Notes
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[1]
De manière générale, l’adolescence induit inévitablement une tension entre territoire individuel et territoire groupal, car, à ce moment, le sujet se distingue en s’installant comme « je » au sein du « nous familial » de jadis.
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[2]
Le petit enfant s’identifie à l’agresseur, celui qui régulièrement lui dit « non », le parent le plus souvent (Marcelli, 2010). En même temps, l’enfant se différencie du parent en s’y opposant. Le « non » de l’adulte permet ainsi à l’enfant de s’identifier à l’adulte tout en s’y opposant pour s’en différencier (Marcelli, 2010).
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[3]
Direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Cet organe administratif, supprimé en 2010, gérait auparavant les activités aujourd’hui dévolues à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Même après la disparition de ladite DDASS, cet acronyme est resté présent dans les esprits et il est encore utilisé par les usagers.
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[4]
Sans doute cherchait-elle à établir un écart entre son propre corps et le corps de sa mère. En faisant appel à l’ASE, la jeune fille sollicitait inconsciemment un tiers extérieur pouvant faire coupure, ce qu’elle attendait aussi du psychologue. Or, dans de tels contextes – et c’est à souligner – le risque est que l’institution transforme une demande inconsciente de distanciation et de différenciation en une véritable rupture, à travers un placement synonyme de séparation.
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[5]
De nombreuses familles, surtout les plus défavorisées, prêtent à l’ASE un pouvoir extraordinaire. Cet organe d’État peut, non seulement, se substituer aux parents, mais, dans un fantasme plus ou moins réaliste, a aussi le pouvoir de « rapter » légalement les enfants. Aussi, dans l’imaginaire collectif, l’ASE, souvent encore appelée la « DASS », fait figure d’autorité supérieure pouvant sanctionner les parents en les privant de leurs enfants.
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[6]
Différentes rumeurs circulaient parmi les collègues, au sujet de la mort tragique de ce monsieur. Elle était associée à une grande violence. Or, ni la mère ni sa fille n’aborderont ce moment crucial de leur histoire individuelle et familiale.
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[7]
Relevons, au passage, que cette inversion était présente d’emblée dans la nature de la relation entre cette jeune fille et sa mère. La question de la propreté anale suppose, en effet, que la demande vienne de la mère ou de son substitut et que l’enfant se soumette à ses exigences pour ne pas risquer de perdre l’amour de l’adulte. Or, ici, l’adolescente ne répond pas à la demande de sa mère, mais attend, inversement, que ce soit sa mère qui réponde à ses exigences : la jeune fille attend un changement vis-à-vis de son aînée. Cette demande se transforme en une revendication hostile.
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[8]
La jeune mère demanda, néanmoins, que la mesure d’assistance éducative, qui la liait à l’AS, soit maintenue, notamment afin de poursuivre son suivi psychologique. Cependant, elle demanda à le poursuivre seule. Désormais, elle désirait plus parler de son rôle de mère auprès de sa fille, que de son rôle de fille auprès de sa mère. Une adolescence terminée ?
1Les parents et les éducateurs se plaignent fréquemment d’adolescents qui les pousseraient à bout. Certains semblent, en effet, enclins à s’opposer aux adultes, à leurs discours et à leurs règles. Le rapport de force qui s’instaure reste assez énigmatique dans ses causes. Pourquoi l’adolescent éprouve-t-il le besoin de tester l’autorité ? Pour comprendre ce besoin, nous proposons d’étudier la fonction du lien d’autorité. Nous analyserons les dynamiques psychiques à l’œuvre dans ce lien pour comprendre ce que l’adolescent en attend.
2Il manifeste apparemment l’envie d’inverser les rapports hiérarchiques et d’avoir l’ascendant sur ses aînés, mais nous verrons que son attente inconsciente est inverse. Sans le savoir, le sujet, dont on dit qu’il teste la limite, s’assure de l’asymétrie des liens qui l’unissent aux adultes. En sapant manifestement leur autorité, l’adolescent la met à l’épreuve, pour vérifier qu’ils sont capables de limiter sa toute-puissance dans ce qu’elle peut avoir de destructeur. En se confrontant aux adultes, il agit dans l’espoir inconscient de trouver à l’extérieur le contenant psychique dont le processus pubertaire l’a dépourvu. L’exemple d’une adolescente particulièrement vindicative montrera que le sujet qui tente de briser le cadre essaye inconsciemment de s’appuyer sur lui.
Les premières limites
3C’est durant le stade anal que la question de l’autorité commence à intervenir dans la vie de l’enfant (Chapellon, 2018). Pour la première fois, il doit obéir à une règle, celle de la propreté. Les adultes attendent désormais de l’enfant qu’il se conforme à leurs exigences, en déposant ses selles dans un endroit approprié. Cette obligation nouvelle entraîne un changement d’ampleur dans la relation aux adultes. En effet, tandis qu’ils commencent de demander à l’enfant d’obéir à des règles, lui tend à les refuser. Cette attitude de désobéissance, pour ainsi dire naturelle, semble a priori étonnante. On dira à ce moment que le petit enfant s’affirme, en parlant parfois d’« adolescence du bébé ». Certains parents disent que c’est maintenant qu’il faut agir, maintenant qu’il faut faire autorité pour « garder la main sur l’enfant ». Parfois, quand ça devient difficile, on anticipe sur l’avenir : « Qu’est-ce que ça va être à l’adolescence ? ». Cette période comporte effectivement des enjeux d’envergure pour l’avenir. Pour qu’il se sente contenu psychiquement, l’enfant doit sentir que les adultes s’engagent dans la confrontation qu’il les oblige à avoir et qu’ils en ressortent intacts. Winnicott souligne que les adultes doivent relever le défi que la révolte de l’enfant leur impose, car celui-ci a besoin que son environnement soit « indestructible » (1967, p. 136). Dans le jeu de la vie, les parents ne doivent pas abdiquer. Il ne faut pas que l’enfant se sente le pouvoir de les faire plier.
4S’il est important que les adultes cherchent à obtenir son obéissance, pour lui inculquer des règles, au-delà de cet aspect moral manifeste, l’enjeu est, en effet, affectif. L’enfant prend confiance dans son cadre de vie, parce qu’il sent qu’il ne peut pas le briser. Les attaques du cadre que l’on observe représentent une mise à l’épreuve de sa solidité. L’enfant essaie apparemment d’avoir le dessus sur ses aînés ; plus inconsciemment, il s’assure de la confiance qu’il peut placer en eux. Lorsqu’il désobéit en refusant de se plier aux injonctions des « grands », il les teste. L’enfant s’assure qu’ils sont suffisamment solides pour survivre à ses attaques. En quête d’une adresse, d’un endroit sur lequel se projeter, sa destructivité interne demande à être évacuée au dehors. L’enfant désire donc vérifier que les adultes disposent d’une force et d’une motivation suffisantes pour prendre à charge sa pulsionnalité destructrice. Ainsi, lorsqu’il fait un caprice dans le magasin, pour avoir le dernier camion de pompier ou la nouvelle poupée, il ne commande pas simplement à son père ou à sa mère d’accéder à son désir d’avoir un jouet, mais exprime, plus profondément, son besoin d’être canalisé. Inconsciemment, c’est moins l’obtention du jouet qui intéresse l’enfant que l’interaction conflictuelle qui découle de son caprice. Il s’appuie, en effet, sur les limites que les adultes lui interposent pour se délester de sa destructivité première. Ici réside la vertu de l’autorité : elle garantit à son destinataire la présence d’un support externe, propre à le contenir. L’enfant, comme l’adolescent plus tard, se libère de sa violence pulsionnelle en l’extériorisant sur le cadre que dispensent les adultes. En fait, autour du conflit qui s’instaure sur le respect des règles, tout un processus s’opère. Si l’environnement se montre apte à contenir les débordements de l’enfant, un processus de transformation s’entame.
Transgresser pour exister
5L’enfant expérimente son pouvoir de détruire son foyer par toutes sortes d’exactions, car il a besoin de mettre à l’épreuve la fermeté de son cadre familial. Winnicott (1946) critique l’idée selon laquelle l’enfant s’épanouit parce qu’il se sent libre. Selon lui, au contraire, l’enfant a d’abord « besoin d’être dirigé » (Winnicott, 1946). Il a absolument besoin d’être contrôlé de l’extérieur pour élaborer, ensuite, un bon environnement intérieur. À l’adolescence, les adultes ne doivent donc pas abdiquer devant le défi qui leur est lancé, il faut le concrétiser par un acte de confrontation (Winnicott, 1968, p. 241). En résistant aux efforts que l’adolescent déploie pour les briser, les adultes l’aident à structurer son psychisme.
6Quelquefois, les agissements de l’adolescent, amènent ses parents à revendiquer le fait qu’ils sont « chez eux » [1]. Cette remarque peut s’entendre de deux façons, soit comme une menace : « Si tu ne nous respectes pas, on a le pouvoir de t’exclure », soit comme une ultime tentative de survie : « Tu ne prendras pas notre place ». Ce type de revendication laisse poindre le fait que les parents ont été poussés dans leurs derniers retranchements. Or, l’adolescent attend inconsciemment d’eux qu’ils limitent son impression de pouvoir tout faire et, donc, tout détruire. Aussi faut-il que les adultes n’esquivent pas la lutte qui leur est imposée. Il faut qu’ils réussissent à dire « non » à leur enfant, afin que celui-ci puisse s’approprier ce non, qu’il le prenne à son compte pour pouvoir, à la fois, s’identifier aux adultes et se différencier d’eux [2]. En revanche, l’adolescent peut s’enfermer dans des conduites d’opposition inquiétantes. Certains s’inscrivent ainsi, systématiquement, dans des rapports de force avec les adultes. Souvent, lorsque ces sujets sont envoyés en consultation, ils provoquent le thérapeute en enfreignant les règles de son cadre, suscitant son irritation et éveillant un sentiment d’impuissance de sa part (Weber, Le Run, 2017). Quelques extraits du suivi d’une adolescente de quinze ans en témoignent.
7L’adolescente, que nous appellerons Agrippine, a été orientée vers le psychologue de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) par une assistante sociale qui s’inquiétait d’un risque de passage à l’acte suicidaire. S’estimant maltraitée dans son foyer familial, cette jeune fille de quinze ans demandait à être placée. Elle se présentait comme le souffre-douleur de sa mère, dont elle désirait être séparée. Cette dernière était décrite comme une marâtre, utilisant son pouvoir parental pour restreindre arbitrairement les libertés de sa fille. Toutefois, les mauvais traitements familiaux qu’Agrippine décrivait, finirent par susciter des interrogations. Cette adolescente n’exagérait-elle pas ? Sa mère était-elle aussi malveillante que sa fille le disait ? Ces questions étaient rehaussées par l’attitude d’Agrippine durant les entretiens. Elle s’acharnait, en effet, à enfreindre les règles.
8Dès la première séance, Agrippine demanda à utiliser les toilettes pour satisfaire un besoin d’uriner. Le psychologue lui refusant cette demande inattendue (et complexe à satisfaire de par ce qu’elle implique symboliquement comme transgression), l’adolescente se montra en retour virulente et lui reprocha de ne pas faire preuve de compassion. Pourtant, même si après la séance, le psychologue douta, la suite de cet accompagnement tendit à indiquer qu’il n’avait pas eu tort. En effet, les sollicitations irréalisables de l’adolescente à son égard allaient se répéter par la suite. À la fin d’un entretien, l’adolescente réclama une boisson. Un flot de plaintes fit suite à cette requête, à laquelle le psychologue ne pouvait surseoir. Ensuite, durant de longues minutes, Agrippine bloqua la porte du bureau du psychologue en l’implorant de lui offrir à boire. Une autre fois, la jeune fille réclama de quoi payer son bus, prétextant qu’elle risquait de se faire agresser dans la rue. Une autre fois encore, elle demanda au psychologue de lui acheter des bonbons. Elle répétait ainsi, sous différentes formes, ce type de scénario dans lequel ses demandes insolubles donnaient lieu à une confrontation au thérapeute. Celui-ci se trouvait, en retour, dans une situation lui paraissant parfois inextricable. Il avait le sentiment de ne pas en faire suffisamment, d’échouer à être un thérapeute suffisamment bon. En fait, insensiblement, une forme de tractation s’opérait entre les deux parties en présence, puisque la jeune fille laissait entendre que s’il voulait qu’elle continue à venir aux séances, que le processus thérapeutique soit maintenu, il fallait que le psychologue sursoie à ses attentes. Or, cette attente engendrait une situation paradoxale. En effet, si le psychologue avait offert des bonbons à Agrippine ou l’avait laissée utiliser son bureau comme un WC, il aurait vu son autorité symbolique se déliter. Cependant, s’il ne la satisfaisait pas, n’allait-il pas mettre en péril le lien thérapeutique ? En fait, cette situation tendait à engendrer une inversion des rôles et des places : ce n’était pas l’adolescente qui aurait eu besoin du psychologue pour l’aider à aller mieux, mais lui, qui avait besoin d’elle pour devenir un soignant idéal. L’adolescente semblait ainsi jouer avec la culpabilité de son interlocuteur par ses demandes, qui généraient non seulement des tensions intersubjectives, mais aussi internes.
9Apparemment, il fallait que le psychologue jouât le rôle d’une mère totalement dévouée. Or, de façon plus latente, les demandes insurmontables de l’adolescente semblaient avoir pour but de créer un conflit avec le psychologue. N’en était-il pas de même avec ses autres interlocuteurs, notamment sa mère ? Cette femme était-elle véritablement aussi tyrannique que sa fille la décrivait ? Cette adolescente n’aurait-elle pas agi identiquement avec sa mère et le psychologue, en créant des situations ingérables, les plaçant en position de la décevoir inévitablement. Cette question conduisit le psychologue à modifier le dispositif. Une place fut faite à la mère d’Agrippine qui, avec l’accord de sa fille, fut invitée à se joindre à nous. La mère de cette adolescente allait donc participer à nos séances. La thérapie s’élargissait en y intégrant le parent. Il s’agit là d’étayer la famille pour l’aider à participer au déroulement du processus pubertaire de l’enfant (Marty, 2009). En l’occurrence, la mère d’Agrippine allait participer à l’élaboration de la problématique familiale que sa fille cristallisait.
10La rencontre avec cette femme modifia son image de marâtre. Cette représentation se révéla dissonante avec la réalité. D’emblée, la mère d’Agrippine apparue marquée par un handicap physique relativement lourd (paralysie d’une jambe). De plus, le timbre de sa voix bégayante suffisait à témoigner d’une fragilité narcissique. Cette femme, à fleur de peau, se montra très anxieuse. Inquiète, elle guetta le regard que le psychologue portait sur elle. Craignant le jugement du professionnel, elle était persuadée que lui et sa fille s’étaient ligués contre elle. En fait, à la maison, Agrippine utilisait fréquemment ce qu’avait dit le psychologue pour prendre de l’ascendant sur sa mère. Cette dernière expliqua qu’à chaque fois qu’une dispute éclatait avec sa fille, cette dernière invoquait « son psychologue » pour mettre en question son autorité. Agrippine faisait fréquemment entrer ce tiers, physiquement absent, dans son foyer, pour menacer sa mère d’une dénonciation « à la DDASS » [3]. Ainsi, lorsque sa mère refusait de consentir à une de ses demandes de sortie, alors l’adolescente brandissait une arme infaillible : elle le dirait au psychologue qui soutiendrait sa demande de placement. Ceci était faux, même s’il est vrai que ledit psychologue s’était forgé une représentation négative de la mère d’Agrippine. L’adolescente utilisait le pouvoir supposé de ce tiers-absent (représentant une autorité supérieure fantasmée) pour exercer une pression sur sa mère.
11Ainsi, pendant qu’en séance Agrippine tentait d’obliger le psychologue à enfreindre les règles de son cadre, à travers une sorte de chantage affectif, prenant approximativement la forme suivante : « si vous ne me donnez pas ceci ou cela, c’est vous qui êtes à la source de mes maux ! ») ; en parallèle elle transgressait les règles de son foyer, en menaçant sa mère d’une dénonciation auprès du psychologue et des autres acteurs de l’ASE. C’est donc une tout autre version du contexte familial qui se fit progressivement jour durant les séances. Cette « nouvelle version » était, cependant, tout aussi violente. Seulement, la personne dominée n’était plus celle que l’on croyait. La mère apparaissait finalement écrasée sous le joug de sa fille. Cette dame, dont l’autorité était affaiblie par une supposée alliance entre sa fille et le psychologue de l’ASE, allait découvrir que ce dernier n’était pas nécessairement un ennemi, qu’il ne s’était pas ligué contre elle pour la critiquer. Toutefois, avant que le psychologue ne rencontre cette mère, le discours de sa fille avait engendré des présupposés négatifs à son encontre. Ces présupposés avaient envahi l’espace de pensée des membres de l’ASE. Ceux-ci se montraient très méfiants vis-à-vis de cette mère. En retour, son contact avec des professionnels peu enclins à la soutenir, l’avait blessée. Décrivant son sentiment d’impuissance face aux fugues régulières de sa fille, ainsi que sa gêne par rapport au regard que les professionnels portaient sur elle, cette dame utilisa le proverbe suivant : « Il faut être dans le poulailler pour savoir si la poule ronfle ». Plus tard elle dira : « Je fais ce que je peux pour élever mes trois enfants. Je veux qu’ils grandissent bien pour devenir plus heureux que moi. Mais avec elle… Je ne comprends pas. On dirait que c’est elle qui veut commander. Je suis encore sa mère… Je voudrais qu’elle me respecte, mais c’est dur… Des fois, j’ai l’impression qu’elle veut ma mort ! »
12La mère d’Agrippine était en difficulté pour contenir les passages à l’acte de sa fille. Elle ne parvenait ni à l’empêcher de fuguer régulièrement (ce que ne contredit pas sa fille en séance), ni à la forcer à faire ses devoirs, ni, d’ailleurs, à l’obliger à aller tous les jours en cours (la dame apporta un jour un bulletin d’absences), pas même à l’empêcher de chaparder dans son porte-monnaie. Par manque de père, l’une et l’autre avaient besoin que quelqu’un les aide à traverser ensemble cette période, ô combien périlleuse, de la puberté. Celle-ci semblait avoir avivé les fragilités d’Agrippine, qui apparaissait en mal de contenance. La rencontre avec sa mère avait permis d’entendre différemment les maux de cette adolescente. Ils étaient moins liés à un excès d’autoritarisme qu’à une fragilité maternelle. Les vives tensions, qui émaillaient la relation mère-fille, faisaient, en fait, écho à leurs carences respectives. Agrippine désirait être soutenue par une mère, elle-même esseulée. La problématique de la mère et celle de l’enfant se confondaient dans un jeu de miroir, à la fois inquiétant et violent. La confrontation de leurs carences narcissiques faisait choc. Mère et fille ne pouvaient plus se supporter, dans le sens premier de ce terme. Pour autant, leur lien devait-il être rompu par une procédure de placement ? Cette éventualité inquiétait la mère, qui semblait nourrir l’ardent désir d’« amener son enfant à bon port ». En fait, ce duo fragile, en proie à la tempête engendrée par la puberté d’Agrippine, demandait à être étayé. Il fallait aider cette adolescente à ne pas casser le lien. Cette jeune fille avait besoin que sa relation à sa mère soit consolidée. Inconsciemment, n’appelait-elle pas des tiers à la rescousse [4] ? Agrippine faisait, en effet, référence à un tiers, quand elle faisait entrer de force l’image (menaçante) du psychologue dans son foyer ; idem, lorsqu’elle menaçait sa mère du poids de la main invisible que représente « la DASS » dans l’esprit de beaucoup [5]. Cependant, au plan manifeste, Agrippine ne demandait pas que la relation mère-fille soit étayée, mais qu’elle soit rompue. Son désir d’émancipation l’avait conduite à demander une séparation concrète d’avec son parent. Or, le besoin inconscient de cette adolescente était contraire à sa demande manifeste. Agrippine ne désirait sans doute pas éliminer, mais, bien plutôt, internaliser une figure maternelle solide. Elle attaquait sa mère faute de pouvoir s’en détacher psychiquement. L’espoir que sa mère se montre suffisamment forte prenait en retour, chez Agrippine, la forme contradictoire de critiques et de menaces à l’encontre de cette dernière. Or, ces attaques, portées contre une mère déjà fragile, avaient conduit cette dernière au bord de l’effondrement. Les attaques d’Agrippine à l’encontre de son aînée avaient aussi ébranlé le lien entre cette mère et les professionnels de l’ASE. En critiquant les attitudes maternelles auprès d’eux, Agrippine les avait inconsciemment montés contre sa mère. Cette dernière se trouvait, en retour, isolée, seule contre tous. Ainsi, les agissements de l’adolescente avaient accru les difficultés de cette dame, qui était seule pour élever ses enfants depuis le décès de son mari. Cette famille se trouvait amputée d’un père, mort dans des conditions tragiques [6], alors qu’Agrippine était encore bébé. Or, c’est bien l’absence de ce tiers, qui était mise au premier plan par les attitudes de l’adolescence, le problème étant que ses actes, tout en témoignant de l’existence d’un vide au sein de la cellule familiale, ne faisaient que fragiliser un peu plus celle-ci. En attaquant ses différents cadres de vie (scolaire, thérapeutique et familial), Agrippine indiquait inconsciemment le manque d’où provenait son mal-être, mais, en même temps, elle détruisait les appuis qu’elle sollicitait inconsciemment.
13Aussi, en offrant un espace dans lequel la relation mère-fille pouvait être étayée et les tensions commencer à être élaborées, le dispositif thérapeutique trouvait son sens et sa fonction, une fonction d’étayage… Il fallait accompagner l’adolescente dans l’expression, violente et paradoxale, de son besoin d’être contenue, tout en soutenant sa mère, narcissiquement très affaiblie par les différentes attaques de son enfant. Il importait d’étayer la mère d’Agrippine, pour l’aider à survivre aux affres provoquées par l’« amour sans pitié » (Winnicott, 1947) d’une adolescente requérant l’aide de son parent à travers des manifestations paradoxales de rejet. L’adolescence requérait, de fait, l’appui de sa mère en tant que support de projection de la destructivité qui la débordait.
14Durant les séances, elle attaquait ainsi, sans relâche, son aînée. Le psychologue, pour sa part, s’efforçait de survivre aux incessantes joutes verbales dans lesquelles il était pris à partie, se limitant à faire en sorte que la mère ne reparte pas irrémédiablement anéantie. Confrontée aux incessants et blessants reproches d’Agrippine, il s’en fallait toujours de peu pour que la dame ne claque la porte du bureau. Elle exprimait fréquemment son souhait de partir, d’interrompre précipitamment la séance. Elle parvenait, néanmoins, à rester, mais repartait fréquemment en larmes du bureau. Ces fois-là, elle se disait prête à accepter qu’Agrippine aille vivre dans une famille d’accueil « qui saurait peut-être mieux y faire ». Or, systématiquement, quand la mère baissait ainsi visiblement les bras, semblant se résigner à l’idée d’un placement, l’agressivité de l’adolescente augmentait. La violence verbale qu’elle déversait dans le bureau était, d’ailleurs, parfois, si vive qu’il arrivait que des collègues s’inquiètent de ce qui se passait.
15L’accompagnement de ces deux femmes, à tel point écorchées que les soutenir donnait l’impression d’avoir à construire un château de cartes au milieu d’une tempête, perdura néanmoins. Ce suivi, bien qu’extrêmement mouvementé, ne fut pas, pour autant, rompu. Le cadre de cet accompagnement résista à la tempête deux années durant. Parfois, Agrippine venait seule, sa mère faisant savoir qu’elle était trop lasse, mais, la semaine suivante, elles revenaient toujours ensemble. L’adolescente expliquait, alors, qu’elle avait dû supplier sa mère d’accepter de revenir. À l’évidence, l’adulte sollicitait le soutien narcissique de l’enfant, dans un mouvement de renversement générationnel. C’est ce mouvement d’inversion [7] des places, qui conduisait Agrippine à chercher la sienne, à travers des actes tendant à éliminer son aînée. Cependant, heureusement, cette mère sentait que quelque chose se jouait dans les passages à l’acte de sa fille. Elle dit une fois que même si c’était dur de venir aux séances, elle continuait, parce qu’elle voyait que sa fille allait mieux. Sans doute le comportement de celle-ci changeait-il parce qu’elle sentait sa mère mieux « armée » narcissiquement pour y faire face.
16Au bout de deux ans, les entretiens familiaux cessèrent. Ils prirent fin au moment où Agrippine accoucha. Elle devint maman. Pendant sa grossesse, les deux femmes discutèrent beaucoup de l’avenir du futur bébé. Une évolution était notable, puisqu’il s’agissait véritablement d’échanges et non plus de disputes. Les deux femmes avaient envisagé leur rôle respectif de mère et de grand-mère, dans un climat sensiblement plus apaisé. Après la naissance de sa fille, Agrippine annonça à sa mère qu’elle désirait quitter son foyer pour s’installer avec son compagnon. Un lien, à la fois plus tempéré et plus différencié s’esquissait donc. Ensuite, Agrippine confia régulièrement la fillette à sa grand-mère, à qui elle disait « faire confiance ». Ce dénouement n’avait rien d’idéal, dans la mesure où Agrippine demeurait fragile, mais de grandes évolutions étaient néanmoins notables. Agrippine semblait notamment ne plus éprouver le besoin de critiquer les faits et gestes de son aînée, dont elle acceptait apparemment mieux les défauts. Elle n’avait plus besoin de frapper les murs qui l’entouraient pour vérifier leur solidité.
17Il est à relever que la mesure de placement initialement envisagée n’eut jamais lieu [8]. Le lien familial, qui avait été si souvent porté à son point de rupture, ne fut finalement pas cassé. La mère survécut aux attaques de sa fille, qui avait, sans doute, puisé plus d’assurance dans les ressources maternelles. Elle avait, bon an mal an, trouvé un cadre pour accueillir la violence que son histoire de vie avait installé en elle. Cette violence, qui avait eu besoin de s’exprimer sous forme de franche hostilité, n’avait pas anéanti l’adulte contre qui elle était portée.
Haïr pour grandir
18L’intensité du processus pubertaire peut déborder le sujet en court-circuitant son fonctionnement psychique. L’adolescent éprouve alors le besoin de se délester des affects inouïs qui l’assaillent. Ce faisant, il se décharge massivement des éprouvés douloureux qu’il refuse de reconnaître en lui sur les autres, notamment sur les adultes avec qui il entre en lutte. Aussi, quand un adolescent exprime manifestement le désir de s’affranchir des exigences de ses aînés, il manifeste plus inconsciemment son besoin qu’ils le contiennent. L’agressivité du sujet envers les adultes apparaît ainsi fréquemment proportionnelle à son besoin de leur autorité (Carel, 2002). Son besoin de s’en prendre aux personnes ou aux institutions symbolisant l’autorité est à entendre dans le sens d’une demande inconsciente. Les limites que l’adolescent attaque sont, en effet, celles qui peuvent le contenir. Steven Wainrib (2001) parle de la répression comme d’un « anticorps à la pulsion » ; le sujet qui met en cause les limites de l’adulte sollicite le pare-excitation qui lui fait intérieurement défaut. Il cherche inconsciemment à se protéger du danger d’envahissement pulsionnel qu’il ressent. Ainsi, quand Agrippine poussait les adultes à bout (demande de bonbons, d’utilisation des toilettes, chantage vis-à-vis de sa mère), elle était inconsciemment mue par le besoin d’être contenue. Les limites, que l’adolescente mettait à mal, étaient paradoxalement celles sur lesquelles elle tentait de s’appuyer. Son angoisse était d’autant plus forte que sa mère, trop affaiblie, semblait sur le point de céder… à ses caprices, à ses menaces, à ses chantages.
19Or, quand le parent n’est pas suffisamment solide, soit le sujet se soumet docilement et incorpore en lui un objet défaillant (Winnicott, 1960), soit il s’oppose à cet objet. Auquel cas, le sujet n’aura de cesse de réitérer ses attaques contre l’objet, attendant inconsciemment que celui-ci accepte la confrontation qui lui est imposée. Ces attaques, même si elles entrent dans un mouvement destructeur, ont une finalité constructive. Freud (1912-1913) a écrit que l’objet naissait dans la haine : le sujet le découvre à travers les attaques qu’il lui porte. La pulsion destructrice du sujet façonne la qualité de l’objet, à condition que celui-ci survive : « l’objet, pour exister, doit survivre » (Winnicott, 1969, p. 241). Ainsi, l’adolescent ne désire pas véritablement briser le cadre qu’il malmène, mais s’appuyer dessus, dans un mouvement d’« anaclitisme négatif » (Guillaumin, 2001), mouvement dans lequel l’objet sollicité est rejeté. S’il résiste aux attaques, que l’objet n’est pas détruit, alors le sujet pourra s’identifier à lui sans dommage. Ici par exemple, Agrippine ne demandait pas explicitement de l’affection à sa mère, mais elle agissait de manière à pousser cette dernière à bout. « L’amour » maternel était sollicité dans la capacité de contenance que la mère d’Agrippine pouvait offrir en réponse à ses agressions.
20On doit distinguer deux destins possibles à ce mouvement d’agression préalable à l’internalisation de l’objet. Dans le premier, la violence, après avoir été prise en charge, est dissoute, assimilée par le Moi, tandis que, dans le second, si l’objet externe se révèle trop fragile, la violence que le sujet projette lui revient comme un boomerang. Elle menace alors le psychisme. À l’instar d’Agrippine s’acharnant sur une mère au narcissisme trop chancelant, le sujet devient victime de sa propre destructivité. Dans ce cas, il n’a pas d’autre solution, au sens psychique inconscient, que de réitérer l’agression qui échoue à être prise en charge. Lorsque des « réponses-matelas » (Fustier, Cartry, 2010) sont apportées aux coups que l’adolescent porte et qu’il voit ses poings s’enfoncer mollement dans l’objet, son mal-être sera accru. Ainsi, quand Agrippine poussait sa mère à bout, c’était, en fait, pour obtenir l’assurance que cette dernière résisterait aux coups qui lui étaient portés. L’agressivité de cette adolescente était proportionnelle à son besoin de faire prendre en charge, du dehors, sa destructivité interne.
21À cet égard, Freud (1930, p. 42) précise que l’enfant acquiert des forces de maîtrise internes après que ses instincts aient été « tenus en bride ». Ainsi, les transgressions de l’adolescent ont-elles souvent une dimension messagère : le sujet appelle inconsciemment ses aînés à lui fournir la contenance qui lui fait intérieurement défaut. S’il s’aperçoit qu’il peut les dominer, notamment en manipulant le cadre à sa guise, il se sent détenteur d’un terrifiant pouvoir : celui d’effondrer les murs sur lesquels il doit s’appuyer (Chapellon, Marty, 2015). Certes, les murs en question, les barrières qui l’empêchent d’assouvir ses désirs, imposent un renoncement, mais c’est une expérience vitale. Le sujet doit, en effet, s’autoriser à éprouver de l’agressivité à l’égard de ses parents pour en internaliser les imagos, en réduisant la puissance associée à leurs figures idéalisées (Houssier, 2012). La frustration à laquelle les adultes l’astreignent, le contraint ainsi à transformer intérieurement cette réalité insatisfaisante. Dans le fantasme, le sujet renverse la situation réelle : « Si j’étais le papa et toi l’enfant, comme je te maltraiterais ! » (Freud, 1930, p. 87). L’acte étant inhibé du dehors, il le réalise dans son imaginaire, sous la forme d’un « roman familial ». Freud (1909) le décrit comme un rêve diurne destiné à corriger les conditions familiales à la source de la frustration de l’enfant. Celui-ci rêve qu’il se venge des adultes par lesquels il se sent brimé. Ce fantasme, dans lequel l’enfant renverse la situation subie passivement, lui évite d’avoir à passer à l’acte. L’enfant ou l’adolescent qui s’autorise à maltraiter les adultes dans son imaginaire, n’a plus besoin de le faire dans la réalité. Sa violence est traitée de l’intérieur. Mais pour que ce processus opère, il faut, répétons-le, que le sujet ait d’abord affaire à un objet réel suffisamment consistant, à des adultes inflexibles.
22Pour que l’adolescent ne se sente pas mis en danger par ses propres fantasmes, il doit sentir qu’il n’est pas omnipotent, qu’il n’a pas le pouvoir de modifier le cadre à sa guise. Comme l’écrit Honoré de Balzac (1855) : « Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit ». Ainsi, si l’adolescent carencé sur le plan narcissique guette les éventuelles faiblesses des adultes et s’en sert apparemment pour les malmener, c’est pour vérifier qu’il n’a pas le pouvoir de les détruire. Il teste les objets parentaux réels dans l’espoir de les internaliser. Désirant les tuer symboliquement, le sujet s’assure préalablement que ce processus de symbolisation, processus par essence violent, n’a pas d’impact sur le réel. En effet, comme l’écrit François Marty (1989), « le meurtre réalisé est un meurtre du fantasme ». Seul l’enfant qui est empêché de « tuer » l’adulte dans la réalité peut s’autoriser à rêver de le faire. C’est la raison pour laquelle la relation adulte-enfant doit s’inscrire comme l’acceptation partagée d’une inégalité qui fait de l’un le supérieur de l’autre (Fustier, 2008). Les adolescents réputés difficiles nient cette inégalité dans le dessein inconscient de vérifier qu’elle existe, que l’adulte n’est pas un égal. L’ascendance symbolique de celui-ci est un gage de fiabilité. Les adolescents, qui tentent d’avoir le dessus sur l’adulte, testent, en fait, sa capacité à maintenir la barrière qui sépare les générations. Si, au niveau inconscient, des ambiguïtés dans la relation grand/petit existent, alors, le sujet aura d’autant plus besoin d’être remis à sa place.
Conclusion
23L’adolescence, en tant que processus psychique, constitue un travail de réélaboration de vécus archaïques (Gutton, 1991). Par l’éveil pulsionnel qu’elle produit, la puberté ravive les fantasmes infantiles que le sujet n’a pas pu élaborer (Duez, 2008). Le « roman familial » en fait partie. Lorsque ce fantasme n’est plus organisateur de la psyché, le sujet concrétise les pulsions qu’il ne parvient pas à inhiber. À défaut de symboliser sa violence, il passe alors par l’acte de « battre le parent » (Vicente, 2013). Une réponse est attendue de sa part. Le vaincre ne représente pas une fin en soi. L’adolescent ne désire pas tuer l’adulte, mais cherche à trouver en lui un objet capable de limiter son angoissant vécu de toute-puissance. Aussi l’adolescent doit-il pouvoir s’autoriser à haïr les adultes sans avoir à les détruire. Pour que sa violence reste de l’ordre de la pensée, l’adolescent doit être assuré qu’elle n’a pas d’incidence réelle. Il faut qu’il puisse exercer son besoin de détruire sans avoir la sensation qu’il détruit vraiment. C’est un paradoxe essentiel à la vie psychique : pour symboliser sa violence, le sujet doit, d’abord, constater qu’elle n’est pas synonyme de destruction. Pour cela, il faut que les adultes tiennent bon. Les règles qu’ils édictent ne doivent pas varier, elles ne doivent pas être remaniées au gré du bon vouloir du sujet. Les adultes doivent se montrer inflexibles, c’est-à-dire suffisamment fiables et cohérents. Privé d’un certain pouvoir d’action sur la réalité, l’adolescent sera libre de s’évader en fantasmes. La répression de l’acte fournit un cadre, un prétexte à sa réalisation imaginaire. Le sujet, rencontrant une limite à ses désirs, n’aura ainsi pas de limite à ses rêves.
24En résumé, les attitudes de rébellion observées chez certains adolescents représentent une tentative insoupçonnée de jeu avec la réalité, un appel inconscient à l’adresse des adultes. Les parents ou les éducateurs qui se sentent agressés et, parfois même, anéantis, sont appelés à tenir bon. Au-delà de la confrontation qui leur est imposée c’est la question de leur autorité qui est posée. Or, cette question renvoie aussi au large domaine de la culture. En effet, l’autorité d’un adulte ne dépend pas de lui seul, mais, au-delà, de son environnement. Les adultes doivent être soutenus par le reste de la société. Sans cet étayage collectif, il devient parfois impossible de faire autorité (Chapellon, 2015). Il est, en cela, envisageable que l’accroissement de situations de crise, que l’on observe dans le rapport adulte-enfant, puisse symptomatiser le malaise du monde contemporain. Les adultes s’y trouvent, en effet, de plus en plus isolés, divisés et, donc, d’autant plus démunis individuellement pour faire valoir leur autorité. En conséquence, aujourd’hui, le « non » de l’enfant l’emporte sur celui des adultes (Marcelli, 2010). Un phénomène de culpabilisation semble empêcher les parents de s’opposer aux transgressions de leur enfant. L’imaginaire social moderne semble laisser entendre que, pour bien le faire grandir, il suffit de satisfaire tous ses désirs, au risque que ceux-ci se muent en caprices. Vouloir ne rien refuser à l’enfant, c’est oublier qu’il a besoin de règles, pas seulement dans une dynamique morale, mais aussi psychique. Nous venons de voir que l’éprouvé d’une confrontation avec un cadre de vie suffisamment solide était la clef de voûte d’un processus d’autonomisation affective. À l’heure où on observe une recrudescence d’agressions contre les personnes et les institutions représentant l’autorité, il semble légitime d’étudier ce que ces comportements « disent » du monde où ils adviennent. On peut s’interroger sur ce que ce phénomène signale. Serait-ce la manifestation actuelle du conflit nécessaire au processus de subjectivation ? Un ultime appel au secours ?
Références
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- Carel (André).– Le processus d’autorité, Revue française de psychanalyse, 66, 1, 2002, p. 21-40.
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- Chapellon (Sébastien).– Le stade anal : fondement du lien d’autorité, Annales médico psychologiques, 176, 2018, p. 372-378.
- Chapellon (Sébastien), Marty (François).– Le mensonge chez l’enfant, La psychiatrie de l’enfant, 58, 2015, p. 437-452.
- Duez (Bernard).– Scènes de l’agir et du corps à l’adolescence, dans Chouvier (B.), Roussillon (R.), Corps, acte et symbolisation, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2008, p. 147-167.
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- Houssier (Florian).– Vœux parricides et fantasmes de dévoration. De la désidéalisation du père à l’adolescence, La psychiatrie de l’enfant, 55, 2012, p. 557-573.
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- Winnicott (Donald Woods).– L’immaturité de l’adolescent [1968], dans Winnicott (D. W.), Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988, p. 216-242.
- Winnicott (Donald Woods).– L’usage de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications [1969], dans Winnicott (D. W.), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 231-242.
Notes
-
[1]
De manière générale, l’adolescence induit inévitablement une tension entre territoire individuel et territoire groupal, car, à ce moment, le sujet se distingue en s’installant comme « je » au sein du « nous familial » de jadis.
-
[2]
Le petit enfant s’identifie à l’agresseur, celui qui régulièrement lui dit « non », le parent le plus souvent (Marcelli, 2010). En même temps, l’enfant se différencie du parent en s’y opposant. Le « non » de l’adulte permet ainsi à l’enfant de s’identifier à l’adulte tout en s’y opposant pour s’en différencier (Marcelli, 2010).
-
[3]
Direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Cet organe administratif, supprimé en 2010, gérait auparavant les activités aujourd’hui dévolues à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Même après la disparition de ladite DDASS, cet acronyme est resté présent dans les esprits et il est encore utilisé par les usagers.
-
[4]
Sans doute cherchait-elle à établir un écart entre son propre corps et le corps de sa mère. En faisant appel à l’ASE, la jeune fille sollicitait inconsciemment un tiers extérieur pouvant faire coupure, ce qu’elle attendait aussi du psychologue. Or, dans de tels contextes – et c’est à souligner – le risque est que l’institution transforme une demande inconsciente de distanciation et de différenciation en une véritable rupture, à travers un placement synonyme de séparation.
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[5]
De nombreuses familles, surtout les plus défavorisées, prêtent à l’ASE un pouvoir extraordinaire. Cet organe d’État peut, non seulement, se substituer aux parents, mais, dans un fantasme plus ou moins réaliste, a aussi le pouvoir de « rapter » légalement les enfants. Aussi, dans l’imaginaire collectif, l’ASE, souvent encore appelée la « DASS », fait figure d’autorité supérieure pouvant sanctionner les parents en les privant de leurs enfants.
-
[6]
Différentes rumeurs circulaient parmi les collègues, au sujet de la mort tragique de ce monsieur. Elle était associée à une grande violence. Or, ni la mère ni sa fille n’aborderont ce moment crucial de leur histoire individuelle et familiale.
-
[7]
Relevons, au passage, que cette inversion était présente d’emblée dans la nature de la relation entre cette jeune fille et sa mère. La question de la propreté anale suppose, en effet, que la demande vienne de la mère ou de son substitut et que l’enfant se soumette à ses exigences pour ne pas risquer de perdre l’amour de l’adulte. Or, ici, l’adolescente ne répond pas à la demande de sa mère, mais attend, inversement, que ce soit sa mère qui réponde à ses exigences : la jeune fille attend un changement vis-à-vis de son aînée. Cette demande se transforme en une revendication hostile.
-
[8]
La jeune mère demanda, néanmoins, que la mesure d’assistance éducative, qui la liait à l’AS, soit maintenue, notamment afin de poursuivre son suivi psychologique. Cependant, elle demanda à le poursuivre seule. Désormais, elle désirait plus parler de son rôle de mère auprès de sa fille, que de son rôle de fille auprès de sa mère. Une adolescence terminée ?