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Article de revue

De l'usage du temps qui passe au concept de vieillir

Pages 207 à 213

1La règle première des camps d’entraînement des Khmers Rouges ou des Tigres Noirs du Sri Lanka est de se séparer de son passé. La seule façon d’obtenir un combattant soumis, prêt à se sacrifier à une cause et à se transformer en kamikaze est de l’extraire du temps, de le faire vivre dans un présent absolu, dégagé de tout souvenir.

2Ce protocole d’endoctrinement, rappelé par Bernard-Henri Lévy (2003) dans «Qui a tué Daniel Pearl», décrète qu’il faut tuer le vieil homme en soi, se défaire de son passé, de sa mémoire : interdiction absolue de se souvenir, ne vivre que dans le présent, dans l’instant.

3Violence suprême que de tuer toute forme de mémoire, c’est-à-dire toute forme de pensée, de réflexion, d’opposition ou de désobéissance.

4Cette position extrémiste permet de s’interroger sur la fonction de vieillir. À quoi cela sert-il de vieillir et d’inscrire cette question dans le cadre familial ou plutôt dans le temps familial ?

5Quelle famille n’a pas entendu résonner la question : «Dis papa, à ton époque, cela existait…?» Cette question dans la bouche d’un enfant montre que vieillir a à faire avec un décalage, entre un avant et un après, et entre un présent et un passé. Évidence, mais évidence qui crée l’espace dans lequel va se développer tout l’univers relationnel de la famille.

Destin et liberté

6Une question fondamentale qui préside à la question de vieillir est celle «du temps qui passe». ou plus précisément : comment l’homme s’y prend-il pour construire du temps qui passe ?

7Marc-Alain Ouaknin (1995) dans la Bible de l’humour juif, rapporte la blague suivante :
Saul Bellow demandait à Harold Rosenberg ce qu’il ressentait à l’approche de son soixante-dixième anniversaire : – «Oui, bien sûr, répon- dit-il, j’ai entendu parler de la vieillesse, de la mort et de tout le reste, mais en ce qui me concerne, ce ne sont que des rumeurs.»

8Toute l’histoire des hommes qui naissent et qui meurent est articulée autour du temps.

9À chaque enfant, dés sa naissance, s’engage un protocole qui vise à l’inscrire dans le temps. Que ce soit dans l’histoire de sa famille, dans son histoire, dans les rituels familiaux, dans l’inscription mythique de sa fa- mille… Ainsi, à titre d’exemple, la tradition juive propose quelques com- mandements parmi lesquels le cinquième qui ordonne : «Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre».

10L’exégèse du Texte indique que dans le commandement de respecter son père et sa mère, il y a celui de demander aux parents de raconter leur histoire, afin que les enfants la connaissent pour n’avoir pas à la répéter (cf. Ouaknin, 1999).

11Il s’agit d’inscrire le parcours de l’enfant dans une histoire plus générale, et donc de le placer dans une filiation, c’est-à-dire dans un parcours temporel. Pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur (2000), à partir de ce récit sur leurs origines, les enfants peuvent se construire une «identité narrative».

12Celle-ci repose sur l’établissement de liens entre hier et aujourd’hui, entre ce qui existait avant leur naissance et qui prend sens avec leur naissance, et qui se poursuivra au décours de leur histoire.

13L’idée d’inscrire l’enfant qui naît dans le temps qui passe, n’a pour fonction que de lui permettre de quitter l’immédiateté, la violence de la soumission à l’instant.

14Cette approche consiste à réfléchir à la manière de créer de la continuité dans le flux incessant d’événements qui se bousculent. Comment s’y prendre pour penser cette cavalcade de moments épars ? Comment sortir de la brusquerie de la confrontation au réel ?

15Ces questions impliquent finalement de réfléchir à comment humani- ser le temps et configurer la mémoire afin que celle-ci prenne sens. Je fais à chaque instant l’expérience que je ne pourrai plus, de mon vivant, percevoir encore une fois, une deuxième fois, ce que je viens de percevoir maintenant du réel. Je fais l’expérience que je ne pourrai plus y être présent : ce moment de perte pure, ou de perte radicale, celui où irrémédiablement, chaque instant est en soi le dernier. Et pourtant, lorsque je perçois un événement, il apparaît continuellement présent à ma conscience. Toute la difficulté du problème consiste à savoir comment s’articule le passage ou le déplacement entre cette perte pure de l’instant, de l’immédiat, et l’identité continue du présent vivant de son apparition, comme forme première de ma conscience d’exister, d’être.

16Cette question est celle de la subjectivité, du sujet et de la conscience. À la suite de Georges Didi-Huberman (2002) qui, à propos des images, s’interroge sur la perception du monde, je pose l’hypothèse de l’homme et de sa famille comme capables :

  1. d’établir un déplacement de représentation entre les moments discontinus des événements chaotiques, entre les moments de perte pure et de produire une représentation continue
  2. de se dissimuler l’opération de ce déplacement de représentation.

17Cette opération qui consiste à produire de la continuité, de la durée, est ce que j’appelle l’inscription dans le temps. Cette fonction d’inscription temporelle permet bien évidemment d’échapper à la proximité de la mort, de s’extraire de cette confrontation, et de remettre à plus tard«cette mort dont certains disent en avoir entendu parler».

18Parmi les artéfacts de cette construction apparaît bien évidemment la vieillesse. À partir du moment où le temps devient l’organisateur de notre perception du réel en produisant de la continuité, il apparaît clairement que vieillir devient inévitable.

19Vieillir devient dès lors cette construction de sens entre ce qui était, ce qui est et ce qui sera ! Cette production de sens entre les événements se retrouve dans le mot même de «sens», qui soutient la notion de direction, de succession.

20Parmi les outils dont dispose l’homme et sa famille pour construire cette continuité, pour produire cette durée, il me semble que l’on peut en distinguer quatre, bien que cette liste ne prétende pas être exhaustive :

  • le protocole narratif,
  • la question du destin,
  • la nature du temps familial,
  • les règles horaires.

21Le protocole narratif, déjà évoqué, repose sur la narration historique de la famille. Au travers des éléments retenus et oubliés, une histoire se construit, elle est celle de la spécificité de cette famille au travers du temps passé. Cette procédure vient organiser l’enchaînement, les causalités, la succession, et donc inscrire le sens dans le quotidien.

22La question du destin est complexe. Destin vient de fatum, issu du latin fari, «parler», et indique le mot qui nous précède, le discours prononcé à notre naissance (voir aussi Balsamo, 2000). Cette notion qui survole tant de textes est bien évidemment à penser ici comme un marqueur temporel qui introduit les concepts de providence et de hasard, mais qui rappelle combien la notion de répétition arpente le discours familial.

23La nature du temps familial a trait plutôt à la représentation subjective que chaque réseau familial tisse entre ses membres. En s’inspirant des travaux de Guy Ausloos (1990), pensons à ces familles où le temps s’écoule lentement, à ces familles dites «psychotiques» où le temps est figé, ou à ces familles événementielles où le temps est chaotique…

24Dans cet aspect, la notion de vieillir prend tout son sens. À chaque famille, son discours sur le temps qui passe, et des traces laissées dans la mémoire.

25Le dernier point parle plus précisément des horloges familiales. Les règles horaires qui régissent le temps de la famille : rendez-vous, rencontre, moment d’intimité, calendrier…

26Ce préambule visait à mettre l’accent sur le temps qui passe, mais aussi sur ce qui passe et que l’on peut appeler vieillir ! Vieillir touche aussi à cette construction particulière autour du temps qui donne sens en créant de la continuité, du lien, de la durée et qui offre l’image d’un temps qui s’accumule et que l’on peut appréhender comme le concept de vieillir.

Le monde infini

27Ces quelques considérations s’éclaireront peut-être un peu plus à partir d’une illustration clinique : il s’agit d’une consultation à propos d’un jeune garçon qui présente des difficultés d’apprentissage scolaire et dont les examens psychologiques indiquent qu’il ne présente aucun trouble instru- mental.

28Âgé de 9 ans, il ne s’ouvre pas à l’apprentissage du calcul en particulier, mais aussi aux autres matières scolaires. Ses parents s’entendent à dire qu’il ne s’agit pas de distraction ou d’opposition, mais plutôt d’une sorte «d’imperméabilité » aux leçons.

29Les premières rencontres ne permettent guère d’avancer. Une impres- sion de vacuité se dégage des rencontres familiales, non pas qu’ils ne jouent pas le jeu des entretiens, mais plutôt comme si la même sensation d’imper- méabilité se manifestait lors des séances de psychothérapie.

30Les parents forment un couple où tout semble bien se passer, quoi- qu’ils me paraissent un peu ternes. Mais qui suis-je pour penser cela ? À vrai dire, ce qui m’inquiète tourne autour de cette impression de vide, de lenteur. Les entretiens me paraissent longs, le temps n’arrête pas de se traîner. Devant cet engourdissement progressif, il me vient à l’idée de m’intéresser au temps de cette famille et donc plus précisément à cette impression confuse du temps qui ne passe pas, qui semble prendre pour modèle la répétition du même.

31Aucun imprévu, tout est réglé comme du papier à musique ! À chaque moment, chacun des membres de la famille sait ce qu’il doit faire et ce que font les autres. Tout est planifié: horaires des repas, du sommeil et du réveil en semaine, et le week-end, horaire des programmes télévisés, des courses alimentaires en famille, quoi qu’il se passe … Nos rencontres ne peuvent d’ailleurs se faire qu’en fonction d’un planning pointu !

32Devant ma surprise d’une telle organisation, ils se montrent heureux d’atteindre une telle planification, «car voyez-vous Monsieur, nous avons eu à souffrir, mon épouse et moi-même, de familles désorganisées où l’on perdait un temps considérable en vaines occupations». Cette affirmation fut la première d’une longue série sur les familles d’origine, surtout sur celle de Monsieur. Elles étaient décrites comme des familles à éviter, ce qu’ils faisaient d’ailleurs depuis longtemps, à quelques exceptions d’anniversaire et de fêtes de fin d’année. À l’évocation du grand-père paternel, le jeune garçon peu participant jusque-là, montra une légère animation : il sortit de sa position de retrait pour entrer un peu dans la famille. Voilà deux imprévus, deux événements non anticipés : autant l’émotion du père à l’évocation de son père, que «l’arrivée» du jeune garçon dans l’entretien. Il n’y avait là rien de spectaculaire, mais un léger changement dans l’ambiance familiale.

33Tout poussait à prendre son temps à l’évocation des familles d’ori- gine, le risque d’une fermeture à une question trop pointue flottait dans la rencontre. Lentement, la famille de Monsieur était racontée : avec une émotion véritable, il a dit son désespoir devant l’absence de son père. Trop souvent, il dut l’attendre, subir la violence de sa mère devant le désastre de sa relation conjugale. Combien de fois n’a-t-il pas entendu son père rentrer saoul, rire aux éclats, hurler son amour pour son épouse sans jamais venir dans la chambre de son fils lui dire bonsoir. La nature du temps familial est sans structure, sans anticipation, sans avenir.

34Devant une telle structure, la famille a construit un réseau relationnel prévisible et anticipable. Jamais un rendez-vous n’est manqué, jamais quelqu’un n’est oublié.

35Cependant, force est de constater qu’un tel système ne vit pas. Cette famille est hors du temps, elle est dans un pseudo-temps où tout semble s’enchaîner alors que tout est figé.

36L’éloignement de la famille d’origine provoque une véritable coupure du temps qui passe, de la vieillesse. En effet, la rupture du lien entre cette famille et la famille d’origine de Monsieur, et le silence absolu sur les raisons de cette coupure, ont privé cette famille de sa capacité narrative qui lui aurait permis de se parler d’elle, de se penser et de penser le monde.

37Autrement dit, tant que la narration familiale était amputée de sa part ancienne, tant que la famille ne remplissait pas son rôle de parler et de partager ce qui avait précédé, elle se rendait incapable de penser et d’intégrer des concepts abstraits comme ceux que propose l’école. Toute la symbolique de la symptomatologie du jeune garçon portait sur cette non-ouverture au temps qui passe !

38Le monde du savoir nous demande de quitter l’immédiat de la perception du réel (cf. Marejko, 1994). Depuis la révélation de l’infini de l’univers, nous avons dû abandonner l’hypothèse que l’homme pouvait trouver sa juste place en considérant, en contemplant son environnement. L’orientation dans le monde ne se fait qu’à condition de se dégager de sa perception individuelle et d’entrer dans une perception partagée. C’est ce processus qui était entravé dans la situation clinique de ce jeune garçon.

39Cette vignette clinique visait à souligner combien l’intégration de la fonction du temps qui passe est nécessaire pour penser le monde. La famille ne peut permettre à ses membres un dégagement symbolique, une décentra- tion, qu’à la condition de s’ouvrir au temps qui passe.

40Comment terminer cette brève approche sans penser à cette blague : une mère dit à ses enfants : mes enfants nous irons au cinéma cette semaine si Dieu nous prête vie. Sinon, nous irons la semaine prochaine.

Bibliographie

R é f é r e n c e s

  • AUSLOOS G. (1990) : Temps des familles, temps des thérapeutes. Thérapie familiale XI (1) : 15-25.
  • BALSAMO M. (2000) : Freud et le destin. PUF, Paris.
  • DIDI-HUBERMAN G. (2002) : Devant le temps. Les éditions de Minuit. Collection «Critique».
  • LEVY B.-H. (2003) : Qui a tué Daniel Pearl ? Grasset, Paris.
  • MAREJKO J. (1994) :Dix méditations sur l’espace et le mouvement. Éditions l’Âge d’homme.
  • OUAKNIN M.-A. & ROTNEMER D. (1995) : La bible de l’humour juif. Tome 1. Ramsay.
  • OUAKNIN M.-A. (1999) : Les dix commandements. Seuil, Paris.
  • RICOEUR P. (2000) : La mémoire, l’histoire, l’oubli. Seuil, Paris.

Mots-clés éditeurs : Durée, Fonction de vieillir, Continuité, Instant, Construire du temps qui passe, Identité narrative

https://doi.org/10.3917/ctf.031.0207

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