Notes
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[1]
Je remercie les militants qui ont bien voulu me raconter ce que défendre les animaux signifie pour eux.
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[2]
« Près de 10 milliards d’animaux d’élevage industriel qui sont abattus chaque année aux États-Unis sont obligés de vivre dans des cages surpeuplées. Ils sont entourés de leurs propres excréments et respirent de l’air chargé en ammoniaque qui détruit leurs poumons et endommage leur système immunitaire. Il n’est donc pas surprenant que ces installations soient devenues la source majeure de l’apparition de maladies mortelles telles que la maladie de bouche, la maladie de la vache folle, la paratuberculose micro bactérienne (qui est considérée par la plupart des scientifiques comme étant la cause de la maladie de Crohn chez les humains), et maintenant la plus dangereuse de toutes : la grippe aviaire. » (http://www.massacreanimal.org/)
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[3]
Blog d’une militante (les blogs des militants demeureront anonymes).
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[4]
L’usage militant des photographies d’animaux d’élevage repose sur le même principe : révéler, rendre manifeste la réalité ordinairement invisible des élevages industriels. En cela, les militants se voient et se donnent à voir comme ceux qui, connaissant la scandaleuse vérité cachée, s’emploient à la montrer.
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[5]
Citation figurant sur un blog militant
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[6]
Concernant l’histoire de ce schisme, voir également Traïni (2011), Silberman (1988), Jasper & Nelkin (1992), Paul (1995).
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[7]
Le profil sociologique des militants des mouvements de libération animale a surtout été étudié aux Etats-Unis. Il ressort que le recrutement se fait majoritairement dans les classes moyennes blanches, avec une proportion significative de femmes, âgées de 20 à 40 ans. Au sein de l’échantillon de 412 activistes étudié par Jamison & Lunch (1992), 79 % ont étudié au lycée ou à l’université et 22 % possèdent au minimum un master.
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[8]
One Voice, créée en 1998, compte près de 25 000 adhérents. La majorité des associations est néanmoins de taille beaucoup plus modeste en focalisant leur attention sur des domaines très ciblés, comme la production de foie gras et le gavage des oies et canards, la corrida, l’élevage des lapins et des poulets en batterie, le végétarisme, l’expérimentation animale, etc.
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[9]
Donald R. Liddick (2006) a observé ce même phénomène en montrant que les associations de défense de l’environnement tirent bénéfice des actions plus radicales en conférant une apparence de respectabilité à des mouvements considérés auparavant comme extrémistes.
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[10]
À la différence des associations de protection animale dont on peut aisément connaître le nombre d’adhérents, nous avons à faire ici à une kyrielle de sympathisants qui ne sont pas nécessairement affiliés à une structure ou à un groupe constitué.
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[11]
L’expression « Veggie Pride » fait référence au mot anglais, vegan, dont l’usage s’est répandu en Angleterre, sous l’impulsion de Donald Watson, le co-fondateur de la Vegan Society créée en 1944. Ce terme désigne le strict refus de consommer des produits animaux, à l’instar du végétarisme, mais également d’utiliser les produits issus des animaux (ce qui inclut le cuir, la laine, la soie, la corne, certains médicaments, etc.). La Veggie Pride est une manifestation qui a lieu tous les ans en France depuis 2001 (et en Italie depuis 2008), dans les grandes villes, comme Paris, Lyon ou Marseille. Sur le site internet, on trouve la description suivante : « manifestation revendicative des personnes qui refusent de manger les animaux, c’est-à-dire de participer à l’oppression et à la mise à mort qui sont infligées à des centaines de milliards d’animaux chaque année dans le monde pour la consommation de leur corps », ce qui est en fait la position des végétariens, qui se limitent au refus des viandes qui impliquent la mise à mort des animaux.
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[12]
Une cinquantaine de militants se retrouve chaque été, durant une semaine, pour participer à des débats et assister à des communications, le plus souvent présentées par des militants ou des membres d’associations de la défense animale, sur le thème du végétarisme, du rapport aux animaux, des abattoirs, des conditions d’élevage, de la législation sur le bien-être animal, etc. Ces exposés sont parfois publiés dans Les Cahiers Antispécistes.
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[13]
Terme usité par les militants pour désigner les non végétariens.
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[14]
Les écrits de ces deux philosophes constituent un socle de référence pour les militants qui discutent de leurs positions éthiques respectives et aiment à se positionner dans l’une ou l’autre théorie qui a valeur de doctrine. Jean-Baptiste Vilmer (2008) distingue leur position éthique de la manière suivante : pour Peter Singer, la morale est évaluée en fonction de ses conséquences, pour obtenir une maximisation de la quantité de bonheur des êtres sensibles (selon un calcul moral, le malheur de quelques-uns peut être compensé pas le bonheur d’un plus grand nombre) ; pour Tom Regan, la morale s’ancre dans le principe sacré du droit à vivre de tous les êtres sensibles sans exception.
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[15]
Ce qui reviendrait à transposer à la cause animale le problème de la souffrance à distance développé par Luc Boltanski (1993) à propos des mouvements et actions humanitaires.
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[16]
Sur cette question complexe du lien entre le choc moral et l’engagement militant, voir Traini (2010).
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[17]
Témoignages de militants qui évoquent leur émoi face au déchiffrement d’émotions chez les animaux.
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[18]
À l’égard des animaux, écrit I. B. Singer dans la nouvelle L’homme qui écrivait des lettres, « Les hommes sont tous des nazis. Pour les animaux, la vie est un perpétuel Treblinka. » (1985 : 327).
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[19]
Une ONG américaine de lutte contre l’antisémitisme, l’Anti-Defamation League, a dénoncé vigoureusement une campagne contre la consommation de viande menée par l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), et intitulée « Holocaust on your plate ». L’ADL a qualifié ce slogan de « project for trivializing the murder of six million Jews » et jugé que l’appel à son approbation par la communauté juive était« outrageous, offensive and taking chutzpah to new heights » (http://www.adl.org/PresRele/HolNa_52/4235_52.htm).
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[20]
Le slogan couramment usité dans les manifestations est « Vous ne mangez pas de la viande, mais du cadavre ».
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[21]
« Des oiseaux empalés rôtissent dans les vitrines. Des corps démembrés garnissent les étals. Sur les ponts des bateaux, des poissons tressaillant lentement s’asphyxient. Dans les hangars fétides, de mornes vies s’écoulent. On coupe à vif des becs, des dents, des testicules. On enfonce des embucs jusqu’au fond des gosiers. Partout roulent des camions bourrés de condamnés. Ceux qu’on va égorger, saigner et dépecer » (http://kikekwa.blogspot.com/2006/05/veggie-pride.html).
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[22]
L’usage de masques d’animaux (vache, cochon, poulet) que certains manifestants portent dans les défilés dérobe entièrement leur visage. Seuls éléments mobiles de la face, leurs yeux visibles au travers de deux trous, l’animent. Dans le prolongement du cou, un corps d’humain se meut, créant une figure étrange où les attributs humains et animaux sont soigneusement superposés et entremêlés, de telle sorte que l’être ainsi formé n’est ni humain, ni animal, mais les deux à la fois.
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[23]
Ce dispositif scénographique du cercueil-barquette est régulièrement mis en œuvre lors des manifestations publiques de protestation (tenues de stand, happening).
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[24]
Les militants ont emprunté à la littérature anglo-saxonne prônant la libération animale la notion de specism (spécisme), qui est définie dans Les Cahiers antispécistes, comme « l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines.(…) Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier » (http://www.cahiers-antispecistes.org).
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[25]
« Il n’apparaît pas du tout évident qu’une espèce, entité collective, ait en tant que telle un intérêt quel qu’il soit, y compris un intérêt à survivre. L’antispécisme ne s’offusque pas particulièrement de la disparition d’une espèce ; l’intérêt à vivre de la dernière baleine bleue n’est pas plus important que celui de chacun des centaines de millions de poulets qui sont abattus chaque jour » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Antispécisme).
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[26]
Une militante se justifie : le chien dont elle s’occupe est venu s’asseoir dans sa voiture à plusieurs reprises. Il a ainsi choisi lui-même la relation. Il évolue parmi les humains, sans enfermement et sans violence. La dépendance à la nourriture et aux soins est partie intégrante de sa condition d’animal domestique. Tant que les chiens seront là (on se refuse à les laisser se reproduire ou à les acheter) et que, abandonnés, ils finiront dans les fourrières où ils sont « euthanasiés », cette relation et la hiérarchie qu’elle implique est tenue pour un moindre mal, une responsabilité morale à laquelle on peut difficilement se dérober.
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[27]
Certains documentaires animaliers qui offrent le spectacle de la prédation en acte sont jugés insoutenables.
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[28]
Allusion au titre de l’ouvrage de Vinciane Despret (2002).
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[29]
Terme anglo-saxon repris par les militants pour désigner la catégorie des êtres qui, étant dotés de sensibilité, ont un droit à vivre, et à vivre sans souffrir. La liste n’est pas fermée, disent-ils, et doit être la plus large possible, car il reste encore beaucoup d’ignorance sur les capacités cognitives et sensibles des différentes espèces éventuellement concernées, mais à coup sûr, seuls les animaux non carnassiers devraient faire l’objet d’une protection.
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[30]
Les remarques de M. Strathern concernent la fabrication de l’humain, mais on peut tenter d’élargir le propos en considérant la manière dont les animaux sont définis sur la base d’attributs plus biologiques que relationnels. Les connaissances zoologiques, les pratiques, les liens qui se nouent concrètement entre les éleveurs et les animaux ne sont généralement pas connus ou expérimentés par les militants. Pour eux, les animaux peuvent être définis in abstracto, en dehors du champ de la praxis et des relations ; celles-ci ne sont pas constitutives du statut conféré aux animaux et de la reconnaissance de leurs propriétés singulières.
1En 2006, alors que la grippe aviaire posait à l’échelle mondiale des problèmes de santé publique en lien avec la santé des animaux d’élevage et le spectre d’une éventuelle pandémie humaine, je me trouvais en Dombes, où j’étudiais les modes de gestion de la crise sanitaire (Manceron, 2008). L’irruption de la zoonose dans cette région d’élevage aviaire suscitait évidemment l’inquiétude, mais elle fut également marquée par l’apparition de nouveaux acteurs, décidés à faire entendre leurs voix, en dénonçant les conditions de l’élevage contemporain, au motif que la grippe aviaire en révélait le caractère à la fois inacceptable dans ses méthodes et dangereux dans ses effets. Leurs réactions, motivées par une situation de crise dans laquelle ils voyaient une opportunité d’agir et de faire connaître leurs positions, faisaient d’eux un élément de ce terrain. Leurs discours et actions m’étaient déjà connus par leurs sites internet ; mais la « présence réelle » est autre chose. Parmi les diverses tendances militantes, je choisis de focaliser plus précisément mon attention sur les plus radicales, faisant l’hypothèse que les tendances plus modérées pourraient ensuite être comprises (et éventuellement ordonnées) par leurs écarts avec elles.
2En première approche et toutes tendances confondues, les discours et réactions des militants de la cause animale se caractérisent par une critique des méthodes d’élevage intensives, considérées comme origine et cause de l’émergence du virus et de sa diffusion par les circuits commerciaux internationaux [2]. De ce point de vue, ils ne se différencient guère d’autres formes d’expressions citoyennes émanant surtout des mouvements de défense de l’agriculture paysanne ou de protection de la santé des consommateurs ; en cela, leur discours se situe dans un mouvement multiforme et multifocalisé de dénonciation des dérives dangereuses de la « modernité » sous toutes ses formes.
3Mais la spécificité des discours et de la colère animalistes tient à une vision du monde pour laquelle les animaux sont des vivants sensibles, dont il est inacceptable de toujours subordonner les intérêts à ceux des humains. Le grand scandale dans le cas des maladies animales réside à leurs yeux dans le fait que le sort des animaux ne fait grand bruit que parce que la santé humaine et les intérêts économiques du secteur agroalimentaire se trouvent également impliqués : « C’est le cri d’une citoyenne, je suis en colère, quand parlant des maladies, il n’est jamais question des animaux malades […]. On les tient pour muets, leurs cris ne comptent pas [3]. » En outre, les abattages sanitaires, les images de bûchers de poulets, mais aussi de volailles à l’étroit dans des espaces confinés, rendus visibles au moment où les maladies émergent, révèlent le quotidien des animaux d’élevage : une vie misérable écourtée par la mise à mort.
4C’est pourquoi les militants deviennent alors visibles eux aussi : les maladies leur donnent l’occasion de faire entendre les cris des animaux, plus audibles, pensent-ils, dans ces situations d’exception, où les risques pour la santé humaine rendent le public plus attentif aux conditions d’élevage des animaux, dans la mesure où elles peuvent induire ou aggraver des épizooties. L’émotion collective ne se réfère pas ici à la maladie comme à un accident qui affecte les humains, éleveurs et consommateurs, mais à la maladie comme révélateur, au sens photographique du terme [4], de l’essence même de l’élevage industriel.
5Mais sur ce fonds partagé s’expriment des points de vue différents, dont les modes d’expression et les motifs de protestation aident à préciser les contours. La plupart des associations bien identifiées dans le paysage français de la protection animale ont dénoncé comme des morts injustifiées les abattages massifs sur motif de précaution sanitaire ; elles se sont inquiétées des modalités concrètes de la mise à mort des volailles ; ou encore elles se sont élevées avec vigueur contre les décrets pris dans certaines communes pour envoyer les chats errants à la fourrière ou pour se débarrasser des pigeons. Leur vocation affichée consiste à réparer ou prévenir les injustices, et à réformer les dispositions juridiques qui encadrent les pratiques d’élevage. L’abattage sanitaire n’a pas été remis en cause dans son principe, puisque l’intérêt supérieur de la santé humaine était en jeu.
6De manière plus inédite, et parallèlement aux travaux de préparation à la pandémie grippale conduits par le Délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, qui préconisait un confinement généralisé des volailles si la catastrophe advenait, la Ligue Française des Droits de l’Animal (LFDA)a envisagé la question du devenir des animaux, eux-mêmes en situation de crise : tandis que du côté de la santé publique, se concevaient les dispositifs de soins d’urgence et les moyens à mettre en œuvre pour que la société continue de fonctionner, ne fallait-il pas aussi prévoir la construction de centres d’accueil pour les animaux dont les maîtres seraient à l’hôpital ? Et le renforcement des moyens de capture des animaux errants ? Et l’« euthanasie de compassion » en dernier recours pour éviter aux animaux d’élevage de mourir de faim et de soif dans une longue agonie ? Et finalement, en cas d’abattage massif et pour limiter l’érosion de la biodiversité, le développement et le regroupement des conservatoires de races ?
7« Ces choix bien cornéliens sur le plan éthique », précisait la LFDA, sont singuliers, les autorités sanitaires n’ayant, autant qu’on sache, jamais envisagé le scénario d’une mise à mort massive des animaux d’élevage. Ils relèvent d’une tradition compassionnelle qui semble s’accommoder du sacrifice des animaux, en accord avec le contrat moral de la relation de domestication, tel qu’il est promu avec les animaux de compagnie : être en mesure de garantir le bien-être par le soin, sinon faire mourir sans souffrance. Cependant, à la différence des autres associations, se profile ici une projection moins attendue dans l’horizon catastrophique d’une disparition possible des animaux d’élevage. Ce glissement subreptice, qui se joue dans le paradoxe troublant d’une mise à mort massive des animaux pour leur bien, suggère aussi l’éventualité d’une libération, radicale et définitive, des animaux à tout jamais sortis de l’enfer carcéral des élevages industriels, quand bien même ils ne seraient pas malades.
8Ce versant sombre et libératoire opère une forme de rupture avec le registre traditionnel de la protection, qu’une partie des militants de la cause animale endosse, de manière plus ou moins explicite. Libérer n’est pas protéger, disent certains, dont le projet n’est plus, dans un souci de réforme, d’atténuer, de réparer ou d’adoucir les maux engendrés par les conditions d’élevage intensif, mais de mettre un terme à l’élevage lui-même, par principe corrompu. Aussi, plutôt qu’envoyer des lettres ouvertes au ministre de l’Agriculture, participer à des groupes de réflexion sur le bien-être animal, à des congrès sur l’éthique et les droits des animaux, ces abolitionnistes ont choisi la rue (manifestations, tracts, stands), les blogs, les listes de discussion sur la toile, et parfois même le silence.
9Certains se sont exprimés à titre individuel, pour écrire de longs textes ou des phrases lapidaires, dans lesquels se mêlaient colère et désabusement : « Face aux images des monceaux de cadavres d’animaux détruits, nous étions seuls à ne pas ressentir de honte. Nous avions honte pour les autres. Surtout, nous étions tristes. Si nous tenons à affirmer notre fierté à refuser la barbarie, nous n’en éprouvons pas de satisfaction [5]. » D’autres n’ont pas voulu joindre leur voix au chœur des récriminations : pour eux, les maladies animales et leur cortège de morts par abattage sanitaire ne sont pas un scandale en soi, car ces animaux mourront de toute façon, abattus. Le véritable scandale est de les élever, c’est-à-dire de les soumettre, de les tuer puis de s’en nourrir.
10La maladie est considérée comme le résultat et donc la preuve de la violence inhérente au rapport de domestication à finalité alimentaire. Les animaux sont malades des hommes, littéralement « infectés » par les conditions de vie imposées par l’élevage. Le virus est un agent moral qui révèle la vérité de l’élevage : non pas élever et prendre soin, mais tuer et maltraiter.
La maladie : des corps maltraités par les conditions d’élevage.
La maladie : des corps maltraités par les conditions d’élevage.
11En outre, dans la mise à mort des animaux et dans leur usage alimentaire, l’une des limites absolues du mal, le seuil de l’intolérable, est franchie. Les militants se situent dans l’évidence d’une continuité et d’une équivalence si grande entre hommes et animaux, sur le plan physique mais aussi de l’intériorité (Descola, 2005), qu’il devient inconcevable de les tuer et de les ingérer, et qu’il devient impérieux de leur octroyer des droits, en premier lieu celui de vivre et de ne pas souffrir. La divergence entre le mouvement de libération animale et celui de la protection se situe sur ce point précis : tandis que le protectionniste adopte une position morale – améliorer le sort des animaux en poliçant les hommes par des lois (l’animal est ainsi l’objet d’une réglementation) – le « libérationniste » aspire à un registre politique, visant à transformer radicalement la société des hommes et les modalités de leur cohabitation avec les bêtes (l’animal est alors sujet de droit).
Des militants que rassemble le refus de l’alimentation carnée
12Ce mouvement abolitionniste a ceci d’intéressant qu’il renouvelle sensiblement tout en le prolongeant le mouvement de la protection animale promue et mise en œuvre dans les associations traditionnelles comme la Fondation Brigitte Bardot, 30 millions d’amis ou la Société Protectrice des Animaux. La nouveauté se situe moins dans l’émergence d’une sensibilité – le végétarisme pour épargner la vie des animaux s’est toujours exprimé au sein du mouvement de la cause animale, quoique de manière plus limitée qu’aujourd’hui –, que dans la formation de collectifs dont les revendications visent à faire entrer en politique le refus d’exploiter les animaux et de s’en nourrir, en réaction au développement de l’élevage industriel et à l’essor de l’urbanisation. Donald R. Liddick (2006) situe la scission entre Animal Welfare et Animal Right, en Grande-Bretagne puis aux États-Unis, dans les années 1960, et l’explique par l’insatisfaction grandissante d’une partie des militants de la cause face à la lenteur des améliorations des conditions d’élevage, ayant conduit à la démarcation de sous-groupes plus radicaux [6].
13Ce militantisme a tourné le dos aux animaux de compagnie (lutte contre les abandons et la maltraitance) pour porter ses actions presque exclusivement contre les activités économiques centrées sur l’utilisation des animaux (cirque, zoo, corrida, chasse, expérimentation et surtout élevage). Il recrute principalement dans les classes moyennes, surtout d’origine urbaine, et concerne une tranche d’âge relativement jeune (20 et 45 ans) et plutôt instruite [7]. Quelques associations nées de ce renouvellement de la cause ont un succès incontestable [8], en partie lié au fait qu’elles n’affichent pas comme un objectif la promotion du végétarisme (et donc l’abolition de l’élevage) et orientent leurs actions vers des points plus consensuels, comme l’élevage intensif, l’expérimentation animale, les zoos ou la corrida, qui recueillent aujourd’hui une large approbation parmi les sympathisants et dans une partie de l’opinion publique.
14Les relations entre ces associations réformistes et les mouvances abolitionnistes existent, certains fondateurs et animateurs de ces associations faisant partie du noyau dur de la cause. Si les liens formels sont déniés, les frontières sont parfois poreuses. Une partie des protecteurs modérés fait parfois preuve d’enthousiasme, tout du moins de tolérance, pour le mouvement abolitionniste de l’élevage. Certaines associations poursuivent ce but sans l’afficher, et une partie des militants pense que les positions plus radicales font avancer la cause, en octroyant de surcroît, par contraste, une plus grande respectabilité aux associations de protection [9].
15Parmi les abolitionnistes, le nombre de militants est difficile à évaluer [10] : quelques centaines tout au plus, autour desquels évoluent quelques milliers de sympathisants plus ou moins engagés et en ligne avec la doctrine de la libération ou des droits des animaux. Dispersés sur le territoire français, avec quelques pôles plus denses dans des grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille, ils forment ensemble un réseau plutôt qu’un groupe, qui frappe par son caractère peu formalisé et hétérogène.
16On trouve parmi eux des étudiants souvent inscrits dans des cursus de philosophie, ou intéressés par cette discipline ; des personnes ayant fait des choix de vie alternatifs, vivant dans des squats ou des maisons isolées en milieu rural ; des déçus de l’engagement politique d’extrême gauche ou anarchiste, cherchant dans les mouvements animalistes et/ou altermondialistes une forme de renouveau contestataire ; ou bien encore, plus marginalement, des personnes séduites par l’ésotérisme et prônant l’harmonie avec la nature comme une forme de pacifisme élargi. Certains vivent de « petits boulots » ou du Revenu Minimum d’Insertion, et refusent de céder aux injonctions de réussite sociale ; d’autres travaillent dans le secteur de l’aide sociale aux handicapés ou aux enfants, et établissent une corrélation entre prendre soin des personnes faibles et se soucier des animaux ; d’autres sont employés comme informaticien, assistante sociale, enseignant, salarié en magasin, mais souvent sans grande conviction ; d’autres, plus rares, travaillent dans ou pour des associations de défense des animaux. Au-delà de la diversité des parcours, ils partagent un goût certain pour la contestation, une aversion pour la société marchande dite « libérale », et une certaine méfiance envers les communautés scientifiques et politiques. Pour tous, la cause animale est à la fois une position critique vis-à-vis de la société et un projet d’existence personnelle qui, par choix, les tient relativement à la marge.
17Les échanges d’informations, de même que l’organisation d’événements, pour tenter de mobiliser et d’élargir le cercle des convaincus, se font presque exclusivement par forums, listes de discussion, blogs, mailing lists, publications numériques ou sites web. Fortement tributaire de l’internet et selon un mode analogue au fonctionnement de la toile, la mobilisation passe par l’identification de sympathisants (des contacts plus que des liens), avec des va-et-vient significatifs (se mobiliser autour d’un événement, puis devenir invisible), sans que les militants puissent jamais s’assurer de la fidélité de l’engagement des autres, ni de l’adéquation de leur position avec la ligne idéologique de l’abolitionnisme. Le ciment est le partage d’informations et l’organisation d’événements ponctuels plus que le sentiment d’appartenance à un groupe. Cette formation sociale ne matérialise son unité et ne devient visible comme collectif qu’à l’occasion de grands rassemblements, soit lors de manifestations dont la plus significative est la Veggie Pride [11], soit lors de rencontres annuelles dans le cadre d’un séminaire de débats et de réflexions sur la question animale [12].
Un mouvement abolitionniste de l’élevage. (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
Un mouvement abolitionniste de l’élevage. (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
18Conçu et vécu comme une collection d’individualités qui se connectent à l’envi, le mouvement est traversé de multiples tensions qui s’expriment surtout quand sont discutées les stratégies militantes destinées à dénoncer ceux qui vivent de l’utilisation des animaux et à convaincre les « carnivores » [13] et les usagers de biens et services procurés par les animaux, d’y renoncer. Alors que certains pensent que l’écologie et la santé peuvent constituer des arguments à même de fragiliser l’élevage et de promouvoir le végétarisme, d’autres s’y refusent absolument, le recours à l’anthropocentrisme constituant à leurs yeux une trahison envers les animaux dont le sort malheureux doit être une raison suffisante pour cesser de les tuer et de les consommer. Alors que certains justifient leur position par l’amour des animaux, d’autres s’y refusent, arguant que l’affectivité n’est pas un argument, ni un outil politique, pour libérer les animaux du rapport asymétrique qui les lie aux humains. Alors que certains se rangent derrière la position philosophique de l’utilitarisme de Peter Singer (1975), d’autres préfèrent la proposition de Tom Regan (1983) et sa théorie des droits inaliénables des animaux [14].
19Face aux appréhensions contrastées de l’engagement individuel qui s’exprime au sein de cette « solidarité sans consensus » et qui peut donner lieu à des polarisations fortes, la négociation du pluralisme passe par le recours en dernière instance à la valeur refuge du for intérieur des militants. L’invocation du tourment personnel éprouvé face au sort des animaux permet d’échapper partiellement au jugement des autres. Si certains activistes tentent d’imposer leurs vues, les militants peuvent alors se retrancher dans leur conviction intime et arguer de la normalité de leur engagement affectif, pour tenir à distance l’autorité morale que certains d’entre eux désirent parfois incarner. Ainsi, au-delà de leurs différends et différences et malgré les défections, continuent-ils de faire valoir une même indignation qui les tient rassemblés : ils refusent le principe de la non-équivalence des vies humaines et animales dans la mesure où elles sont également sensibles, et l’injustice qui consiste à distinguer entre ceux qu’il faut « faire vivre » et ceux qu’il faut « faire mourir ». La question que pose finalement le militantisme animalitaire est celle des moyens par lesquels s’opère le passage du sentiment éprouvé pour les animaux (amour, empathie, sympathie), qui n’appelle aucune forme de justification, à une action publique qui établit des équivalences entre hommes et animaux [15].
Les usages militants des corps
20La proposition qui pose la vie et l’absence de souffrance comme principes non négociables octroie au corps une place centrale ; il est la valeur pivot de la construction morale de leur monde idéal. La scénographie et l’iconographie militantes sont toujours spectaculaires pour produire un choc visuel au moyen de l’exhibition du corps des animaux. La maladie est de ce point de vue une scène rêvée pour donner à voir la souffrance (maladie) et la violence (mise à mort) toujours étroitement associées. La prise de conscience vivement espérée chez le spectateur se réfère directement à l’expérience des militants. La plupart font état d’un événement fondateur durant l’enfance ou l’adolescence, pour narrer les motifs de leur indignation [16]. Il s’agit souvent de la mise à mort d’un animal, soit dans la vie, soit dans un film. Ils font le récit d’une découverte brutale : l’animal-ami, l’animal-prolongement de soi, l’animal-compagnon de leur enfance est aussi celui que l’on tue et que l’on mange. Tout se passe comme si un voile se levait, découvrant un vivant de chair, de sang et de cris, derrière les murs des élevages et des abattoirs. Une fois ce mur franchi, l’ingénuité est perdue pour toujours. L’épreuve est conçue comme une « révélation » – c’est le terme employé – et l’engagement qui en découle permet de retrouver une forme d’innocence, après avoir été complice ignorant de la mise à mort.
21La scénographie des corps malades ou morts est censée produire le même basculement cognitif et moral chez le spectateur. Toutes les images font appel à des formes d’identification entre humains et animaux, de manière plus ou moins stratégique. Trois types d’iconographie, qui jouent sur des registres assez différents permettent d’esquisser quelques pistes de compréhension de la communauté de vivants que les militants projettent de former avec les animaux.
Des individus sensibles. (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
Des individus sensibles. (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
Des corps et des subjectivités
22Lors des manifestations, figurent toujours sur les pancartes des images d’animaux esseulés, soit enfermés derrière des barreaux (poulets, lapins), soit couchés (vaches, cochons). Sur les sites internet, les traces sur les corps (pattes atrophiées, cou déplumé, peau rosée qui apparaît sous le poil dégarni) suggèrent des blessures ou des infections plutôt que des symptômes viraux. Les animaux photographiés ne sont pas nécessairement malades, mais leur posture ou les marques corporelles suggèrent clairement un mauvais état de santé ou un inconfort.
23Le corps de l’animal est considéré dans son expérience sensible et pour décrire la nature de cette expérience, le terme « ressenti » est préféré à celui de « sensation ». La dimension sensorielle et physiologique de la douleur est ainsi formulée en termes d’expérience des émotions et de conscience de les éprouver, c’est-à-dire en termes de psychologie humaine. La maladie, résultat de l’enfermement, est une révélation de la violence de l’élevage, visant à faire pénétrer le spectateur dans le vécu subjectif de l’animal, tel que les militants se le figurent, à savoir son expérience morbide, ses affects, ses relations avec ses congénères. Ainsi, on montre dans un troupeau, une vache laitière qui « pleure » la disparition de son veau qui lui a été enlevé pour la production du lait ; dans un poulailler, une dinde malade qui tient à peine sur ses pattes atrophiées « sent la mort approcher » quand le gaz se répand lors de l’abattage sanitaire ; dans un abattoir, un cochon crie, se débat « pour continuer de vivre », regarde autour de lui « pour trouver secours » ; il sent le pistolet étourdissant s’approcher de sa tempe, puis le sang s’écouler sur sa peau, il suffoque, soulevé par des spasmes. Les corps, siège des sensations, dévoilent et incarnent une expérience individuelle du malheur.
24Pour les vaches ou les veaux, dont l’individuation est plus évidente que pour les poules ou les lapins, l’important est de montrer leur « visage » tourné vers le spectateur. Le lexique propre au monde animal (« bec », « gueule », « museau », etc.) est remplacé par celui habituellement utilisé pour décrire les humains. Le visage et le regard ont des propriétés socialisantes, qui « font exister un être pour les autres » (Affergan, 2003 : 262), ici un animal pour les humains. La maladie suggère la perte douloureuse d’un individu vulnérable et affaibli dont l’existence individuelle est en elle-même une valeur. La face, devenue visage, manifestation de l’intériorité, est la confirmation de l’existence d’une vie psychique et émotive et de relations intersubjectives, induite et révélée par les tourments du corps. L’évidence de la douleur vaut ici preuve de l’intériorité. Le trouble et l’indignation des militants naissent de ces « face à face » : croiser le regard d’une vache affolée sur le chemin de l’abattoir ou voir un poulpe blanchir sous le coup de la peur [17].
Des corps en masse
25Un deuxième type d’iconographie montre des corps entassés, des carcasses en grande quantité. Le nombre de morts est au cœur des préoccupations des militants. Ils les comptabilisent, les dénombrent. À Lyon, lors de la Veggie Pride en mai 2009, un panneau indiquait la quantité d’animaux de rente qui meurent chaque minute dans le monde. Ces chiffres n’évaluent pas l’état des populations ni leur devenir collectif – à la différence de l’écologie comptant les vivants qui restent –, mais indiquent que chaque animal est un animal singulier, un individu qui compte pour un, indépendamment des différences inter- ou intra-spécifiques. Le collectif des animaux est un agrégat d’individus : cette massification est en soi une violence. De surcroît, les abattoirs, les charniers ou les bûchers renvoient à l’horreur d’un traitement mortifère massif, où les corps animaux sont réduits à la condition de choses livrées au regard du spectateur, des corps dégradés, désocialisés, réduits à leur stricte matérialité.
26Ces amoncellements de corps sans vie, que les abattages sanitaires rendent particulièrement spectaculaires, mais qui constituent du point de vue des militants le quotidien de l’élevage, sont le résultat de « massacres » et de « meurtres » : terminologie qui renvoie explicitement, dans les images comme dans les propos, à des scènes de destruction massive d’humains. Constamment appliqué à l’élevage, le qualificatif « concentrationnaire » forge quant à lui l’analogie avec les camps de concentration nazis. L’élevage est décrit comme une entreprise méthodique de dégradation des animaux, permettant de légitimer leur assujettissement et leur mise à mort, comme un processus de ravalement des animaux à un infra-statut permettant aux humains d’être les acteurs ou les complices objectifs de cette « barbarie », comme d’autres l’ont été de la barbarie des camps de concentration et d’extermination.
Poster de la campagne de PETA « Holocaust on your plate » en 2003. (PETA : People for the Ethical Treatment of Animals)
Poster de la campagne de PETA « Holocaust on your plate » en 2003. (PETA : People for the Ethical Treatment of Animals)
27Les militants s’en tiennent à la stricte réalité biologique commune de corps vivants et sensibles et au langage de l’universalité et de l’indistinction selon la référence au vivant et au sensible. Ils tiennent cette analogie pour une revalorisation des animaux par assimilation aux humains ; ils y voient une prise de parole à la place et au nom des animaux : totalement démunis, les animaux ne pourraient entrevoir dans l’enfermement et la mise à mort, qu’un acharnement cruel des humains, complètement indifférents à leur sort et à leur existence même. Le recours récurrent au slogan « Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis » résume leur position. Popularisée par Charles Patterson dans Un éternel Treblinka, cette formule est empruntée à l’écrivain Isaac Bashevis Singer [18] qui a fui l’antisémitisme et la Pologne en 1935 : une caution bienvenue, et d’autant plus que la correspondance qu’elle établit est par ailleurs fermement contestée de nombreux côtés [19].
28En parlant à la place des animaux, les militants inversent l’opposition homme/bête : l’humanisation des animaux (vivants sensibles et souffrant comme les humains) fonctionne en vis-à-vis de l’inhumanité des hommes (comportements meurtriers). Est ainsi proposé un usage quasi ontologique d’une métaphore langagière (se comporter « comme des bêtes ») : des postures morales (coupable/innocent) servent à caractériser et définir les êtres qui se trouvent engagés dans la relation d’élevage. L’usage du concept d’humanité apparaît ici « comme une arène de débat, une langue commune au sein de laquelle (peuvent) se formuler des positions antagonistes » (Chamayou, 2010 : 62), en étant à la fois un attribut d’essence et une maxime de conduite : pour incarner l’humanité doit-on être né humain, ou bien faut-il agir humainement ?
Des corps animaux et humains : substitution et similarité
29Enfin, le troisième type de mise en scène fait usage des corps humains. À l’occasion de la crise aviaire en 2006, un groupe de militants de PETA a parcouru les rues de Lyon, en portant des caisses en forme de cercueils dans lesquelles des participants nus étaient couchés en position fœtale, arborant le slogan : « La grippe aviaire tue. Devenez végétariens ». La consommation de produits animaux et la maladie humaine sont ici associées, le risque étant imputé à la consommation d’animaux malades. Ce message, négligeant le fait que le virus H5N1 ne résiste pas à la cuisson, a été critiqué par d’autres militants, estimant que la cause animale était desservie par les arguments faussement sanitaires et anthropocentrés. Car l’enjeu véritable de cette scénographie des corps humains est le refus de l’alimentation carnée sur le motif que « ce que les humains mangent sous le nom de viande est en réalité du cadavre » [20].
Des humains-animaux ou des animaux-humains ? (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
Des humains-animaux ou des animaux-humains ? (Défilé de la Veggie Pride, 17 mai 2008, Paris)
30Il est suggéré que l’alimentation carnée transforme les humains en charognards, comme si la mise à mort, qui est la toute première condition de la consommation carnée (Vialles, 1987), n’y changeait rien. Mais le terme de « cadavre » désigne surtout, du point de vue des militants, un animal encore tout d’une pièce, avec ses poils, ses pattes, sa tête, et gisant comme un défunt. Le dégoût chez les militants ne naît pas tant de l’idée de se nourrir de viande dont certains disent apprécier et regretter la saveur, mais de se nourrir d’un vivant trépassé. Dans toute viande, c’est le spectre de l’animal abattu qui les hante. Le sang qui pose problème est moins celui encore contenu dans les chairs, que celui qui a coulé lors de l’abattage : « de la mort dans la bouche », peut-on lire et entendre. L’animal n’est finalement jamais viande, mais un vivant tué et dépecé [21].
31La critique de la consommation carnée est souvent corrélée dans les dispositifs de revendication militante avec la mise en scène de corps humains, pour figurer ceux des animaux [22]. La procession mortuaire imite ici le traitement social accordé aux défunts humains, pour mieux en souligner l’absence dans le cas des animaux. La nudité des corps offre un contraste avec ceux des défunts toujours soigneusement apprêtés par le thanatopracteur. Les corps nus figurent ceux des animaux, ou plus exactement leurs dépouilles. Couchés en position fœtale, les militants miment la présentation des poulets déplumés dont les cuisses sont ramenées le long du tronc. Les cercueils sont des barquettes de viande [23]. La nudité joue aussi sur le registre de la vie naturelle, commune à tous les vivants, faisant apparaître le scandale de la différence de traitement.
32En outre, en se substituant aux animaux, les militants jouent un double jeu d’identification en mobilisant le registre de l’empathie. Ils consentent à prendre la place des animaux morts, pour donner à voir et à ressentir les tourments infligés ; ils appellent les spectateurs à se mettre à la place des animaux, pour comprendre que manger de la viande équivaut à tuer un vivant. Ils tentent ainsi d’associer les victimes et les spectateurs, pour combler la distance, car c’est la condition pour qu’une parole sur la souffrance ait une efficacité collective (Boltanski, 1993). Mais dans le même temps, ils confirment la distance entre eux et les autres humains, car le procédé identificatoire entre les hommes et les animaux transforme la consommation carnée en un acte éminemment transgressif (tuer et manger un semblable).
Vivre, souffrir et mourir : une communauté de nature entre tous les vivants ?
33Ces différenciations opérées au sein du monde des hommes soulignent la difficile cohabitation d’un idéal – la célébration de toute vie et de l’existence individuelle comme étant une valeur en soi – avec les aspects mortifères de la nature, où vivre est aussi souffrir et mourir, faire (ou laisser) souffrir et mourir. Sont ainsi opérées des distinctions et des hiérarchies entre les vivants qui contredisent la doctrine de l’égalité de considération entre les individus appartenant à des espèces différentes [24]. Elles émergent et se construisent à la faveur de la rencontre entre l’horizon idéal des militants (un monde sans violence, sans domination et sans souffrance) et les usages mortifères et hiérarchisés du vivant, ce qui amène les militants à vouloir y mettre de l’ordre.
34Avoir de la considération pour les animaux, c’est tout d’abord et en premier lieu tenter d’extraire l’homme de la chaîne de prédation, c’est-à-dire, soustraire à son emprise mortelle les êtres vulnérables et innocents. Certains militants invoquent le fait que le végétarisme peut être, comme en Inde, un choix collectif, sans conséquence négative pour la santé et la survie des humains ; d’autres pensent que l’homme n’est pas naturellement omnivore et que l’humanité aurait été, aux origines, végétarienne. Dans les deux cas, les régimes alimentaires sont présentés comme des choix conscients, empreints ou non, selon les contextes, de violence et de domination. De fait, nulle fatalité naturelle ne serait capable de faire obstacle au projet de réformer nos relations avec les autres vivants ; la notion même de « nature » souvent discutée, est souvent décrite comme une invention humaine, visant à justifier la passivité ou la participation à des rapports de prédation.
35Dans les projections du monde idéal, une fois que les hommes auraient renoncé aux plaisirs gourmands de la consommation de viande et au conformisme culturel, deux options se profilent. Soit les animaux d’élevage réapprennent la liberté et habitent à côté des humains, sans que s’instaure aucune relation hiérarchique, ni de prédation, ni d’utilisation. Ils évoluent dans des espaces disjoints – chacun dans son monde – et se côtoient pacifiquement. Soit les animaux disparaissent peu à peu faute de parvenir à se reproduire et à subsister sans le secours des humains ; on se contenterait de les nourrir et de leur fournir des abris jusqu’à leur belle mort. Cette possibilité d’un éventuel déclin, voire d’une disparition de certaines espèces, est évoquée, sereinement [25], car ce ne sont pas les populations animales qui importent, mais la vie heureuse des individus. Certaines catégories d’animaux comme les vaches laitières très spécialisées, souvent considérées comme des êtres « mécano-morphisés » ayant perdu tout attrait pour la liberté et probablement toute aptitude à vivre de manière autonome, n’auraient probablement d’autre destin collectif que la disparition.
36L’élargissement du végétarisme à la sphère des animaux est également considéré. Il est souvent mis en pratique avec les animaux domestiques dont les militants s’occupent : les chiens et chats ne sont alors nourris qu’avec des croquettes végétales supplémentées en vitamines B12. La plupart des militants apprécient la compagnie de ces animaux, mais cette relation nécessairement asymétrique doit souvent être moralement justifiée [26], même si une partie des militants avoue l’entretenir par goût. En outre, ils se méfient des tendances prédatrices de leurs animaux, tout particulièrement des chats, dont ils surveillent les déplacements et limitent ou interdisent les sorties nocturnes ; il s’agit d’une entorse à la liberté des uns pour sauver la vie des autres.
37La limitation de la prédation est également envisagée ou du moins discutée, pour les animaux sauvages. Ne sont concernés que les carnassiers prédateurs d’animaux dits sensibles ; les oiseaux mangeurs d’insectes ou de vers ne sont pas mentionnés. Certains militants refusent l’idée d’interférer avec la nature sauvage, ce qui reviendrait à justifier la prétention humaine à imposer des règles de vie aux autres vivants. En dehors de la sphère de responsabilité humaine qui s’applique aux animaux de compagnie, aux animaux de rente et à ceux dont on peut sauver la vie en y prenant garde (comme les insectes), on laisse les animaux s’entre-dévorer, même si cet état de fait est déplorable [27].
38D’autres à l’inverse envisagent et rêvent de pacifier, dans la mesure du possible, les relations entre animaux, en proposant par exemple de nourrir les grands prédateurs et de fournir des abris à leurs proies. Le loup et l’agneau enfin réconciliés ne pourraient-ils pas cohabiter en paix [28] ? Le loup pourrait en quelque sorte désapprendre, voire oublier, ses habitudes carnivores. Nul vivant n’échappe à l’argument civilisateur et à la prescription imaginée d’un végétarisme commun aux hommes et aux animaux. En respectant la vie et l’intégrité des autres vivants, l’ex-animal carnassier deviendrait alors « bon » envers ses anciennes victimes et entrerait dans le cercle de considération dont jouissent les êtres, animaux ou humains, qui sont innocents, parce que, végétariens ou carnassiers repentis, ils se nourrissent exclusivement de végétaux ou d’animaux dépourvus de sensibilité.
39Toute vie n’est donc pas une valeur en soi, et les vivants ne méritent la sollicitude que si leurs comportements sont conformes au projet de réformer la nature (les militants sont par exemple opposés à la réintroduction du loup). Sont également exclus de la communauté morale des vivants ceux qui n’ont pas conscience de souffrir et de mourir, et qui, par conséquent, n’ont pas accès au bien-être et au bonheur. Le principe unificateur et englobant n’est donc ni naturaliste (certains vivants sont exclus), ni psychologique (l’affectivité n’est pas déterminante, même si elle est tolérée), mais bien moral.
40Le monde idéal auquel les militants aspirent n’est pas une configuration relationnelle de vivants au sein d’une nature unifiée, ni un assortiment de liens affectifs, mais une constellation d’individualités qu’il s’agit de faire coexister, sans que l’intégrité et la vie des uns ou des autres en pâtisse. C’est le rêve d’un vivant entièrement mû par des règles morales régissant les relations entre des êtres indépendants, autonomes et végétariens, préférant la distance et l’évitement, aux rapprochements et aux incorporations.
Conclusion
41En théorisant ainsi un monde sans prédation, les militants se positionnent en réformateurs des relations au sein de la nature. Ils ne renoncent donc pas à la supériorité morale des hommes sur les autres créatures, comme en témoigne leur usage récurrent de cette phrase de Gandhi : « On peut juger de la grandeur d’une nation par la façon dont les animaux y sont traités. » Mais leurs catégories reposent décisivement sur la distinction entre végétariens/végétaliens et carnassiers non repentis, qu’ils soient humains ou animaux. Les projections des militants sur les animaux fonctionnent essentiellement sur la base de cette catégorisation : ils se sentent proches et semblables aux animaux d’élevage à vocation alimentaire et tiennent à distance et pour différents les hommes, et dans une moindre mesure les animaux non éduqués, qui n’ont pas renoncé à l’alimentation carnée et à la domination qu’elle implique.
42La capacité à souffrir et à éprouver des sensations, considérée comme condition suffisante pour être reconnu comme une valeur morale, dessine l’autre point d’horizon des animalistes : « La question n’est pas ‘peuvent-ils raisonner’ ? ni ‘peuvent-ils parler’ ? mais ‘peuvent-ils souffrir’ ? », insistent les militants en reprenant à leur compte une note du philosophe utilitariste Jeremy Bentham (1789). La caractérisation des animaux-individus, comme étant pourvus d’une intériorité (émotions et conscience subjective de leur sort), inséparable de leurs composantes biologiques, fait écho au modèle de la personne humaine. Le corps est conçu comme inaliénable, ne pouvant faire l’objet ni d’un contrat, ni d’une circulation, ni d’une mise à disposition. Il est pensé comme constituant inaliénable d’un sujet sensible.
43Sur le plan des identités, les homologies et équivalences établies par cette morale entre les hommes et les animaux dits « sentients » [29] témoignent de rapprochements et de continuités qui prennent place dans un remodelage cognitif et sentimental contemporain, qui conçoit l’individu, comme extérieur ou antérieur aux relations sociales contribuant à le fabriquer (Strathern, 1992) [30]. En outre, et de manière plus spécifique, quand les militants affirment que « les humains sont des animaux » ou que « les animaux doivent être traités comme des humains », ils établissent des continuités tronquées. D’un côté, est affirmée une continuité biologique entre les hommes et les animaux, mais uniquement sur la base de l’existence d’un système nerveux, en vertu de quoi quantité de vivants se trouvent exclus de ce continuum. De l’autre côté, il est fait appel à une continuité des intériorités forgeant des humains et des animaux, sans renoncer à la supériorité morale et culturelle des hommes sur les autres êtres sensibles. Se dessine ainsi un monde hétérogène peuplé d’individus humains et animaux sensibles, non pas identiques et égaux entre eux, mais tenus pour équivalents sur un plan moral.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Libération animale, affects, corps, militantisme, identification, Maladie animale
Mise en ligne 03/11/2019
https://doi.org/10.3917/cas.008.0057Notes
-
[1]
Je remercie les militants qui ont bien voulu me raconter ce que défendre les animaux signifie pour eux.
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[2]
« Près de 10 milliards d’animaux d’élevage industriel qui sont abattus chaque année aux États-Unis sont obligés de vivre dans des cages surpeuplées. Ils sont entourés de leurs propres excréments et respirent de l’air chargé en ammoniaque qui détruit leurs poumons et endommage leur système immunitaire. Il n’est donc pas surprenant que ces installations soient devenues la source majeure de l’apparition de maladies mortelles telles que la maladie de bouche, la maladie de la vache folle, la paratuberculose micro bactérienne (qui est considérée par la plupart des scientifiques comme étant la cause de la maladie de Crohn chez les humains), et maintenant la plus dangereuse de toutes : la grippe aviaire. » (http://www.massacreanimal.org/)
-
[3]
Blog d’une militante (les blogs des militants demeureront anonymes).
-
[4]
L’usage militant des photographies d’animaux d’élevage repose sur le même principe : révéler, rendre manifeste la réalité ordinairement invisible des élevages industriels. En cela, les militants se voient et se donnent à voir comme ceux qui, connaissant la scandaleuse vérité cachée, s’emploient à la montrer.
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[5]
Citation figurant sur un blog militant
-
[6]
Concernant l’histoire de ce schisme, voir également Traïni (2011), Silberman (1988), Jasper & Nelkin (1992), Paul (1995).
-
[7]
Le profil sociologique des militants des mouvements de libération animale a surtout été étudié aux Etats-Unis. Il ressort que le recrutement se fait majoritairement dans les classes moyennes blanches, avec une proportion significative de femmes, âgées de 20 à 40 ans. Au sein de l’échantillon de 412 activistes étudié par Jamison & Lunch (1992), 79 % ont étudié au lycée ou à l’université et 22 % possèdent au minimum un master.
-
[8]
One Voice, créée en 1998, compte près de 25 000 adhérents. La majorité des associations est néanmoins de taille beaucoup plus modeste en focalisant leur attention sur des domaines très ciblés, comme la production de foie gras et le gavage des oies et canards, la corrida, l’élevage des lapins et des poulets en batterie, le végétarisme, l’expérimentation animale, etc.
-
[9]
Donald R. Liddick (2006) a observé ce même phénomène en montrant que les associations de défense de l’environnement tirent bénéfice des actions plus radicales en conférant une apparence de respectabilité à des mouvements considérés auparavant comme extrémistes.
-
[10]
À la différence des associations de protection animale dont on peut aisément connaître le nombre d’adhérents, nous avons à faire ici à une kyrielle de sympathisants qui ne sont pas nécessairement affiliés à une structure ou à un groupe constitué.
-
[11]
L’expression « Veggie Pride » fait référence au mot anglais, vegan, dont l’usage s’est répandu en Angleterre, sous l’impulsion de Donald Watson, le co-fondateur de la Vegan Society créée en 1944. Ce terme désigne le strict refus de consommer des produits animaux, à l’instar du végétarisme, mais également d’utiliser les produits issus des animaux (ce qui inclut le cuir, la laine, la soie, la corne, certains médicaments, etc.). La Veggie Pride est une manifestation qui a lieu tous les ans en France depuis 2001 (et en Italie depuis 2008), dans les grandes villes, comme Paris, Lyon ou Marseille. Sur le site internet, on trouve la description suivante : « manifestation revendicative des personnes qui refusent de manger les animaux, c’est-à-dire de participer à l’oppression et à la mise à mort qui sont infligées à des centaines de milliards d’animaux chaque année dans le monde pour la consommation de leur corps », ce qui est en fait la position des végétariens, qui se limitent au refus des viandes qui impliquent la mise à mort des animaux.
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[12]
Une cinquantaine de militants se retrouve chaque été, durant une semaine, pour participer à des débats et assister à des communications, le plus souvent présentées par des militants ou des membres d’associations de la défense animale, sur le thème du végétarisme, du rapport aux animaux, des abattoirs, des conditions d’élevage, de la législation sur le bien-être animal, etc. Ces exposés sont parfois publiés dans Les Cahiers Antispécistes.
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[13]
Terme usité par les militants pour désigner les non végétariens.
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[14]
Les écrits de ces deux philosophes constituent un socle de référence pour les militants qui discutent de leurs positions éthiques respectives et aiment à se positionner dans l’une ou l’autre théorie qui a valeur de doctrine. Jean-Baptiste Vilmer (2008) distingue leur position éthique de la manière suivante : pour Peter Singer, la morale est évaluée en fonction de ses conséquences, pour obtenir une maximisation de la quantité de bonheur des êtres sensibles (selon un calcul moral, le malheur de quelques-uns peut être compensé pas le bonheur d’un plus grand nombre) ; pour Tom Regan, la morale s’ancre dans le principe sacré du droit à vivre de tous les êtres sensibles sans exception.
-
[15]
Ce qui reviendrait à transposer à la cause animale le problème de la souffrance à distance développé par Luc Boltanski (1993) à propos des mouvements et actions humanitaires.
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[16]
Sur cette question complexe du lien entre le choc moral et l’engagement militant, voir Traini (2010).
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[17]
Témoignages de militants qui évoquent leur émoi face au déchiffrement d’émotions chez les animaux.
-
[18]
À l’égard des animaux, écrit I. B. Singer dans la nouvelle L’homme qui écrivait des lettres, « Les hommes sont tous des nazis. Pour les animaux, la vie est un perpétuel Treblinka. » (1985 : 327).
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[19]
Une ONG américaine de lutte contre l’antisémitisme, l’Anti-Defamation League, a dénoncé vigoureusement une campagne contre la consommation de viande menée par l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), et intitulée « Holocaust on your plate ». L’ADL a qualifié ce slogan de « project for trivializing the murder of six million Jews » et jugé que l’appel à son approbation par la communauté juive était« outrageous, offensive and taking chutzpah to new heights » (http://www.adl.org/PresRele/HolNa_52/4235_52.htm).
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[20]
Le slogan couramment usité dans les manifestations est « Vous ne mangez pas de la viande, mais du cadavre ».
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[21]
« Des oiseaux empalés rôtissent dans les vitrines. Des corps démembrés garnissent les étals. Sur les ponts des bateaux, des poissons tressaillant lentement s’asphyxient. Dans les hangars fétides, de mornes vies s’écoulent. On coupe à vif des becs, des dents, des testicules. On enfonce des embucs jusqu’au fond des gosiers. Partout roulent des camions bourrés de condamnés. Ceux qu’on va égorger, saigner et dépecer » (http://kikekwa.blogspot.com/2006/05/veggie-pride.html).
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[22]
L’usage de masques d’animaux (vache, cochon, poulet) que certains manifestants portent dans les défilés dérobe entièrement leur visage. Seuls éléments mobiles de la face, leurs yeux visibles au travers de deux trous, l’animent. Dans le prolongement du cou, un corps d’humain se meut, créant une figure étrange où les attributs humains et animaux sont soigneusement superposés et entremêlés, de telle sorte que l’être ainsi formé n’est ni humain, ni animal, mais les deux à la fois.
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[23]
Ce dispositif scénographique du cercueil-barquette est régulièrement mis en œuvre lors des manifestations publiques de protestation (tenues de stand, happening).
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[24]
Les militants ont emprunté à la littérature anglo-saxonne prônant la libération animale la notion de specism (spécisme), qui est définie dans Les Cahiers antispécistes, comme « l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines.(…) Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier » (http://www.cahiers-antispecistes.org).
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[25]
« Il n’apparaît pas du tout évident qu’une espèce, entité collective, ait en tant que telle un intérêt quel qu’il soit, y compris un intérêt à survivre. L’antispécisme ne s’offusque pas particulièrement de la disparition d’une espèce ; l’intérêt à vivre de la dernière baleine bleue n’est pas plus important que celui de chacun des centaines de millions de poulets qui sont abattus chaque jour » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Antispécisme).
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[26]
Une militante se justifie : le chien dont elle s’occupe est venu s’asseoir dans sa voiture à plusieurs reprises. Il a ainsi choisi lui-même la relation. Il évolue parmi les humains, sans enfermement et sans violence. La dépendance à la nourriture et aux soins est partie intégrante de sa condition d’animal domestique. Tant que les chiens seront là (on se refuse à les laisser se reproduire ou à les acheter) et que, abandonnés, ils finiront dans les fourrières où ils sont « euthanasiés », cette relation et la hiérarchie qu’elle implique est tenue pour un moindre mal, une responsabilité morale à laquelle on peut difficilement se dérober.
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[27]
Certains documentaires animaliers qui offrent le spectacle de la prédation en acte sont jugés insoutenables.
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[28]
Allusion au titre de l’ouvrage de Vinciane Despret (2002).
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Terme anglo-saxon repris par les militants pour désigner la catégorie des êtres qui, étant dotés de sensibilité, ont un droit à vivre, et à vivre sans souffrir. La liste n’est pas fermée, disent-ils, et doit être la plus large possible, car il reste encore beaucoup d’ignorance sur les capacités cognitives et sensibles des différentes espèces éventuellement concernées, mais à coup sûr, seuls les animaux non carnassiers devraient faire l’objet d’une protection.
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Les remarques de M. Strathern concernent la fabrication de l’humain, mais on peut tenter d’élargir le propos en considérant la manière dont les animaux sont définis sur la base d’attributs plus biologiques que relationnels. Les connaissances zoologiques, les pratiques, les liens qui se nouent concrètement entre les éleveurs et les animaux ne sont généralement pas connus ou expérimentés par les militants. Pour eux, les animaux peuvent être définis in abstracto, en dehors du champ de la praxis et des relations ; celles-ci ne sont pas constitutives du statut conféré aux animaux et de la reconnaissance de leurs propriétés singulières.