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Article de revue

D’ici ou d’ailleurs : l’internationalisation du flamenco à Jerez de la Frontera

Pages 108 à 126

Notes

  • [1]
    Voir notamment Cruces Roldán, 2002 ; Deval, 2002 ; Gamboa, 2005 ; Herbillon-Moubayed, 2006 ; Grau et Wierre-Gore, 2005 ; Hilaire, 1954 ; Mitchell, 1990 ; Molina et Mairena, 1963 ; Navarro Garcia et Ropero Núñez, 2002 ; Pasqualino, 1998 et 2008 ; Quinones, 1971 ; Pohren, 1970 ; Robert, 1993 ; Washabaugh, 1996.
  • [2]
    Sur la patrimonialisation du flamenco, voir Giguère, 2006 et 2010.
  • [3]
    Voir le journal Le Monde, 14 janvier 2013.
  • [4]
    Federico Garcia Lorca fit entrer ce terme en littérature dans une conférence prononcée à La Havane en 1930, Juego y teoria del duende, Conférence de La Havane (voir Garcia Lorca, 2000 [1933]).
  • [5]
    Camarón de la Isla, de son vrai nom José Monge Cruz (San Fernando 1950 – Badalone 1992), est l’un des cantaores les plus réputés du xxe siècle.

« Vous venez de loin. Je veux que vous ayez l’air d’être nées ici »

1« Franchement ! Faites un effort ! Si je vous embête comme ça, c’est parce que quand vous danserez devant tout le monde à la feria, je ne veux pas que les gens ricanent en disant “elle n’est pas d’ici celle-là, ça se voit au premier coup d’œil !”. » Ana María López, célèbre professeure de danse de la Peña Los Cernícalos de Jerez de la Frontera, se fâche. Tête baissée, le regard sur leurs chaussures cloutées, cinq jeunes femmes – deux Japonaises, une Canadienne, une Américaine et une Grecque – laissent passer la tempête. Elles sont venues à Jerez, cette ville du sud de l’Espagne reconnue comme capitale incontournable du flamenco, pour apprendre l’art exigeant du baile, la danse flamenca. Certaines sont là depuis quelques jours. D’autres depuis plusieurs mois, voire des années. Elles attendent que la maestra leur livre les clés, comme elle le dit elle-même, pour « avoir l’air d’être nées ici ». Les gestes appliqués ou maladroits de ces apprenties bailaoras, leurs larmes parfois si une attitude leur résiste trop longtemps, disent cette quête d’une identification rêvée.

2Les élèves de la Peña Los Cernícalos, comme tous les étrangers qui se pressent en Andalousie pour apprendre l’art flamenco, questionnent à leur façon la circulation des modèles culturels, la réception et la transformation du matériau artistique. Éminemment localisé, ancré en basse Andalousie et nourri d’identité gitane, le flamenco fait l’objet de tentatives d’appropriation fortes de la part d’acteurs du monde entier, amateurs ou professionnels. Comment expliquer cet engouement de prime abord paradoxal ? Pourquoi et de quelle façon les aficionados (passionnés) internationaux tentent-ils de s’approprier une pratique d’initiés, hermétique et codifiée, dont les rigueurs semblent davantage enclines à décourager qu’à gratifier ? Comment les tenants « légitimes » du champ, dépositaires traditionnels de la culture flamenca, natifs d’Andalousie ou de familles d’artistes, perçoivent-ils cet engouement ? Quel degré de plasticité concèdent-ils au flamenco qui ne compromette pas l’idée qu’ils se font de son authenticité ? Existe-t-il un point de bascule où le flamenco puisse disparaître dans ses réappropriations ?

3Le flamenco a donné lieu à de nombreux travaux en sciences sociales portant sur son histoire et ses origines, ses manifestations rituelles, sa patrimonialisation ou encore ses structures techniques [1]. Mais le phénomène d’internationalisation de cet art, ses conséquences sur l’objet et le monde flamenco, n’ont jamais été systématiquement étudiés. Le regard anthropologique a la chance, pour s’y intéresser, de disposer sur le terrain d’un matériel d’observation très riche. L’éclairage ethnographique qui en est proposé ici vise notamment à rendre compte de la manière dont le vivent et l’interprètent les différents acteurs.

« Vivre le vrai Jerez ! »

4Sud de l’Espagne. Jerez de la Frontera, avec un peu plus de 200 000 habitants, est la première ville de la province de Cadiz. Elle laisse à sa blanche voisine le titre de capitale administrative de la province mais en est le centre économique. Réputée pour son vignoble, ses caves et ses vins (« Xérès » ou « Sherry » qui s’exportent dans le monde entier), elle possède aussi un bassin industriel et commercial dynamique. Derrière des remparts hérités de l’époque almohade, elle abrite un riche patrimoine historique et culturel. Mais avec Séville, capitale de région située un peu plus au nord, et Cadiz dont les murailles baignent dans l’Atlantique, elle est aussi et surtout l’un des berceaux de l’art flamenco. La ville en conserve un ensemble vivant, riche et cohérent de manifestations. Les familles gitanes entretiennent les traditions populaires dans les barrios (quartiers) ; plusieurs artistes de renom, danseurs, chanteurs ou guitaristes y tiennent leurs écoles et académies ; des centres de ressources et d’étude en archivent la mémoire ; autorités locales ou acteurs privés organisent de nombreuses manifestations culturelles. Comme la Nouvelle-Orléans pour les passionnés de jazz, Jerez est un lieu de pèlerinage pour les aficionados flamenco du monde entier. Ils convergent vers la ville au rythme des temps forts de la programmation annuelle.

5Le rendez-vous qui les attire en premier lieu est le Festival international de flamenco de Jerez. Porté par la municipalité et soutenu par la région de l’Andalousie, il se tient chaque année sur deux semaines entre février et mars. Avec la Biennale internationale flamenca de Séville, il constitue l’un des événements flamenco qui connaissent le plus large retentissement mondial. Le programme de formation et de spectacles, très dense, concentre ce que la scène flamenca produit de plus reconnu. Le volet pédagogique du Festival comprend des cours dans toutes les disciplines – chant, danse, guitare – avec près de quarante professeurs, maestros de renom qui attirent en moyenne un millier d’élèves par édition. Parmi eux, comme le mentionnent les documents officiels du Festival, on compte en moyenne 40 % d’étrangers et 45 nationalités. Les bilans publiés par l’organisation les recensent minutieusement. En 2010 par exemple, le pays le plus largement représenté était le Japon (16,32 % des élèves), suivi par l’Allemagne (11,47 %), l’Italie, les États-Unis, l’Espagne et la France (entre 5,5 % et 9,5 %) ; dans de moindres proportions la Russie, Taïwan, la Suisse, le Royaume-Uni, le Canada, les Pays-Bas, la Belgique, le Mexique, le Venezuela ou l’Argentine (de 1 à 5 %) ; et de façon plus marginale l’Afrique du Sud, l’Inde, les Philippines, le Pérou, Cuba, la Slovénie, la Norvège, le Danemark, l’Estonie, Malte, la Chine ou la Hongrie (entre 0,10 % et 1 %). La ville tout entière résonne alors de langues étrangères. Aux terrasses des cafés, dans les rues et les parcs fleurissent des cercles de danseuses en tenue de répétition ou de jeunes gens guitare à la main. Aux côtés des professionnels qui viennent chercher ici le meilleur de l’actualité de leur discipline, se pressent des amateurs dont beaucoup vivent leur premier contact in situ avec le flamenco. Officiel, bien organisé et informé, le Festival rassure un public novice qui ignore encore les circuits informels du flamenco.

6En dehors du Festival, qui constitue la période la plus exposée à la pénétration internationale, un second temps fort, plus confidentiel, attire les aficionados étrangers : les stages d’été programmés par différents maestros et académies au mois d’août. Durant cette période, l’offre artistique et pédagogique est moins dense et surtout moins institutionnalisée. Les réseaux d’information sont plus souterrains. « Je viens sans prévoir et je vois sur place ce qu’il y a, explique une danseuse parisienne. De toute façon, ça change jusqu’au dernier moment. » Le public international des cours d’été, moins nombreux que pendant le Festival, est mû généralement par des motivations différentes : le désir d’approfondir la culture flamenca et de s’intégrer au rythme local. Le Festival, par sa visibilité et son institutionnalisation, fonctionne souvent comme un « sas » d’entrée. Lorsque l’aficionado commence à connaître la ville et souhaite aller plus loin, il peut décider d’abandonner ces circuits jugés trop balisés et touristiques pour choisir un séjour en été. « Au départ je venais pour le Festival, indique une jeune passionnée canadienne ; et puis comme maintenant je connais bien, je n’ai plus besoin, je viens l’été. » « Moi je ne viens jamais en mars, renchérit une professeure de danse installée à Genève. C’est trop artificiel, il y a trop de monde. Je préfère vraiment août. Là, au moins, on peut vivre le vrai Jerez ! »

7En dehors du Festival, et dans une moindre mesure de la période estivale, la ville revient donc à elle-même. Elle n’est pas pour autant désertée par les aficionados étrangers. C’est au contraire pendant l’année au long cours, dans les mois creux, quand « rien de spécial » ne se passe, que l’on croise les irréductibles, les étrangers les plus férus de flamenco, ceux qui ont laissé derrière eux festivals et stages pour s’immerger dans un quotidien sans fards. De tous horizons, hommes et femmes, jeunes ou moins jeunes, seuls ou en famille, s’installent pour une durée variable afin de se perfectionner en chant, en danse ou en guitare. Ils fréquentent les peñas, ces associations locales d’amateurs, suivent en cours particuliers ou collectifs l’enseignement d’un maestro de prédilection, et surtout vivent le flamenco, ses fêtes, ses rites, ses grands et ses petits moments, aux côtés de la population.

« Je viens tous les ans, c’est un rite »

8En novembre, à Jerez, l’humidité des rues et les nuages bas font mentir l’image d’une Andalousie toujours riante. L’effervescence du festival est loin, la décontraction ensoleillée du mois d’août aussi. Sur les pavés glissants d’une ruelle du quartier de San Miguel, les épaules rentrées sous un parapluie à pois, Yuki se hâte vers la Peña des Cernícalos. Originaire d’Osaka, Yuki passe chaque automne trois mois à Jerez depuis plusieurs années. Le reste du temps, elle travaille comme serveuse dans un bar d’Osaka pour mettre de côté les économies nécessaires au voyage.

9Ce soir, la peña a programmé un récital de chant très attendu. Yuki oublie le froid et ses pieds mouillés dans le hall surchauffé et bondé. Elle est chaleureusement accueillie par les socios (membres) de l’association qui lui offrent tout de suite un peu de fino (vin sec et clair de Jerez), puis, verre à la main, elle se fraie un passage pour saluer tour à tour les amis étrangers qui fréquentent de près ou de loin l’activité des Cernícalos.

10Pour certains comme Yuki, le flamenco reste une passion qu’ils cultivent à côté d’une autre vie, chez eux. C’est le cas par exemple d’Alex et d’Anne, jeunes enseignants de Genève récemment mariés, qui ont pris un congé sabbatique pour venir approfondir ensemble leur passion, Anne à la danse, Alex à la guitare. Il en va de même pour Gabriele, Italien de vingt-deux ans qui a choisi de reporter de quelques mois sa licence de gestion pour travailler son instrument. Pour d’autres, c’est un projet professionnel : artistes ou professeurs dans leurs pays d’origine (ou aspirant à le devenir), ils viennent se mettre à jour, se former régulièrement à Jerez (Fig. 14). Laura, trente-deux ans, possède son studio de danse à Portland dans l’Oregon. Harumi, une quarantaine d’années, tient son école à Osaka ; elle est d’ailleurs la professeure de Yuki au Japon et c’est elle qui lui a donné le goût de Jerez. Stefania d’Athènes et Tatiana de Sao Paolo travaillent avec acharnement pour devenir danseuses professionnelles. Romain enseigne la guitare à Paris. D’autres encore ont choisi de tenter leur chance artistique sur place malgré la concurrence locale de très haut niveau. Stéphanie, Française, a ouvert un petit studio dans le quartier de San Miguel où elle a réussi à fidéliser quelques élèves. Susana, de Montréal, gagne sa vie en tant que professeure de gymnastique mais parvient de temps en temps à être programmée à l’affiche de petites salles locales. Il en va de même pour Marion qui bénéficie des revenus procurés par la location de son appartement parisien.

11Pour d’autres enfin, la passion ou la profession se sont muées en projet de vie. Derrière le bar, distribuant finos et montaditos, ces petits sandwichs chauds qui permettent de tenir pendant les longues veillées de fête, Norman, féru de flamencologie, a quitté New York pour s’installer définitivement à Jerez où il travaille à distance comme traducteur dans une maison d’édition. Membre très actif de la peña, il entame avec les autres socios, quand l’activité au bar se calme, des tertulias endiablées, ces discussions intarissables de connaisseurs. Marcos en est, qui accompagne à la guitare les cours d’Ana María López. Hollandais, marié et père de deux enfants, il vit ici de sa pension militaire et d’un service de restauration à domicile. Yoko, danseuse originaire de Tokyo, a épousé un Jerezano avec qui elle a fondé une famille, et Sheryl, danseuse australienne, partage désormais sa vie avec un guitariste local. La Syrienne Salma et son mari suisse Marc viennent d’acheter une maison à Jerez où elle lance son académie de danse orientale, tandis que lui travaille à distance pour ses employeurs.

12Certains ne prévoient que de courts séjours : « Je viens tous les ans une semaine ou deux avec mes élèves, lance Laura à Stéphanie par-dessus le brouhaha du bar. C’est un rite. Elles adorent ça, et moi j’en profite pour progresser avec Ana María ! » D’autres, comme Stefania, Alex, Anne ou Romain choisissent d’emblée de rester plusieurs mois. Quant aux Japonais comme Yuki et Harumi, leur présence sur place est limitée par leur visa de trois mois. Quelques-uns tirent le diable par la queue et mènent une vie de bohème : Gabriele circule de groupe en groupe pour échanger des bons plans et se trouver une chambre à prix réduit.

13Mais quels que soient leurs profils, leurs motivations ou leur stratégie de vie, tous partagent la même passion. Et la même émotion quand les lumières s’éteignent enfin pour laisser place au chant.

« C’est trop dur. Même en vingt ans, je n’y arriverais pas ! »

14Après la nuit presque blanche passée à la peña (les concerts sont souvent suivis de fêtes spontanées où l’on chante et danse tard), Yuki n’est pas au meilleur de sa forme. Mais, bien réveillée ou pas, elle est chaque jour au rendez-vous du cours d’Ana María López qu’elle ne manquerait pour rien au monde. « C’est tellement complexe ! Plus j’apprends, plus j’ai l’impression de reculer », explique-t-elle, déjà en tenue de répétition, installée sur l’une des petites chaises paillées de la peña. « Je pourrais rester là vingt ans, j’en saurais toujours moins que les petites filles de cinq ans qui dansent dans les fêtes ! » Elle soupire, ajuste sa jupe et se lève. « Il faut qu’Ani (surnom d’Ana María López) m’explique mieux la pata (le « pas ») d’hier, je me suis pris la tête dessus tout l’après-midi. » À quelle complexité fait-elle référence ?

15Outre sa dimension culturelle et sociale – sur laquelle nous reviendrons plus loin –, le flamenco renvoie à une réalité artistique extrêmement précise et codifiée, souvent méconnue. « La dernière fois, j’en parlais à un dîner », commente Laura mi-agacée mi-amusée. « Le mari de ma copine fait : “Ah oui, le flamenco ! So sexy, cette danse de couple, avec les belles filles sur talons aiguilles”. » Il n’est pas rare que l’aficionado qui aborde sa passion avec des interlocuteurs non initiés recueille ce type d’impressions. Le flamenco n’est pourtant pas simplement une danse, encore moins une danse de couple, et lorsqu’il est dansé, c’est avec de solides talons bardés de clous plutôt qu’avec des stilettos.

16L’essence artistique du flamenco mêle le chant (cante), qui apparaît au xviiie siècle, le texte poétique qui le soutient (letra), la musique avec ses sonorités percussives et vocales (palmas ou frappes des mains, jaleo ou encouragements par la voix) puis, à partir du xixe siècle, le jeu de guitare (toque) et enfin la danse (baile) qui devient une discipline artistique de premier plan à partir du xxe siècle avec l’avènement du flamenco sur scène (Caballero Bonald, 1988 ; Donnier, 1997).

17Chant, poésie, musique et danse sont soumis à une codification technique et stylistique très contraignante. Le flamenco s’organise en différents styles appelés palos, représentés parfois sous forme d’arbre généalogique tant leurs ramifications sont subtiles. Chaque palo est défini par plusieurs éléments : son éventuelle origine géographique ou familiale, le sens et la métrique de sa letra, sa tonalité et sa ligne mélodique, ainsi qu’une matrice rythmique propre appelée compás (litt. : « compas », « cercle »). Le compás est le moteur du flamenco : composé d’un nombre donné de pulsations et caractérisé par l’accentuation de certains temps forts, il encadre et dicte l’ensemble de l’interprétation artistique. Chaque inflexion du chant, chaque accord de guitare, chaque mouvement du danseur doit impérativement le respecter. Certains palos sont dits jondos, « profonds », comme la seguiriya dont la letra fait résonner des échos de tragédie, ou la soleá (de soledad, « solitude »), dramatique elle aussi mais moins désespérée et plus nostalgique. D’autres palos sont plus vifs et enlevés : l’alegría (« joie »), caractéristique de Cadiz et dont le compás en douze temps évoque le roulis de la mer bordant la ville ; le tango en quatre temps ; ou encore la bulería particulière à Jerez de la Frontera, dont le nom dérivé du verbe « se moquer » (burlarse), honore une letra espiègle, piquante, qui rebondit sur un compás très rapide.

18Pour l’apprenti danseur, chanteur ou musicien, la compréhension et la maîtrise de ces codes constituent un défi permanent. « Ça ne sert à rien ! », tonne une grande maestra, « ça ne sert à rien de vous inscrire ici et à ce niveau, si vous n’avez même pas intégré le compásde soleá por bulería !» Laura a pris un cours dans son académie pour compléter la formation qu’elle reçoit aux Cernícalos et tirer le meilleur parti de son séjour sur place. « Cette main-là, corrige la maestra, si tu me la montes sur neuf et pas sur dix [elle parle des temps forts du compás], ça ne veut plus rien dire ! » De fait, le sens musical a compás ne concerne pas que les mains mais l’ensemble des frappes de pieds (ces zapateados qui doivent alterner avec virtuosité golpes, tacones, plantas, látigo, chaflán, soit autant de techniques de frappes et de sonorités différentes), des attitudes du corps, des mouvements de tête ou des regards. L’exigence vaut aussi pour les guitaristes. Avant de découvrir la guitare flamenca il y a dix ans, Romain enseignait la guitare classique qu’il pratiquait à un haut niveau depuis son plus jeune âge. « C’est monstrueux, explique-t-il. Quand j’ai voulu me mettre au flamenco, j’ai dû tout déconstruire. La main gauche, passe encore. Mais la main droite, qu’est-ce que j’ai souffert ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi dur ! »

« Laisse tomber, tu seras jamais des nôtres »

19Une fois que l’aficionado maîtrise ces codes techniques, si tant est qu’il y parvienne, tout n’est pas gagné pour autant. Peut-il prétendre faire du flamenco ou, davantage, « être » flamenco (Dieuzade, 1992) ? Micah, guitariste canadien de dix-huit ans, est un jeune prodige technique. De culture hawaïenne par sa mère, il a entrepris de lui-même, à l’âge de treize ans, d’étudier la guitare dans sa chambre de Vancouver grâce à des cours enregistrés par des joueurs flamenco de renom. Devant ses progrès surprenants, ses parents, après s’être longuement renseignés, sont venus passer deux mois à Jerez avec lui. Les guitaristes locaux reconnaissent ses grandes capacités techniques mais Micah est amer. « Ok, je joue bien », confie-t-il un soir à la sortie de la peña après avoir partagé quelques accords avec eux. « Ils trouvent que j’ai un bon soniquete (ce que l’on appellerait le swing). Mais ils ont beau m’encourager, moi, dans leurs yeux, je vois bien qu’ils pensent : “laisse tomber, tu seras jamais des nôtres. Ce qu’on a, nous, tu l’auras jamais.” » Cette frustration renvoie à une conception particulière de ce que signifie « être des nôtres » en flamenco.

20En effet, le flamenco n’est pas seulement une technique et un art. Il fait l’objet d’un ancrage identitaire marqué, à la fois « vertical » par sa transmission intergénérationnelle et « horizontal » par sa forte composante locale.

21Le flamenco est indissociable du peuple gitan et de son histoire. Arrivés progressivement en terre ibérique pendant la période de domination islamique, les Gitans, originaires d’une diaspora qui trouverait sa source en Inde du nord, s’y voient progressivement marginalisés après la chute de Cordoue et d’El-Andalus en 1492 (Leblon, 1995). L’isolément et la stigmatisation sociale (Giguère, 2010 : 53 ; Thede, 1999) favorisent l’émergence de modes d’expressions artistiques propres, mâtinés d’influences arabo-andalouses mais encore empreints de l’ancien héritage musical indien. Si les apports des autres communautés de Basse-Andalousie dans la création du flamenco font débat parmi les spécialistes du domaine (ibid.), l’influence majeure des Gitans, elle, n’est pas contestée (ibid.). Les letras traditionnelles célèbrent d’ailleurs cet ancrage communautaire en intégrant des termes de calo, la langue vernaculaire gitane (López Ruiz, 2003 : 211-214), et en valorisant la métaphore biologique et ethnique : la sangre (« sang »), la raza (« race ») (Thede, 1999 : 310). Más gitano no, mejor habrá quién cante, habrá quién baile, pero más flamenco no, porque a mi me ha parido una gitana que nació en Jerez de la Frontera, dit une letra : « Plus gitan que moi, non, peut-être y en aura-t-il qui chante mieux ou qui danse mieux que moi, mais de plus flamenco, non, parce que je suis né d’une Gitane née à Jerez de la Frontera. »

22Le flamenco se transmet de génération en génération au sein de vastes branches familiales, véritables dynasties (les Maya, les Montoya, les Farruco…) où il passe de maître à élève, de parents à enfants (Larrea de Palacin, 2001). Chaque lignée revendique une identité musicale, un style, un sceau. Lors des spectacles, il n’est pas rare de voir enfants ou grands-parents intervenir sur scène. La letra célèbre les figures du père, de la mère et de la fratrie autant que les noms d’artistes (Juana la del Pipa, « Juana, fille d’El Pipa », Tío José de Paula, « l’oncle José, fils de Paula »…). Elle invoque constamment les ancêtres et les racines (dont plusieurs chansons ou albums portent le titre raíces, « racines »). Très présente dans la letra, la mort évocatrice de la fin d’un cycle y suggère l’importance de la transmission et de la perpétuation du savoir.

23La singularité flamenca s’inscrit aussi horizontalement dans un espace de proximité clairement circonscrit. Le flamenco relève d’« une famille, un quartier, un style » (Giguère, 2010 : 92). Les registres et types de palos sont largement déterminés par leur ville ou secteur d’origine (Fandango de Huelva, Bulería de Cadiz ou de Jerez…). Le vocabulaire flamenco délimite un territoire très localisé, à horizon du village, voire souvent du barrio, du quartier, celui où l’on vit ou d’où l’on vient. À Jerez de la Frontera par exemple, deux quartiers gitans ont donné au flamenco les grandes familles San Miguel et Santiago. La letra ne manque pas d’insister sur cette appartenance.

24Manifestation d’une culture vive, le flamenco irrigue pleinement la vie locale. À Jerez, lors des fêtes de l’avent, les chants de Noël (villancicos) sont chantés por bulería ; pendant les processions de la Semaine sainte, les traditionnels chars aux effigies de la Vierge ou du Christ, soutenus par des dizaines d’hommes, « dansent » parfois au compás que leur donne l’orchestre du cortège. Le flamenco crée du lien, de la solidarité. À la Peña Los Cernícalos, il n’est pas rare que la maestra Ana María López rassemble ses musiciens en faveur d’une action caritative : une levée de fonds pour un enfant handicapé, une représentation dans une maison de retraite ou une prison.

« C’est justement parce que c’est compliqué, compliqué et infini, que ça vaut le coup ! »

25Alors que la complexité de ses codes techniques et la puissance de son ancrage local sembleraient sinon le rendre hermétique du moins le condamner à une certaine confidentialité, le flamenco attire du monde entier de nombreux étrangers qui se reconnaissent dans cet art singulier. Pourquoi faire des milliers de kilomètres et brûler ses économies pour quelques semaines sur place ? Pourquoi passer des heures à étudier un rythme, à reprendre cent fois une falseta (variation à la guitare) ratée, à se blesser dans des chaussures trop dures ?

26Souvent, l’explication donnée met en avant un choc émotionnel ou plus encore une révélation. Ce matin-là, Hagit, Israélienne de soixante-cinq ans, fait ses premiers pas dans le cours d’Ani. Arrivée à Jerez une dizaine de jours auparavant et ne parlant pas espagnol, elle s’adresse à ses hôtes avec force signes, sourires et regards pétillants. « Pour moi, explique-t-elle en anglais, ça a été un appel. J’ai accompagné par hasard à Tel-Aviv une amie qui avait des places pour un spectacle flamenco. C’était la première fois. Sur moi, ça a eu la force d’un Commandement. » Hagit raconte alors le besoin irrépressible de venir toucher à sa source cet art qui l’a bouleversée. Elle qui n’est jamais sortie de son pays et ne parle pas un mot d’espagnol, décrit les semaines d’hésitations, de recherches, de doutes. Mais l’envie, impérieuse, a eu raison de ses résistances. « C’est dur, il y a des moments où je me demande ce qui m’a pris. Je dois me débrouiller pour tout, je ne comprends rien. Mais il le fallait. » Stefania écoute, assise sur le plancher du studio. « Moi c’est pareil », renchérit-elle. Difficile pourtant, à première vue, de faire un lien entre Hagit, avec ses gestes hésitants et dignes, son visage marqué par une vie d’engagements et de luttes, et l’éclatante fraîcheur de Stefania, sa maîtrise impeccable du compás, son aisance si jerezana que l’interlocuteur reste stupéfait d’apprendre qu’elle est grecque. « Il y a cinq ans, je suis allée voir une représentation de Carmen à Athènes. Il y avait des passages de flamenco dansé. Et là, je me suis dit : “waouh, qu’est-ce que c’est que ça, mais qu’est-ce que c’est que ça ?”. » À vingt-six ans, Stefania a organisé sa vie pour passer six mois par an à Jerez. Elle aspire à devenir professionnelle, danse tous les jours, travaille des heures. Même choc pour Patricia, originaire du Colorado. À plus de soixante-dix ans, elle reprend son souffle, accrochée à la rampe en haut des escaliers de la peña. « J’ai vu ça à la télévision et je me suis dit : “Oh mon Dieu, quoi que ce soit je veux le faire, je dois le faire” ! » Chaque année, elle quitte Denver quelques semaines pour venir s’asseoir dans un coin du studio, sous une photo où on la voit danser un peu plus jeune, vêtue de noir (les murs des peñas sont couverts de photos d’artistes et amis, de grandes figures ou d’anonymes qui ont contribué à l’esprit du lieu).

27Nombre d’étrangers soulignent la dimension sensible et poétique du flamenco qui les a conquis. Le père de Romain, cinquante-huit ans, qui travaille à Pôle Emploi à Paris, s’est pris de la même passion que son fils qu’il est venu retrouver quelques jours à Jerez. « J’ai vécu des trucs chouettes et des trucs pas très marrants. Quand j’entends du flamenco, ça me cause. Ça réveille des choses… Parfois, quand j’écoute tout seul, je pleure. Parce que ça parle de douleur, de souffrance, d’amour aussi. » Laura, elle, se prend à sourire : « Oui, pour moi, tout ce qui est beau c’est flamenco. Quand j’étends mon linge à Portland et que le vent s’engouffre dedans, je me dis “ay, qué flamenco !”. »

28L’envie tient aussi au défi, à cette difficulté technique qui justement pourrait sembler rebutante : « C’est justement parce que c’est compliqué que ça vaut le coup ! C’est compliqué et infini », explique Susana. « En général, les gens qui accrochent aiment gamberger ! Parce qu’on sait qu’avec un truc pareil, on va jamais s’ennuyer. On en a pour la vie. »

« D’où qu’on vienne, ça parle à tout le monde »

29Selon les passionnés de la peña, c’est la nature même du flamenco qui se prêterait à son ouverture internationale. Au-delà de sa complexité technique et de son apparent hermétisme identitaire, l’art flamenco présenterait des caractéristiques et des structures singulières qui le prédisposeraient à une large appropriation. De façon plus ou moins explicite, les témoignages s’accordent : le flamenco renverrait chacun à la fois à son intimité et à son sentiment de l’universel.

30Plutôt qu’à son altérité, l’ancrage local du flamenco rappelle le citadin de Tokyo, de Paris ou de Cleveland à un monde d’interconnaissance et de solidarité, un monde enchanté à échelle humaine, authentique, mis à mal par la modernité mais préservé et retrouvé sur ce territoire ancestral du flamenco. « Je viens là, commente Laura, parce que je suis heureuse de voir qu’il existe encore sur terre des endroits où la vraie vie existe, des endroits petits, où les gens sont nés, où ils se connaissent et se reconnaissent, où ils veulent mourir. Ça me rassure ! » Hagit déclare pour sa part : « Je voulais voir et vivre un lieu où les gens partagent encore les vérités de la tribu comme il y a quatre cents ans. »

31Propice à l’imaginaire primitiviste, le flamenco attire aussi les étrangers parce qu’il leur permet de se réconcilier avec eux-mêmes en assumant leur singularité individuelle. Sur le plan physique, aucun critère d’âge, de taille, de poids ou encore de souplesse ne s’avère discriminant pour qui souhaite apprivoiser l’art flamenco, plaisante Stéphanie, cent kilos, quand on l’interroge sur son choix du flamenco. Elle vient de faire un saut à la peña pour saluer des amis et danser une petite pata. Catherine, soixante-cinq ans, une amie de passage, l’accompagne. Mouvements retenus, longs cheveux blancs, elle parle du flamenco comme d’une « possibilité de danser ce que je suis, de vivre mon corps, le temps qui passe en lui. Je ne danse plus aujourd’hui comme il y a trente ans mais tout, mes rides, mes raideurs, sont un nouveau langage ». En flamenco, le corps dansant ne répond à aucun canon. « C’est ça que j’adore, commente Marion. Tu peux provoquer des émotions incroyables, que tu sois Rocío Molina à dix ans ou Matilde Corral à soixante-dix, que tu sois Concha Vargas et ses deux cents kilos ou Mercedes Ruiz grosse comme une puce. »

32Pas davantage que l’aspect physique, l’expression de l’intériorité de la personne ne se trouve soumise à des contraintes esthétiques. Si elle est perçue comme le reflet d’un ressenti sincère, la grimace du chanteur ou la frénésie désarticulée du danseur ne suscite pas de désapprobation. « Le flamenco, ce n’est que ça, poursuit Marion, une émotion que tout le monde porte en soi. » Par son histoire même, le sens de sa letra, la nuance de ses styles, le flamenco se nourrit de toute la gamme des sentiments. C’est cette faculté d’éveiller et d’extérioriser des émotions qui touche les passionnés. Susana écoute en boucle un chant de Carmen Linares : Ay, que pena más grande tengo yo, en el corazón ! (« Quelle peine immense j’ai ! »). « Je ne peux écouter que ça, soupire-t-elle. En ce moment, ce n’est pas facile, et il n’y a que ça qui me soulage. »

33Pour les étrangers issus de cultures où l’expressivité n’est pas aussi valorisée ou bien pour ceux qui, dans leur quotidien, du fait de leurs responsabilités ou de leur éducation se sentent tenus à beaucoup de réserve, le flamenco apparaît comme l’occasion unique d’oser être soi-même et de se libérer de sentiments ordinairement contenus. « À Osaka, je dois donner le change, dit Yuki, garder mon calme, faire bonne figure. Alors quand j’arrive ici, je lâche tout ! » C’est d’ailleurs à quoi l’incite sa professeure : Libérate ! Sin imitarme, hazerlo a tu manera, tal como eres !  (« Libère-toi ! Sans m’imiter, fais à ta façon, comme tu es ! »).

34L’expression de soi se trouve aussi facilitée par l’improvisation. S’il est très codifié, en effet, le flamenco laisse une grande part de liberté à l’interprète. À l’instar du jazz, c’est un art d’interprétation, de citation et de réappropriation des standards, sur la base d’une grammaire permettant à tous – musiciens, danseurs, chanteurs – de se comprendre, de se répondre, d’inventer ensemble sans se perdre. Le temps du flamenco est celui de la création, de l’action, de l’acte en train d’advenir. Hélène Giguère le caractérise ainsi comme un « patrimoine de l’instant présent », une « apologie de l’instant » (2010 : 87-105). Stefania le dit à sa manière : « Je danse depuis que je suis toute petite, classique, modern jazz… J’en avais marre de reproduire tout le temps les chorégraphies de la prof. Avec le flamenco, on crée tout le temps, on dit ce qu’on a à dire. »

35Les aficionados apprécient d’autant plus ce champ libre laissé à la singularité de chacun que celle-ci est portée par un collectif. « Tu peux être toi-même sans être jamais tout seul », résume Marion. De fait, le flamenco se vit ensemble : une danseuse répond à un chanteur, un chanteur à un guitariste et, dans les fêtes, la parole circule à tour de rôle. Le flamenco est un art de soliste qui advient au milieu d’un cercle de spectateurs-acteurs. Au moment de sa « performance », tout participant est encouragé, soutenu, valorisé par un olé !, un vamos, un guapa ! lancé par le public ou ses pairs afin qu’il donne le meilleur de lui même. « On ne peut pas danser sans jaleo (encouragements par la voix), explique Ana María López. On a besoin de se sentir aimé pour s’exprimer. »

36Yuki résume : « C’est simple : le flamenco, c’est universel ! » Malgré son hispanité gitane, le flamenco est perçu comme porteur de valeurs et d’affects susceptibles de résonner en chacun quelles que soient son origine et sa condition. Il s’éprouve comme le dénominateur commun d’une humanité vibrant au compás des mêmes joies ou des mêmes peines. « Ces émotions sont du monde entier. D’où qu’on vienne, ça parle à tout le monde », assure Yuki. Sur scène, il n’est pas rare d’entendre les artistes dédier un chant « au monde entier » : Vamos a dedicarselo al mundo entero. Les aficionados ne sont pas seuls à souligner la transnationalité du flamenco puisque son universalité a servi d’argument pour sa demande d’inscription sur la liste du patrimoine immatériel de l’Unesco en 2010 [2].

37Est-ce la dimension totale du flamenco, sa capacité à embrasser et à contenir les contraires qui alimente ce sentiment d’universel ? Elle retient en tous cas l’attention des élèves d’Ani. « Le flamenco, ça contient tout : la mort et la vie, le passé et le présent, le beau et le laid. Il y a tout dedans », assure Anne. De fait, la letra évoque aussi bien une anecdote canaille qu’une méditation philosophique. Le corps est autant sollicité que l’esprit et l’émotion, le respect du cadre que l’improvisation, la solitude de l’interprète que son insertion dans le groupe. Sur scène ou dans une fête, le danseur peut être un enfant ou une personne âgée, une beauté virtuose ou une puissance rugueuse. Le geste se veut retenu ou libéré, classique ou surprenant, la voix pure ou rauque, le visage impavide ou grimaçant. « J’adore parce qu’on peut exprimer à la fois l’homme et la femme, la violence et la sensualité, déclare Tatiana. J’ai eu une prof qui disait tout le temps : “Pasión con control (passion oui, mais contrôlée), tension et relâchement, poids et légèreté, ciel et terre !”. »

Hawaï, por tango

38Les aficionados étrangers qui gravitent autour des Cernícalos trouvent donc dans le flamenco une porte d’entrée répondant à leurs attentes, à leurs besoins, à leurs projets. Mais comment, localement, les tenants « légitimes » de l’art perçoivent-ils ce désir d’appropriation ? Qu’est-ce qui, aux yeux des Jerezanos, fait (ou fait oublier) l’étranger ?

39Sur place, la présence des aficionados étrangers représente certes des opportunités matérielles. Pour les danseurs, musiciens ou chanteurs de Jerez, ce sont des perspectives de cours particuliers ou collectifs d’autant plus bienvenues que la crise économique fait durement ressentir ses effets. Ce sont aussi des passerelles, des ouvertures sur le monde. Harumi invite régulièrement Ana María López à organiser des stages à Osaka. À la peña, Carmen, la jeune et talentueuse assistante de la maestra, sait toujours glisser à ses interlocutrices une proposition d’intervention pour organiser cours ou spectacles « chez elles » à Genève, Paris ou Montréal. Manuel, le cantaor qui accompagne les cours de danse d’Ani à la peña, se refuse à n’y voir que des rapports intéressés ou d’instrumentalisation économique : « Bien sûr, on travaille. Mais on le fait en mettant notre cœur sur la table. Pas question de toute façon d’essayer de tromper les étrangers. Ils savent très bien ce qu’ils veulent, ils s’y connaissent, on ne pourrait pas leur faire avaler n’importe quoi ! »

40Des rapports d’amitié se nouent, mais aussi de partage artistique. Au bar des Cernícalos, Micah et sa mère montrent un échantillon de musique hawaïenne à Jesús et Juanma, deux guitaristes de la peña. Après des indications attentives, tous quatre se lancent sur une étonnante variation qui superpose chant des îles et accompagnement aux palmas sur un rythme de tango. De son côté, Manuel, chanteur et excellent guitariste, aime recevoir chez lui, après les cours, la visite de Gabriele, de Romain et d’autres amis italiens, mexicains ou iraniens : « On se passe des accords, explique-t-il. Moi, je leur donne le soniquete qu’ils n’ont pas. Eux ils me donnent de nouvelles harmonies. » Salma partage ce goût du mélange des genres. Pour les fêtes de Noël, elle a décidé d’organiser une zambomba orientale qui associerait les chants traditionnels por bulería avec des rythmes et instruments syriens.

41À la peña, les artistes et socios ne manquent pas de manifester publiquement leur émotion et leur fierté face aux efforts et à l’intérêt de leurs visiteurs. Les professeurs les félicitent avec tendresse de leurs avancées. Manuel s’étonne des progrès réalisés en seulement quatre cours par un apprenti chanteur taïwanais : « C’est fou, alors qu’il parle à peine espagnol, il faut voir comment il se débrouille !  Quand Ana María regarde danser la grecque Stefania qu’elle appelle hija (« ma fille »), elle s’émeut : « C’est moi qui lui ai tout appris ! » Cette persévérance des étrangers force bien souvent le respect. En introduction d’une conférence donnée un soir à la peña, le flamencologue commença par saluer cet engagement : « Il y a ici, chez nous, des étrangers à qui nous devrions tous tirer notre chapeau. Ils en savent parfois bien plus que nous sur notre propre patrimoine, le soignent et le respectent plus que nous pouvons le faire nous-mêmes. Bravo à eux, et merci de l’honneur qu’ils nous font. »

42L’émotion et le respect sont sans nul doute sincères. Toutefois, la perception de l’étranger reste plus nuancée. Entre être d’ailleurs et « être flamenco », n’y a-t-il pas une barrière infranchissable ?

43« Travaille, travaille », conseille Manuel à Stefania. « Travaille jusqu’à ce que les gens ne voient plus la différence. » Manuel, qui n’est pas de bonne humeur ce jour-là, explique en aparté à Carmen : « On est allés voir au Tabanco [un bar du centre-ville qui programme des concerts] pour une date avec Romain. Ils ont dit non. Normal, j’aurais pas dû y aller avec quelqu’un de fuera [de l’extérieur]. La prochaine fois, j’irai avec un guitariste du quartier. » En effet, maîtriser la technique, même à un très haut niveau, ne suffit pas. Romain, Micah ou d’autres avant eux ont connu la même vexation : « Quand j’ai pris la guitare, raconte Alex à propos d’une précédente réunion flamenca, il y en a qui ne sont pas gênés pour dire : “quoi, il sait jouer celui là ?.” » Avec ses cheveux roux et son gros bonnet de laine, « celui-là » [Alex] n’a pas l’apparence attendue du guitariste flamenco.

44N’y a-t-il de « vraie » compétence reconnue que celle héritée d’un lieu ou d’une lignée ? Le flamenco puro ne saurait-il éclore que dans un « enracinement botanique », suivant la belle formule de Ricardo Molina (1986) ? « Ici, soupire Alex, ils ont le compás comme un cadeau du ciel. Ça pousse là comme les orangers ou les jasmins. Alors nous, même si on bosse, ils n’y croient pas. »

45Pourtant, il semble que l’identité flamenca puisse malgré tout s’acquérir. Dans ce milieu où la distinction entre ceux du cru et les autres, même ténue, même masquée par des encouragements reste palpable, il arrive que la barrière tombe. Dans les fêtes de la peña, Ana María López invite souvent Harumi à prendre sa place dans le tour de danse. Immanquablement à la fin, les larmes aux yeux, elle la serre dans ses bras et prend le micro : « Danser comme ça quand on est née à dix-mille kilomètres, c’est incroyable ! Harumi, on dirait qu’elle est de San Miguel ! » Manuel le confirmera plus tard dans une conversation : « La première fois que je l’ai vue danser de dos, j’ai cru qu’elle était d’ici. Quand elle s’est retournée, j’ai eu un de ces chocs ! » Au delà de l’enceinte de la peña, une légende vivante du chant flamenco, Manuel de los Santos Pastor Agujetas, originaire du quartier de San Miguel, donne lui aussi à penser que l’identité flamenca peut se gagner en partage : il a épousé une femme japonaise, danseuse, et n’autorise personne d’autre à danser sur son chant. « C’est moi qui lui ai appris à danser por soleá, explique-t-il. Plus flamenco, il n’y a pas ! » De la part d’une telle autorité flamenca, l’hommage en impose.

« C’est vraiment un ensemble de choses très fragiles »

46« Avoir l’air d’ici », faire que l’observateur ne remarque pas l’origine australienne, française ou japonaise d’un interprète, se donne donc comme l’ultime compliment dans les appréciations des professionnels de Jerez. Il n’échoit qu’à de très rares élus.

47Comment quelqu’un « du dehors » (de fuera) peut-il « avoir l’air d’ici » ? L’impératif de base consiste d’abord à maîtriser et à respecter la technique. Aux yeux des Jerezanos, quiconque ne suit pas le compás au millimètre près ne peut prétendre à l’idéal d’authenticité flamenca. Si une palma ou l’accentuation d’un mouvement n’est pas parfaitement dans le temps, Ana María interrompt immédiatement son élève : « Ça, ce n’est pas possible. Être a compás, c’est le minimum vital ! » Mais le compás n’est pas, loin s’en faut, le seul impératif technique. S’y ajoute un ensemble d’attitudes subtiles, du regard jusqu’au bout des doigts : « Avec tes bras comme ça, on voit que tu as appris le flamenco à Paris ou à Tombouctou, pas à Jerez ! », gronde Ani. Cela suppose aussi l’aptitude à décrypter des codes musicaux très nuancés, en dialogue attentif avec le chant : « Quand quelqu’un s’avance pour danser dans le cercle alors que je n’ai même pas fini mon quejío [le fameux ay qui donne le ton au début d’un chant], ça me coupe complètement. J’ai envie de me lever et de partir ! », s’indigne Manuel. En effet, le danseur ou la danseuse ne sont supposés entamer la danse qu’après y avoir été invités par le chant, la mélodie, le phrasé ou l’intonation.

48Mais ne pas heurter la sensibilité des flamencos locaux impose de respecter bien plus que le seul cahier des charges techniques. « C’est vraiment un ensemble de choses très fragiles, explique Manuel. Il faut savoir prendre sa place quand il faut, se taire quand il faut. Savoir entrer, sortir, écouter, prendre la parole au bon moment. En fait, c’est une question de “savoir être” ». De son côté, Ana María fait la leçon à ses « filles » : « Si dans une fête vous avez envie de danser, faites-le une fois, mais bien. Pas deux. Ou alors de façon très espacée dans la soirée. Sinon ça ne se fait pas. Et une danse courte ! Il ne faut pas garder trop longtemps le premier rôle. » Les jeunes artistes de la peña, Manuel, Juanma ou Jesús se plient eux-mêmes à ces codes en présence d’aînés et de grands artistes : « La dernière fois, il y avait le Zambo [un artiste de renom] à la soirée. Jamais je n’aurais osé ouvrir la bouche devant lui s’il ne m’avait pas proposé ! »

49Cela ne signifie pas pour autant que le flamenco soit un art figé, rigidifié dans une codification immuable. Si celui qui vient d’ailleurs, étranger ou spécialiste d’un autre domaine artistique (jazz, classique, oriental…), doit se plier à lui, le flamenco, à son tour, s’ajuste pour l’accueillir. « Le flamenco est un art vivant. Il change, il bouge tout le temps ! C’est ça qui le distingue du folklore. Le folklore, c’est mort. Pas le flamenco ! », assène Manuel. De fait, dans le respect des normes techniques qui garantissent son identité, le flamenco présente une grande plasticité aux lectures de son temps. Dans les rues de Jerez, on croise ainsi des adolescents qui improvisent un slam por bulería ou poussent la porte d’un bar pour écouter des musiciens de rock amplifié improviser a compás avec des flamencos. Sur les scènes de théâtre cohabitent des créations artistiques de toutes natures, en solo ou en compagnie, traditionnelles ou audacieuses, grand public ou très pointues.

50Ces explorations artistiques et stylistiques ont évidemment leurs détracteurs et leurs partisans. Le flamenco a ses anciens et ses modernes. « Moi, je fuis ces espèces de spectacles qui se disent flamencos mais qui mélangent tout. Le flamenco, c’est pas ça ! C’est du bon chant, un bon guitariste, point. Je préfère aller prendre un bon petit verre au Tabanco », sourit le mari d’Ana María, taquin. Être flamenco supposerait une certaine résistance à l’air du temps : « Ana María, elle a un mal fou avec son mobile, sourit Carmen. Tu sais, les flamencos… la technologie, c’est pas leur truc. » Quoi qu’ils en pensent, la scène artistique de Jerez de la Frontera bouillonne de propositions plus ou moins iconoclastes. Suivis par un public enthousiaste, les jeunes artistes comme la danseuse Pastora Galván ou le danseur et chanteur Tomasito questionnent les traditions de leurs aînés avec respect, humour ou parfois tendre férocité. Les débats vont bon train. « Triste triomphe du flamenco concept », déplore la presse [3] à propos de la dernière création résolument novatrice de la danseuse Isabel Bayón, tandis que lui est décerné dans le même temps le Prix de la Critique 2013 de la très respectée Chaire de flamencologie de Jerez. « On peut dire que c’est du flamenco ou pas… commente Manuel. En tous cas, pour moi, si tu respectes les codes, si tu es acompás, tu peux faire tout ce que tu veux. »

51L’ultime rempart à la dénaturation serait donc la vertu de la règle qui, par ses codes techniques et symboliques, permettrait au flamenco d’absorber sans faillir les incursions de l’étranger. Pastora Galván, Tomasito ou Isabel Bayón dansent ou chantent a compás. Ils ont été élevés dans les codes de la tradition flamenca et en maîtrisent les secrets. En cela, ils sont flamenco. Ils le sont aussi à travers l’expression sincère de leur singularité créative. Pourtant, aux yeux des tenants d’une certaine tradition, ce n’est déjà plus du flamenco.

52Ainsi, même le respect des codes ne saurait épuiser la question de l’authenticité, à moins de porter le débat sur le terrain infiniment riche de la formation même de ces codes. Aucune règle immuable ne contraint le flamenco, un art en définition permanente évoluant au gré des interactions constantes de ceux qui le pratiquent et de ceux qui le commentent. Le flamenco est en quelque sorte comparable à une cible en mouvement, un système clos et codifié mais en même temps ouvert et en déplacement. Les frontières de la règle, le seuil des transgressions, l’« horizon d’attente » (Jauss, 1978) peuvent fluctuer de façon spectaculaire. À quelques mois d’intervalle et sur la même scène du Teatro Villamarta de Jerez, temple du bon goût flamenco, le célèbre danseur et chorégraphe Israel Galván fut successivement conspué et célébré (Fig. 15).

53En dernière instance, « avoir l’air d’ici » quand on vient d’ailleurs relève du mystère, de la grâce. Art des contraires, le flamenco peut devenir aussi, le temps d’une respiration, le lieu ultime de leur abolition (Fig. 16). « Dans le flamenco, il peut y avoir un cadeau de Dieu, commente Hagit, un moment de communion ». Ce « cadeau », c’est le duende[4]. Intraduisible, le terme renvoie à cet instant d’inspiration voire de génie qui s’empare de l’artiste, se communique à son public et instaure une « percée de sens », pour le dire dans les termes de Pierre Legendre (2000 : 225). « Il prend comme rien d’autre, confie Salma. Tu as l’impression de partager un morceau de ciel. J’ai eu la chance, une fois, d’entendre chanter Camarón [5], poursuit-t-elle. C’était incroyable ! Il n’y avait plus d’espace, plus de temps. Quand il a terminé, toute la salle est restée silencieuse. J’ai regardé autour de moi : tout le monde pleurait. » C’est dans cette grâce que s’évanouissent les frontières. « Quand le duende parle, conclut Manuel, il n’y a plus d’étrangers, plus de flamenco. On est ensemble. Juste l’humanité. »

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Mots-clés éditeurs : internationalisation, Andalousie, Gitans, Flamenco, Jerez de la Frontera

Mise en ligne 03/11/2019

https://doi.org/10.3917/cas.012.0108

Notes

  • [1]
    Voir notamment Cruces Roldán, 2002 ; Deval, 2002 ; Gamboa, 2005 ; Herbillon-Moubayed, 2006 ; Grau et Wierre-Gore, 2005 ; Hilaire, 1954 ; Mitchell, 1990 ; Molina et Mairena, 1963 ; Navarro Garcia et Ropero Núñez, 2002 ; Pasqualino, 1998 et 2008 ; Quinones, 1971 ; Pohren, 1970 ; Robert, 1993 ; Washabaugh, 1996.
  • [2]
    Sur la patrimonialisation du flamenco, voir Giguère, 2006 et 2010.
  • [3]
    Voir le journal Le Monde, 14 janvier 2013.
  • [4]
    Federico Garcia Lorca fit entrer ce terme en littérature dans une conférence prononcée à La Havane en 1930, Juego y teoria del duende, Conférence de La Havane (voir Garcia Lorca, 2000 [1933]).
  • [5]
    Camarón de la Isla, de son vrai nom José Monge Cruz (San Fernando 1950 – Badalone 1992), est l’un des cantaores les plus réputés du xxe siècle.
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