Notes
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[1]
Aix-Marseille University (Aix-Marseille School of Economics), CNRS & EHESS – a.lapied@univ-amu.fr
-
[2]
Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto, Université de Lausanne – sophie.swaton@unil.ch
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[3]
Sur ce point, cf. Lapied et Swaton [2011].
-
[4]
Shionoya [1997, p. 6].
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[5]
Shionoya [1997, p. 7].
-
[6]
Cité par Diamond Jr [2007, p. 176, n. 2].
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[7]
La théorie dynamique de Schumpeter offre, en effet, un potentiel d’exploration pour l’économie évolutionnaire. Malgré cela, les conceptions proposées se limitent souvent à opposer les deux types humains, hédoniste et énergique, ce dernier apparaissant sous les traits de l’entrepreneur. La dichotomie statique / dynamique inhérente à la destruction créatrice et que l’on retrouve dans la typologie nietzschéenne passif / actif devient la prémisse ontologique de la conception schumpetérienne de l’évolutionnisme [1926].
-
[8]
A, VI, livre 5, § 548, p. 278.
-
[9]
En italique dans le texte.
-
[10]
EH VIII, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1, p. 278.
-
[11]
Wotling [2009, 5, 2, p. 336].
-
[12]
Wotling [2009, 5, 2, p. 335].
-
[13]
En italique et souligné dans le texte.
-
[14]
FP, IX, 7 [21], p. 256.
-
[15]
Wotling [2009, 5, 2, p. 343].
-
[16]
En italique dans le texte.
-
[17]
APZ VI, Prologue, § 3, p. 23.
-
[18]
Wotling [2009, 5, 2, p. 345].
-
[19]
En italique dans le texte.
-
[20]
FP, XI, 35 [18], p. 245.
-
[21]
Wotling [2009, 2, 1, p. 131].
-
[22]
Wotling [2009, 4, 3, p. 302].
-
[23]
Haar [1993, 1, p. 29].
-
[24]
Wotling [2007, p. 96].
-
[25]
En italique dans le texte.
-
[26]
FP X, 25 [430], p. 143.
-
[27]
Schumpeter [1999, p. 106].
-
[28]
Schumpeter [1999], p. 146.
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[29]
Schumpeter [1999], p. 147.
-
[30]
Schumpeter [1999], p. 191.
-
[31]
Même dans le cas où l’entrepreneur est son propre financeur, il rémunère cette fonction par l’intérêt, pour justifier de ne pas retenir une utilisation alternative de ses fonds.
-
[32]
En italique dans le texte.
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[33]
Schumpeter [1999], p. 228.
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[34]
En italique dans le texte.
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[35]
Schumpeter [1999], p. 248.
-
[36]
En italique dans le texte.
-
[37]
Schumpeter [1999], p. 249.
-
[38]
Schumpeter [1999], p. 204.
-
[39]
Schumpeter (1999), p. 203.
-
[40]
Définition que Schumpeter lui-même impute à J.-B. Say.
-
[41]
Sur lequel nous reviendrons dans le prochain paragraphe via l’innovation.
-
[42]
Schumpeter [1999, p. 112] : « L’accomplissement de la fonction d’entrepreneur ne crée pas les éléments d’une classe pour l’entrepreneur et les siens, elle peut marquer une époque de son existence, former un style de vie, un système moral et esthétique de valeurs, mais, en elle-même, elle a tout aussi peu le sens d’une position de classe qu’elle en présuppose une. Et la position qu’elle peut éventuellement permettre de conquérir n’est pas, comme telle, une position d’entrepreneur […] » (En italique dans le texte.)
-
[43]
Schumpeter [1999], p. 95.
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[44]
Schumpeter [1999], p. 330.
-
[45]
Schumpeter [1999], p. 331.
-
[46]
Schumpeter [1999], p. 94.
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[47]
Mais une parmi d’autres seulement, comme nous le verrons à l’issue de cette section.
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[48]
Schumpeter [1999], p. 202.
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[49]
Schumpeter [1999], p. 322.
-
[50]
Schumpeter [1999], p. 345.
-
[51]
Schumpeter [1999], p. 347.
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[52]
Qui est caractéristique du capitalisme : « Le système capitaliste du crédit est né du financement de nouvelles combinaisons. Il s’est développé parallèlement avec lui. » [Schumpeter, 1999, p. 100]
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[53]
Schumpeter [1999], p. 97.
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[54]
Schumpeter [1999], p. 151.
-
[55]
C’est d’ailleurs une différence entre Sombart et Schumpeter que relève Diamond Jr. [2007] : « The supposed passage where Sombart allegedly presages the concept of creative destruction is quite different from Schumpeter’s concept. Sombart talks about how once there is destruction, then someone may creatively discover a substitute for what is destroyed. But for Schumpeter, the new creation comes first, and then the old technology is destroyed. » [Note 2, p. 176.] Également dans Schumpeter [1999], p. 134.
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[56]
Schumpeter [1999], p. 134.
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[57]
Schumpeter [1999], p. 135-136.
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[58]
Également dans Schumpeter [1999], p. 134.
-
[59]
La logique de l’innovation ne relevant pas véritablement du calcul économique, on pourrait se demander si la mise en œuvre de nouvelles combinaisons productives s’effectuerait en dépit de profits attendus plus faibles. Là encore, deux types de réponse sont possibles : si l’on suppose que la mise en œuvre ne se fera pas, alors l’interprétation philosophique reste étrangère à la théorie économique ; dans le cas contraire, celui d’une réponse positive, cela peut être source d’inquiétude pour l’économiste qui peut soit modifier ad hoc une fonction d’utilité de l’entrepreneur, soit renoncer à rendre compte sur cette base de la création destructrice.
Introduction
1Si Schumpeter ne se réfère pas directement à Nietzsche dans sa construction emblématique de l’entrepreneur, l’influence nietzschéenne est aujourd’hui couramment admise par de nombreux spécialistes de l’auteur de The Theory of Economic Development [Sweedberg, 1991]. En effet, la typologie nietzschéenne, combinant la nécessité de maintenir deux approches, l’une dynamique et l’autre statique, via les figures emblématiques de Dionysos et Apollon, offre à Schumpeter un nouvel horizon pour sa propre conception de l’entrepreneur et de l’innovation.
2Néanmoins, de notre point de vue, la référence à Nietzsche en tant qu’inspirateur de Schumpeter, dans un milieu de foisonnement intellectuel où ses thèses pouvaient difficilement être ignorées, est souvent traitée dans le contexte historique et dans une version très réductrice de l’entrepreneur, perçu selon une perspective qui ne rend pas nécessairement compte de l’apport nietzschéen et de la grille de lecture philosophique qui pourrait en être extraite. De plus, dans certains articles, Nietzsche est simplement mentionné et analysé comme une source d’influence parmi d’autres, en l’occurrence Bergson [1907] ou le Romantisme.
3Peut-on aller philosophiquement au-delà de cette interprétation ? Tel est l’enjeu de cet article. Au-delà d’une référence érudite et dichotomique (section 1), nous avançons que l’entrepreneur schumpétérien gagnerait à être lu sous un angle philosophique et interprétatif nouveau en introduisant le concept de surhumain nietzschéen. Ce dernier mérite donc une clarification afin de poser le cadre de l’argumentation (section 2). Une fois les sources de confusions écartées et le projet spécifié, nous pourrons revenir sur le concept d’entrepreneur lui-même, tel que défini par Schumpeter (section 3) et proposerons une interprétation différente de celle que l’on a coutume de rencontrer (section 4), qui valorise l’originalité de la vision schumpétérienne tout en mobilisant un philosophe peu présent dans le corpus théorique de l’analyse économique [3].
1 – L’influence nietzschéenne de Schumpeter : une référence reconnue mais limitée
4Les commentateurs de Schumpeter expliquent que l’influence nietzschéenne est évidente dans le corpus schumpétérien bien que non revendiquée. Pour cela, ils se réfèrent au contexte historique dans lequel les thèses de Nietzsche étaient nécessairement connues. Ainsi, Santarelli et Pesciarelli [1990, p. 687, n. 23] relatent les faits suivants : Schumpeter « received his education in an atmosphere of close interdependencies between the arts and the sciences, fostered by a cultural climate that encouraged communication between intellectuals from different disciplines. A major influence at work in this environment was the thought of Nietzsche, which enjoyed its period of maximum currency between 1900, year of the philosopher’s death, and the beginning of the First World War ».
5Au niveau conceptuel, le rapprochement est justifié à travers une vision binaire opposant le couple statique / dynamique. Selon Shionoya [1997], la proximité est évidente, Schumpeter trouvant dans l’interprétation nietzschéenne de la volonté de puissance un horizon que ne pouvaient lui offrir ni la théorie walrasienne de l’équilibre général ni la théorie de Marx, jugées trop « statiques », sans référence à des marques « d’initiative personnelle ». Or, la visée première de Schumpeter était d’introduire un type dynamique de l’homme en sciences sociales [4]. C’est bien dans la philosophie nietzschéenne que l’on trouve un rapprochement avec la figure de l’entrepreneur. Telle est également la perspective de Santarelli et Pesciarelli [1990, p. 687-688] : « Nietzsche and Schumpeter share a view of the word based on the irreconcilable co-presence on the historical stage of two opposing human types… Nietzsche defines these two types as the ‘overmen’ and the so-called ‘mass’ or ‘herd’… We find a similar concept in Schumpeter’s writing, although he employs a wide range of synonyms and never uses the term ‘overmen.’ He describes ‘the leaders who emerge vigorously from the mass’ or ‘personalities who in se possess the rules for their actions.’ »
6Sous la plume de Schumpeter, l’entrepreneur est décrit comme la figure émergeant de la masse. La référence à la philosophie nietzschéenne permet de penser une approche dynamique de l’entrepreneur et par-là de l’économie. En effet, ce que Schumpeter critique dans la vision classique, et marxiste, c’est une conception uniquement statique de l’homme, une économie statique et non dynamique. Dans son approche, le processus social est constitué d’interactions apportées par des hommes dynamiques et des hommes statiques qui, eux, poursuivent la routine. L’innovation et l’adaptation sont alors deux facettes de la vie sociale. « While innovation disrupts existing equilibrium, adaptation absorbs the consequences of innovation as a new order, just as the Apollo’s harmonizing form integrates the Dionysos’s disruptive forces of life. [5] »
7Néanmoins, d’autres sources d’influence sont mentionnées. Dans l’article de Santarelli et Pesciarelli [1990], Nietzsche est évoqué et analysé comme une source d’influence parmi d’autres, en l’occurrence Bergson [1907]. Streissler [1994] trouve, quant à lui, des prémisses de l’approche de Schumpeter chez Wieser [6] : « He gives Wieser some credit for something like the concept, although Wiser applied it more narrowly to the case of large firms innovation having a destruction effect on independent entrepreneurs. » Par ailleurs, dans les articles que nous avons recensés, y compris chez Sweedberg [1991], l’influence est uniquement légitimée pour la figure de l’entrepreneur, non pour le processus de destruction créatrice lui-même, qui semble né sous la plume de Schumpeter et qui sera ensuite repris par une interprétation évolutionniste [7]. Rappelons toutefois que ces deux mouvements de destruction et de création constituent une force unique pour Nietzsche, comprise dans la volonté de puissance. Il ne s’agit donc pas d’un simple mouvement binaire opposant le statique au dynamique comme cela peut apparaître dans certains commentaires.
8En ce sens, l’approche de Shionoya [1997] est intéressante car elle permet de confronter trois niveaux d’interprétation de la pensée de Schumpeter en tant que réponses différentes à des problématiques de son époque : le néoclassicisme, le marxisme et l’historicisme. Ainsi, la référence nietzschéenne à Dionysos et Apollon, fondatrice du processus de destruction créatrice, lui permettrait, en développant par ailleurs l’idée de cycle, de rompre avec l’équilibre du classicisme : la création, emblème du romantisme, est magnifiée et encensée et se retrouvera dans la figure dynamique de l’entrepreneur s’élevant au-dessus de la masse. Pourtant, l’analogie n’est pas portée plus loin et, à ce premier niveau, succède un second, celui de l’évolutionnisme en tant que réponse de Schumpeter [1954, p. 441] au marxisme dont il écrit : « Marxist analysis is the only genuinely evolutionary economic theory that the period provided. » Et c’est de la juxtaposition de ces différents niveaux que Schumpeter extrait sa conception d’une science sociale universelle.
9Or, Nietzsche récuse la conception d’une science universelle et objective, propre à celle de son temps ainsi que l’idée de progrès véhiculée dans les théories de l’évolution. La référence à Nietzsche est à nouveau justifiée, mais encore de manière partielle, pour illustrer ici une vision romantique et une exaltation du processus de création. Ainsi, l’interprétation nietzschéenne est d’abord revendiquée par des liens évidents avec le projet de Schumpeter, puis écartée dans un second temps au profit de l’évolutionnisme.
10Enfin, relevons que cette influence évolutionniste ne fait pas seulement office de référence supplémentaire, à côté du romantisme ou autre : elle s’avère peu compatible avec une interprétation nietzschéenne. En effet, ce dernier ne cachait pas son désaccord avec Darwin [Lapied et Swaton, 2011].
11Peut-on aller philosophiquement au-delà de ces interprétations et envisager une autre dimension dans le rapprochement Nietzsche - Schumpeter, tout en restant dans le cadre d’analyse de l’entrepreneur ? Pour y répondre, il convient de revenir sur l’interprétation de la volonté de puissance et du surhumain sur laquelle nous baserons notre analyse.
2 – Le concept de surhumain dans la pensée de Nietzsche
12Il est sans doute plus aisé de critiquer des interprétations à l’évidence fautives du terme « surhumain » que d’en donner une définition positive. En effet, la pensée métaphorique et non systématique, ou même conceptuelle, de Nietzsche rend difficile l’émergence d’une caractérisation unique de ses innovations de langage – dans les termes ou dans leur utilisation – telles que surhumain, volonté de puissance, retour éternel, généalogie, type humain, etc. Ce dont nous pouvons être sûrs est que, d’une part, l’utilisation de ce type de mot n’est pas conforme au langage habituel. Par exemple, la volonté de puissance n’est pas une volonté, ni au sens de Schopenhauer, ni au sens commun du terme. Nietzsche considère en effet que le langage étant consubstantiel à la philosophie, il n’est pas possible de proposer un renversement de toutes les valeurs sans réformer en même temps le langage. On peut considérer ce fait comme concourant au caractère opaque de son œuvre ou comme l’une de ses richesses. L’évolution des termes employés constitue ainsi un fil directeur dans le développement de sa pensée. D’autre part, le même mot employé à des endroits différents d’un même manuscrit ne revêt pas nécessairement le même sens. Volontairement, Nietzsche, le philosophe-métaphoricien, dévoile sa pensée à l’aide d’éclairages différents du même phénomène, qui relèvent d’interprétations croisées du livre de la nature.
13Parmi les erreurs d’interprétation bien connues, nous devons tout d’abord écarter une conception « populaire » du surhomme qui l’assimilerait à un génie, un grand homme : « Si l’on considère tout ce que l’on a vénéré jusqu’ici sous le nom d’“esprit surhumain”, de “génie”, on en arrive à la triste conclusion que, dans l’ensemble, l’intellectualité de l’humanité a dû être quelque chose de très bas et pitoyable : tant il fallait jusqu’ici peu d’esprit pour se sentir aussitôt bien supérieur à elle ! [8] » Il est donc bien évident que Nietzsche ne valide pas la liste des génies figurant dans les édifiants manuels d’histoire scolaires.
14De la même façon, la vision du héros romantique n’est pas adéquate :
« Le mot « surhomme » pour désigner un type d’accomplissement supérieur, par opposition à l’« homme moderne », à l’« homme bon », aux chrétiens et autres nihilistes, – un mot qui dans la bouche de Zarathoustra, le destructeur de la morale, est un mot qui donne à réfléchir – ce « surhomme » a presque partout été compris, en toute candeur, dans le sens de ces valeurs mêmes dont le personnage de Zarathoustra incarne l’antithèse : je veux dire comme type « idéaliste » d’une classe supérieure d’hommes, mi-« saint », mi-« génie » […] Parmi le cheptel savant, d’autres m’ont, à cause de lui, soupçonné de darwinisme : on y a même reconnu le « culte du héros » que j’ai pourtant si cruellement récusé, et que prône Carlyle, ce grand faussaire malgré lui. Ceux à qui je soufflais à l’oreille qu’ils feraient encore mieux de chercher un César Borgia qu’un Parsifal, ils n’en croyaient pas leurs oreilles [9] [10] ! »
16« Le surhumain ne désigne en aucun cas un absolu […] [11] » car, « […] au « surhumain de la culture idéaliste doit se substituer le surhumain de la culture supérieure instituée par le disciple de Dionysos [12]. » Remarquons également que, si Nietzsche récuse Parsifal pour des raisons aisément compréhensibles de proximité avec le Christ, il ne lui substitue pas pour autant Siegfried, le blond barbare, pourtant vierge de toute contamination chrétienne, mais César Borgia. Ce choix n’est pas exempt d’un goût marqué de la provocation à cette époque de sa vie mais il balaye également la recherche romantique de « racines » aryennes héroïques.
17Nous pouvons aussi laisser à quelques extrémistes la version du prédateur volontiers totalitariste, à la mode dans une période trouble du passé : « Ce n’est absolument pas le but que de concevoir les derniers [les surhumains] comme maîtres des premiers [les derniers hommes], mais : deux espèces doivent exister, l’une en même temps que l’autre – le plus possible séparées ; l’une, tels les dieux d’Épicure, ne se préoccupant pas de l’autre [13], [14]. »
18Avec ces « contre-exemples », nous ne prétendons malgré tout pas échapper à une tentative pour cerner plus précisément le « surhumain », à travers la mise en évidence de quelques interprétations de ce terme.
19La première relie le surhumain à la notion de type humain : « […] le surhumain représente toujours un type, et non un individu isolé ; s’il est exceptionnel, c’est par la valeur de son type eu égard aux exigences de la volonté de puissance, mais dans une culture véritablement supérieure, il ne doit pas l’être par sa rareté [15] […] » Ainsi, le choix de César Borgia, qui pourrait paraître surprenant, ne cherche pas à exemplifier un individu, mais des instincts, dans ce cas anti-chrétiens.
20Le surhumain est aussi caractérisé par le fait du dépassement : « Je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui doit se surmonter [16] [17]. » Il s’agit bien évidemment du dépassement personnel, d’un acte individuel, et non du dépassement d’une espèce, à la Darwin. L’espèce des surhommes n’a pas vocation à remplacer l’espèce humaine, au sens d’une « amélioration », qui relèverait nécessairement d’une vision téléologique – et peut-être aussi totalitaire – bien éloignée des principes nietzschéens.
21Nous devons également mentionner un sens historique du surhumain, lié au dépassement du nihilisme européen mais qui nous concerne moins ici.
22Le surhumain doit également se lire en termes de valeur, « […] la valeur du surhumain tient […] à l’ampleur de sa capacité d’interprétation, à sa compréhension perspectiviste de la vie [18] » en relation avec la volonté de puissance : « L’essentiel, c’est que les hommes les plus grands aient peut-être aussi de grandes vertus, mais justement alors en plus les antithèses de celles-ci. Je crois que c’est la présence de ces contradictions, et du sentiment de ces contradictions que naît précisément le grand homme, l’arc doté de la plus haute tension [19] [20]. » La volonté de puissance forme une expression unique, celle du jeu des forces dans leurs joutes perpétuelles pour l’auto-accroissement. Bien loin d’un désir, conscient ou non, de domination, elle constitue, dans la représentation nietzschéenne du monde, le processus de lutte des « quantas dynamiques ».
23Il n’est pas inutile de rapprocher la notion de surhumain avec l’opposition bien connue fort – faible, cette dernière catégorie étant liée au terme de décadence qui est caractérisée par « […] trois symptômes essentiels […] : faiblesse de la volonté, incapacité à résister à une sollicitation, et contradiction physiologique, aspects complémentaires d’un même dysfonctionnement du corps [21] ». Les conséquences sont en termes de morale puisque « […] le propre de la décadence est de susciter des interprétations morales de la réalité qui masquent leur origine pulsionnelle et induisent de ce fait une aggravation de la maladie, […] [22] ».
24Cette opposition concerne bien la volonté de puissance : « Affirmative et forte, la Volonté de Puissance assumera la variété, la différence et la pluralité. Négative et faible, elle se rétrécira dans des réflexes de fuite et de protection, elle voudra son propre amoindrissement à l’ombre d’un idéal exsangue, tout à l’opposé de la grande simplification que produirait la parfaite maîtrise [23]. » Plus précisément, « […] c’est parce qu’il n’a pas la force nécessaire pour le spiritualiser que le décadent succombe à la violence d’un affect – en l’occurrence la haine –, et qu’il se montre incapable de maîtriser cet affect en le sublimant. Ce qui caractérise au contraire la véritable puissance, c’est précisément le fait de parvenir à maîtriser les passions les plus fortes et à leur imposer une direction nouvelle [24] ».
25L’opposition fort/faible est irréconciliable au sens hégélien du terme, mais ces catégories ne sont pas pourtant inconciliables : « La hiérarchie s’est établie par la victoire du plus fort et l’impossibilité pour le plus fort de se passer du plus faible comme pour le plus faible du plus fort – c’est là que prennent naissance des fonctions séparées : car obéir est aussi bien une fonction de la conservation de soi que, pour l’être le plus fort, commander [25] [26]. »
26Dans la perspective nietzschéenne, le processus le plus élevé est la création de valeur morale qui est celle de la culture. Le concept de haute culture est lié au sentiment de croître, de devenir plus fort, au niveau individuel. Elle constitue le produit rare, précieux et fragile du jeu de la volonté de puissance. Nietzsche considère que l’accumulation de richesses ou de biens matériels n’a aucune valeur morale directe : elle peut simplement permettre d’épargner du temps pour les activités intellectuelles.
27Au terme de cette section, nous pouvons tirer la conclusion partielle selon laquelle la spécificité du surhumain est de créer. Qu’en est-il de l’entrepreneur schumpétérien ?
3 – La spécificité de l’entrepreneur schumpétérien
28Pour Schumpeter, l’entrepreneur relève d’un type humain plutôt que d’une personne. « Nous appelons […] “entrepreneurs”, les agents économiques dont la fonction est d’utiliser des nouvelles combinaisons et qui en sont l’élément actif [27]. »
29L’état d’entrepreneur étant relatif aux actions et non à l’individu, il sera le plus souvent transitoire et non permanent. Les entrepreneurs ne sont pas nécessairement propriétaires de la firme ou travailleurs indépendants et ne portent pas obligatoirement le risque de leur activité. Ce sont des chefs, susceptibles de mobiliser des hommes et des moyens autour d’un projet : ils se saisissent de possibilités existantes mais non encore employées à l’usage auquel ils les destinent. Ce ne sont pas des intellectuels ou des personnes cultivées mais des hommes d’action.
30En général, les entrepreneurs n’ont pas les ressources nécessaires pour mener à bien les innovations qu’ils imaginent, hormis le cas où l’entrepreneur est propriétaire d’une entreprise prospère qui a déjà accumulé des réserves non employées pour la production habituelle. Mais cette situation est jugée par Schumpeter comme étant l’exception plutôt que la règle. Ces ressources sont alors mobilisées par un autre canal : le crédit. Les entrepreneurs doivent faire appel aux capitalistes, que Schumpeter range en deux catégories : les propriétaires d’entreprises ayant des capitaux qui ne sont pas mobilisés pour la production courante et les banquiers spécialisés dans le financement. Le crédit est une condition nécessaire et suffisante de l’innovation car « […] en principe personne autre que l’entrepreneur a besoin du crédit, […] [28] » et « on ne peut devenir entrepreneur qu’en devenant auparavant débiteur [29] ». Crédit et évolution sont donc intimement liés : « L’évolution crée le crédit et à son tour il vit de l’évolution [30]. »
31L’existence du profit rend possible le paiement de l’intérêt par l’entrepreneur au capitaliste et donc le crédit qui finance l’innovation [31] : « L’intérêt du prêt à la production a sa source dans le profit [32], [33] » ; « Sans évolution de l’économie il n’y aurait, […] aucun intérêt [34] [35]. » « L’intérêt agit sur le profit comme un impôt [36] [37] » et il rémunère le risque car : « L’acceptation d’un risque n’est, en aucun cas, un élément de la fonction d’entrepreneur [38]. » « Jamais l’entrepreneur n’a de risque à supporter. […] C’est celui qui fournit le crédit qui essuie les pertes, si l’affaire ne réussit pas [39]. » Ce qui ne veut pas dire qu’aucun entrepreneur ne prend de risque, mais que l’éventuelle prise de risque correspond au rôle de prêteur à lui-même qu’il peut éventuellement jouer et non à sa fonction d’entrepreneur.
32A priori, et à ce stade de notre analyse, le rapprochement avec Nietzsche est loin d’être établi, du moins si l’on s’en tient à une définition stricte et minimale de l’entrepreneur comme utilisateur de nouvelles combinaisons [40] sans chercher à approfondir ce que cela implique. Une telle réduction d’optique s’avère même peu propice à une interprétation nietzschéenne pour peu que l’on considère, outre le fait de l’absence de prise de risque, le raisonnement circulaire suivant [41] : innovation - profit - économies d’échelle - baisse des prix - augmentation de la consommation, pour favoriser une consommation de masse. Ce cercle est synonyme de déclin de la culture pour Nietzsche, comme évoqué dans le paragraphe précédent. Pourtant, le rapprochement entre l’entrepreneur schumpétérien et Nietzsche a été avancé (section 1). Qu’est-ce qui le justifie vraiment, au-delà de l’aspect statique – dynamique et de celui d’un cercle de croissance économique, vertueux pour les uns, culturellement dangereux pour Nietzsche ?
33Selon nous, la réponse se trouve dans le texte de la Théorie de l’évolution économique déjà précédemment évoqué et qui mérite un examen minutieux. Schumpeter prend bien soin de distinguer sa conception de l’entrepreneur de celle de Walras, Mataja ou Marshall. Il y a bien un « type » de l’entrepreneur sans pour autant que ce dernier ne constitue une classe au sens de la « lutte des classes » [42]. Qu’est ce qui fait donc la spécificité de cette fonction d’entrepreneur, ou plus exactement, comme le formule Schumpeter lui-même [1999, p. 113], « pourquoi exécuter de nouvelles combinaisons est-il un fait particulier et l’objet d’une “fonction” de nature spéciale ? »
34Cette tâche n’est pas l’apanage de tous, mais implique « une autre manière d’agir » [1999, p. 116, note I], « des qualités autres et non pas seulement différentes en degré ». En l’occurrence, l’entrepreneur est celui qui est capable d’ouvrir un nouveau chemin plutôt que de le suivre, ce qui présuppose une capacité à s’extraire de la routine et de l’habitude qui sont l’apanage de tout agent économique :
« Il est objectivement plus difficile de faire du nouveau que de faire ce qui est accoutumé et éprouvé et ce sont là deux choses différentes ; mais l’agent économique oppose encore une résistance à une nouveauté, il lui opposerait même une résistance, si les difficultés objectives n’étaient pas là. […] L’essence et la fonction d’habitudes de pensées fixes, fonction qui accélère la vie et épargne les forces, reposent précisément sur ce qu’elles sont devenues subconscientes, donnent automatiquement leurs résultats, et sont à l’abri de la critique, voire de la contradiction, de faits individuels. Mais cette fonction, quand son heure a sonné, devient un sabot d’enrayage. Il en va de même dans le monde de l’activité économique. Dans le tréfonds de celui qui veut faire du nouveau, se dressent les données de l’habitude ; elles témoignent contre le plan en gestation. Une dépense de volonté nouvelle et d’une autre espèce devient par là nécessaire ; elle s’ajoute à celle qui réside dans le fait qu’au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de l’espace et du temps pour la conception et l’élaboration des nouvelles combinaisons, et qu’il faut arriver à voir en elles une possibilité réelle et non pas seulement un rêve et en jeu. Cette liberté d’esprit suppose une force qui dépasse de beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de spécifique et de rare. »
36L’entrepreneur revêt donc des qualités propres. Il est capable de ne pas voir « les résistances » comme des contraintes. Il est aussi le vecteur de l’innovation. C’est ici que s’ancre, selon nous, la base d’un rapprochement possible avec Nietzsche.
4 – Une interprétation nietzschéenne : l’entrepreneur comme créateur destructeur
37Pour Schumpeter, une innovation correspond à « l’exécution de nouvelles combinaisons » [43] : fabrication d’un bien nouveau, introduction d’une méthode de production nouvelle, ouverture d’un débouché nouveau, conquête d’une source nouvelle de matière première ou de produits semi-ouvrés, réalisation d’une nouvelle organisation. Les innovations ne sont pas régulièrement distribuées mais ont tendance à apparaître en grappes. En effet, la situation économique est plus ou moins favorable à l’innovation à un moment donné. Une seconde raison étaye ce regroupement : l’innovation engendre un terrain favorable à l’innovation, en se diffusant dans l’économie : « […] le succès d’un entrepreneur entraîne après lui l’apparition non seulement de quelques autres entrepreneurs, mais de personnes toujours plus nombreuses et toujours moins qualifiées [44] » ; « [l]es premiers entrepreneurs suppriment les obstacles pour les autres non seulement dans la branche de production où ils apparaissent, mais aussi, conformément à la nature de ces obstacles, ils les suppriment ipso facto en grande partie dans les autres branches de la production […] [45] ».
38L’origine de ces innovations n’est pas à chercher du côté de la demande mais de l’offre : « […] les innovations en économie ne sont pas, en règle générale, le résultat du fait qu’apparaissent d’abord chez les consommateurs de nouveaux besoins, dont la pression modifie l’appareil de production, mais du fait que la production procède en quelque sorte à l’éducation des consommateurs, et suscite de nouveaux besoins, si bien que l’initiative est de son côté [46]. » Ce mouvement a pour acteur un agent économique spécifique précédemment décrit : l’entrepreneur.
39Revenons à présent sur le lien entre innovation et création de valeur économique et plus précisément sur le processus de destruction créatrice que nous soumettrons ensuite à une interprétation spécifique. L’innovation est le moteur du profit et le profit est l’une des motivations à entreprendre [47]. Le profit est caractéristique de l’expansion économique : « […] le profit est, par essence, le résultat de l’exécution de nouvelles combinaisons [48]. » La vague d’innovation entraîne d’importantes conséquences économiques qui vont constituer des moteurs de la poursuite du cycle : baisse des prix des biens produits du fait de la progression de l’efficacité productive, augmentation des prix des équipements par suite d’une progression de la demande à offre donnée et renchérissement du crédit en conséquence d’une sollicitation accrue pour des réserves données. Ces effets-prix reposent sur l’application standard de la loi de l’offre et de la demande : ceteris paribus, une augmentation de la demande ou une baisse de l’offre (respectivement une diminution de la demande ou une progression de l’offre) font augmenter (respectivement diminuer) les prix.
40Les vagues d’innovation engendrent nécessairement les crises économiques, qui sont des temps d’ajustement vers un nouvel équilibre : « Les crises sont des tournants de l’évolution économique [49]. » Pendant ces dépressions, les firmes innovantes peuvent disparaître car leurs profits reculent et elles ont fréquemment pris plus de risques que les entreprises moins novatrices. Souvent plus jeunes, elles n’ont pu accumuler des capitaux qui sont bien utiles pour amortir les crises : « […] on ne peut parler qu’avec de grandes réserves du processus de “sélection de la crise” : car ce sont les entreprises les plus stables, et non les plus parfaites en soi qui ont le plus de chance de survivre à la dépression [50]. »
41Durant la dépression économique, des entreprises vont disparaître et l’on observera des effets inverses aux précédents : hausse des prix des biens produits, baisse des salaires, baisse des prix des équipements et du coût du crédit. Ces conséquences créent les conditions favorables à l’apparition d’une nouvelle série d’innovations démarrant le cycle suivant : « Ce qui donne l’impulsion aux agents économiques dans la période de dépression, ce sont à coup sûr les pertes effectives ou possibles subies [51]. »
42À l’issue de cette analyse, il nous apparaît que l’expression création destructrice semble plus pertinente que celle de destruction créatrice, dans la mesure où la destruction ne précède pas la création, du fait du recours au mécanisme du crédit [52]. Les destructions sont une conséquence de la création de firmes nouvelles, de produits nouveaux, de la mise en œuvre de techniques innovantes. « En règle générale il faut que la nouvelle combinaison prélève sur d’anciennes combinaisons les moyens de production qu’elle emploie […] [53]. » Ce n’est même pas tellement la création elle-même que ses effets sur les prix qui provoquent la destruction.
43Ce renversement n’est pas anecdotique car le mécanisme du crédit revêt une importance toute particulière dans l’analyse de Schumpeter. Ce dernier n’affirme pas que la destruction est nécessaire à la création, mais que la création entraîne nécessairement une destruction. « […] l’octroi de crédit permet à l’entrepreneur de détourner de leurs emplois actuels les moyens de production, dont il a besoin, d’affirmer une demande à leur égard […] [54]. » Voici donc ce que nous retiendrons : la création prime sur la destruction dans la conception schumpétérienne de la destruction créatrice [55]. Et l’entrepreneur est bien le vecteur de l’innovation perçue comme une création.
44Précisément, c’est ici que se situe le cœur de notre argumentation. Nous proposons une interprétation de la création destructrice – plutôt que de la destruction créatrice – en termes de volonté de puissance, traduite en l’occurrence ici, pour l’entrepreneur schumpétérien, par le fait de vouloir innover. À ce stade, on peut avancer que l’entrepreneur manifeste la volonté de puissance qui est également attachée au surhumain. Peut-on pour autant conclure, et de manière non strictement syllogistique, qu’il est un surhumain ? Selon nous, deux réponses possibles se profilent. Le choix entre ces deux options dépend de l’interprétation que l’on donne au concept de création et à celui d’innovation.
45Si l’on prend en compte la création de valeur dans une vision économique exclusive de l’entrepreneur, alors le rapprochement est limité et notre interprétation affaiblie. En effet, si innover n’est pris que dans le contexte de la création de valeur économique, l’entrepreneur schumpétérien est un homme certes dynamique, comme revendiqué dans les analyses des commentateurs recensées dans le premier paragraphe, mais qui n’incarne pas le processus de création de valeur suprême. Nous pouvons donc caractériser cette première possibilité d’interprétation par le fait qu’il s’agit d’une analyse focalisée sur les résultats.
46Mais il en existe une seconde. Selon cette nouvelle interprétation, nous voyons davantage le processus que la conséquence en termes de produit économique dans l’innovation, du fait que l’entrepreneur schumpétérien a bien certains traits du surhumain incarnés dans l’acte de créer. Notons que l’innovation est alors comprise comme synonyme de la création entendue comme valeur suprême. Le surhumain est celui qui incarne cette aptitude à transformer, en commençant par travailler sur sa propre matière : venir à bout de ses résistances, de ses forces négatives pour se dépasser. Parallèlement, l’entrepreneur schumpétérien est celui que les résistances n’effraient point. Au contraire, il ne connaît pas l’aversion pour l’effort : « L’entrepreneur typique ne se demande pas si chaque effort, auquel il se soumet, lui promet un “excédent de jouissance” suffisant. Il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes. Il crée sans répit, car il ne peut rien faire d’autre ; il ne vit pas pour jouir voluptueusement de ce qu’il a acquis. Si ce désir surgit, c’est pour lui la paralysie, et non un temps d’arrêt sur sa ligne antérieure ; c’est un messager avant-coureur de la mort physique [56]. »
47Il est difficile ici de ne pas opérer un parallèle avec le surhumain nietzschéen possédant la force de sortir de l’ascétisme et de l’enlisement. Allons plus loin encore avec les précisions de Schumpeter lui-même quant aux différents mobiles à l’œuvre autres que le profit :
« Sous notre portrait du type de l’entrepreneur il y a l’épigraphe : plus ultra. […] Il y a d’abord en lui le rêve et la volonté de fonder un royaume privé, le plus souvent, quoique pas toujours, une dynastie aussi. […] Puis vient la volonté du vainqueur. D’une part vouloir lutter, de l’autre vouloir remporter un succès pour le succès même. La vie économique est, en soi, matière indifférente dans les deux sens. […] il s’agit d’une motivation étrangère à la raison économique et à sa loi. La joie enfin de créer une forme économique nouvelle est un troisième groupe de mobiles qui se rencontre aussi par ailleurs, mais qui seulement ici fournit le principe même de la conduite. Il peut n’y avoir que simple joie à agir […] notre entrepreneur, lui, a un excédent de force, il peut choisir le champ économique, comme tous autres champs d’activité, il apporte des modifications à l’économie, il y fait des tentatives hasardeuses en vue de ces modifications et précisément à raison de ces difficultés. Il se peut là aussi que la joie pour lui naisse de l’œuvre, de la création nouvelle comme telle, que ce soit quelque chose d’indépendant ou que ce soit chose indiscernable de l’œuvre elle-même. Ici non plus on n’acquière pas des biens pour la raison et selon la loi de la raison, qui constituent le mobile économique habituel de l’acquisition des biens [57]. »
49Dès lors, l’innovation peut se percevoir non pas en tant que création de valeur économique (de richesse matérielle) mais comme acte fondateur de l’être et du devenir. C’est bien, comme le disait Schumpeter, le fait d’innover et non les conséquences de l’innovation qui motive l’entrepreneur : répétons-le, « [i]l crée sans répit, car il ne peut rien faire d’autre ; il ne vit pas pour jouir voluptueusement de ce qu’il a acquis [58] ». Sa créativité, qui pourrait être vue comme un enfermement, une compulsion, est plutôt l’extériorisation d’un surcroît de force et non une décision visant à satisfaire ses préférences ou œuvrer de manière altruiste pour le bien-être collectif. L’égoïsme de son action est la source extra-morale de l’accroissement de la vie.
Conclusion
50Si l’on accepte de considérer l’entrepreneur schumpétérien selon une grille de lecture philosophique, de multiples perspectives interprétatives s’offrent, donnant une lueur nouvelle au concept même de destruction créatrice, dans un parallèle enrichissant également la perspective nietzschéenne. L’interprétation que nous avons souhaitée mettre en évidence consiste à percevoir la création telle que Schumpeter la décrit pour qualifier l’entrepreneur schumpétérien au-delà d’une simple création de valeur au sens économique du terme [59]. L’entrepreneur schumpétérien est bien un diffuseur d’innovation. Et, de notre point de vue, il peut illustrer, à cet égard, à la fois la spécificité de l’acte individuel de créer et la volonté de puissance prise dans son ensemble, en tant que processus.
51La volonté de puissance est donc mobilisée ici en tant que concept positif au niveau individuel et en tant qu’instrument dans le processus plus large de l’acte d’innover. Dans cette optique, au-delà de l’analyse binaire traditionnellement reconnue, et dans une vision plus conforme au projet de Nietzsche, nous appréhendons l’existence de deux polarités en apparence opposée dans un même processus : la volonté de puissance.
52Relevons néanmoins une condition à cette interprétation qui consiste à accepter que l’entrepreneur, à l’instar du surhomme, soit le produit de la culture, non de l’histoire. Cela implique de sortir d’une vision linéaire de l’histoire et c’est alors d’un point de vue cyclique que cette dernière doit s’appréhender. Mais comment penser alors l’inscription de l’entrepreneur dans ce cycle, sachant en outre que Schumpeter prend soin de distinguer état stationnaire et état dynamique ? Ici réside peut-être la limite d’un rapprochement entre le surhumain de Nietzsche et l’entrepreneur de Schumpeter. À moins d’y percevoir, au contraire, une nouvelle source de questionnement et de mise en perspective mutuellement fécondes pour les deux théories.
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Mots-clés éditeurs : Nietzsche, entrepreneur, Schumpeter, innovation, volonté de puissance
Date de mise en ligne : 27/11/2013
https://doi.org/10.3917/cep.065.0183Notes
-
[1]
Aix-Marseille University (Aix-Marseille School of Economics), CNRS & EHESS – a.lapied@univ-amu.fr
-
[2]
Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto, Université de Lausanne – sophie.swaton@unil.ch
-
[3]
Sur ce point, cf. Lapied et Swaton [2011].
-
[4]
Shionoya [1997, p. 6].
-
[5]
Shionoya [1997, p. 7].
-
[6]
Cité par Diamond Jr [2007, p. 176, n. 2].
-
[7]
La théorie dynamique de Schumpeter offre, en effet, un potentiel d’exploration pour l’économie évolutionnaire. Malgré cela, les conceptions proposées se limitent souvent à opposer les deux types humains, hédoniste et énergique, ce dernier apparaissant sous les traits de l’entrepreneur. La dichotomie statique / dynamique inhérente à la destruction créatrice et que l’on retrouve dans la typologie nietzschéenne passif / actif devient la prémisse ontologique de la conception schumpetérienne de l’évolutionnisme [1926].
-
[8]
A, VI, livre 5, § 548, p. 278.
-
[9]
En italique dans le texte.
-
[10]
EH VIII, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1, p. 278.
-
[11]
Wotling [2009, 5, 2, p. 336].
-
[12]
Wotling [2009, 5, 2, p. 335].
-
[13]
En italique et souligné dans le texte.
-
[14]
FP, IX, 7 [21], p. 256.
-
[15]
Wotling [2009, 5, 2, p. 343].
-
[16]
En italique dans le texte.
-
[17]
APZ VI, Prologue, § 3, p. 23.
-
[18]
Wotling [2009, 5, 2, p. 345].
-
[19]
En italique dans le texte.
-
[20]
FP, XI, 35 [18], p. 245.
-
[21]
Wotling [2009, 2, 1, p. 131].
-
[22]
Wotling [2009, 4, 3, p. 302].
-
[23]
Haar [1993, 1, p. 29].
-
[24]
Wotling [2007, p. 96].
-
[25]
En italique dans le texte.
-
[26]
FP X, 25 [430], p. 143.
-
[27]
Schumpeter [1999, p. 106].
-
[28]
Schumpeter [1999], p. 146.
-
[29]
Schumpeter [1999], p. 147.
-
[30]
Schumpeter [1999], p. 191.
-
[31]
Même dans le cas où l’entrepreneur est son propre financeur, il rémunère cette fonction par l’intérêt, pour justifier de ne pas retenir une utilisation alternative de ses fonds.
-
[32]
En italique dans le texte.
-
[33]
Schumpeter [1999], p. 228.
-
[34]
En italique dans le texte.
-
[35]
Schumpeter [1999], p. 248.
-
[36]
En italique dans le texte.
-
[37]
Schumpeter [1999], p. 249.
-
[38]
Schumpeter [1999], p. 204.
-
[39]
Schumpeter (1999), p. 203.
-
[40]
Définition que Schumpeter lui-même impute à J.-B. Say.
-
[41]
Sur lequel nous reviendrons dans le prochain paragraphe via l’innovation.
-
[42]
Schumpeter [1999, p. 112] : « L’accomplissement de la fonction d’entrepreneur ne crée pas les éléments d’une classe pour l’entrepreneur et les siens, elle peut marquer une époque de son existence, former un style de vie, un système moral et esthétique de valeurs, mais, en elle-même, elle a tout aussi peu le sens d’une position de classe qu’elle en présuppose une. Et la position qu’elle peut éventuellement permettre de conquérir n’est pas, comme telle, une position d’entrepreneur […] » (En italique dans le texte.)
-
[43]
Schumpeter [1999], p. 95.
-
[44]
Schumpeter [1999], p. 330.
-
[45]
Schumpeter [1999], p. 331.
-
[46]
Schumpeter [1999], p. 94.
-
[47]
Mais une parmi d’autres seulement, comme nous le verrons à l’issue de cette section.
-
[48]
Schumpeter [1999], p. 202.
-
[49]
Schumpeter [1999], p. 322.
-
[50]
Schumpeter [1999], p. 345.
-
[51]
Schumpeter [1999], p. 347.
-
[52]
Qui est caractéristique du capitalisme : « Le système capitaliste du crédit est né du financement de nouvelles combinaisons. Il s’est développé parallèlement avec lui. » [Schumpeter, 1999, p. 100]
-
[53]
Schumpeter [1999], p. 97.
-
[54]
Schumpeter [1999], p. 151.
-
[55]
C’est d’ailleurs une différence entre Sombart et Schumpeter que relève Diamond Jr. [2007] : « The supposed passage where Sombart allegedly presages the concept of creative destruction is quite different from Schumpeter’s concept. Sombart talks about how once there is destruction, then someone may creatively discover a substitute for what is destroyed. But for Schumpeter, the new creation comes first, and then the old technology is destroyed. » [Note 2, p. 176.] Également dans Schumpeter [1999], p. 134.
-
[56]
Schumpeter [1999], p. 134.
-
[57]
Schumpeter [1999], p. 135-136.
-
[58]
Également dans Schumpeter [1999], p. 134.
-
[59]
La logique de l’innovation ne relevant pas véritablement du calcul économique, on pourrait se demander si la mise en œuvre de nouvelles combinaisons productives s’effectuerait en dépit de profits attendus plus faibles. Là encore, deux types de réponse sont possibles : si l’on suppose que la mise en œuvre ne se fera pas, alors l’interprétation philosophique reste étrangère à la théorie économique ; dans le cas contraire, celui d’une réponse positive, cela peut être source d’inquiétude pour l’économiste qui peut soit modifier ad hoc une fonction d’utilité de l’entrepreneur, soit renoncer à rendre compte sur cette base de la création destructrice.