Feriel Kandil, Fondements de la justice. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Fondements de la politique », 2012, 304 p.
1« Qu’est-ce que la justice sociale ? », « Quelles sont les conditions de sa réalisation ? » Telles sont les interrogations qui motivent l’ouvrage de Feriel Kandil. L’auteure présente son travail comme une enquête critique, une contribution sur les possibilités de la justice sociale.
2L’enquête est avant tout un parcours des théories contemporaines de la justice sociale dont les réponses sont insatisfaisantes, mais offrent néanmoins des outils qui, revisités, peuvent ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion. C’est ainsi qu’à titre d’exemple la position originelle de Rawls est ancrée dans une lecture mêlant à la fois Kant, Ricœur et Weil.
3L’enquête est ensuite un appel à pousser plus loin et en continu l’exigence de justice sociale, de la justice en tant que vertu des institutions (Rawls), mais aussi et surtout en tant que condition du bien-vivre ensemble (Ricœur). C’est dans ce sens que F. Kandil identifie deux fondements à la justice : des fondements moraux [première partie] et des fondements éthiques [deuxième partie] qu’il s’agit d’articuler afin de dériver des principes de justice dans une société démocratique. Les fondements moraux résident dans les principes de justice distributive et suivent une logique d’équivalence. Les principes éthiques résident, quant à eux, dans les principes de reconnaissance positive et suivent une logique de réparation.
4L’ouvrage de F. Kandil est largement imprégné du travail de Ricœur : à la manière de l’auteur il s’ouvre sur le cri de l’injustice et se termine sur ce que Ricœur appelle le pouvoir-en-commun, condition d’une société démocratique, pacifique, où le bien-vivre ensemble prime sur toute forme de domination. Mais par ailleurs, il mobilise de nombreux auteurs et concepts philosophiques : la position originelle et le voile d’ignorance de Rawls, la raison pratique empirique de Kant, les capabilités de Sen, les principes de reconnaissance de Honneth, etc., dans un dialogue d’apports et critiques qui enrichit les propos de l’auteure nécessitent d’avancer à petits pas dans la lecture, crayon à la main et avec rigueur, car cet ouvrage est avant tout à saluer de par la rigueur de son argumentation.
Les fondements moraux de la justice sociale
5C’est à travers les mouvements sociaux et les révoltes que les peuples manifestent leur exigence de justice. Mais comment passer de l’ordre du sentiment de l’injuste à une pensée constructive de la justice sociale quand il existe une pluralité de convictions sur le juste ? Puisque la justice sociale est justice distributive, quelle est, en d’autres termes, la juste part que chacun des participants à la coopération sociale doit recevoir lorsque le langage du juste et de l’injuste est relatif ? Ou lorsque, plus encore, il se joue des modèles alternatifs de société juste ?
6Pour trouver un équilibre ou un étalon de mesure commun sur le juste, il faut résoudre ce que F. Kandil appelle « le problème de la hiérarchisation » des systèmes de justice sociale. Et cela passe, selon l’auteure, par un choix collectif, c’est-à-dire un engagement mutuel à la coopération dans la lignée des théories du contrat social.
7Dans un premier temps, F. Kandil fait intervenir Rawls : les principes de justice émanent d’un choix rationnel et unanime de personnes morales, libres et égales placées sous exigence d’impartialité, dans une position d’égalité. Il s’agit de la position originelle sous voile d’ignorance, pierre angulaire de la célèbre Théorie de la justice. Un premier pas est franchi vers la justice sociale, mais il s’agit d’un pas aveugle car l’impartialité est conçue comme ignorance : seuls les modèles de voile d’ignorance épais – où le décideur ne dispose d’aucune information le concernant personnellement – peuvent garantir que le choix soit impartial.
8Face aux ambiguïtés de l’analyse rawlsienne – articulation entre le rationnel et le raisonnable – F. Kandil s’appuie dans un second temps sur les travaux de Ricœur et Weil, deux auteurs qui insistent sur le fait que la morale désigne le moment de la fondation de la norme. La norme est dans cet ordre d’idée purement formelle : elle identifie les principes de justice distributive [principes moraux] dont la validité est universelle. Dans cette seconde étape, F. Kandil revisite ainsi la position originelle avec voile d’ignorance de Rawls en insistant sur la nécessité de renforcer son formalisme, d’ancrer davantage son modèle dans le constructivisme kantien. Deux modifications sont ainsi apportées : (i) les agents de la position originelle sont des agents purement artificiels [Rawls] mais également des sujets transcendantaux, c’est-à-dire traversés par l’universalité [réhabilitation de Rawls dans le constructivisme kantien] ; (ii) les principes de justice définis par ces agents sont purement formels, ils délimitent les conditions qui rendent légitimes, au sein de la coopération, des revendications conflictuelles sur la répartition.
9Dans la partie qui porte sur les fondements moraux, F. Kandil réduit les conditions de possibilité de la justice sociale au choix collectif des principes de justice ; le choix sous voile d’ignorance épais se rapporte à un choix rationnel dans un univers incertain. Elle renvoie ainsi aux préoccupations de nombreux auteurs depuis le théorème d’impossibilité d’Arrow, mais limite également la théorie de Rawls à la question du choix rationnel en incertitude que l’auteur rejettera pourtant plus tard dans son dernier ouvrage [2001], considérant qu’il s’agissait d’une erreur qu’il avait commise. Il y a dans ce sens deux possibilités de lecture de cette partie. Soit on considère que F. Kandil prolonge et corrige le travail de Rawls sur la question du choix des principes de justice, que lui-même avait revisités – avec difficulté – dans ses travaux post Théorie de la justice. Soit on minimise la question de la procédure de choix des principes de justice, parce que, d’une part, elle renvoie à une rhétorique philosophique qui nécessite d’être initié à ce langage pour être capable d’évaluer l’apport de l’auteure, soit parce qu’en définitive, malgré les révisions de la procédure de choix rawlsienne, ce sont in fine les principes rawlsiens de la justice – certes revisités – qui sont retenus par l’auteure comme étant justes. Quelle que soit la posture que le lecteur adopte, il est nécessaire de souligner que l’auteure tente de montrer que derrière Rawls, Harsanyi, Sen, ou Arrow, etc., se trouvent les questions fondamentales abordées par les grands philosophes sur le malheur de subir l’injustice et l’humiliation d’une distribution partiale.
10C’est dans cet ordre d’idées que l’auteure présente les principes de justice rawlsiens – revisités – en insistant sur les critères auxquels chaque principe renvoie :
- un intérêt d’ordre le plus élève en ce qui concerne le principe d’égale liberté [premier principe] ;
- un critère d’égalité proportionnelle en ce qui concerne le principe d’égalité des chances [deuxième principe] : égalité proportionnelle aux mérites dans le domaine de l’éducation, égalité proportionnelle aux besoins dans le domaine de la santé, égalité proportionnelle aux compétences dans la répartition des fonctions sociales ;
- un critère de juste répartition des revenus et des richesses [troisième principe].
11Cette approche des principes par les critères permet d’allier le souci pratique des conditions d’une action juste [Aristote] et le souci plus spéculatif [Kant] de répondre à la question de savoir ce qu’est la nature de la justice comme telle. La reformulation du troisième principe illustre bien cette distinction : dans l’évaluation des répartitions alternatives des revenus et de la richesse [biens matériels], les critères acceptables de justice imposent de tenir compte en même temps du bien-être des plus défavorisés [principe de différence] et du bien-être moyen de la population [principe utilitariste]. Un principe prioritariste se substitue au principe de différence, idée intéressante et qui aurait gagné à être davantage développée.
12Les principes de justice clôturent le premier moment du programme, le moment dit pratique pour laisser place au deuxième moment, le moment dit pragmatique, celui des fondements éthiques, de ce qui donnera sens, dans une société particulière, aux principes formels.
Les fondements éthiques de la justice sociale
13L’analyse des principes de justice au contenu formel trouve son prolongement dans un deuxième moment, celui de la mise en œuvre de ces principes dans une société particulière. C’est-à-dire dans la recherche de règles d’action conformes aux principes, des règles publiques d’action. Car comme le rappelle l’auteure dès son introduction, la justice sociale qualifie l’action publique juste, elle est instituée au sein d’une société politique.
14Là encore F. Kandil fait appel à Rawls, la levée progressive du voile d’ignorance suivant trois stades : le stade constitutionnel, le stade législatif et le stade juridique. À chacune de ses étapes, l’auteure souligne les ambiguïtés de la théorie de Rawls quant à la difficile sélection des informations pertinentes requises. Au-delà d’une discussion sur la procédure de choix des principes, ce qui relève l’attention, encore une fois, ce sont les arguments portés par l’auteure à chacune de ces étapes. Pris isolément, chaque élément relève d’une discussion particulière des conditions de réalisation de la justice sociale et montre la difficulté de la tâche tant chacun de ces éléments est en réalité imbriqué dans un autre, lui-même en lien avec un autre, etc. L’auteure en conclut, à juste titre, que l’égalité des chances [deuxième principe] est impossible car certaines transformations radicales (il s’agit ici de notre formulation) ne peuvent être opérées comme l’abolition de l’héritage ou de la famille. L’égalité des chances est dans ce sens davantage un idéal qu’un objectif réalisable. Cependant, l’égalité des chances est une égalité proportionnelle comme l’a bien noté l’auteure dans la partie précédente et, en ce sens, tout ne peut pas être mis dans le même sac. À titre d’exemple, et dans la même logique, F. Kandil conclut à l’impossibilité de l’égalité d’accès à une bonne santé car cette égalité nécessiterait d’intervenir sur le patrimoine génétique des personnes. Or, sans aller jusqu’à cette question (pourtant en débat indirectement à travers entre autres les procédures de procréation médicalement assistée (PMA)), une politique de maintien de la sécurité sociale dans ses principes de base « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » est la seule, à notre avis, capable de rendre cette égalité réelle et elle a l’avantage d’avoir déjà été mise en place. Cela peut relever de ce que F. Kandil appelle par la suite le principe de solidarité et qui vient s’articuler au principe d’égalité des chances.
15L’appréciation de l’action publique juste dépend des jugements éthiques que les citoyens d’une société historique donnée portent sur le bien-vivre ensemble. Ils font l’objet de débats publics, d’arbitrages éthiques. Le jugement pragmatique se loge ainsi au creux d’un espace actif de délibération publique qui conjugue selon Ricœur deux points de vue : un point de vue personnel et un point de vue interpersonnel. Le premier est celui du citoyen, capable de mener une vie accomplie, source de son estime de soi. Le second est celui des relations entre les citoyens qui, au-delà de leurs conflits sur les parts justes à distribuer, visent une reconnaissance mutuelle. Le jugement pragmatique que développe F. Kandil repose alors sur l’approche des capabilités de Sen [premier point de vue] et la théorie de la reconnaissance de Honneth. Aucune de ses deux analyses n’est totalement satisfaisante du point de vue même de l’auteure et c’est peut-être ce qui déstabilise le lecteur qui se perd dans les apports et les limites de chaque théorie en restant à chaque fois sur sa faim. C’est dans ce sens que l’usage des principes de reconnaissance de Honneth a à la fois le mérite d’aller dans le sens de ce que souhaite F. Kandil : étendre le champ de la justice sociale à celui de la reconnaissance, mais cela ne montre pas bien à notre avis la possible articulation entre les questions relevant de la justice distributive et les questions relevant de la justice corrective.
16L’auteure semble rejeter trop rapidement l’analyse de N. Fraser parce qu’elle fait reposer la distribution inéquitable des ressources et le manque de reconnaissance sur une logique de domination qui irait à l’encontre du cadre ricœurdien dans lequel F. Kandil pose sa réflexion. Or, N. Fraser [2012] montre l’intérêt de conjuguer ces deux exigences de justice : une justice sociale qui résulte de la structure économique de la société et appelle des remèdes transformateurs qui touchent les causes profondes des inégalités. Et une justice de nature culturelle ou symbolique qui découle des modèles sociaux de représentation, impose des valeurs et exclut les autres avec mépris.
17« Les deux formes s’imbriquent habituellement de manière à se renforcer dialectiquement » [ibid.], même si contrairement à ce que dit F. Kandil, N. Fraser reconnaît que les deux conceptions divergent dans leur conception des groupes victimes de l’injustice : « Dans le cadre de la redistribution, il s’agira de classes sociales au sens large définies d’abord en termes économiques selon leur rapport au marché ou aux moyens de production. L’exemple classique en est l’idée marxiste de la classe ouvrière exploitée, ce qui inclut également les groupes de migrants, les minorités ethniques, etc. Dans le cadre de la reconnaissance, l’injustice n’est pas liée aux rapports de la production, mais à un défaut de considération. On cite en général le groupe ethnique, que les modèles culturels dominants proscrivent comme différent et de moindre valeur : ce qui s’applique aux homosexuels, aux “races”, aux femmes. » [Ibid.]
Conclusion
18Les fondements moraux et éthiques de la justice sociale développés par F. Kandil permettent de conjuguer les exigences de justice sociale en tant que norme universelle et en tant que visée du bien-vivre ensemble dans des institutions justes. Les principes de justice distributive et les principes de reconnaissance qui découlent de ces deux fondements sont complémentaires et nécessaires à l’élaboration de l’action publique juste. Les termes propres à la répartition juste, nous dit F. Kandil dans sa conclusion, sont sujets à débat et « si aucun consensus interprétatif n’émerge [dans une société donnée], il revient au décideur public, en tant qu’il représente la volonté souveraine du peuple, de trancher » (p. 267). Mais le décideur public est-il neutre ? En fonction de quoi et en faveur de qui tranchera-t-il les règles de justice ? Peut-on, comme le propose l’auteure, croire que l’action publique juste, au regard des fondements posés dans ce livre « consiste, en deçà et au-delà des rapports de domination, à instituer de bonnes pratiques » ? [p.266]. Que devient le « pouvoir-en-commun » quand on reprend l’exemple qui ouvre le chapitre du livre de Piketty [2013] : « Le 16 août 2012, la police sud-africaine intervient dans le conflit opposant les ouvriers de la mine de platine de Marikana, près de Johannesburg, aux propriétaires de l’exploitation, les actionnaires de la compagnie Lonmin, basée à Londres. Les forces de l’ordre tirent à balles réelles sur les grévistes. Bilan : trente-quatre morts parmi les mineurs. Comme souvent en pareil cas, le conflit social s’était focalisé sur la question salariale : les mineurs demandaient que leur salaire passe de 500 euros par mois à 1 000 euros. Après le drame, la compagnie proposera finalement une augmentation de 75 euros par mois. » [Piketty, 2013, p. 72]
19Piketty en conclut que « cet épisode récent vient nous rappeler, si besoin est, que la question du partage de la production entre salaires et profits, entre revenus du travail et capital, a toujours constitué la première dimension du conflit distributif » [Ibid.]. Même Rawls dans son dernier ouvrage [2001], que l’auteure cite en bibliographie, reconnaît l’existence de ces rapports qu’il avait pourtant niés dans les travaux précédant ce livre. Ainsi, comme le suggère F. Kandil dans son avant-dernière phrase : « La réalisation de la justice sociale se fait-elle sur le mode d’une quête – une quête vers toujours plus de justice » [p.279], dans laquelle il nous semble que les rapports de domination ne peuvent être écartés au profit de fondements uniquement moraux et éthiques de la justice sociale.
Bibliographie
- Arrow Kenneth [1951 (1974)]. Social choice and Individual Values. 2nd edition. Cowles Foundation for Research in Economics, Yale University. Traduit en français par le groupe de traductions économiques de l’université de Montpellier sous le titre Choix collectif et préférences individuelles. Paris : Calmann-Lévy.
- Fraser Nancy [2012]. Égalité, identités et justice sociale. Le Monde Diplomatique 699 (juin). En ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2012/06/FRASER/47885
- Honneth Axel [1992 (2002)]. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Le Cerf. Traduit de l’allemand par Pierre Rush, titre original : Kampf um Anerkennung. Berlin : Suhrkamp Verlag.
- Piketty Thomas [2013]. Le capital au xxie siècle. Paris : Le Seuil.
- Rawls John [1971 (1987)]. A Theory of justice. Cambridge et Londres : Harvard University Press. Traduction française par Catherine Audard, Théorie de la justice. Paris : Le Seuil.
- Rawls John [2001 (2003)]. Justice as Fairness : A Restatement. revised edition. Cambridge et Londres : Harvard University Press, traduction française par Bertrand Guillarme La justice comme équité : une reformulation de théorie de la justice. Paris : La Découverte.
- Ricœur Paul [1990]. Soi-même comme un autre. Paris : Le Seuil.
- Ricœur Paul [2001]. Le Juste. Paris : Esprit.
- Sen Amartya K. [1991]. Ethics and Economics. Oxford : Blackwell Publishers. Traduit de l’anglais par Sophie Marnat « Des idiots rationnels », in A.K. Sen Éthique et Économie. Paris : PUF 1993.
- Weil Eric [1961]. Philosophie morale. Paris : Librairie Vrin.