«...La source de la « transfiguration » est bien en nous, mais l’eau vive ne jaillit que lorsque le médiateur a frappé le roc de sa baguette magique. »
1Les techniques d’entretien systémique nommées « objets flottants » ont été principalement développées dans le cadre des thérapies familiales (Caillé &Rey, 2004). De plus en plus introduites et adaptées dans les entretiens avec les couples, elles démontrent leur utilité ainsi que leur efficacité à créer un espace tiers. Ce texte se propose de revisiter certaines spécificités de la relation de couple et de la relation avec les couples à travers la modélisation des objets flottants et l’usage clinique de certains d’entre eux.
2Le couple que nous rencontrons aujourd’hui dans le cadre d’une demande d’aide n’est plus celui de nos parents et encore moins celui de nos grands-parents. Pour s’en tenir à une définition large, on pourrait dire qu’il commence par un choix : celui de deux personnes (de sexe opposé ou de même sexe) de s’unir (pour procréer ou non) avec l’idée de faire un bout de chemin ensemble pour un temps de moins en moins déterminé.
3Ce nouveau couple, déjà décrit largement par différents auteurs comme Neuburger (1997), Caillé (2009) et Maestre (2009), s’autoproclame à partir d’affinités électives. Il dépend moins de la reconnaissance des autres que de celle que l’un accorde à l’autre et réciproquement. Il peut donc paraître fragile, peu stable, incertain et flou. Cependant ce nouveau couple est devenu, ces dernières années, de plus en plus visible, présent au plan social et demandeur de thérapie en son nom.
4Dans la tradition judéo-chrétienne et une philosophie du salut par l’amour, le troisième terme du couple est le divin. Ce tiers, dans notre société postmoderne, est le plus souvent exclu et la place du tiers est à réinventer, nous y reviendrons.
5Ce spectre large qui conteste nos anciens modèles de couple n’en a pas moins un point commun avec les représentations traditionnelles : il s’agit du plus petit système humain.
6La spécificité de la thérapie de couple est d’avoir pour objet cette constellation affective à minima. Ce qui ne signifie nullement que le couple se résume à ces deux individus. De nombreux praticiens prennent en effet souvent en compte les familles d’origine de chacun des partenaires ainsi que leur entourage relationnel et affectif significatif, vivant ou mort. À un autre niveau logique (mythique), il y a aussi le modèle cognitif et émotionnel qui signe leur appartenance et que se sont forgés les partenaires à partir de configurations, de représentations tant historiques que synchroniques – sorte d’ombre portée sur le couple assis en face de vous. C’est dire qu’au-delà des apparences en thérapie de couple, un et un ne font jamais deux (Caillé, 2004).
7Néanmoins et le plus généralement, quand la demande de consultation vise clairement le couple, ce sont ses deux membres qui sont d’abord reçus par le thérapeute. Et c’est là que les difficultés commencent : ce couple qui consulte, à défaut d’un conte qui ne l’enchante plus, a des comptes à régler : la logique du don s’est effacée au profit de celle de la vengeance (Caillé, 2009). L’intervenant peut alors se retrouver tour à tour dans la position d’arbitre, de juge, d’avocat ou, bien plus qu’avec les familles, de bouc émissaire.
8Le risque de glissement de contexte est donc élevé.
9Les questions immédiates que pose ainsi la thérapie de couple sont :
- Comment éviter que le contexte thérapeutique ne dérive vers un terrain judiciaire ou de guerre larvée ?
- Comment trouver la juste distance entre une trop grande proximité – où le thérapeute danse comme le couple et suit la même chorégraphie – et un éloignement qui lui confère une place de spectateur d’une danse qui lui reste aussi étrangère qu’étrange et le réduit au registre des explications ?
- Comment réintroduire et réinventer du tiers qui favorise la révélation, au sens de Girard, en d’autres termes la transformation ?
- Comment reconstruire une histoire qui ré-enchante le couple, ou à défaut, une narration qui lui permette de se séparer sans guerre ni violence ?
La relation du couple en crise
10Le couple qui consulte est par définition fragilisé. Il se présente comme un système en souffrance qui a momentanément perdu ses ressources et ses capacités d’autoguérison ; il n’apporte plus le soutien affectif, la solidarité, le réconfort, le complément qui aident à affronter notre humaine condition.
11Accueillir les doléances et le malaise du couple semble être une première étape incontournable à l’affiliation. Il est cependant tout aussi important de ne pas se laisser envahir par un discours plus ou moins stéréotypé, qui ne fait que surligner les problèmes et contribuer à leur maintien.
12Afin d’éviter cet écueil, nous (l’équipe du CERAS de Grenoble) avons été amenés à introduire d’emblée, lors du premier entretien, un objet tiers non encore répertorié dans les objets flottants : le panier à problèmes.
Comment se rencontrer : le panier à problèmes
13Comme les autres outils thérapeutiques, le panier à problèmes est une tentative de solution aux difficultés rencontrées sur le terrain.
14À commencer sur le terrain de l’enseignement universitaire : dans le cadre d’un Master 2 de psychologie clinique à l’Université de Savoie, un module était consacré aux méthodes d’entretien systémiques. Les étudiants, dont par ailleurs la tête était bien pleine de diverses théories, se trouvaient fort démunis lorsqu’il s’agissait d’engager un entretien avec une famille. Au mieux, ils restaient dans un questionnement linéaire qui s’apparentait rapidement à un interrogatoire, au pire, il s’installait un silence pesant pour tous les participants. Certains de ces étudiants étaient également en stage au CMPP de Grenoble où nous avions commencé à introduire dès le premier entretien, en plus d’une chaise vide, un panier. Cette technique sera donc utilisée simultanément dans le cadre de simulations d’entretien à l’université et en séance de thérapie familiale ; il va s’avérer par la suite fort utile en thérapie de couple.
15Voici quelques indications de base concernant l’utilisation de cette méthode. Afin, comme pour tous les objets flottants, de contextualiser l’outil introduit, le thérapeute, après les présentations d’usage, désigne le panier posé sur une table basse et dit en substance :
« Afin de mieux comprendre les motifs qui ont conduit à notre rencontre, chacun d’entre vous va avoir la possibilité de placer dans ce panier ce qu’il considère comme les difficultés les plus importantes que traverse actuellement votre couple. Ce panier a un double fond où vous pouvez placer ce dont vous ne souhaitez pas parler pour le moment. »
- Qui souhaite prendre le panier ?
- Madame (ou Monsieur), ce panier vous semble-t-il particulièrement lourd aujourd’hui, ou a-t-il été déjà plus lourd ? Pour qui est-il le plus lourd actuellement ? Quand a-t-il été plus léger ? Quelqu’un dans votre entourage a-t-il le pouvoir de l’alléger ?
- Selon vous, quelles sont les difficultés ou les problèmes qui l’ont rendu lourd à porter ? Y a-t-il quelque chose dans le double fond (sans insister sur la nature de ce contenu caché) ?
- Si le panier devenait vraiment léger ou même venait à disparaître, que se passerait-il pour votre couple ?
- Si vous aviez une baguette magique, en quoi transformeriez-vous le contenu de ce panier ?
- Souhaitez-vous ajouter des remarques ou commentaires sur ce panier ? (Sinon pouvez-vous maintenant le passer à votre conjoint(te).
17Avant même de définir les difficultés, l’important est de commencer par faire éprouver la sensation du poids et de faire évaluer cette sensation dans le temps. Ensuite il s’agit de voir s’il y a déjà eu des tentatives de solutions, autrement dit : qui fait quoi pour le maintien ou l’évolution de la situation ? La question sur le panier qui se vide touche, elle, directement à la fonction des difficultés, alors que celle sur la transformation du contenu se situe déjà au niveau du mythe.
18L’intérêt d’introduire d’emblée le panier à problèmes est qu’il va non seulement médiatiser les interactions, mais aussi les organiser en une chorégraphie propre à chaque couple. L’accent est moins mis sur le contenu que sur la danse du couple autour du panier et l’esquisse d’un scénario possible. En somme, c’est déjà une autre narration qui ouvre à de nouvelles métaphores reliant ainsi le connu à l’inconnu. Enfin et non le moindre, ce procédé redéfinit le rôle de l’intervenant, il décrit, sans avoir à l’expliquer, le contexte de la rencontre comme constructiviste. Pour les étudiants, c’est une découverte importante et une expérimentation de l’entretien systémique et de ses spécificités.
À titre d’illustration, entrons dans la danse du couple A
19C’est Madame (que nous nommerons Cathy) qui prend contact en insistant sur l’urgence d’avoir un rendez-vous rapide. Elle est médecin généraliste, son mari, François, est vétérinaire. Tous deux ont la quarantaine, ils sont mariés depuis douze ans et ont deux filles de dix et six ans. Leur relation est marquée par d’incessantes disputes qui dégénèrent en violence verbale ; l’atmosphère devient alors irrespirable. Ce qui motive l’urgence est que tous deux ont souffert d’un cancer actuellement en rémission mais qui reste comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Monsieur téléphone à son tour pour confirmer cette demande.
20Lors du premier entretien, Madame et Monsieur arrivent ensemble et montrent une certaine aisance aussi bien dans leur comportement qu’au plan verbal. Ils prennent place l’un à côté de l’autre, poussant de côté la chaise vide. Ils précisent que c’est le psychologue du service d’oncologie qui leur a conseillé « un travail » sur leur couple, ajoutant de concert que de toute façon, ils ont besoin d’un tiers pour « dire les choses qu’on ne se dit pas ».
21Face à leur grande fluidité verbale et à un discours policé qui commence à envahir l’espace, la thérapeute montre le panier en remarquant qu’ils vont justement pouvoir y mettre les choses qui pèsent et qu’ils ne se disent pas, mais aussi, en double fond, les choses qu’ils ne souhaitent pas dire du tout ou du moins pas tout de suite.
22C’est Monsieur qui se saisit du panier :
– Il est très lourd, il déborde, il est arrivé à son point de saturation. Il a commencé à se remplir à partir du moment où on a eu les enfants ; cela a modifié notre relation et je ne trouvais plus ma place. Dedans, il y a l’agression verbale, les reproches de Cathy, son exaspération perpétuelle. J’ajouterai le temps qui passe : notre amour s’est émoussé, et puis le manque de temps. Je pense qu’il n’y a que nous deux à pouvoir alléger ce panier qui a bien un double fond… Mais seuls, nous n’y arrivons pas. Si le panier se vide, c’est comme une maladie dont il faut évaluer les séquelles.
24Cathy, impatiente, tend les mains vers le panier :
– Il est tellement lourd, elle se met à pleurer : quand on s’est connu, c’était la plus belle période de ma vie, un vrai conte de fée qui ne pouvait durer. Mon mari m’a abandonnée à la naissance des enfants. Avec nos cancers, j’ai compris que c’était chacun pour soi. Mais ce que je mettrais en premier aujourd’hui, ce sont les ronflements de François, ils m’empêchent de dormir…
– François l’interrompt : c’est surtout à dormir debout, cette histoire de ronflements !
– Vous voyez, il ne comprend pas ma fatigue, mon immense lassitude, alors si je ne peux pas dormir ! Pour alléger ce fardeau, j’ai pensé à divorcer tout en sachant que ce n’est pas la solution. C’est pourquoi nous sommes là. Mais n’y a-t-il pas trop de passif pour que tout puisse redémarrer ? Si ce panier perdait de son poids, cela voudrait dire que nous serions contents de nous retrouver, on recommencerait à vivre, à sortir, à se parler. Cela voudrait dire un partage des tâches. Mais l’amour peut-il recommencer ?
– Je me pose la question, réplique François.
– Moi je pense que l’on s’aime toujours et je crois que si l’on parvient à vider notre sac dans le panier, cela ira mieux.
– Je me suis souvent dit qu’elle me détestait, reprend François, mais c’est sans doute sa façon de m’aimer ; je suis surpris par sa façon d’aimer !
– Il y a beaucoup de tristesse dans ce panier, on est tombé malade à cause de cette tristesse. C’est une sorte de désert sans oasis.
27Ce bref extrait de la première rencontre avec ce couple montre déjà la richesse de l’information ainsi recueillie, tant au plan verbal qu’analogique. Si Cathy a pris l’initiative de téléphoner pour prendre rendez-vous, c’est François qui, le premier, se saisit du panier et le garde un certain temps.
28Le risque des premières séances avec un couple est que chacun énumère les reproches qu’il adresse à l’autre. C’est aussi ce qui peut se passer avec le panier et ce que tente de faire Cathy. Cependant, avec cet objet tiers et le questionnement qui le balise, il apparaît clairement que la définition des problèmes et les attentes ne sont pas les mêmes pour l’un et l’autre. Le panier introduit des différences, en particulier au niveau :
- Du vécu et de la représentation du temps : François se plaint du manque de temps, mais il intègre l’irréversibilité du temps qui passe et l’impossible retour en arrière alors que Cathy évoque avec nostalgie un passé vers lequel il faudrait revenir. Pour l’un, l’avenir ne sera plus jamais comme avant, pour l’autre le passé fait partie de l’avenir.
- Des émotions éprouvées dans cette situation : avec Cathy l’accent est mis sur les regrets, la rancœur, la colère, l’amertume. Mais au-delà de la plainte émerge aussi l’espoir, tandis que François est davantage dans l’irritation, l’impuissance, la désespérance et le doute.
- Des sentiments : il est clair que les deux conjoints ne partagent pas la même définition de l’amour.
29Avec le panier se dessinent déjà deux narrations possibles qui ne se résument pas aux invectives et qui seront enrichies diversifiées aux séances suivantes.
Du panier au blason de couple
30Le panier, comme on vient de le voir, est une sorte de corbeille des doléances qui ont motivé la rencontre. S’il introduit une marge tierce et l’épaisseur des émotions, le ticket d’entrée est respecté. Il permet une sorte de jeu de balles et un pas de danse qui ne font qu’amorcer la circularité et la possibilité d’un autre récit.
31Avec le blason, il y a un changement de niveau logique. De manière générale, on peut dire que chaque objet flottant est un poseur de questions : de manière récursive il interroge les partenaires. Simplement, à chaque outil correspond un questionnement spécifique. Avec le blason, les questions deviennent légitimes, au sens de von Foerster (1991). En d’autres termes, la réponse n’est pas connue d’avance.
32Dans son langage codé à forte composante analogique, le blason demande : « Qui êtes-vous en tant que couple ? Que pouvez-vous dire de votre identité de couple ? » (Dessin d’un objet, emblème du couple).
33Il interroge également la mémoire du couple : « Quel événement, quel personnage vous semblent importants dans l’histoire de votre couple ? » (Case du passé).
34Il questionne les ressources actuelles de ce couple qu’elles soient matérielles, humaines ou spirituelles (Case du présent), permettant ainsi d’explorer l’environnement où évolue ce couple.
35Il met sous tension la danse entre autonomie – projets personnels – et loyautés à l’appartenance : missions du couple (Case avenir) et investigue la dimension espace individuel/espace communautaire.
36Enfin, un dernier point et non le moindre : il invite à une définition métaphorique de la dynamique du couple sous forme d’une maxime (Case devise qui chapeaute le blason).
37Ce « qui êtes-vous ? » posé sous forme d’un blason à co-créer tisse les fils souvent invisibles du tempo du couple, de son rythme et de la façon dont il relie présent, passé et avenir. En ce sens, il représente, par rapport au panier, une métalogique.
Le blason du couple A
38Le blason (Rey Y., 2000, Rey Y., 2003) prendra la suite du panier avec le couple A. dès le deuxième entretien, à la fois pour éviter de retomber dans les méandres d’un discours déjà connu, mais également pour continuer dans un processus en spirale où chaque boucle reprend et dépasse celle d’avant.
39La thérapeute introduit cet outil avec le souci de le relier à la séance précédente tout en lui donnant un sens, un objectif dans le travail en cours :
« Afin de me présenter et de mieux cerner ce couple que j’ai encore du mal à imaginer, qu’on pourrait placer sur cette chaise vide à côté de vous (le plus un du couple, Caillé, 2004) et qui porte un panier si lourd, je vais demander à chacun de vous de réaliser son propre blason de votre couple en remplissant ce graphique vide (fig. 1) en vous aidant des indications suivantes (fig. 2). »
Figure 1
Figure 1
Figure 2
Figure 2
41Cathy et François semblent accueillir cette étrange demande avec perplexité, puis chacun se penche vers ce casier vide et s’absorbe dans la tâche à réaliser. Ils ne posent aucune question. À tour de rôle, ils présentent leur version/blason de leur couple avec de nombreux commentaires. La thérapeute montre le « Paper board » en précisant :
« Maintenant vous allez essayer de vous mettre d’accord pour réaliser en commun votre blason de couple, en gardant ce qui vous paraît le plus représentatif, le plus significatif de votre maison couple. Vous pouvez aussi apporter toute modification qui vous semble mieux convenir. »
43Cathy se lève, prend le marqueur et propose pour la case objet de la séparer en deux, en conservant leurs deux propositions. François acquiesce, il se lève et dessine dans sa partie un pied entravé par une lourde chaîne et un boulet ; il explique : pour avoir la paix, il faudrait que je me soumette et que j’obéisse en tout à Cathy, mais on ne peut désirer sur ordre, d’où la chaîne qui entrave ! Cathy remarque que c’est très perturbant, mais que c’est bien une image possible de leur couple ; à son tour, elle dessine un sourire traversé par des larmes, en précisant que ce sont les deux faces de ce couple, un côté heureux, même joyeux, et l’autre côté sombre et douloureux.
44Pour la case du passé, après discussion, ils sont d’accord pour noter : NEW-YORK, la ville où François a fait sa demande en mariage, ce qui a déclenché chez Cathy une crise de pleurs qu’il ne comprend toujours pas ! Elle explique alors qu’ils étaient vraiment heureux et qu’elle savait qu’avec le mariage, cela prendrait fin. François inscrit alors ROME, le lieu de leur première grande dispute pendant leur voyage de noces, « à propos d’une broutille dont elle a fait tout un plat » ; il a eu le sentiment de la décevoir, s’est senti comme un moins que rien, impuissant à la satisfaire.
45Dans la case du présent, Cathy refuse d’inscrire « les filles » comme l’a indiqué François, en ajoutant que s’ils sont là, c’est justement pour ne pas impliquer les enfants dans le conflit conjugal. François insiste en remarquant que pour lui, c’est son seul soutien. De nouveau, ils partagent la case en deux. Dans sa partie, Cathy écrit : « notre capacité à rebondir ».
46Sur la case avenir, ils sont tous deux d’accord. Les missions du couple sont qu’il doit être un havre de paix et permettre de s’ouvrir au monde. Comme projet personnel, c’est la réussite professionnelle qui est notée par les deux membres du couple qui reconnaissent d’ailleurs avoir obtenu cette réussite.
47La case devise va, elle, synthétiser de manière remarquable la problématique de leur couple. Cathy inscrit comme une évidence : « Tu ne jouiras pas de ton mariage ! ». François se lève alors, lui prend le feutre des mains et note avec une sorte de rage : « La peur au ventre ». Les deux maximes se complètent, déclare-t-il, tandis que Cathy ajoute : « cette malédiction sur le mariage est transmise par nos deux familles sur au moins deux générations. (Ils avaient tous deux déjà réalisé un travail sur leur génogramme, en parallèle avec leur traitement du cancer).
48En conclusion de la séance, sous forme d’équipe réfléchissante (Caillé P. & Rey Y., 2004), la thérapeute et le co-thérapeute auront un court dialogue devant le couple en leur annonçant qu’ils ne sont pas tout à fait d’accord sur ces séances préliminaires et sur la suite à leur donner :
- Ce très beau blason aussi complexe que singulier m’interroge et me laisse perplexe : comment aider à rendre le panier plus léger quand la devise du blason dit : « Tu ne jouiras pas de ton mariage ! », remarque la thérapeute.
- Je ne ressens pas la même chose que toi, réplique le co-thérapeute. J’ai vu des personnes très engagées et décidées à faire tout ce qu’ils peuvent pour sauver ce couple dont le blason est aussi flamboyant que fascinant, voire sidérant, d’où ton malaise. Il représente aussi le défi à relever. C’est vraiment à eux de choisir s’ils vont plus avant dans ce travail.
50Cathy et François choisiront de poursuivre leur thérapie de couple. Dans ce cas, comme dans d’autres, le panier et le blason ont été utilisés dans le cadre de séances annoncées comme préliminaires à un engagement dans un travail à plus long terme. L’intérêt de médiatiser d’emblée la rencontre par des objets flottants est qu’ils permettent déjà de recadrer, en partie, la situation problématique et de la relier à certaines facettes du mythe du couple. Autrement dit que le couple décide de s’arrêter là ou de poursuivre le travail engagé, il est clair qu’une information qui fait différence a commencé à circuler. Les lunettes du blason qu’ils viennent d’essayer a rendu visibles quelques pas de la danse du couple. À eux de décider de la modifier ou non.
51S’il est important que les premières rencontres avec un couple engagent d’emblée un processus d’évolution avant que le thérapeute ne soit entraîné dans la valse du couple, il n’est pas moins délicat de savoir se quitter et terminer une thérapie. Là aussi, des outils thérapeutiques comme les objets flottants démontrent leur pertinence autant que leur esthétique.
Comment se séparer : le conte systémique
52Certaines histoires de couple sont si fascinantes qu’elles exercent une forte séduction qui peu à peu envahit les séances. La thérapie peut alors devenir interminable et ceci d’autant plus que le couple sent que son thérapeute est devenu un amateur passionné des rebondissements qui ne cessent de survenir.
53Le conte systémique a été élaboré à partir d’un questionnement sur les fins de thérapie. Comment terminer une relation d’aide avec une famille ou un couple, d’une manière qui se différencie de la prescription contre-paradoxale et donc d’une rupture brutale qui peut faire écho à d’autres cassures – la séparation n’est pas la rupture ? Comment ritualiser la fin du traitement d’une manière qui reste thérapeutique (c’est-à-dire qui permette au processus de se poursuivre), en bref avec efficacité mais aussi avec élégance ?
54Il s’agit là d’une question autant éthique qu’esthétique, à laquelle tente de répondre le conte systémique. Descendant du conte traditionnel, il hérite de ce dernier un certain nombre de points ; en particulier, il permet de créer un contexte propre à la rêverie, à l’enchantement, et de mettre en rapport l’expérience universelle avec l’expérience individuelle (Caillé & Rey, 1996). Autre point commun, la formule « Il était une fois » introduit aussi bien le rituel qui va accompagner l’endormissement des enfants que celui qui va favoriser la séparation entre couple et thérapeute. Dans les deux cas, elle indique en effet un décalage temporel, l’idée qu’il y aura différentes phases, des épreuves et des rebondissements dans l’histoire contée et que ce processus est aussi important que le contenu.
55Mais il y a aussi un certain nombre de différences qu’il paraît important de rappeler (Caillé & Rey, 1996) :
- Le conte systémique va du particulier à l’universel, et non l’inverse comme pour le conte traditionnel. Il s’agit d’une création sur mesure à partir du matériel apporté par le couple, tout en s’inspirant des légendes universelles. Il s’adresse à la structure et la problématique du couple en les reliant aux thèmes de mythes connus.
- Le conte systémique est un commentaire sur la relation du couple qui doit s’y reconnaître. Il met en scène la permanence de certains rôles et schémas relationnels tout en les extrayant du quotidien et du temps actuel.
- Le conte systémique introduit un code commun au couple et au thérapeute, et chacun pourra s’y référer en parlant de la reine, du roi, de l’enchanteur ou de la sorcière. Il reste une trace du dire et de la rencontre.
- Mais surtout, le conte systémique reste inachevé. Il invite ainsi les membres du couple à devenir les co-créateurs du récit. La relation thérapeute/couple devient plus égalitaire, le savoir est partagé.
- Enfin c’est l’objet flottant qui sépare l’univers du couple de celui du thérapeute tout en leur permettant de surmonter la séparation.
« En somme le conte systémique est une exégèse, commentaire utile, mais par définition incomplet, sur la complexité de la relation humaine. ».
56Comme nous allons le voir avec le couple B., le conte est donc construit, à partir du matériel apporté en séance, par le thérapeute. Il se réfère aussi au modèle de ce dernier et à sa résonance du chemin parcouru avec le couple. Du fait qu’il soit inachevé et qu’il s’ouvre sur un choix à opérer, il se différencie aussi bien de l’interprétation que d’une explication.
Le couple B
57Quand Béatrice téléphone à notre Centre pour une consultation de couple, elle présente la situation comme intenable. Daniel, architecte de 47 ans et elle, bibliothécaire âgée de 44 ans, ont deux garçons adolescents qui semblent bien aller et ne pas trop subir le conflit des parents. Par contre, la relation dans le couple s’est beaucoup dégradée ces derniers mois et la violence, encore surtout verbale, menace de tout faire voler en éclat.
58Compte tenu des tensions palpables, de la difficulté qu’ils ont à s’adresser l’un à l’autre sans s’insulter, il leur sera proposé dès le premier entretien de réaliser chacun une sculpture vivante de sa relation de couple.
- Béatrice représente son mari debout, lui faisant face mais s’éloignant, un doigt accusateur pointé sur elle qui est à genoux, la tête cachée entre les mains.
- Daniel se place, lui, debout, le dos au mur, le visage effrayé face à sa femme juchée sur un meuble et tenant une arme à feu pointée sur lui.
59Suivront une douzaine de séances où se déploiera le récit de leur vie de couple et de famille. Le jeu de l’oie viendra synthétiser ces informations que l’on peut résumer ainsi :
60Ils se sont rencontrés très jeunes, Béatrice avait à peine 16 ans. Ce fut un coup de foudre réciproque et ils eurent une liaison cachée jusqu’à ce qu’elle se retrouve enceinte à 18 ans. Ses parents, sans tenir compte de ses protestations, la conduisent en Suisse pour avorter. Daniel paraît peu concerné ; elle dira que c’est la première cassure et qu’elle se sentira profondément blessée par la réaction de son entourage (ses parents et Daniel). Ils se marient cependant deux ans plus tard avec l’assentiment des deux familles. Les deux époux partent peu après pour l’Extrême-Orient où Daniel a eu une proposition de travail intéressante, mais aussi pour mettre une certaine distance entre eux et leurs deux familles. Ils reviendront deux ans plus tard sur l’insistance du père de Béatrice qui est malade ; de plus, ses parents sont en train de divorcer. Ils diront que ce séjour au loin est la période la plus heureuse de leur mariage. Ils resteront trois à quatre ans en France, où naîtront leurs deux enfants, puis de nouveau, ils partent, cette fois pour l’Amérique latine. Le cadre de vie est somptueux, mais très vite Béatrice s’ennuie et sombre dans un alcoolisme social auquel Daniel, très accaparé par ses obligations professionnelles, ne prend pas garde. Son sentiment d’isolement, de solitude et d’abandon est majoré lorsque Béatrice apprend le décès de son père. Là encore, Daniel ne veut pas quitter un travail aussi passionnant que lucratif et un train de vie bien supérieur à celui qu’ils peuvent espérer avoir en France. Leur relation se dégrade, ils ont peu d’échanges en dehors de soirées festives où ils sont l’un et l’autre en représentation. Cette vie en apparence joyeuse et mondaine prend fin subitement à la suite d’un accident de voiture où Béatrice conduisait en état d’ivresse avancé. Elle fauche une mère et son enfant sur le bord de la route ; l’enfant ne survivra pas. Le pire, dira-t-elle, c’est qu’elle ne sera pas poursuivie, mais que Daniel commencera à la considérer comme une criminelle. Dès leur retour, Béatrice s’inscrit aux alcooliques anonymes, entreprend une thérapie individuelle et se réengage dans une activité professionnelle. Dans ce nouveau contexte de travail, elle a une liaison avec un collègue. Elle soutient que cette liaison ne l’engageait pas affectivement, elle a d’ailleurs rompu assez vite, mais qu’elle est un signe de sa renaissance, que de nouveau elle se sent vivante. Pour Daniel, cet événement est insupportable et déclenchera la prise de décision d’entamer un travail sur leur couple.
61Au cours de cette thérapie qui s’étend sur un peu plus d’un an, la situation a beaucoup évolué, tant sur le plan de la relation de couple qu’au niveau individuel. La violence sous-jacente initiale a laissé la place à des échanges où chacun écoute attentivement l’autre. Béatrice, qui s’était présentée comme une femme terne, déprimée, souffrant d’une grave myopie qui l’obligeait à porter d’épais verres correcteurs, s’est véritablement métamorphosée. Elle a quitté lunettes lourdes (suite à une opération au laser) et vêtements sombres pour des tenues élégantes qui mettent en valeur sa silhouette. Elle s’est redressée, son visage est lumineux. Avec Daniel qui a gardé son physique de jeune premier, ils forment à nouveau ce couple qui faisait l’admiration de leurs amis. Ils reconnaissent l’amélioration, leur relation est plus paisible même si certaines choses sont loin d’être totalement résolues.
62Nous décidons d’un commun accord de suspendre les séances et de faire confiance à leurs ressources créatives.
63Nous leur proposons alors de nous quitter sur un conte dont les suites, si cela s’avérait nécessaire, pourraient être revues ou modifiées au cours de nouvelles rencontres. Ils sont donc avertis que ce récit merveilleux qui, en partie, restitue le vécu du chemin parcouru en commun par le thérapeute, est une co-réalisation qu’ils doivent compléter chacun selon leur propre vision de cette histoire :
« Au temps jadis, lorsque trouvères et troubadours passaient de villes en châteaux conter ballades et récits héroïques, on pouvait parfois entendre à la veillée l’étrange légende de la princesse Eléonore et du Seigneur Richard le Noir.
Tout cela, disaient les poètes, avait commencé lors de grandes festivités organisées par un Seigneur Évêque en l’honneur de sa nièce Eléonore. À cette occasion, la jeune fille à peine pubère avait rencontré Richard le Noir, fils d’un baron des alentours. Ils s’éprirent aussitôt d’un grand amour, mais ils étaient si jeunes que personne dans leur entourage ne prit vraiment garde à cette idylle. Ils purent se voir en toute liberté ; Eléonore était même fort bien accueillie au château du baron.
Il advint ce qui devait arriver… La reine mère furieuse fit conduire sa fille au fin fond d’une forêt où une sorcière régla cette affaire non sans douleur et chagrin pour la princesse. Eléonore dissimula cependant du mieux qu’elle put cette profonde blessure ; c’est probablement à ce moment-là qu’elle commença à penser qu’un sort avait été jeté sur leur amour.
Quelques années passèrent, Richard et Eléonore purent enfin convoler en justes noces au cours de fêtes fastueuses.
Pour fuir les brumes du royaume, les châteaux hantés de douloureux souvenirs et de conflits larvés, ils partirent au loin et traversèrent les océans. Ils reconstruisirent un nouveau royaume, eurent des enfants mais ne vécurent pas vraiment heureux.
Derrière une vie de cour brillante, une malédiction semblait s’acharner sur leur couple. Peu à peu, il advint une chose étrange : la princesse Eléonore et le Seigneur Richard le Noir devinrent sourds et aveugles l’un à l’autre.
Une version de la légende chantée par les troubadours raconte qu’ils auraient même été changés en des formes différentes, du moins pour une partie de leur vie, et pas en même temps. C’est ainsi que certaines nuits, on pouvait apercevoir la princesse Eléonore parcourir les forêts à cheval, accompagnée d’un superbe loup qui ne s’éloignait jamais d’elle.
C’est ainsi, racontaient les trouvères, que durant le jour, on pouvait apercevoir le chevalier Richard chevauchant avec à son poing un faucon qui ne le quittait pas. La légende rapporte aussi qu’ils ne pouvaient se voir l’un l’autre sous leur forme humaine que quelques instants au coucher du soleil au solstice d’été.
Revenus au pays et las de tant d’errances, ils finirent par aller consulter les dames du lac. Ils avaient été prévenus que le chemin serait long, semé d’embûches et de ronces. Ils avaient été prévenus qu’ils ne recevraient aucune réponse, seulement des questions.
Pourtant ils poursuivirent leur route, sans se décourager, et un jour, en plein midi, alors que le soleil brillait avec éclat, ils furent saisis de stupeur de se découvrir l’un l’autre sous leur forme humaine et tout autant effrayés.
Bien sûr, ni la princesse Eléonore, ni le Seigneur Richard n’avaient jamais cru qu’ils avaient été victimes de quelque mauvais sort jeté par une sorcière. Mais ils craignaient que cette part de destruction, que chacun de nous reçoit plus ou moins en héritage, et aussi nécessaire à toute création, n’échappe encore une fois à leur contrôle et ne les ramène à la nuit.
Et puis, n’allaient-ils pas découvrir après un si long temps d’aveuglement des changements et des différences qu’ils n’avaient pas imaginés ?
Pouvaient-ils tous deux maintenant affronter le jour, ou avaient-ils encore besoin, l’un ou l’autre, l’un et l’autre de périodes d’ombre ?
Cette histoire n’a pas de fin, j’invite chacun d’entre vous à en écrire une suite qui sera votre version de ce récit.
65Béatrice :
66« Eléonore apprit à se servir autrement de ses yeux. Elle apprit à voir les étoiles dans la nuit et les fleurs sur les épines. Elle pouvait maintenant affronter le jour tout en regrettant un peu qu’il ne soit pas comme elle aurait voulu. Elle regarde Richard et le trouve bien différent de ce qu’elle avait imaginé. Bien qu’il ait conservé son plumage lisse, il n’était plus le même !
67Eléonore pense que de toute façon elle aura besoin de périodes d’ombre, de moments où transformée en louve, elle pourra courir les bois et échapper au soleil trop brillant. »
68Daniel :
69« Ils poursuivirent, parfois ensemble, parfois seuls, la recherche des raisons de leurs déchirures, s’efforçant d’éduquer dans les conditions les meilleures les enfants qu’ils avaient mis au monde. Ceux-ci ne devaient en aucune façon avoir à traverser des chemins aussi noirs. Par ailleurs, le temps fit son œuvre, apportant tolérance, acceptation des différences et imposant réflexion.
70L’histoire ne dit pas s’ils passèrent le reste de leur vie dans le même château. »
71Quelques remarques s’imposent :
- Il est toujours étonnant de constater combien les partenaires endossent les rôles des personnages proposés et entrent dans l’histoire contée ; ils en écrivent une suite sans difficulté. Dans notre expérience, aucun conte n’a jamais été contesté ; le plus généralement, les membres du couple ou de la famille se montrent surpris, reconnus et considérés du fait que le thérapeute ait pu construire à leur intention un tel récit. En ce sens, il contribue à restaurer l’estime de soi en tant qu’individu et une meilleure considération de l’appartenance à ce couple.
- L’équipe thérapeutique est, depuis ces dernières années, introduite, sous une forme ou une autre, dans le conte. C’est une façon de souligner à la fois la spécificité de l’histoire, mais surtout qu’il s’agit du récit d’une rencontre singulière et pas seulement d’un discours, ni pire, d’un jugement sur leur couple.
- Le conte systémique conjugue métaphores conventionnelles, traditionnelles qui résultent d’un savoir commun, et métaphores nouvelles qui résultent d’une connaissance reconstruite. Ces métaphores favorisent, comme le remarquait déjà Aristote, le transport, la transformation d’une chose en une autre. C’est ainsi que le conte va modifier nos représentations (aussi bien celles du thérapeute que celles des conjoints) et de ce fait, changer nos émotions quant à « la réalité » de la situation.
- Tout comme les masques, le conte montre et accentue certains traits et en dissimule ou en occulte d’autres. Une des difficultés pour le thérapeute est de décider du choix le plus pertinent en fonction de la situation présentée et d’en assumer la responsabilité. C’est pourquoi, c’est toujours le thérapeute en séance qui confectionne l’intrigue et pose les questions qui lui semblent légitimes, quitte à laisser ouvert un débat avec le co-thérapeute.
Pour conclure
72En thérapie de famille ou de couple, les Objets Flottants sont davantage que des outils ou de simples techniques d’entretien. Comme la musique ou les mathématiques, ils sont un langage qui crée un contexte avec des sensations, des émotions, des sentiments, des représentations et une conceptualisation qui lui sont propres. Ce langage présente l’avantage d’être à forte composante analogique, il neutralise le pouvoir des mots et évite le piège ou les impasses de certains discours trop bien rodés.
73Dans ce texte, j’ai mis l’accent sur l’importance dès le premier contact avec un couple, de l’initier à cet autre langage. En changeant de langue, on fait une nouvelle expérience qui modifie le style de communication. La singularité du langage « Objets Flottants » est, qu’à partir de règles de grammaire de base proposées par le thérapeute, il s’invente et se complexifie en cheminant. Se dire bonjour, se dire au revoir dans cette langue, qui est à la fois rituel et langage de non-agression, c’est aussi délimiter un espace neutre entre deux contrées plus ou moins en conflit ou en guerre.
74C’est ce que j’ai tenté d’illustrer en présentant les situations des couples A et B où s’est instauré un espace de neutralité où il est leur devenu possible de revisiter leur couple et parfois aussi de le rêver. Ces techniques ne sont cependant pas de simples rétroviseurs qui permettent de regarder le passé, mais elles constituent des courroies de transmission entre passé, présent et avenir (Rey, 2010).
75Certains vécus traumatiques, comme l’illustre l’accident dans le couple B, génèrent des charges toxiques qui continuent à diffuser et à contaminer l’ambiance ; le cadre posé par une méthodologie structurée telle celle des objets flottants protège aussi bien les patients que le thérapeute. Toute sécurité impose cependant une contrainte, c’est dans l’entre deux et grâce à l’aspect montgolfière des objets flottants que va se dessiner une marge de liberté et que le dialogue pourra se soulever des redites et des tentatives manipulatrices (Caillé & Rey, 2004).
76L’Objet Flottant est aussi un objet concept qui se réfère à une théorie constructiviste en ce sens qu’il n’est pas donné d’avance, comme les objets de collection ou les objets transmis dans les familles (Rey, 2004). Il prend forme dans l’échange entre couple et thérapeute. Cependant, il ne se limite ni ne se réduit à cette seule théorie, car toute adhésion à une théorie n’est jamais dépourvue de préjugés, surtout quand elle se transforme en dogme. L’important n’est d’ailleurs pas tant la théorie en elle-même, que les possibilités qu’elle offre à ceux qui nous consultent de modifier leur théorie sur eux-mêmes, sur leur couple, sur leur famille. L’Objet Flottant, méthode d’exploration et d’observation, prend en compte le niveau de « la réalité locale » des événements saillants du parcours du couple et de la douleur qui les accompagne, tout en acceptant l’incomplétude des variables cachées (Trinh Xuan Thuan, 2011). Par exemple, l’introduction d’un panier à problèmes ou l’utilisation du jeu de l’oie restitue ces différentes strates. À la fois réceptacle et contenant des avatars (la plainte est entendue), ils favorisent également une métabolisation des émotions – en quoi peut-on transformer le contenu du panier ou quelle carte choisissez-vous pour qualifier le ressenti de cet événement ? – qui peuvent ainsi commencer à infuser. Chaque Objet révèle simultanément un aspect du modèle fondateur du couple tout en préservant un espace d’intimité (le double fond, la carte blanche) ; les souffrances, à défaut d’être explicitées, sont du moins signalées.
77Avec le conte, le langage devient poétique et métaphorique. Il offre encore un autre registre, l’ouverture à une nouvelle esthétique qui favorise la transfiguration du drame sans préjuger des suites à venir.
78Cependant, en aucun cas, l’Objet Flottant ne répond à toutes les questions. Il en pose de nouvelles qui contribuent souvent à épaissir le mystère du couple, et heureusement car comme le souligne le poète :
« Tous les charmes ne s’envolent-ils pasAu simple contact de la froide philosophie ?Il y eu un majestueux arc-en-ciel :En connaissant sa nature et sa textureNous le réduisons à une chose ordinaire.La philosophie coupe les ailes des anges ;En conquérant tous les mystères,Elle vide l’air des fantômes, et les mines des gnomes,Elle détruit l’arc-en-ciel. »
Bibliographie
Références
- CAILLE P. (2004) : Un et un font trois. Le couple d’aujourd’hui et sa thérapie. Fabert, Paris.
- CAILLE P. (2009) : Comptes et contes dans la relation de couple. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux 42 : 27-42.
- CAILLÉ P. & REY Y. (1996) : Il était une fois… La méthode narrative en systémique. ESF éditeur, Paris (2e édition).
- CAILLE P. & REY. Y (2004) : Les objets flottants. Méthodes d’entretiens systémiques. Fabert, Paris.
- GIRARD R. (1961) : Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset, Paris.
- MAESTRE M. (2009) : le couple dans tous ses états. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux 42 : 67-86.
- NEUBURGER R. (1997) : Nouveaux couples. Odile Jacob, Paris.
- REY Y. (2000) : Penser l’émotion en thérapie systémique : le blason familial. Thérapie Familiale 21(2), 141-154.
- REY Y. (2003) : Penser l’émotion en thérapie systémique : du fracas de l’événement à l’émotion reconstruite. Thérapie familiale 24 (1) : 39-52.
- REY Y. (2004) : Conversation avec un samovar. L’HARMATTAN, Paris.
- REY Y. (2010) : Deuil et résilience familiale, in DELAGE M. et CYRULNIK B. (ed.) : Famille et résilience. (pp. 241-265). Odile JACOB, Paris.
- TRINH XUAN THUAN (2011) : Le cosmos et le lotus. Albin Michel, Paris.
- VON FOERSTER H. (1991). Éthique et cybernétique de second ordre. In REY Y. & PRIEUR B. (ed.) : Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale. ESF, Paris.