu’il faudrait prouver pour appuyer solidement la théorie de l’impôt progressif, c’est que les frais de l’État pour la protection des citoyens et de leur fortune croissent d’une manière plus que proportionnelle à l’augmentation de la fortune des citoyens. […]
Or, cela est-il vrai ? Il est manifeste que c’est le contraire qui est exact. Il coûte à l’État proportionnellement moins de frais pour défendre et pour garantir une grande propriété que pour en défendre ou en garantir une petite. »
[Leroy-Beaulieu 1906, p. 184]

42Il ne se limite pas aux fonctions régaliennes de l’État puisqu’il ajoute que la même chose a lieu pour les services sociaux :

43

« Croyez-vous que le riche profite proportionnellement plus que le pauvre de ces services ? Le simple bon sens dit que non. Un homme qui a 100 000 francs de rentes ne bénéficie pas cent fois plus de l’école qu’un autre qui n’a que 1 000 francs de rente. »
[Ibid., p. 185]

44Il faut ajouter à ces critiques l’idée récurrente dans la pensée libérale qu’il ne faut pas modifier l’équilibre naturel entre l’offre et la demande. Or, la progressivité empêche la distribution naturelle des richesses et modifie l’ordre naturel entre les classes. Ce point étant constant chez les libéraux, nous ne le développerons pas.

45On voit donc que les économistes libéraux français s’opposent à l’impôt progressif sur le revenu et souhaitent un impôt proportionnel. Cette vision ne fait toutefois pas l’unanimité : en effet, malgré la critique qu’il en fait, nous allons montrer à présent que Colson s’oppose aux autres économistes libéraux en défendant malgré tout l’impôt progressif sur le revenu.

3. Un ingénieur économiste marqué par les problèmes de son époque

3.1. Rapide aperçu de la pensée de Colson

46Clément Colson (1853-1939) est un ingénieur économiste français. Il enseigne l’économie des transports et l’économie politique dans plusieurs grandes écoles françaises, dont l’École Nationale des Ponts et Chaussées de 1892 à 1928. Cela lui permet la publication de Transports et Tarifs, en plusieurs éditions de 1890 à 1908, et de son Cours d’économie politique en plusieurs éditions de 1901 à 1933 avec sept livres dans sa version finale. Colson se consacre au départ à l’économie des transports, avant d’étudier des questions plus générales. Ses trois principaux étudiants sont François Divisia, René Roy et Jacques Rueff [13].

47Il ne fait aucun doute que Colson est un auteur libéral. En effet, il considère tout au long de ses écrits la liberté comme « le meilleur moyen de remédier aux misères humaines » [Colson 1933, p. 155]. Alors qu’il défend le principe de la liberté en général dans les tomes i et vii de son Cours d’économie politique ainsi que dans Organisme économique et désordre social, il défend la liberté du travail dans le livre ii, la propriété privée dans le livre iii et la liberté des échanges dans le livre iv. Or, Claire Silvant explique [2010a, p. 30-57] que les libéraux français de la deuxième moitié du xixe siècle ne peuvent pas remettre en cause trois dogmes sous peine d’être exclus de l’École libérale : la propriété privée, la liberté du travail et la liberté des échanges au niveau national et international. Nous constatons qu’il consacre un tome de son Cours d’économie politique pour chaque dogme.

48De plus, Colson est considéré comme un auteur libéral par les économistes de son temps, que ce soit par ses élèves – Rueff parle de « maître de la pensée libérale » [1939, p. 818, cité par Le Van-Lemesle 2005, p. 80 et par Zouboulakis 2000, p. 588], Roy de « champion déterminé du libéralisme » [1940, p. 197, cité par Zouboulakis, 2000, p. 588] – ou par les autres économistes de son époque comme le montre cette citation d’Émile Macquart, commentant le tome premier de la première édition du Cours d’économie politique de Colson pour le Journal des économistes : « Ce qu’il y a surtout à louer dans la première partie de l’ouvrage [14] de M. Colson, c’est la netteté et la franchise de ses vues libérales » [Macquart 1901, p. 283, cité par Picory 1989, p. 694-695].

49Enfin, il devient membre de la Société d’économie politique de Paris en 1899. Il en devient vice-président en 1917, puis président de 1928 – succédant à Guyot – à 1932, avant d’en devenir président honoraire.

50L’étude de Colson est très liée aux questions pratiques. Cela va alors l’amener à prendre en compte les problèmes de son temps. Ainsi, l’auteur est conscient des questions sociales, avec notamment la question sociale et le problème de la baisse de la natalité. Cette prise en compte de la pratique, caractéristique de la tradition des ingénieurs économistes, amène Colson à proposer une intervention de l’État plus importante que d’autres auteurs. Concernant le thème de l’impôt progressif sur le revenu, il va défendre une position le distinguant clairement des autres économistes libéraux de son époque.

51En effet, nous mettons en avant à présent le fait que Colson s’oppose à la majorité des économistes libéraux, comme le soulignent Picory [1989, p. 699] et Zouboulakis [2000, p. 589]. Bien qu’il critique l’impôt progressif comme nous l’avons vu, Colson soutient néanmoins qu’il peut être légitime. Les deux arguments qu’il donne sont les suivants :

52

  • la capacité de payer augmente plus vite que le revenu ;
  • l’impôt progressif permet d’augmenter la natalité.

53Nous verrons que sur chacun de ces points, les développements de Colson sont très liés à l’analyse qu’il fait du contexte. Avant de présenter ses arguments, nous devons donc dire quelques mots à propos du contexte de son époque.

3.2. Un contexte marqué par une double inquiétude

54Les économistes libéraux sont d’abord très préoccupés par une possible remise en question de l’ordre libéral. En effet, après une montée des idées socialistes à partir des années 1840, les libéraux s’inquiètent également, à partir du Second empire, de la montée des idées interventionnistes [Silvant 2010a, p. 32-33]. Nous pensons que cette inquiétude devient encore plus importante à la fin du xixe siècle. En effet, alors que le courant du xixe siècle n’avait connu qu’un développement théorique du socialisme, la fin du siècle est marquée par une montée de l’interventionnisme et des socialistes commençant à représenter une force politique.

55En effet, il faut noter un retour au protectionnisme à partir des années 1890. Les États-Unis mettent en place le tarif McKinley en 1890, les droits de douane s’élèvent jusqu’à 49,5 %. Ce tarif est suivi en France d’une remise en cause du traité de libre-échange signé entre la France et la Grande Bretagne en 1860. Le 11 janvier 1892, la loi Méline est votée, il est adopté un tarif douanier protectionniste avec un double tarif : il y a un tarif maximum dans le cas général et un tarif minimum pour les États qui accordent à la France des avantages douaniers [15]. C’est la fin du libre-échange mis en place par le traité de 1860.

56De plus, la Confédération Générale du Travail (CGT) est créée en 1895, elle regroupe :

57

  • la Fédération nationale des Syndicats, créée en 1886 à la suite de la loi Waldeck Rousseau autorisant la création de syndicats. Cette fédération s’inspire des idées du socialiste Jules Guesde – qui contribue à développer les idées de Marx en France ;
  • la Fédération des Bourses de Travail, créée en 1892, dont le militant syndicaliste révolutionnaire et socialiste Fernand Pelloutier est à la tête.

58Enfin, la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) est créée en 1905. Ce parti politique rassemble alors les différents courants socialistes en un seul parti. Avec le suffrage universel masculin et le poids des ouvriers, un gouvernement socialiste pourrait être mis en place.

59Par la suite, l’inquiétude augmente avec la révolution russe de 1917.

60Les libéraux français publient des ouvrages critiquant le socialisme avec des titres parfois très évocateurs : on peut citer par exemple La tyrannie socialiste de Guyot [1893] ou Contre le socialisme de Léon Say [1896]. Plusieurs séances de la Société d’économie politique sont consacrées au socialisme, comme en avril 1896 où la séance a pour thème « De la lutte contre le socialisme » [SEP avril 1896]. La critique du socialisme se retrouve également dans tous les Cours et Traités publiés par les différents auteurs libéraux, notamment Colson. La principale idée développée par les libéraux contre le socialisme tient à l’absence « du stimulant essentiel de l’intérêt individuel » [Colson 1924, p. 174] qu’entraîne le régime de propriété limitée défendu par les différents courants socialistes [Klotz 1980, p. 96 ; Silvant 2010a, p. 35], même si la critique porte parfois plus sur la forme que sur le fond, avec des expressions comme « les utopies socialistes » [Colson 1927, p. 217 ; 1931, p. 87, 92] ou « régression vers des types de civilisations antérieures et inférieures » [Guyot 1893, p. 35]. Des auteurs comme Guyot pensent qu’il ne faut pas « ouvrir la porte de peur qu’ils ne l’enfoncent » [Guyot 1896, p. III] aux socialistes, c’est-à-dire qu’aucune concession – comme l’impôt sur le revenu – ne doit leur être accordée. D’autres, comme Colson, proposent au contraire des solutions pratiques pour y faire face.

61Ensuite, depuis les années 1860, les économistes français s’inquiètent d’une stagnation de la population [Breton et Klotz 2006, p. 341-343]. Plusieurs membres de la Société d’économie politique publient des livres sur la question et des débats ont lieu à ce propos. Colson est lui aussi très marqué par cette question, il publie d’ailleurs un article dans La Revue des deux mondes dont le titre est évocateur de l’importance qu’il y accorde : « La tâche de demain – La population » [Colson 1915]. Non seulement la population stagne, mais elle augmente également moins vite que celle d’autres pays d’Europe, notamment l’Allemagne. Ainsi, en plus des effets négatifs au point de vue économique, les économistes s’inquiètent à la fin du siècle du rapport de force en cas de guerre avec le pays. En effet, depuis la défaite en 1870, il y a l’idée de revanche contre l’Allemagne. Or, l’origine de cette stagnation est connue, elle provient d’une baisse de la natalité.

4. Malgré les critiques, Colson défend l’impôt progressif sur le revenu

4.1. La capacité de payer augmente plus vite que le revenu

62Colson part, comme les autres auteurs, de la première règle d’un bon régime fiscal de Smith selon laquelle chaque citoyen doit contribuer aux charges publiques en proportion de ses facultés. Il compare alors lequel de l’impôt proportionnel ou de l’impôt progressif sur le revenu répond le mieux à cette règle.

63Colson présente l’impôt proportionnel comme le plus rationnel mais il est difficile de l’appliquer aux petits revenus. Les personnes dont les revenus sont inférieurs à une certaine somme doivent être exonérées. Pour cela, il peut porter sur le revenu net, c’est-à-dire en déduisant la somme représentant les frais d’entretien du contribuable et de sa famille. Mais Colson ne s’en tient pas à ce qui ressemble fortement aux préconisations de Mill. Il va en effet proposer deux arguments qui le conduisent à défendre l’impôt progressif sur le revenu.

64Tout d’abord, le problème est que la plus grande part du revenu national se répartit entre les petits revenus. Dégrever les petits revenus entraîne une baisse de l’assiette fiscale. Pour compenser la perte due au dégrèvement des petits revenus, le taux frappant les gros revenus doit alors être plus important.

65De plus, l’impôt progressif est légitime s’il fait contribuer chacun aux charges communes suivant ses facultés. Or, la faculté de contribuer aux charges communes est plus grande pour ceux qui peuvent se procurer des biens non vitaux que pour ceux qui ne peuvent se procurer que les biens nécessaires à la vie. En effet, à mesure que son revenu augmente, un individu pourra acheter des biens qui lui sont de moins en moins indispensables, il est donc juste de faire participer plus fortement les individus les plus fortunés aux charges communes. Nous voyons que Colson reprend ici l’argument que rejettent Mill et la plupart des libéraux français selon laquelle l’impôt proportionnel pèse plus sur les petits revenus que sur les gros pour défendre la progressivité. L’impôt progressif est donc légitime. Colson écrit ainsi :

66

« Cet impôt [l’impôt progressif] est certainement le plus conforme au principe en vertu duquel chacun doit contribuer aux charges publiques en proportion de ses facultés, car la faculté de payer croît plus vite que le revenu : une taxe simplement proportionnelle est bien plus facile à supporter sur le superflu que sur le nécessaire. […] Il est donc juste d’accroître le pourcentage, à mesure que le revenu taxé grossit ; c’est la seule manière de proportionner l’impôt aux ressources vraiment disponibles [16]. »
[Colson 1920, p. 251]

67On retrouve dans ces développements l’idée d’une utilité marginale décroissante du revenu. Nous pensons trouver ici une filiation avec les développements de l’ingénieur-économiste Jules Dupuit [17]. Celui-ci développe en effet une méthode de tarification des infrastructures exploitées en monopole où chaque individu doit payer la valeur d’usage qu’il accorde à l’utilisation d’une voie de communication, c’est-à-dire la valeur maximale qu’il est prêt à payer pour utiliser la voie. Ceci implique alors une tarification différentielle et progressive puisque plus un individu est prêt à payer un prix élevé pour utiliser une voie, plus il doit payer un prix élevé. Dupuit écrit que la valeur d’usage accordée à une voie varie suivant les individus et la quantité consommée. Il remarque alors que cette utilité marginale est décroissante avec la quantité [18]. Dupuit suggère que ces principes de tarification établis à partir des voies de communication peuvent être transposés dans d’autres domaines, avec l’idée que « ses analyses peuvent étaient généralisables à l’ensemble des activités économiques » [Silvant 2010b, p. 1025], notamment à la fiscalité. Pour lui, le bon impôt est celui qui réduit aussi peu que possible l’utilité des consommateurs. Or, un impôt pèse plus sur ceux qui renoncent à l’achat à cause de l’impôt que sur ceux qui le payent. Comme l’écrit François Vatin [2003, p. 51], « faire payer à chacun le maximum qu’il accepte de payer permet ainsi d’augmenter la demande solvable, puisque chacun pourra acheter en proportion de ses moyens ». Même s’il est difficile de déterminer si Dupuit est favorable ou non à un impôt progressif, il ressort de son analyse que le prélèvement doit avoir des valeurs différentes suivant la capacité de chacun de payer et ne peut consister en un prélèvement identique pour tous. Cette conception de la progressivité peut donc se justifier concernant l’impôt [ibid. ; Silvant 2010b, p. 1025-1027]. Or nous savons que Colson est très influencé par Dupuit, et notamment par cette méthode qu’il reprend et développe [De Paoli 2017, p. 71-106].

68En justifiant la progressivité, Colson accepte donc que l’impôt sur le revenu soit un impôt personnel. Cela le démarque des autres libéraux pour qui l’impôt doit être réel. L’auteur insiste pour dire que l’impôt progressif sur le revenu ne doit toutefois pas devenir un moyen de niveler les fortunes. Colson explique que si c’était le cas, il défavoriserait la propriété et découragerait l’entreprise et l’épargne. Prendre aux riches arrête la production, cela a plus d’effets négatifs que d’avantages.

69Il pense donc qu’aucun de ces systèmes ne peut se justifier par rapport à un autre. Tout deux ont des avantages et des inconvénients. De plus, il n’est pas possible de percevoir avec un seul mode d’imposition les sommes nécessaires pour assurer les services publics [Colson 1912, p. 284 ; 1920, p. 247, 251 ; 1933, p. 92]. Nous voyons que pour Colson, l’impôt progressif peut donc se justifier tout autant que l’impôt proportionnel. Le fait de financer les services publics est important pour le fonctionnaire. Ainsi, comme l’écrit Gérard Klotz, Colson soutient l’« impôt solidarité » – appelé aussi principe de la « capacité de payer » – dans le sens où l’impôt permet d’assurer la solidarité nationale. Selon ce principe, une société forme un tout dont les éléments sont en interrelations. Si l’un des éléments montre une faiblesse, l’ensemble se trouve affaibli, il faut donc que les contribuables les plus fortunés payent le plus d’impôts pour financer les biens publics consommés par tous. Cette conception entraîne un impôt personnalisé d’après les ressources et les charges de l’individu. La citation suivante résume la pensée de l’auteur sur cet aspect :

70

« En le payant, chacun de nous fait un acte de solidarité avec tous ses concitoyens dans le présent, puisqu’il contribue à assurer la marche des services qui les intéressent tous, sans qu’on puisse savoir dans quelle mesure chacun en profite ; de solidarité aussi avec les générations qui l’ont précédé, puisqu’une part notable des dépenses publiques est la conséquence de leurs malheurs, quelquefois de leurs folies. »
[Colson 1920, p. 241, cité par Klotz, 1980, p. 88]

71Nous pensons que cette attitude de Colson est liée au contexte du début du xxe siècle, et notamment à la crainte du socialisme. Colson propose en effet de tenir compte de certains aspects de la condition ouvrière. Nous avons montré, en étudiant l’analyse qu’il mène des assurances sociales [De Paoli 2018a] et de l’assistance [De Paoli 2017, p. 217-225], qu’il pouvait être considéré comme un libéral accordant une place à l’Etat plus importante que d’autres auteurs de son temps et qu’il proposait des solutions pratiques aux hommes politiques afin de prendre en compte la misère des ouvriers tout en préservant l’ordre libéral en place. La même chose a lieu concernant l’impôt sur le revenu. En faisant payer un peu plus à ceux qui en ont la capacité, les travailleurs se rendent compte que leur misère est prise en compte par les gouvernements. Colson espère que de cette façon, ils vont se détourner du socialisme. L’ordre libéral en place ne serait alors pas menacé. C’est donc cette prise en compte du contexte et de la pratique qui l’amène à se positionner en faveur de l’impôt progressif. De plus, cet impôt permet de répondre à un autre problème de l’époque, la baisse de la natalité.

4.2. L’impôt progressif permet d’augmenter la natalité

72La deuxième idée que donne alors Colson pour défendre l’impôt progressif consiste à dire qu’il peut inciter les familles à avoir plus d’enfants. Il explique en effet que les lois fiscales ne doivent pas limiter la natalité. Chaque personne doit contribuer aux dépenses de l’État en proportion de ses moyens. Or, la faculté de payer est moins importante quand la famille est plus nombreuse. Pour calculer le revenu imposable, l’État doit prendre en compte le nombre d’enfants. Le droit fiscal, avec l’impôt sur le revenu accordant des réductions de charges aux familles nombreuses, est donc juste et favorable au développement de la natalité.

73Colson pense [1916, p. 481 ; 1917, p. 78] que l’application de cette mesure ne suffit pas à elle seule à augmenter la natalité mais elle ferait comprendre que pour « être considéré comme un bon citoyen, il faut préparer des continuateurs à la culture française […], que quiconque compromet l’avenir de la race est un criminel » [Colson 1917, p. 78].

74À nouveau, nous pensons que les développements de Colson sont très inspirés par le contexte de son époque. La natalité étant trop faible, l’État peut intervenir pour inciter les individus à avoir plus d’enfants. L’auteur ne se contente d’ailleurs pas de l’impôt sur le revenu. Il propose de tenir compte du nombre d’enfants dans la progression des droits de succession et même de supprimer toute baisse d’impôt pour les personnes ayant moins de deux enfants, de n’attribuer l’assistance qu’aux familles avec plusieurs enfants et de diminuer la durée du séjour dans l’armée pour les pères d’au moins deux enfants [Colson 1915, p. 846-862].

75Cette attitude peut aussi être vue comme une tentative de développer le marginalisme en France. De nombreuses recherches montrent qu’à la fin du xixe siècle, l’École libérale française se replie sur elle-même. Ses membres pensaient que l’économie politique avait atteint un certain degré d’achèvement et beaucoup n’étaient pas des économistes professionnels. Les libéraux « étaient suffisamment satisfaits de leur doctrine pour passer l’essentiel de leur temps à sa diffusion plutôt qu’à son perfectionnement » [Etner 1987, p. 105]. Ils ne s’intéressaient ainsi plus qu’aux questions pratiques, laissant de côté les nouveautés théoriques, notamment celles venant de l’étranger. En 1887, Charles Gide crée la Revue d’économie politique pour ne pas mettre l’enseignement de l’économie politique sous la seule influence des libéraux et pour s’intéresser aux analyses développées hors de France. Les libéraux accusent alors la revue d’être l’organe de l’école historique allemande. Les idées des libéraux continuent de dominer l’économie politique malgré le déclin de l’École jusqu’à la première guerre mondiale [Breton 1998, p. 414-421 ; Etner, 1987 p. 106 ; 1989, p. 105-123], empêchant ainsi les nouvelles théories en provenance d’Angleterre et d’Autriche de se diffuser en France. Or ces nouvelles théories sont notamment le marginalisme et les théories ayant recours aux mathématiques. Nous avons montré que Colson est un des premiers auteurs à enseigner en France l’utilisation des mathématiques en économie [De Paoli 2018b]. Comme le souligne Richard Arena, on trouve également une « conciliation de la méthode inductive du courant libéral avec la méthode déductive du courant marginaliste » [in Arena et al. 1991, p. 31]. Nous pouvons donc également analyser ces propositions de l’auteur comme une tentative d’introduire le raisonnement marginaliste dans le pays. En effet, le marginalisme, en plus de l’utilité marginale décroissante que Colson utilise, est caractérisé du point de vue de la méthode par l’individualisme méthodologique. Or, Colson propose des solutions pour inciter chaque personne à modifier son calcul coûts avantages afin d’avoir plus d’enfants, tout en défendant la valeur traditionnelle de la famille.

5. Conclusion

76Nous avons donc constaté que Colson s’oppose à la majorité des économistes libéraux français en défendant l’impôt progressif sur le revenu. Ceci fait de lui un cas à part parmi les libéraux français. Alors que la plupart des libéraux défendent un impôt-prix et un impôt réel, l’auteur défend ici le système de la capacité de payer et un impôt personnel. Il s’appuie, tout comme les autres économistes libéraux, sur la première maxime de Smith, selon laquelle les personnes doivent payer l’impôt en proportion de leur faculté, mais alors que les économistes opposés à la progression insistent sur le mot « proportion », Colson insiste sur le mot « facultés ». La défense qu’il fait de l’impôt progressif se base sur la pratique, dans la tradition des ingénieurs économistes. En effet, il relève que les classes les plus riches ont des ressources leur permettant de se procurer du superflu, tandis que les classes les plus pauvres ne peuvent se procurer que le nécessaire. De cette façon, en taxant un peu plus ceux qui le peuvent, les travailleurs verront que leur misère est prise en compte par l’État et ne se tourneront pas vers le socialisme. De même, il pense qu’en faisant payer plus d’impôt aux personnes sans enfants, les citoyens comprendront qu’il faut augmenter le nombre d’enfants, ce qui contribuera à faire repartir la natalité à la hausse.

77Les propositions de Colson peuvent également être vues comme une tentative d’introduire les outils marginalistes, notamment le raisonnement à la marge et l’individualisme méthodologique, en France. En effet, pour défendre la valeur traditionnelle qu’est la famille, l’ingénieur économiste propose d’inciter chaque individu à avoir plus d’enfants. Il n’est ainsi pas étonnant que dans les années 1950, Divisia et Roy soient considérés comme deux des trois principaux continuateurs de l’École marginaliste en France avec l’ingénieur économiste Maurice Allais [Arena 2000, p. 971, 974-976, 998]. Sachant qu’ils ont tous les deux été formés par Colson, il faudrait envisager une étude pour voir plus précisément quelle est l’influence de leur maître sur ce point.

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Notes

  • [1]
    Laboratoire Triangle – UMR 5206 du CNRS.
    Je tiens à remercier tout particulièrement Gérard Klotz, ainsi que Claire Silvant, Javier San Julian Arrupe, Nicolas Chaigneau, Gianfranco Tusset et les rapporteurs de Cahiers d’économie politique dont les remarques m’ont permis d’améliorer la première version de ce texte. Je reste évidemment seul responsable des lacunes qui pourraient subsister.
  • [2]
    A propos de ces débats voir Delalnde [2011], chapitre VIII. Les mêmes débats se produisent ailleurs en Europe. Au Royaume-Uni, le Income Tax Act est adopté en 1842. Il met en place un impôt sur le revenu de 3 % pour les revenus supérieurs à 150 £. C’est la première fois qu’un impôt sur le revenu est voté en dehors d’une période de guerre. Il faut attendre 1910 pour qu’une progressivité de l’impôt sur le revenu soit adoptée, sur proposition de Lloyd George, avec une super taxe pour les revenus supérieurs à 5 000 £. En Allemagne, un impôt progressif sur le revenu est adopté en 1893. Sur la mise en place de l’impôt progressif sur le revenu dans les différents pays d’Europe voir Seligman [1921].
  • [3]
    Six tranches sont créées. Le taux d’imposition augmente peu jusqu’en 1914, en 1902 deux nouvelles tranches sont créées avec un taux supérieur de 5 % ; en 1910 le taux supérieur passe à 6,5 %. De plus, le taux supérieur atteint un nombre limité de successions. Piketty [2001, p. 768] estime que le taux moyen de successions en lignes directes du centile le plus élevé est 2,5 % en 1901, 3,5-4 % de 1902 à 1910, 5-5,5 % de 1911 à 1914. Pour les débats sur la mise en place de l’impôt progressif sur les successions voir San Julian Arrupe [2012].
  • [4]
    Les taux augmentent rapidement ensuite : en raison du coût de la guerre, le taux le plus élevé augmente jusqu’à 90 % en 1924 pour la tranche supérieure.
  • [5]
    Sur l’aspect libéral de cette société savante, nous renvoyons à Le Van-Lemesle [2004], en particulier chapitre 3 et Lutfalla [1972].
  • [6]
    Leroy-Beaulieu traite la question dans son Traité de la science des finances [Leroy-Beaulieu 1906].
  • [7]
    Guyot est l’auteur d’un rapport sur l’impôt sur le revenu pour la Commission du budget [Guyot 1886] et d’un livre contre l’impôt progressif [Guyot 1896].
  • [8]
    La traduction citée est ici celle de Garnier et Blanqui éditée par Guillaumin [Smith 1843 (1776), p. 496] que Leroy-Beaulieu a pu lire. Dans la version que nous utilisons pour le reste des citations de cet auteur, la traduction est un peu différente : « Dans tout État, les sujets devraient contribuer à subvenir aux besoins du gouvernement, autant que possible, en proportion de leurs capacités, c’est-à-dire en proportion du revenu dont chacun jouit sous la protection de l’État. » [Smith (1776) in Smith et al. 2005, p. 852].
  • [9]
    Nous devons noter que Say reprend ici les arguments que développaient son jeune frère Jean-Honoré, dit Horace Say (1769-1799) dont il était proche sur le plan des idées [Tiran 2014, p. 177]. Celui-ci écrit en effet dans La Décade philosophique, littéraire et politique du 20 Floréal an IV (9 mai 1796) : « Il est évident qu’un retranchement sur le revenu qui se produit dans l’aisance [pour lui, l’aisance est le revenu qui se situe au-dessus du strictement nécessaire et du nécessaire, et en-dessous de la grande aisance, de l’opulance et du superflu], est beaucoup plus pénible qu’un retranchement proportionnel sur le revenu qui produit le superflu. Prenez 100 francs à celui qui n’en a que 1200, vous l’obligerez à retrancher un plat de sa table. Prenez 10 mille francs à celui qui a 120 mille francs de rente, il lui en restera 110 mille et vous l’obligerez seulement à surveiller son intendant de plus près » [H. Say in La Décade 1796, p. 315, italiques de l’auteur]. Il propose alors d’établir un barème progressif de l’impôt et conclut que l’impôt progressif permet de « distribuer plus équitablement les charges de l’état […] [et] de diminuer un peu l’inégalité de fortunes » [ibid. p. 315-316].
  • [10]
    Leroy-Beaulieu se contredit d’ailleurs : lors des débats de la Société d’économie politique, il soutient que Jean-Baptiste Say et John Stuart Mill ne sont pas pour l’impôt progressif [SEP 1898, p. 96]. Pourtant, il défend le contraire dans le Traité de la science des finances [Leroy-Beaulieu 1906] comme nous venons de le montrer.
  • [11]
    Par exemple, prenons deux personnes ayant un revenu de 100 et de 1 000 £. Avec un taux d’imposition de 10 %, le revenu disponible pour la consommation de ces personnes est 90 £ et 900 £. Une même dépense de 50 £ représentera donc une part plus importante du budget de la personne au revenu de 100 £ que de celle au revenu de 1 000 £.
  • [12]
    Mill parle des « impôts sur les objets de consommation » [ibid., p. 372], qu’il défini comme l’impôt « qui est perçu sur les fabricants ou sur ceux qui transportent ou vendent l’objet, et qui sont des intermédiaires entre le fisc et celui qui achète pour consommer ».
  • [13]
    Pour plus de précisions sur l’œuvre de l’auteur, nous renvoyons à De Paoli [2017].
  • [14]
    Macquart fait ici référence à ce qui deviendra par la suite le livre 1 du Cours d’économie politique. En effet, le tome premier de la première édition du Cours comprend les livres 1 et 2 des éditions suivantes.
  • [15]
    Ce système de double tarif a été mis en place pour la première fois en 1877 en Espagne (voir Fernandez, 2018, p. 16-17).
  • [16]
    Cette citation est présente dès la première édition du livre 5 en 1905, p. 189.
  • [17]
    Il est vrai que l’utilité marginale décroissante du revenu a été formulée pour la première fois par Bernouilli en 1738. Celui montre qu’une même somme d’argent n’a pas la même valeur pour chacun. L’hypothèse de Bernouilli affirme que l’utilité marginale du revenu décroît au même taux que le taux d’accroissement du revenu. Lors de la révolution marginaliste, Menger et Walras ne vont pas porter attention à cette hypothèse, en Angleterre elle va être acceptée par Jevons, et développée par Edgeworth pour montrer que cette utilité marginale décroissante du revenu n’entraîne pas nécessairement la progressivité de l’impôt [Edgeworth 1897, p. 554-565 ; Blaug 1997, p. 316-322]. Sur les développements de l’utilité marginale de Jevons et Edgeworth, voir Chaigneau [2002]. Nous pensons toutefois que Colson n’est pas influencé par Edgeworth. En effet, Colson ne cite pas Edgeworth dans ses écrits. De plus, nous savons qu’il a une méconnaissance des économistes contemporains de Grande Bretagne. Par exemple, il n’a connu Marshall qu’en 1909.
  • [18]
    Il écrit : « L’augmentation [de consommation] due à un abaissement de prix est d’autant plus considérable que le prix est déjà lui-même plus bas. Si un objet qui vaut 100 fr. gagne mille consommateurs en descendant à 95, il en gagnera davantage en descendant de 95 à 90. Cette propriété tient à la structure de la société qui, lorsqu’on la divise en catégories par ordre de revenu, et qu’on les superpose en commençant par les plus pauvres, présente l’image de ces pyramides de boulets qu’on voit dans les parcs d’artillerie dont les tranches sont d’autant plus nombreuses qu’elles sont basses. Lors donc que le prix d’un objet descend, son usage trouve pour se propager des consommateurs de plus en plus nombreux, sans compter que les anciens consommateurs le consomment en plus grande quantité comme nous l’avons expliqué plusieurs fois » [Dupuit 1844, p. 232-233].
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