Notes
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[1]
« L’Europe n’est pas seulement un cap géographique qui s’est toujours donné la représentation ou la figure d’un cap spirituel, à la fois comme projet, tâche ou idée infinie, c.-à-d., universelle : mémoire de soi qui se rassemble et s’accumule, se capitalise en soi et pour soi. L’Europe a aussi confondu son image, son visage, sa figure et son lieu même, son avoir-lieu, avec celle d’une pointe avancée, dites d’un phallus si vous voulez, donc d’un cap encore pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général. L’idée de l’exemplarité est l’idée d’une idée européenne, son eidos, à la fois comme arkhè – idée du commencement mais aussi de commandement (le cap comme la tête, lieu de mémoire capitalisante et de décision, encore le capitaine) – et comme telos – idée de la fin, d’une limite qui accomplit ou met un terme au bout de l’aboutissement ». J. Derrida, L’autre cap, p. 28-29. Bien que la mémoire, la décision, le but, en somme, le territoire comme eidos, aient chez Derrida une portée géographique (le cap), nous croyons que cette idéalité est dérivée et présuppose déjà un territoire préétabli et presque définitif, qui opère à la manière d’un devoir infini. En d’autres termes, il faut se demander si Derrida, n’exprime qu’un point de vue sédentaire et grave de l’Europe, sans doute plus judéo-chrétien que païen en esprit, mais qui ne peut rendre compte d’une certaine machinique territoriale qui puisse donner raison aux agencements territoriaux comme le judéo-christianisme et l’occidentalisation elle-même.
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[2]
Ce texte s’avère incontournable pour comprendre le détournement de l’imaginaire chrétien de la part des indigènes. Surtout les chapitres IV, L’idolâtrie coloniale, p. 189-238, V, La christianisation de l’imaginaire, p. 239-262, et VI, La capture du surnaturel chrétien, p. 263-298
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[3]
Sur le rôle de la Vierge de Guadalupe par rapport au syncrétisme mexicain, voir le livre de J. Lafaye, Quetzalcóatl et Guadalupe ; et le préface d’O. Paz à cette œuvre.
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[4]
« Le < une fois pour toutes > de l’ordre [le Même] n’est là pour le < toutes les fois > du cercle final ésotérique [la répétition de la différence] », Deleuze, Différence et répétition, p. 122.
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[5]
« Impossible, dès lors de ne pas apercevoir la ressemblance qu’il y a entre le < mâle > [< macho >, dans l’original en espagnol] et le conquistador espagnol. Car ce dernier est le modèle – plus mythique que réel – qui commande toutes les représentations que les Mexicains se font des puissants : caciques, seigneurs féodaux, grands propriétaires, politiciens, généraux, industriels. Ils sont tous des < mâles > ». O. Paz, Le labyrinthe de la solitude, p. 78. Paz utilise toujours la notion de « macho », mais le fait que le rapport de ce macho avec le conquistador soit inéluctablement « plus mythique que réel » marque l’aveu que celui-ci est plutôt un métis qui se « déguise » en conquérant espagnol ou descendant créole. D’où le titre du roman autobiographique Ulises criollo (Ulysse créole) de J. Vasconcelos, philosophe et éducateur mexicain dont l’œuvre littéraire est reconnue comme une des plus remarquables du siècle dernier au Mexique. Outre qu’il fut le premier à introduire la pensée de Bergson au Mexique, Vasconcelos a également été ministre de l’éducation et recteur de l’Université Nationale Autonome du Mexique. Fervent Catholique, il opposait la culture hispanique et créole de l’Amérique latine, comme une force civilisatrice, au protestantisme de l’Amérique du Nord. Son projet était de fonder une grande nation latinoaméricaine sur une base créole, dont le métissage serait à la base de la « Race cosmique ». Nul besoin d’ajouter que les Indiens n’entreraient dans cette race qu’en devenant métis.
Avant-propos
1 Le présent texte ne comporte pas une argumentation linéaire et accomplie, il est plutôt composé de « moments divers » qui réagissent les uns sur les autres, à la manière dont une île se rapporte à d’autres plus ou moins proches ou lointaines. Une île est toujours le contraire d’un fragment. Tout fragment est mélancolique, il appartient d’emblée à une unité perdue. Mais les îles, elles, sont toutes entières, même si elles possèdent des rochers qui indiquent le découpage pratiqué par un démiurge ancien. Les îles ne se rassemblent qu’en archipel, c’est-à-dire, en s’entraînant les unes vers les autres, comme des oiseaux et des poissons migrants. Un Archipel n’est jamais borné, il désigne plutôt une relation d’extériorité et de résonance entre ses éléments. Ses îles, tout en gardant leurs propres singularités (leur étendue et leur silhouette, leur végétation et leur faune, leurs langues et leurs races), se trouvent ainsi unies par ce qui les sépare : une mer qui agit comme un pur dehors. On essayerait ainsi de se rapprocher, avec Deleuze et Guattari, de ce qu’Édouard Glissant dans son Traité du Tout-Monde, appelle, non sans raison, « La pensée de l’Archipel ».
Première île. Des continents de la pensée
2 Qu’est-ce qu’un continent philosophique ? Il ne s’agit pas d’une métaphore ou encore d’une métonymie. Il ne s’agit pas non plus d’une façon de parler de la philosophie ou d’une généralisation plus ou moins grossière, plus ou moins anthropologique, sur les différentes manières de « faire de la philosophie » : à l’européenne, à l’américaine, à la chinoise. De même, cela reste toujours insuffisant de parler d’une « philosophie continentale » par rapport à une philosophie anglo-saxonne. Ainsi, chaque fois que l’on parle d’un « style », d’un « air », ou encore des problèmes qui n’appartiennent qu’à une certaine « tradition », on considère la géographie comme une simple situation, un présupposé empirique quelconque, comme si le territoire ou pays était toujours là, fixé depuis toujours, à la manière d’une materia non signata. De même, quand on renvoie l’expression philosophique à une langue, on laisse très souvent de côté le rapport de cette dernière au terroir. Néanmoins, la langue elle-même est territoriale, se déploie, se bouscule et se mélange avec d’autres langues selon le sol où elle se pose : ville, campagne, montagne, plateau ou mer. Sans doute, l’anglais de la steppe du Texas devient tout autre chose que l’anglais de la prairie de Cornouailles. On dira, non sans ambages, que la langue elle-même bouge, qu’elle erre. D’où une certaine ambivalence que l’on observe entre la langue et le territoire : celle-là « marque » ou délimite un territoire, tandis que celui-ci agit sur la langue en la changeant de nature, en changeant la matière de ses soucis et sa puissance d’expression par rapport à certains sujets.
3 Bien que l’on ne puisse pas dire que la langue précède le territoire ou l’inverse, il convient de remarquer que le territoire lui-même, tout comme le paysage, est une question mentale. Prenons l’exemple de la cartographie : l’Australie est-elle une île ? L’Europe finit-elle à l’Oural et au Bosphore ? Quels sont les éléments pour désigner un archipel en tant que tel ? Même un esprit aussi rigoureux que Kant avait des problèmes pour définir ce qu’est un continent : « Le continent est difficile à déterminer puisqu’il n’existe pas en tant que tel et que l’océan l’entoure de toutes parts comme un immense archipel » (Kant, Géographie, ix, 186). Que le territoire soit une question mentale, cela ne veut nullement dire qu’il soit imaginaire ou artificiel : le territoire est plutôt l’exprimé par la pensée lorsque celle-ci se rapporte au sol, à l’espace qui comporte la terre. Cependant, cet exprimé ne renvoie pas à un hylémorphisme entre la pensée et la terre. Les territoires sont des ensembles, ils opèrent comme les multiplicités mouvantes de la pensée, si lents soient-ils, tandis que l’hylémorphisme représenterait la « stasis » ou la « catatonie » de la pensée. Simondon a su montrer comment le modèle hylémorphique supposait la matière et la forme comme deux termes définis avant et après le modelage humain : « L’opération technique qui impose une forme à une matière passive et indéterminée n’est pas seulement une opération abstraitement considérée par le spectateur qui voit ce qui entre à l’atelier et ce qui en sort sans connaître l’élaboration proprement dite. C’est essentiellement l’opération commandée par l’homme libre et exécutée par l’esclave ; l’homme libre choisit de la matière, indéterminée parce qu’il suffit de la désigner génériquement par le nom de la substance, sans la voir, sans la manipuler, sans l’apprécier : l’objet sera fait de bois, ou de fer, ou en terre. […] Le caractère actif de la forme, le caractère passif de la matière, répondent aux conditions de la transmission de l’ordre qui suppose hiérarchie sociale ». (Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, p. 48-49).
4 Il y aurait une certaine capture du territoire de la part de l’appareil d’État, chaque fois que celui-ci désigne un territoire, avec ses limites et ses frontières : par exemple quand on décrète l’indépendance ou la fin de l’esclavage dans une certaine région ou encore l’annexion d’une contrée. Certes, dans une telle capture, il demeurerait toujours une sorte de performativité, de speech act, tel qu’Austin le nomme, de « mot d’ordre » incorporel selon les termes de Deleuze et Guattari. Cependant, il arrive que l’hylémorphisme ne puisse saisir le territoire que dans les termes de ce mot d’ordre, parce qu’il a besoin d’un territoire préalable, inamovible et accompli. Il ne peut pas en comprendre le processus de modulation territoriale, car il se limite à repérer une succession de seuils tracés par la capture « magique » de l’État. Pour parler comme Benjamin, c’est l’histoire des vainqueurs qui s’y manifeste ; pour parler comme Nietzsche, c’est l’histoire monumentale de la Seconde intempestive qui s’y impose. En somme, l’hylémorphisme ne peut point exprimer et suivre les devenirs moléculaires et énergétiques, les flux de matières terrestres et océaniques. Moins qu’une Idée ou archétype platonicien – comme Borges le postulait quand il parlait des pays comme le Brésil ou l’Argentine – et moins qu’une espèce de « passe-partout spectral et infinie », comme Derrida l’affirme à propos de l’Europe – le territoire est une question de rythme [1]. C’est-à-dire, les matières, les flux humains, animaux et végétaux, les devenirs géologiques de la terre elle-même se distribuent rythmiquement en investissant une distance singulière. Cette distance n’a rien à voir avec une mesure établie ou à instaurer, elle ne peut pas être saisie comme la forme ou la décision sur la matière, car elle est la matérialité en personne : plasticité terrestre. Il y en a toute une sorte de techniques territoriales, de phylums machiniques, de modulations perpétuellement variables entre la pensée et le territoire, lesquels suivent en délirant le rythme d’une matière proprement géographique. Comme Deleuze et Guattari l’observent : « un phylum machinique, c’est l’itinérant, l’ambulant. Suivre le flux de matière, c’est « itinérer », c’est ambuler, c’est l’intuition en acte ». (Mille Plateaux, p. 509). Les plateaux, les vallées, les îles, les flux d’eau, saisissent toujours le délire d’un penseur ou d’un peuple : Abraham, Ulysse, Don Quichotte, Martín Fierro, Pedro Páramo, « nous Européens, nous Américains ». Il n’y a que des continents et des peuples à la dérive, tout comme il n’y a que des désirs mouvants, glissants et errants. Et c’est par le biais du territoire que la pensée acquiert une vitesse et un rythme propres au désir, même dans l’imagination.
5 Le territoire appartient de droit à la pensée, la géographie en témoigne. Au-delà des égards psychosociaux et historiques, on a besoin d’une pensée géographique qui puisse remettre en question la géopolitique actuelle, de la démocratie à la sécurité du territoire. Bref, on a besoin d’une pensée errante qui puisse retisser un lien entre le territoire et la lutte des hommes et des femmes. Tout cela, sous la forme d’un nouveau sens et encore d’une nouvelle politique de l’espace et de la terre. Peut-être ce lien passe-t-il « ici et maintenant » par la philosophie, car elle aussi se répand ou se resserre sur l’œcumène, l’ensemble de la terre habitée. C’est pour cela qu’il faudrait changer et détourner certains problèmes, « déterritorialiser » la philosophie elle-même, pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari. Plutôt que de se demander s’il existe une philosophie périphérique, par exemple une philosophie du tiers-monde, avec toutes ses caractéristiques « ethniques », c’est-à-dire, avec ses identités non-occidentales ou même « folkloriques », mieux vaudrait se demander : qu’est-ce que devient la philosophie non seulement dans le Quartier Latin et la Forêt-noire, mais aussi dans les bidonvilles et la forêt tropicale ? Qu’est-ce que la philosophie est capable de faire en suivant ces voisinages ? Quelles sont ses résonances territoriales ? Peut-on penser philosophiquement le territoire ? Dans quelle mesure peut-on expérimenter une idée de l’Europe ou une idée de l’Amérique comme continents proprement philosophiques ?
Deuxième île. De l’Amérique
6 Citons pêle-mêle, le Mexique pour Artaud, les Indiens de l’Amérique du Sud pour Michaux et Clastres, la littérature américaine et « la société de frères » aux États-Unis pour Deleuze : l’Amérique, ou plus exactement, les Amériques, n’ont pas cessé d’inspirer la pensée européenne. Il est sans doute même arrivé que l’Amérique en tant qu’idée philosophique se soit mieux développée à Paris qu’à New York, Mexico ou Buenos Aires. De la même manière qu’on utilise un télescope pour regarder les canaux de Mars ou les anneaux de Saturne, tout se passe comme si la distance géographique était nécessaire pour mieux envisager ce qui est américain. C’est ainsi que le penseur européen devient une sorte de voyeur, même s’il séjourne parfois en Amérique : Tocqueville en Amérique du Nord, Lawrence au Mexique, Artaud chez les Tarahumaras, Lévi-Strauss au Brésil, Humboldt presque partout, inventent une sorte de rêve, Le Nouveau Monde, une Utopie ou une Terre à venir, partagée par les deux rivages de l’Atlantique. En revanche, il semblerait que, de leur côté, aujourd’hui encore, les Américains possèdent la Terre mais pas les concepts, ni le nom, pas plus la langue que la religion. C’est comme si chaque fois que l’Américain immigrant, métisse ou indien, voulait penser, il devait tourner son visage vers l’Europe pour lui emprunter ou lui voler la pensée et la langue, pour pousser l’Occident à une nouvelle limite. Comme si l’Américain bâtissait l’Ouest et le Sud, le Far West et la Pampa sur son propre dos. Pourtant, l’événement qui a engendré les notions d’un Nouveau et d’un Vieux Monde, c’est la découverte et la conquête de l’Amérique. Bien que les autres continents fassent déjà là, notamment l’Asie, l’Orient, c’est l’Amérique qui a contribué le plus à former l’Idée moderne de l’Europe, ainsi que la conception d’un Occident qui repousse ses bornes. Un Occident qui n’est plus restreint à la Méditerranée et qui s’ouvre à l’Océan. Sans aucun doute, sans l’Europe, il n’existerait aucune Amérique à désigner, mais l’Amérique, elle-même est le dehors de l’Europe, ou l’Europe trahie.
Troisième île. De l’Ulysse Créole
7 L’Américain est comme un traître, il est né sous le signe d’une trahison immanente à la terre. Mais la trahison est toujours multiple, elle parcourt sans cesse plusieurs trajets et s’accomplit de différentes manières, elle naît toujours comme une bifurcation du bon chemin et donne naissance à d’autres bifurcations. Pourtant, il y aurait comme deux voies ou sentiers de la trahison qui s’entrelacent, en agissant et en résonant l’une sur l’autre, et qui renvoient à deux façons de parcourir, de bâtir, de fonder, d’expérimenter le territoire des Amériques. Premièrement, il y a la voie créole, celle qui est propre à l’immigrant européen. Le créole opère à la manière d’Ulysse. Ici, il s’agit moins de l’Ulysse d’Homère que de celui de la huitième fosse de l’Enfer dans le chant xxvi de la Comédie de Dante, qui a entraîné sa troupe dans l’aventure maritime, en traversant les Colonnes d’Hercule, (le Détroit de Gibraltar) vers la Mer Océan où tous trouveront la mort.
8 Le péché d’Ulysse est chimérique et séducteur, tout autant qu’audacieux, son délire est proprement géographique. Ulysse est fondateur de villes, la légende prétend qu’il a fondé Lisbonne. Néanmoins, Ulysse ne fonde que pour aller plus loin, il est l’homme de la fureur et de l’égarement. Une telle image d’Ulysse rappelle ce que Deleuze et Guattari avaient remarqué à propos des Anglais dans Qu’est-ce que la philosophie ? : « Les Anglais […] traitent le plan d’immanence comme un sol meublé et mouvant, un champ d’expérience radical, un monde en archipel où ils se contentent de planter leurs tentes, d’île en île et sur mer » (p. 101). De ce point de vue et par rapport aux Amériques, ce sont les colons anglo-saxons les héritiers d’Ulysse plutôt que les Portugais et les Espagnols. D’où la fureur des Anglo-américains, qui consiste à aplatir le territoire, à faire de celui-ci une grande surface plate sans profondeur, telle une mer ou une steppe. C’est pourquoi l’accomplissement du rêve américain entraîne l’exigence de vider en avance le territoire. Comme Deleuze l’affirme dans un texte peu connu jusqu’il y a quelques années : « il s’agissait de faire le vide, comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans » (« Grandeur de Yasser Arafat », dans Deux régimes de fous, p. 223).
9 Toutefois, il arrive très souvent que la platitude de l’Amérique du Nord soit mieux exprimée et mieux envisagée par le cinéma et la littérature : John Ford, Jarmusch, les frères Coen, Emerson, Steinbeck, et Kerouac. Dans toutes ces œuvres, on assiste toujours à la mise en scène d’une pensée qui se glisse dans le territoire en suivant une sorte de labyrinthe en ligne droite vers l’Ouest : mer, steppe, désert, montagne et, encore une fois, la mer. Une sorte de Road-thinking qui reste, jusqu’à nos jours, presque inouïe pour la philosophie américaine. Et c’est justement un philosophe américain, Stanley Cavell, dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable, qui a montré la nécessité pour les Américains de revenir à Emerson comme une de leurs « voix philosophiques originelles », au-delà de la logique et l’analyse du langage :
Quand je converse avec un esprit profond […], ou j’ai de bonnes pensées […], je suis d’abord informé de ma proximité d’une nouvelle et excellente région de la vie. Quand je persiste à lire ou à penser, cette région donne signe de vie supplémentaire, comme par des éclairs de lumière, par des aperçus soudains de sa beauté et de sa tranquillité profondes […]. Mais chacun des aperçus de ce règne de la pensée est ressenti comme initial, et promet une suite. […] J’y arrive et je contemple ce qui était déjà là. […] Je ressens un nouveau cœur qui bat avec l’amour de la nouvelle beauté. Je suis prêt pour mourir de la nature et naître encore une fois dans cette nouvelle Amérique que j’ai trouvée dans l’Ouest.
Quatrième île. De la sédimentation et du plissement
11 Conquérir est une toute autre chose que coloniser. L’Espagnol, le conquistador par excellence, ne conçoit jamais le territoire comme une surface sans profondeur, mais comme un sol sédimenté par plusieurs couches et peuplé par des races diverses dont il extraira l’or et l’argent en même temps qu’il bâtira un nouvel empire sous la forme d’une dernière couche humaine. Le conquistador ne fait pas le vide sur le territoire, il y superpose une nouvelle strate morale. L’évangélisation des Indiens n’est rien d’autre que cette nouvelle strate. Les grandes cathédrales de l’Amérique Latine bâties sur les temples païens des Indiens en sont un exemple flagrant. Le conquistador ne se glisse pas non plus en ligne droite, il erre parmi les montagnes jusqu’au moment où il s’établit sur un des plis de la terre. Il opère plutôt sur les plateaux et les vallées que dans la steppe. Il n’expérimente pas le territoire comme une surface plate mais comme un plissement. Et voici que le conquistador se trouve absorbé par la lourdeur du terroir. C’est ainsi qu’en même temps qu’il fonde de nouveaux règnes et de nouveaux empires, il commence à s’enfouir jusqu’à se confondre avec le sol, en devenant lui aussi une espèce de strate sédimentaire. Le conquistador est un traître, comme Herzog a su le montrer dans son film Aguirre, la colère de Dieu. Tout comme Cortés et Pizarro, Aguirre trahit l’Espagne, le Vieux Monde, en essayant de créer une autre Espagne, un Autre Monde forgé au sang et au feu. Et c’est par le biais de sa trahison et de sa rage que le conquistador donne naissance à une trahison encore plus grande : le métissage. Le métissage de l’Amérique Latine est né d’un double détournement qui a lieu dans la sédimentation : d’une part, la gravité de la Terre avale lentement tout ce qui est à la surface, tandis que les multiplicités qui appartiennent aux plus anciennes couches émergent rapidement sous un visage criblé par le christianisme.
12 Pourquoi ce double détournement se ferait-t-il à deux vitesses ? Ici, le lent et le rapide, Gravitas et Celeritas, ne sont pas, comme l’expriment Deleuze et Guattari, « des degrés quantitatifs du mouvement, mais deux types de mouvement qualifiés, quels que soient la vitesse du premier et le retard du second » (Mille Plateaux, p. 460). Dans un très beau passage, Georges Dumézil remarque que chez les Indo-Européens, le lent, le grave, Gravitas, reste du côté de la religion publique, de la conservation des traditions, de la fidélité conjugale, de ce qui est réglé, de la continuité, de la morale. Tandis que la vitesse, Celeritas, est le propre de la religion occulte, de la création, de la fécondation inattendue, de la rupture délirante, de la discontinuité, du mystique : « La vitesse (rapidité extrême, apparition et disparition soudaines, prise immédiate, etc.) est le comportement, le < rythme > qui convient le mieux à l’activité de ces sociétés violentes, improvisatrices, créatrices » (Mitra Varuna, p. 47).
13 Quoique l’on puisse douter de la pertinence des notions de Celeritas et Gravitas pour les sociétés précolombiennes de l’Amérique, sans doute restent-elles pertinentes pour les sociétés nées de la conquête. Par exemple, au Mexique, en dépit de la rapide victoire militaire sur les Aztèques, le christianisme et la pensée européenne ne se sont pas imposés d’un seul coup. Tout au contraire, il a fallu des millions de morts et plusieurs siècles pour atteindre une certaine sédimentation ou « dressage » des peuples indiens par vertu de la Gravitas impériale et chrétienne, dont la célèbre dispute entre Bartolomé de las Casas et Ginés de Sepúlveda sur le droit des espagnols à évangéliser les Indiens n’était que le commencement, l’exorde.
14 Toutefois, si le sol indien n’arrive jamais à être absolument aplati par les Espagnols, c’est parce les multiplicités des anciennes strates montent intempestivement et par « pression latérale » à la surface, en créant d’innombrables plis. Il s’agit de la riposte de la Celeritas anomique à la Gravitas du conquérant. Voilà pourquoi le christianisme est devenu soudainement, comme par un « coup de foudre », une tout autre chose, dès le premier moment où il a été imposé aux Indiens. On se demandera alors si le christianisme, dans ce premier moment, n’a pas été capturé par les croyances autochtones plutôt que le contraire ? Serge Gruzinski explique qu’au début du xviie siècle « Les Indiens paraissent essentiellement réagir au contexte qui les sollicite. C’est lui d’une manière générale qui décide de la démarche, qu’elle soit individuelle, domestique ou collective, christianisée ou païenne. C’est le contexte qui impose son scénario, le recours aux anciens, aux chantres ou au curandero [espèce de médecin et sorcier indien], et non l’origine des traits mis en présence. Et ce contexte demeure globalement, massivement celui de l’idolâtrie, même s’il s’est ouvert à l’adjonction de forces neuves, à l’apport et à l’emprunt des liturgies et des images qui diffuse l’Église » (La colonisation de l’imaginaire, p. 235) [2].
15 Dès lors, on dira que le mouvement complémentaire à la sédimentation est le plissement à vitesse extrême engendré par l’émergence des éléments des anciennes couches qui terminent pour s’allier avec les matériaux superficiels. D’où la différence entre les catholicismes de l’Europe et du Mexique : le premier reste sous la lourde potestas du Christ, mais le dernier est relié pour la plupart a une certaine potentia de la Terre-Mère, sous la forme de la Vierge de Guadalupe [3]. Si la Gravitas renvoie à la sédimentation, c’est grâce à la Celeritas que le plissement a lieu : la sédimentation est lente mais effective, elle arrive « une fois pour toutes », comme l’évangélisation. Tandis que le plissement arrive toujours soudainement et d’une manière déguisée et inassouvie : ce sont la fête de morts et le Carnaval, qui arrivent et disparaissent « à chaque fois et pour toutes les fois ». À la manière d’une révolte souterraine ou démoniaque [4].
16 On dira que la sédimentation et le plissement en font un territoire ridé par des plis et replis qui vont jusqu’à l’infini. C’est pourquoi le paysage et le territoire de l’Amérique latine sont baroques, sauf dans les régions comme l’Argentine et l’Uruguay, où les Espagnols ont généré « le vide » du territoire, à la manière des Anglo-Saxons. Mais dans les endroits comme le Mexique ou le Pérou, l’habitat est composé, aujourd’hui encore, par des torsions, ondulations et plissements des matériaux divers qui se confondent avec les différentes intensités et affects compris dans le métissage. De ce point de vue, le territoire de l’Amérique hispanique est semblable à une grande cathédrale baroque en chantier. Un chantier qui contient à la fois et à chaque niveau les plus grandes tensions de l’esprit, et les degrés les plus hauts et les plus profonds de la terre. Dans ce corps baroque, il y a toute une hiérarchie de formes et de races, qui vont de l’Indien et de l’esclave africain au créole. À cet égard, il faut dire que les sociétés de l’Amérique latine se trouvent parmi les plus hiérarchisées du monde. Cependant, cette hiérarchie se trouve sans cesse troublée par les mouvements qui viennent des multiplicités d’en bas : même si ce mouvement est capturé, déguisé, dissimulé à contre-coup par les couches les plus hautes de la hiérarchie, tout ce qui bouge en Amérique latine, même au niveau micropolitique, vient du sous-sol, des interminables révolutions au son cubain, en passant par l’immigration vers les États-Unis et l’Europe.
Cinquième île. De la contagion
17 C’est alors qu’on se demande quelle est la nature de ces multiplicités d’en bas ? Comment sont-elles capables de mouvoir les ciments du territoire ? On dira que ces multiplicités sont des meutes transhumantes, des bandes sans nom et sans un lieu assignable dans la hiérarchie : Los sin tierra, Los sin voz et comme les zapatistes du Chiapas, Los sin rostro. D’après Deleuze et Guattari, les meutes agissent par contagion : « les bandes, humaines et animales, prolifèrent avec les contagions, les épidémies, les champs de bataille et les catastrophes. […] La propagation par épidémie, par contagion, n’a rien à voir avec la filiation par hérédité, même si les deux thèmes se mélangent et ont besoin l’un de l’autre » (Mille plateaux, p. 295). Certes, on peut toujours assigner une identité à ces troupes : « paysans », « Indiens », « pauvres », mais le mouvement qui les traverse et les emporte, qui fait de ces groupes des bandes, ne peut pas être compris comme quelque chose qui attribue une identité. Au contraire, la contagion conjure toute identité assignable aux bandes et aux meutes. La contagion n’instaure jamais d’institutions, elle n’obéit à aucune loi ni règle. Pourtant, elle est capable d’entraîner, d’embarquer l’ensemble de la société et du territoire dans un mouvement de dérive ou d’errance. Or, la bureaucratie, y compris l’État, les intellectuels, ont toujours eu du mal à comprendre ce mouvement. Soit un exemple extrême, l’immigration des paysans mexicains aux États-Unis. Tandis que les bureaucrates parlent d’identité nationale, de démocratie et de citoyenneté, ces meutes transhumantes construisent toutes sortes de rapports économiques et culturels entre le Mexique et les États-Unis, le spanglish par exemple, une langue ou un dialecte. Peu importe ce qui se passe entre l’anglais et l’espagnol en tant que langues majoritaires, ce qui importe est l’espèce de devenir qui parcourt les deux Amériques.
18 Quant à la majeure partie de la philosophie mexicaine (sauf certaines exceptions, comme les œuvres des marxistes Bolívar Echeverría et Adolfo Sánchez Vásquez), elle n’a pas mieux su comprendre ces avatars des territoires et des peuples. Lorsqu’elle cesse d’imiter et de revenir sur les philosophies d’Amérique du Nord et d’Europe, elle commence à parler d’une identité et d’une origine métisse tout à fait accomplie et apprivoisée, en instituant un discours qui ne convient qu’aux pouvoirs (l’Église, les médias, l’État, le marché). Prenons comme exemple un fragment de l’introduction du livre collectif Latinoamérica, cultura de culturas, écrit en l’an 2000 par le philosophe Leopoldo Zea, père de la philosophie latino-américaine : « Nous les Latino-américains, nous avons une origine commune et une identité raciale et culturelle qui comporte l’assomption de toutes les expressions de ce qui est humain. […] Nos peuples ne sont pas négligeables. Au contraire, ils sont nécessaires pour soutenir la croissance du monde occidental. On n’a pas besoin de ses matières premières et de ses bras, mais on a besoin de consommateurs pour la nouvelle industrie » (p. 9, la traduction est mienne).
19 De ce point de vue, la philosophie mexicaine est née, comme toutes les autres philosophies d’ailleurs, de « l’unité impériale », telle que Deleuze la comprend : « Le discours philosophique a toujours été dans un rapport essentiel avec la loi, l’institution, le contrat qui constituent le problème du Souverain, et qui traversent l’histoire sédentaire des formations despotiques aux démocraties » (« Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, p. 361). Il s’ensuit que la philosophie mexicaine est l’héritière du conquistador : elle a besoin de comprendre le métissage comme une unité parce qu’elle ne pourrait pas exister sans cela, c’est-à-dire qu’elle cesserait d’être « mexicaine ». Il est vrai qu’institutionnellement, comme l’a montré Octavio Paz, le métis est « l’enfant » du conquistador [5]. Mais géographiquement, le métissage est anomique, et il reste tout à fait une question de contagion et de délire territorial, il est né d’une rage continentale. Et pour sa part, le conquistador n’est pas comme Ulysse, il est plutôt comme Caïn, condamné par Yahvé à errer sur la Terre, et à être exilé à l’est de l’Eden après d’avoir tué son frère. Tandis que les métis sont comme les enfants de Caïn. En tant que métis, nous sommes des caïnites, une meute sans héritage et sans filiation assignable, et dont le territoire est l’errance. Errance, un autre nom pour la déterritorialisation.
Dernière île. De la machine de résistance
20 Deleuze affirme que le dessein de la philosophie est la création de concepts. Mais le concept même possède-t-il une patrie, même métaphysique ? Moins qu’un sol fertile, la philosophie a toujours besoin d’une steppe ou d’une mer dans laquelle se glisser et s’épanouir (et il n’est pas suffisant d’avoir un département de philosophie dans une Université du Midwest pour que la philosophie puisse s’y répandre). C’est pour cela que Deleuze et Guattari affirment « Le concept n’est pas objet, mais territoire » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 97). Toute philosophie serait une géophilosophie, même si certaines philosophies ignorent a priori ou de droit le rapport du concept au milieu. C’est ainsi que le concept aspire moins à une universalité qu’à un étrange œcuménisme. Et celui-ci n’opèrerait nullement par le biais d’une conversation fleurie et savante, avec ses papes, ses cardinaux, ses synodes et ses conciles. En dépit d’Aristote, les gens, les peuples, les classes ne veulent plus savoir mais agir. Il est toujours question d’un délire cosmique qui trace des lignes à conquérir, à bâtir, à habiter. De son côté, la philosophie, si elle sert à quelque chose, n’explique pas ce qu’il y a ou ce qu’il s’est passé, elle s’interroge plutôt sur ce qui peut arriver, sur ce qu’on pourrait devenir ici et maintenant. La philosophie n’arrive ni avant ni après la lutte des hommes et des femmes. Sans doute, elle accompagne la lutte hic et nunc à la manière d’une arme à l’intérieur d’une machine de guerre ou de résistance qui parcourt un certain territoire.
21 Certes, jusqu’à présent la philosophie n’a jamais été une condition apodictique pour les guerres et les révolutions américaines ou européennes, même si ces luttes-là ne sont que des « batailles de l’esprit » : les Catholiques et les Protestants, les Libéraux et les Conservateurs. Mais le propre d’une machine de résistance exprimée par la philosophie, ainsi que d’une philosophie qui se rattache à une telle machine, c’est l’échange d’outils et d’armes. Il s’agit d’un double devenir. Cette machine emprunte à la philosophie les concepts sous la forme de nouvelles îles, de formes d’expérimentations inouïes. La philosophie trouve alors son « peuple » dans celles-là, et elle en témoigne. Il est vrai que la philosophie est européenne à l’origine, mais les concepts n’appartiennent qu’a des troupeaux opprimés, malformés et méprisés. C’est pour cela qu’on a besoin de concepts pour une Europe, une Afrique et une Amérique mineures. Il n’y aurait plus des continents, mais des îles. Archipel : ensemble d’îles unies par ce qui les sépare, une mer, un dehors pur. Il faudrait bien opposer à l’universalisme du capital, l’œcuménisme d’une philosophie faite pour les races bâtardes de cet Archipel. Œcuménisme des troupes, des hérésies et de vagues, plutôt que d’église. Et des peuples « en train de se former », voici ce qui annonce assurément le seuil de ce qu’on peut penser. C’est ainsi que le penseur « européen » pourrait se convertir en voyeur, en visionnaire, en voyant même : un Socrate pour la Turquie, un Kant pour la forêt tropicale, un Foucault pour Sumatra.
22 Sans doute, ici, on parle d’alliances très étranges, sortes d’agencements illicites pour une philosophie rigoureuse, européenne ou américaine. Noces contre nature de la meute et des philosophes, entre la philosophie et le territoire. On se demandera alors à quoi servent les Considérations intempestives dans l’Amazonie ? Certes, on ne le sait pas encore. Quoi qu’il en soit, il s’agirait d’unions et d’alliances inouïes pour la pensée européenne. Et elles se répandraient en bordure des institutions reconnues, à la manière d’une Terra incognita ou d’un dehors de la philosophie européenne. En conséquence, on ne cherchera plus un Deleuze pour les zapatistes, car d’une certaine manière il s’agit d’une question déjà reconnue, d’une identité « d’en bas » facilement récupérable par le « discours du Souverain », mais un Deleuze pour les femmes de ménage, les bonnes mexicaines. Celles-ci sont indiennes pour la plupart (ou métisses avec des « traits indiens »), femmes qui subissent le mépris et l’exploitation d’une société raciste, dont la lutte quotidienne n’est pas reconnue, même par les Indiens eux-mêmes. Et l’indifférence du gouvernement mexicain à l’égard des jeunes filles assassinées à Ciudad Juárez, bien que celles-ci ne soient pas strictement des sirvientas (bonnes), ne serait qu’une des formes contemporaines de ce mépris. La domestique et le savant, la bonne et le philosophe : il s’agirait encore, d’une union anomique achevée au point aveugle de toute théorie. Il serait un amour abominable ou interdit, peutêtre même pour Deleuze lui-même. Malgré cela, il faudrait donc prendre à la lettre ce que lui et Guattari ont écrit dans Mille Plateaux, p. 295 : « les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes ». Noces démoniaques en Sabbat, suivies d’un vol de balai du philosophe, sur le dos de la sorcière.
Bibliographie
Bibliographie
- Cavell S., Une nouvelle Amérique encore inapprochable, trad. de l’anglais (USA) par S. Laugier-Rabaté ; Combas, Éditions de l’Éclat (1991).
- Deleuze G., Différence et répétition, P.U.F. (1968) ; L’île déserte et autres textes, Minuit (2002) ; Deux régimes de fous, textes et entretiens, Minuit (2003).
- Deleuze G., et Guattari F., Mille Plateaux, Minuit (1980) ; Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit (1991).
- Derrida J., L’autre cap, Minuit (1991).
- Dumezil G., Mitra-Varuna, Gallimard, coll. La Montagne de Sainte-Geneviève (1948).
- Emerson R. W., The Spiritual Emerson, Essential Writings, Boston, Beacon press (2003).
- Glissant É., Traité du Tout-Monde, Gallimard (1997).
- Gruzinski S., La colonisation de l’imaginaire, Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol xvie – xviie siècle, Gallimard, Bibliothèque des Histoires (1988).
- Kant I., Géographie, trad. de l’allemand par M. Cohen-Halimi, M. Marcuzzi et V. Seroussi, Aubier (1999).
- Lafaye J., Quetzalcóatl et Guadalupe : la formation de la conscience nationale au Mexique (1531-1813), préf. [trad. de l’espagnol] d’O. Paz, Gallimard, Bibliothèque des Histoires (1974).
- Paz O., Le labyrinthe de la solitude ; suivi de : Critique de la pyramide, traduit de l’espagnol (Mexique) par J.-C. Lambert, Gallimard Essais (1972).
- Simondon G., L’individu et sa genèse physico-biologique, PUF (1964).
- Zea L., et Magallón M., (éds.), Latinoamérica, cultura de culturas, Mexico, Fondo de Cultura Económica (2000).
Notes
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[1]
« L’Europe n’est pas seulement un cap géographique qui s’est toujours donné la représentation ou la figure d’un cap spirituel, à la fois comme projet, tâche ou idée infinie, c.-à-d., universelle : mémoire de soi qui se rassemble et s’accumule, se capitalise en soi et pour soi. L’Europe a aussi confondu son image, son visage, sa figure et son lieu même, son avoir-lieu, avec celle d’une pointe avancée, dites d’un phallus si vous voulez, donc d’un cap encore pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général. L’idée de l’exemplarité est l’idée d’une idée européenne, son eidos, à la fois comme arkhè – idée du commencement mais aussi de commandement (le cap comme la tête, lieu de mémoire capitalisante et de décision, encore le capitaine) – et comme telos – idée de la fin, d’une limite qui accomplit ou met un terme au bout de l’aboutissement ». J. Derrida, L’autre cap, p. 28-29. Bien que la mémoire, la décision, le but, en somme, le territoire comme eidos, aient chez Derrida une portée géographique (le cap), nous croyons que cette idéalité est dérivée et présuppose déjà un territoire préétabli et presque définitif, qui opère à la manière d’un devoir infini. En d’autres termes, il faut se demander si Derrida, n’exprime qu’un point de vue sédentaire et grave de l’Europe, sans doute plus judéo-chrétien que païen en esprit, mais qui ne peut rendre compte d’une certaine machinique territoriale qui puisse donner raison aux agencements territoriaux comme le judéo-christianisme et l’occidentalisation elle-même.
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[2]
Ce texte s’avère incontournable pour comprendre le détournement de l’imaginaire chrétien de la part des indigènes. Surtout les chapitres IV, L’idolâtrie coloniale, p. 189-238, V, La christianisation de l’imaginaire, p. 239-262, et VI, La capture du surnaturel chrétien, p. 263-298
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[3]
Sur le rôle de la Vierge de Guadalupe par rapport au syncrétisme mexicain, voir le livre de J. Lafaye, Quetzalcóatl et Guadalupe ; et le préface d’O. Paz à cette œuvre.
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[4]
« Le < une fois pour toutes > de l’ordre [le Même] n’est là pour le < toutes les fois > du cercle final ésotérique [la répétition de la différence] », Deleuze, Différence et répétition, p. 122.
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[5]
« Impossible, dès lors de ne pas apercevoir la ressemblance qu’il y a entre le < mâle > [< macho >, dans l’original en espagnol] et le conquistador espagnol. Car ce dernier est le modèle – plus mythique que réel – qui commande toutes les représentations que les Mexicains se font des puissants : caciques, seigneurs féodaux, grands propriétaires, politiciens, généraux, industriels. Ils sont tous des < mâles > ». O. Paz, Le labyrinthe de la solitude, p. 78. Paz utilise toujours la notion de « macho », mais le fait que le rapport de ce macho avec le conquistador soit inéluctablement « plus mythique que réel » marque l’aveu que celui-ci est plutôt un métis qui se « déguise » en conquérant espagnol ou descendant créole. D’où le titre du roman autobiographique Ulises criollo (Ulysse créole) de J. Vasconcelos, philosophe et éducateur mexicain dont l’œuvre littéraire est reconnue comme une des plus remarquables du siècle dernier au Mexique. Outre qu’il fut le premier à introduire la pensée de Bergson au Mexique, Vasconcelos a également été ministre de l’éducation et recteur de l’Université Nationale Autonome du Mexique. Fervent Catholique, il opposait la culture hispanique et créole de l’Amérique latine, comme une force civilisatrice, au protestantisme de l’Amérique du Nord. Son projet était de fonder une grande nation latinoaméricaine sur une base créole, dont le métissage serait à la base de la « Race cosmique ». Nul besoin d’ajouter que les Indiens n’entreraient dans cette race qu’en devenant métis.