Couverture de BUPSY_560

Article de revue

À travers les livres

Pages 151 à 160

Notes

  • [1]
    Lefort (Claude), Un homme en trop, réflexions sur “l’Archipel du goulag”, Paris, Belin, 1976.
  • [2]
    Sartre (Jean-Paul), L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique [1943], Paris, Gallimard, 1976.
  • [3]
    Arendt (Hannah), Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal [1963], Paris, Gallimard, 1991.
  • [4]
    Orwell (George), Hommage à la Catalogne [1938], Paris, 10/18, 2000.
  • [5]
    Une autre recension de cet ouvrage a été publiée dans un fascicule précédent (Bulletin de psychologie, tome 71, 6, p. 949).
  • [6]
    Kaës (René), Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
  • [7]
    Enriquez (Eugène), De la Horde à l’État. Essais de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983.
  • [8]
    Znaniecki (Thomas), Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Récit de vie d’un migrant [1919], traduit de l’américain par Yves Gaudillat, Paris, Nathan, 1998.
  • [9]
    Kaës (René), Le complexe fraternel, Paris, Dunod, 2008.
  • [10]
    Caron (Jean), Guay (Stéphane), Soutien social et santé mentale : concept, mesures, recherches récentes et implications pour le clinicien, Santé mentale au Québec, 30, 2, 2005, p. 15-41 ; Michaëlis (Nicolas), Conduites d’appropriation individuelle et collective du soutien social, thèse de doctorat de psychologie, Université de Toulouse, 2012.
  • [11]
    Anzieu (Didier), L’illusion groupale, Nouvelle revue de psychanalyse, 4, 1971, p. 73-93.
  • [12]
    Ladreyt (Sébastien), L’expérience paradoxale de la solitude professionnelle. Le cas des directeurs de service pénitentiaire en maison d’arrêt, thèse de doctorat de psychologie, Conservatoire national des arts et métiers, Paris, 2017.
  • [13]
    Lhuilier (Dominique), Les surveillants de prison : identité professionnelle et crise de légitimité, Les cahiers de la sécurité intérieure, 31, 1998, p. 135-150 ; Lhuilier (Dominique), Simonpietri (Alain), Rolland (Dominique), Veil (Claude), L’encadrement pénitentiaire : pratiques professionnelles et représentations de la fonction dans une situation de changement. rapport de recherche, G.I.P., Mission de recherche Droit et Justice, 2000.
  • [14]
    Voir « Psychologie de l’art », Bulletin de psychologie, n° 410 et 411, 1993.
  • [15]
    Schreber (D. P.), Denkwüdigkeiten eines Nervenkranken [1903], Mémoires d’un névropathe, traduit de l’allemand par Paul Duquenne et Nicole Sels, Paris, Seuil, 1975.
  • [16]
    Référence à l’article de Bernard Mary « Freud et le langage d’organe », dans Savoir de la psychose, Paris, De Boeck, 1999, p. 17-63.
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Lévy (André), En quête de sens, voies de la connaissance, Paris, l’Harmattan, 2018

1Nous sommes tous nés avec la passion de savoir et de comprendre. Dès le plus jeune âge, les enfants ne cessent de demander à leurs parents le pourquoi des choses. Nous ne nous contentons pas de répéter automatiquement les gestes appris, mais avons besoin d’en comprendre la raison, d’où nous venons ? Mais aussi de comprendre l’univers dans lequel nous vivons : pourquoi la pluie ? Pourquoi le jour après la nuit ? Pourquoi la mort ? Mais le sens peut aussi nous égarer. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre comment il se construit et ce que nous en faisons.

2Les donneurs de sens ne manquent pas : les religions, les astrologues, les éducateurs, tous ceux qui pensent détenir la vérité. Il y a un moment où ces réponses ne nous suffisent plus et où l’on décide de les chercher nous-mêmes, avec les ressources de notre esprit, notre intelligence, nos émotions, notre sensibilité, notre imagination. Ce moment est capital. Là, commence la quête.

3Depuis toujours la question du sens, entendu comme recherche d’orientation dans l’espace ou le temps, ou comme signification du présent, a hanté les esprits. Au cours des siècles, philosophes, poètes, savants se sont efforcés de parvenir à une meilleure connaissance du monde, par leurs réflexions, leurs inventions et leurs découvertes. Leur héritage est précieux. Mais la question du sens reste ouverte. LE sens demeure introuvable.

4Quand elles sont apparues, les sciences ont cru pouvoir y apporter une réponse définitive. Le déterminisme scientifique suppose que l’univers est organisé de façon rationnelle, régi par des lois qui déterminent son devenir. La connaissance de ces lois, obtenue à partir de l’observation de régularités, permettrait donc de prévoir le futur de situations connues.

5La logique déterministe a permis des progrès spectaculaires dans le domaine scientifique, qui ont permis une amélioration des conditions de vie pour une grande part de l’humanité. Imprégnant progressivement les sociétés occidentales, elle a joué un rôle déterminant dans l’organisation de la vie collective et individuelle, instaurant une culture du projet, la capacité d’anticiper les conséquences des décisions, et, de façon générale, la formation d’organisations plus performantes. La généralisation de la logique déterministe n’a cependant pas entraîné que des effets bénéfiques.

6La capacité de prévoir est en effet une source de pouvoir considérable. Ainsi, la domestication de la nature et l’exploitation de ses richesses ont causé des dommages irréversibles dans l’environnement. En même temps, l’exercice de ce pouvoir a servi à instaurer dans la société des pratiques de contrôle sur les conduites et de la pensée, tendant à les uniformiser, à éliminer tout imprévu et toute déviance, donc à les rendre plus prévisibles, permettant leur instrumentalisation au profit d’intérêts économiques ou politiques. Ce contrôle cependant n’est jamais absolu. Comme l’a montré Claude Lefort à propos de Soljenitsyne : il y a toujours « un homme en trop » [1].

7Le déterminisme scientifique ne prétend cependant prévoir que ce qui est prévisible, régi par des lois identifiables. Il ne doit donc pas être confondu avec la doctrine déterministe qui suppose que Tout est déterminé à l’avance. Reconnaissant une part du hasard et d’incertitude en physique, notamment à l’échelle subatomique, de nouvelles découvertes nouvelles en ont donc relativisé la portée, sans toutefois mettre en question les théories existantes qui se confirment dans la plus grande partie de l’univers.

8Dans le champ de la vie humaine, en revanche, l’intervention d’événements imprévus rend toute prédiction approximative et aléatoire. Ainsi les prédictions faites par des sociologues ou économistes, tels Adam Smith, Auguste Comte ou Karl Marx, selon des perspectives différentes, ânonnant un avenir de progrès pour l’humanité se sont trouvées toutes démenties par les faits.

9De nombreuses recherches ont également été entreprises par des psychologues et des psychologues sociaux pour étudier, avec des groupes expérimentaux opposés d’un nombre réduit d’individus, des processus que l’influence et les interactions sociales, l’apprentissage, le changement, ou encore la vie des groupes et des organisations. Les résultats obtenus ont cependant été peu probants. Tributaires des conditions dans lesquelles les recherches avaient été conduites, ils étaient forcément relatifs, et difficilement transposables à plus grande échelle. Cela n’a pas empêché que leurs théories aient servi de référence pour des pratiques de gestion ou de management en concordance avec les représentations et les valeurs prévalant à l’époque. Un grand nombre de chercheurs ont ainsi été conduits à la conviction que, la démarche déterministe, appropriée pour l’étude des phénomènes physiques, régis par des lois, ne l’était pas pour les recherches dans le champ de la vie humaine. Ils ont ainsi imaginé une autre démarche tenant compte de sa spécificité.

10Sans vouloir pousser l’analogie trop loin, on pourrait considérer la vie humaine, la vie sur terre, comme une « singularité » dans l’univers, au même titre que les « singularités » en physique, c’est-à-dire les zones de l’univers comme les trous noirs, où les lois de la physique ne s’appliquent pas, où la capacité de prévoir est réduite à néant et où le temps subit une distorsion. On sait, grâce à la physique relativiste, que le temps n’est pas, comme on le pensait, une entité absolue, indépendante des événements, mais une dimension de l’univers, associée à celles de l’espace, propre aux objets qui en font partie, et relative à leur masse et à leur densité.

11Le temps psychologique et social varie, de même, en fonction des situations, des événements et de l’intensité avec laquelle ils ont été vécus. Contrastant avec l’ordonnancement rassurant de l’univers physique, l’univers humain évolue en permanence et il est donc difficile d’y discerner des régularités qui permettraient d’établir les lois qui le gouvernent.

12Comme tout l’univers vivant, composé d’innombrables espèces, l’ensemble des humains est fait de diversité et de singularités. Il comprend un grand nombre de populations, différentes par l’origine ethnique, les traditions, l’histoire et la langue, chacune composée d’individus tous uniques, bien que semblables. Leur histoire est marquée par l’irruption d’événements imprévus qui en modifient parfois à mieux se connaître, à prendre conscience de leur finitude, et à nouer les liens qui tempèrent leur infinie solitude. Et peut-être à accéder à ce bien que Spinoza considérait le plus précieux, la joie de vivre. Deux voies contraires s’offrent donc à l’homme pour accéder au sens et à la connaissance. Toutes deux sont à la fois nécessaires et inconciliables. Comme le sont l’ordre et le désordre, les régularités et les singularités, le prévisible et l’improbable.

13Quant à nous, nous avons toujours à la fois un pied dans le présent et un regard tourné vers le futur. Il faut pourtant choisir, car ces voies commandent nos décisions, nos actes, nos engagements. Mais c’est oublier que le sens, le plus souvent nous échappe.

14Ainsi, Sartre, qui, pendant l’occupation, rédigeait tranquillement L’Être et le néant[2], savait-il qu’il se ferait plus tard le chantre de l’engagement politique ? Hanna Arendt avait-elle prévu que ses propos dans le rapport sur le procès Eichmann [3] allaient provoquer la colère de ses amis juifs, qui l’accuseraient de trahison ?

15Nous ne sommes pas propriétaires du sens que nous construisons. Nous ne maîtrisons ni d’où il nous vient, ni vers où il peut nous conduire. Dégoûté de la politique après le silence de ses amis socialistes devant ses révélations dans « Hommage à la Catalogne » sur les crimes commis par les milices soviétiques contre leurs alliées anarchistes, George Orwell [4] choisit de se retirer dans son jardin pour y terminer sa vie. Aussi, le sens de la quête pourrait bien n’être, après tout, que le temps qu’il nous reste.

16

SONNET 77, William Shakespeare, 1620
Thy glass will show thee how thy beauties wear,
Thy dial how thy precious minutes waste,
The vacant leaves thy mind’s imprint will bear,
And of this book this learning may’st thou taste.
The wrinkles, which thy glass will truly show
Of mouthed graves will give thee memory ;
Thou by thy dial’s shady stealth may’st know
Time’s thieves progress to eternity.
Look, what thy memory cannot contain,
Commit to these waste blanks, and thou shall find
Those children nursed, deliver’d from thy brain,
to take a new acquaintance of thy mind.
These offices, so soft as thou will look,
Shall profit thee and much enrich thy book.
J’ai osé cette traduction :
Dans votre miroir vous verrez vos beautés dépérir,
Dans votre montre s’écouler vos précieuses minutes.
Feuilles blanches qui s’imprimeront dans votre esprit,
Puissiez-vous en apprécier la leçon !
Les rides que votre miroir reflètera justement
Vous feront souvenir des tombes bouche ouverte
Et avec les aiguilles tremblotantes de votre cadran,
Vous suivrez la progression des voleurs de temps vers l’éternité.
Regardez, annoté dans ces pages vierges,
Ce que votre mémoire ne peut contenir, et vous verrez
Ces enfants choyés, nés de votre cerveau,
Vous aider à connaître votre esprit autrement.
Ces enfants, aussi tendre que soit votre regard,
Vous en profiterez, comme ils enrichissent votre livre.

17André Lévy

Le Gendre (Anne-Christine), Femmes surveillantes. Hommes détenus, Paris, L’harmattan, 2017 [5]

18Cet ouvrage de 170 pages prend appui sur les travaux doctoraux conduits par Anne Christine Legendre, psychologue clinicienne travaillant au sein de l’Administration pénitentiaire. Il interroge la place des femmes au sein du corps de surveillance et explore la nature et l’étiologie des résistances défensives face à la féminisation progressive du corps. Comment comprendre les arguments convenus opposés par le personnel masculin, notamment sur la nécessaire protection de femmes « naturellement vulnérables » face aux violences physiques et sexuelles ? La perspective adoptée est résolument pluridisciplinaire, à la fois psychanalytique, sociologique, psychosociale, anthropologique, tout en resituant la réflexion dans un contexte socio-historique et juridique. C’est là un des points forts de cette recherche.

19L’auteure montre comme cette administration s’est structurée autour de principes militaires et religieux mono-sexués. L’objectif symbolique poursuivi est l’expiation de la faute par la mise à distance d’un détenu devenu figure de relégation et d’asservissement au nom du sur-pouvoir social exercé contre l’infracteur. L’institution pénitentiaire serait ainsi « une maison des hommes », un système viril avec ses dimensions culturelle, imaginaire et symbolique dont l’ordre établi se trouve interrogé, au sein même du corps de surveillance, par la présence croissante des femmes.

20L’approche psychanalytique groupale (Kaës, 2009) [6] citée par l’auteure montre comment cette évolution sociodémographique provoque des collusions sous-jacentes aux défenses sociales : les pactes dénégatifs et les alliances inconscientes, gages de la cohésion et de la pérennité du système, se trouvent fragilisées par la féminisation du corps et les menaces de rupture du pacte narcissique qu’elle fait peser sur lui : le refoulé fait alors retour. L’arrivée des femmes dans les détentions pour hommes réactive les fantasmes, lève les dénis et renforce l’étanchéité des clivages défensifs.

21La mobilisation par l’auteure d’approches freudienne, kleinienne et psychosociologiques, débordant la seule psyché individuelle et interrogeant la transformation du corps social en l’état de culture à partir des travaux d’E. Enriquez (1983) [7] est clairement présentée et conduite avec pertinence. « La famille pénitentiaire » apparaît ainsi en cours de recomposition avec l’arrivée de surveillantes. Radicalement le cours, affectant la perception du temps qui s’écoule, qui s’accélère ou ralentit. Sans oublier les incidents mineurs – une rencontre inopinée, un rendez-vous manqué – se produisant régulièrement dans la vie quotidienne, qui peuvent avoir des répercussions inattendues.

22Une censure psychique inconsciente, comme la « censure cosmique » que produisent les trous noirs, interdit d’observer de l’extérieur les processus internes dans la vie des individus et des groupes. C’est bien, en effet, parce qu’ils ignorent ou veulent ignorer que les normes sociales sont des prescriptions, et les considèrent comme des lois naturelles, que les membres des sociétés s’y conforment sans réserve et sans les contester. Et aucun individu ne pourrait vivre normalement s’il était conscient de tout ce qui se passe dans son corps, et si certains éléments de son passé n’étaient l’objet d’un refoulement inconscient. D’où l’obligation pour le chercheur d’être physiquement présent, et de s’engager, mentalement et affectivement dans ce qu’il étudie, notamment dans les relations qu’il noue avec ceux dont il recueille les témoignages.

23Paraissant insaisissable et anarchique, l’univers humain comporte cependant une organisation complexe, un système d’équilibres subtils qui s’adapte au fur et à mesure. Pour en découvrir le sens, on renoncera à l’illusion de prévoir son futur. On portera en revanche son attention sur la réalité évanescente et singulière du présent, son épaisseur et sa complexité.

24On admettra, avec Marcel Mauss notamment, que les consciences individuelles portent l’empreinte du sens des institutions – du Tout où elles sont comprises. On cherchera à comprendre l’expérience vécue par des individus participant à des situations concrètes, et sur le sens qu’ils leur donnent, et avoir ainsi accès à ce qui fait sens pour l’ensemble humain dont ils dépendent.

25C’est dans cette perceptive, par exemple, que le sociologue Znaniecki [8] a recueilli le récit d’immigrants polonais vers l’Amérique au siècle dernier. Cela lui a permis de comprendre l’histoire sociale et économique de la Pologne à l’époque, ainsi que la signification du phénomène de l’immigration en général. Ou encore, en se fondant sur l’analyse de quelques cas de patientes, Freud a été en mesure de produire une théorie de la structure de l’inconscient. Dans un passé plus récent, l’ethnologue Favret-Saada a pu saisir la signification du système de sorcellerie dans une communauté de Mayenne, en y participant personnellement et en étudiant le langage et les pratiques des ensorcelées et des envoûteuses.

26Réalisées dans des conditions et avec des populations diverses, selon des approches ethnologiques, sociologiques, linguistiques ou cliniques, de telles recherches ont permis de réunir nombre d’éléments servant une compréhension intime de ce qui façonne la vie des individus et des groupes, les défis auxquels ils se sont confrontés et leur ancrage dans une histoire.

27La connaissance qui résulte de ces recherches n’est d’aucune utilité pratique. Aucun pouvoir ne peut se l’approprier ni s’en servir. Mais pour ceux qui la partagent, elle permet de rendre le monde moins étranger, moins opaque, plus désirable. Cette perspective de recherche présente quelque parenté avec d’autres expériences visant aussi à produire du sens, mais qui mobilisent moins l’intelligence et la raison que l’émotion, la sensibilité ou l’imagination. On peut ainsi citer l’amour, l’érotisme, l’extase ou encore la méditation. Parmi elles, l’art a une place essentielle. Au-delà de la satisfaction des seuls besoins vitaux, la poursuite du beau a toujours et partout constitué un souci majeur dans les sociétés humaines, en même temps que la recherche du vrai et du juste.

28Il s’est exprimé dans les objets usuels, dans la construction et la décoration des habitations, des monuments et représentations religieuses, les palais, les chants et les danses, tissant un fil entre les générations successives, et donnant corps à une identité collective et sa continuité dans le temps. Inspiré par la nature, l’art ne cherche pas à la copier ou à la reproduire. La réalité qu’il veut rendre sensible, captée dans l’entre-temps fugitif du présent où elle se donne à voir, transfigurée et mise en forme par la main de artiste dans la matière choisie – rythmes et sons, pierre ou terre cuite, toile ou papier –, devient objet ou figure intemporelle.

29Ainsi, l’animal dont une main humaine a autrefois tracé la figure sur la paroi d’une grotte, n’est pas celui de la bête qui gambadait dans la plaine ; transfiguré, il demeure, inscrit sur ces murs, le témoin pour toujours des temps passés et de l’histoire et de la vie de ceux qui les ont vécus. De même, la cathédrale de Rouen, peinte par Monet dans la lumière du jour à telle heure, avec ses reflets et ses ombres, est bien davantage que la bâtisse de pierre qui se dresse aujourd’hui sur la place : elle est le lointain vestige de la ferveur élevée vers le ciel par des générations de fidèles.

30La jeune fille pleurée par Ronsard, frappée en sa « première fleur », est l’image éternelle de toutes celles, mortes prématurément, victimes d’un destin injuste. Ou encore, le penseur de Rodin, le vieil homme dans la pénombre peint par Rembrandt donnent à voir, par leur posture et leur regard, la sagesse humaine, l’attente tranquille de la mort. Aucune œuvre d’art ne dit le sens, elle le laisse seulement entrevoir, dissimulé, énigme dont seul l’auteur possède la clé. Elle se déploie dans une zone grise, entre dits et non-dits, laissant toujours planer des ambiguïtés, des allusions, des effets de sens à déchiffrer.

31Dans un célèbre sonnet, Shakespeare s’adresse à une femme inconnue. Il lui demande de regarder dans son miroir comment se dégrade sa beauté, dans sa montre s’écouler ses précieuses minutes, de voir dans les rides qui se creusent dans son visage, la bouche ouverte des tombes, ou encore de suivre avec les aiguilles de son cadran la progression des voleurs de temps vers l’éternité. Et il l’invite à en saisir la secrète leçon, suggérée dans des feuilles vierges. Ce poème illustre comment peut naître du sens à partir d’une simple description, factuelle mais sans concession, relative à une expérience universelle.

32Le choc émotionnel que provoquent la brutalité de l’interpellation, la puissance et la cruelle précision des métaphores, était sans doute voulu, le moyen par lequel le poète espérait faire entendre « ce que la mémoire ne peut contenir », et amener ses lecteurs à une prise de conscience salutaire. L’étonnement est en effet à l’origine de toute connaissance ; le choc, par exemple, provoqué par l’évocation d’une réalité qu’avait perdue notre mémoire.

33Contrairement au savoir qui se transmet, la connaissance n’a de sens que partagée. Elle n’est pas une arme, ni un pouvoir. Mais elle aide ceux qui en font l’expérience.

34Anne-Christine Legendre souligne alors l’ambivalence d’un familialisme institutionnel prégnant et réactivé. Ce ciment social, espace contenant, gage de sécurité, favorise un entre soi pénitentiaire défensif. Il cristallise l’ordre symbolique institué. Il catalyse les mécanismes d’emprise, de débordements affectifs et d’exclusion. Ainsi, le complexe fraternel, « organisation intrapsychique des désirs amoureux, narcissiques et objectaux, de la haine vis-à-vis de cet autre que le sujet reconnaît comme frère ou comme sœur » (Kaës, 2008, p. 26) [9] se développe avec ses fantasmes de jalousie et ses rivalités. L’auteure relève ainsi une endogamie prescrite qui sous-tend l’enfermement et ne permet pas au personnel de satisfaire « le besoin de respiration en dehors du travail hors de la famille pénitentiaire ». Les femmes surveillantes adoptent parfois un certain mimétisme viril pour satisfaire aux enjeux symboliques de reconnaissance sous peine d’exclusion (p. 58) d’un espace professionnel et familial élargi mais aliénant. A contrario, l’inversion subversive de la division sexuée des tâches, qui est relevée avec pertinence par l’auteur (p. 121), renforce les défiances du personnel masculin : la double délégation du « sale boulot » de contention des « délinquants » aux personnels pénitentiaires et des fouilles sur les détenus hommes aux seuls personnels masculins encourage le sentiment d’iniquité.

35Toutefois, le développement présenté ici sur « la famille pénitentiaire » nous semble parfois réducteur : il renvoie les pénitentiaires à l’obligation d’un entre soi organique familial et professionnel, les obligeant « à ne rien dire de leur profession à l’extérieur du cercle étroit de la prison » (p. 43), les assignant à l’état de « victimes univoques de projections négatives et de représentations caricaturales » (p. 46).

36Le chapitre 4 sur le corps en détention (p. 123-150) est particulièrement intéressant. Il fait notamment référence au corps incarcéré comme objet de l’emprise du pouvoir, au « dépaysage » des sens et à la résistance de ce même corps, aux formes de la sexualité en prison et à la façon dont la présence d’une surveillante dans les coursives réactive fantasmatiquement interdits et pulsions. L’auteure explore avec justesse les résonances fantasmatiques du geste professionnel des fouilles, qui « efface tactilement les enveloppes corporelles et psychiques » (p. 145). La réflexion sur les conséquences plus larges d’une « fluidisation des genres » en prison, introduite par la féminisation du corps de surveillance, est fort intéressante.

37L’exploration de la place de la sexualité en prison dans un univers de contention et de mutisme imposé au corps sexué conduit à relever quelques avancées notables comme la mise en place d’unités de vie familiale (UVF). Mais elle n’interroge pas l’organisation du travail dans ces quartiers et la façon dont les femmes peuvent reconquérir quelques marges de manœuvre face aux virilismes à l’œuvre. C’est là une fragilité de cette recherche que de reléguer le travail à l’arrière plan.

38Les verbatim sont certes utilisés tout le long de l’ouvrage avec pertinence et illustrent des propos de l’auteure en rendant la lecture fluide et vivante. Mais on peut regretter le déficit d’observations de situations de travail réelles, ce qui laisse alors une place centrale aux représentations du travail, à ce qui se dit du travail et aux vécus associés, au détriment de l’activité réelle des personnels de surveillance face à une organisation qui reproduit les stéréotypes de genre. Plusieurs questions restent ainsi en suspens et nous laissent dans l’expectative de développements ultérieurs.

39Que dire de la capacité de riposte des surveillants face à ce qui semble décrit par l’auteure comme un déterminisme social ? Comment qualifier plus précisément le travail d’émancipation collective du sale boulot incluant les personnels de commandement, de direction et les détenus ? Quelle place particulière tiennent les surveillantes dans cet effort de riposte créative, individuelle et collective ? Que dire de l’évolution possible du soutien social perçu par le personnel de surveillance face aux transformations des profils socio démographiques des professionnels et du métier (Caron, Guay, 2005 ; Michaëlis, 2012) [10] ?

40Le cadre d’intervention n’est également pas rappelé et une certaine confusion règne entre activité de recherche et exercice professionnel de la psychologue clinicienne. Il aurait été intéressant d’interroger les effets éventuellement transformatifs induits par la recherche elle-même, sur les représentations des surveillants et des personnels rencontrés.

41Certaines assertions nous semblent parfois fragiles, peu étayées par cette recherche ou la littérature et contestables dans leur apport réel à l’analyse : l’existence supposée d’une fraternité maçonnique reste non exploitée. La référence (p. 96) aux travaux de Abraham Zaleznick repris par Gilles Arnaud et sensés, selon l’enfance des dirigeants, prédéterminer des types psychologiques de leader, reste très contestable. Elle nous semble hors champ par rapport à la thématique abordée et éthiquement discutable car déterministe et reléguant, là encore, le travail à une position subalterne.

42On peut regretter encore le manque de développement de la partie touchant aux abus de pouvoir et le harcèlement moral à l’endroit des surveillantes. Bien que s’inscrivant dans la lignée des travaux de Marie France Hirigoyen, cette partie s’étaye sur quelques propos épars de professionnels sans donner à voir comment l’organisation du travail encourage insidieusement ce phénomène. Elle reste donc assez dénonciatrice.

43Enfin, des ressources bibliographiques nous semblent manquer pour soutenir la réflexion sur le système carcéral. Ainsi, les travaux de D. Anzieu (1971) [11] sur l’illusion groupale et l’esprit de corps au sein de l’ensemble de l’institution pénitentiaire, présents notamment dans les équipes de direction (Ladreyt, 2017) [12], aurait pu être mobilisés dans la réflexion pour comprendre dans quelles mesures et à quelles conditions cette idéologie défensive inclut les surveillantes. De même, les travaux de D. Lhuilier [13] sur le personnel de surveillance (1998), ou ceux sur l’encadrement pénitentiaire (2000) auraient pu éclairer les analyses proposées dans cet ouvrage.

44Au delà de ces dernières remarques, ce livre constitue une réelle contribution à la problématique « genre et institution » : il nous offre l’opportunité d’une réflexion sur l’arrivée de femmes dans des institutions masculines et les processus alors observables.

45Sébastien Ladreyt

Roman (Pascal), L’adolescence, un passage, Lausanne, Antipodes, 2018, 261 p.

46Dans le monde d’aujourd’hui, vivre une adolescence est un « luxe » : l’adolescent, contrairement aux siècles passés, n’a plus à aller travailler pour soutenir le foyer familial, mais peut bel et bien continuer d’être entretenu par ses parents, du fait de l’évolution du système éducatif dans le milieu scolaire et familial. Le luxe est un mode de vie généralement associé au superflu, au non nécessaire. L’adolescence est peut-être un luxe aujourd’hui par rapport à d’autres époques, d’autres modes de vie, par rapport à certains endroits de notre planète terre ; les évolutions de notre société occidentale moderne l’ont en partie engendrée. Aujourd’hui, peut-être, c’est l’adolescence elle-même qui engendre certaines voies d’évolutions sociétales. Au-delà d’être ce luxe, cependant, elle est devenue une période charnière et spécifique de la vie, qui s’est même instaurée comme norme, par laquelle passe l’enfant pour se construire dans son devenir adulte. L’adolescence peut donc être perçue comme un luxe sur le plan sociétal, mais sur le plan individuel, autant que l’on s’en souvienne, il s’agit d’une période critique, qualifiée d’ingrate par certains, de « crise » par d’autres. Ce luxe aurait donc une double face où s’articule ce que Pascal Roman nomme « le complexe autonomie-dépendance ». L’adolescence est ce temps où l’individu est travaillé par le deuil des objets de l’enfance et le tissage des nouveaux investissements de l’âge adulte en construction. Poussé et agi par une force intérieure, en appui sur une extériorité en pleine mutation – la puberté, phénomène physiologique qui, en général, atteste du début de l’adolescence –, l’adolescent est tiraillé entre des forces opposées voire contradictoires. Il doit s’initier à devenir auteur compositeur de son propre cheminement, entre nouvelles potentialités internes et attentes externes et sociales.

47L’œuvre de Pascal Roman est un réel plaidoyer de cette période de tiraillement du sujet, tout en étant une base d’étayage solide pour les adultes qui côtoient ces êtres en métamorphose. C’est un petit traité pédagogique d’initiation adolescente, écrit notamment à l’intention des parents, que l’auteur a construit sous la forme d’un abécédaire : à chaque page, une lettre, une entrée conceptuelle, de A à Z, amour, autonomie, humeur, idole, internet, kilo, limites, revendication…

48Pascal Roman a avant tout réalisé, dans cette œuvre, un travail de liaison conséquent. Il propose des liens entre chaque article : à l’appui d’astérisques marquant tous les mots faisant l’objet d’une autre entrée conceptuelle dans le livre, le lecteur peut choisir de lire l’ouvrage en allant d’un concept à un autre. Par exemple, à l’article « loi », l’auteur propose une compréhension au sens de « limites », la question des limites faisant elle-même l’objet d’un autre article qui peut renvoyer, dans son contenu, à d’autres aspects du passage adolescent, étant eux aussi traités dans le livre, tels que la sexualité, le groupe, les conduites à risque ou encore les réponses de l’environnement, la figure du répondant. C’est à l’image du passage adolescent, indomptable à la linéarité, que Pascal Roman a construit ce manuel, véritable arborescence adolescente où l’on peut passer d’une dimension à une autre : le lecteur est ainsi guidé sur le chemin d’une compréhension de l’adolescent dans la globalité de sa complexité. L’être en pleine métamorphose, qui parfois nous égare, peut ainsi nous apparaître plus total et familier.

49Un autre travail de liaison réalisé par l’auteur est également perceptible au niveau de la connexion qu’il établit entre les phénomènes adolescents et l’ensemble du développement de l’individu : le jeune est ainsi relié à l’enfant qu’il a été et à l’adulte qu’il devient par le biais de la sexualité infantile, organisatrice du développement psychosexuel du sujet. En effet, Pascal Roman propose une compréhension de l’adolescent à l’aide d’une initiation à la grille de lecture d’orientation psychanalytique. Par là, il offre une mise en sens aiguisée de cette phase du développement, tout en restant suffisamment large pour ne pas catégoriser d’emblée une situation : en réintroduisant constamment le continuum normal-pathologique au sein des conduites adolescentes, l’auteur propose l’idée qu’une conduite en elle-même n’a rien de grave ou d’inquiétant tant qu’elle reste transitoire et dans une forme d’équilibre. Pascal Roman se fait souvent rassurant à l’égard des parents. Il dédramatise les conduites en les nuançant et en leur donnant un sens.

50Le travail de liaison le plus paradigmatique de l’ouvrage se situe dans le lien récurrent qui est établi entre l’adolescent et sa dynamique familiale, ses parents. Pascal Roman réintroduit une valeur d’appel aux manifestations adolescentes et propose régulièrement une ouverture sur les conduites à adopter en face, tout en se faisant compréhensif de la difficulté potentielle à laquelle le parent est confronté. L’auteur restitue aux parents un rôle à jouer sur cette scène adolescente de laquelle ils peuvent se sentir exclus, voire vigoureusement rejetés. Il leur restitue un positionnement actif en proposant d’entendre le conflit comme une attestation de la nécessité du lien. Pascal Roman s’inscrit donc dans cette dynamique de compréhension incessante, premier pas vers le jeune constituant un « prendre soin ». Les parents sont invités à apercevoir le défi ou la défiance que leur jeune peut leur opposer comme une affirmation de quelque chose de lui, proposé à leur regard, ou encore d’entendre autrement les conduites de rejet et de contre-identification : « ne pas vouloir ressembler à son parent est une manière de s’identifier à lui ». La contre-identification est un négatif de l’identification, elle prend appui sur celle-ci. L’auteur introduit l’idée que, dans la prise de distance de l’adolescent vis-à-vis de son milieu familial, les parents continuent de jouer un rôle fondateur et soutenant de l’identité de leur jeune. En effet, la réponse de l’environnement, le positionnement de celui-ci, sont autant essentiels à cet âge que lors des premiers temps de la vie. Même si les modes d’appel adolescents sont moins aimables, nous dit l’auteur, et que l’adulte en face peut être tenté de censurer ou de rejeter cet appel parce qu’il apparaît impoli, explosif, agressif, il est primordial de pouvoir se décaler afin de fournir une réponse structurante, cohérente. Cela passe notamment par une mise en sens de ces manifestations et revendications de l’être dont la mutation et les remaniements, sur tous les plans de son existence, le mettent en chantier et le chamboulent.

51L’œuvre de Pascal Roman, par sa grille de lecture, offre une compréhension du sujet dans sa globalité, construit par sa psychosexualité, au sein de laquelle l’adolescence n’est finalement qu’un apogée, un point culminant, une sorte de rond-point où le sujet tourne et retourne, évolue et régresse, revisite les différents stades de sa sexualité infantile, afin d’intégrer la sexualité instinctuelle génitale adulte qui l’assaille de l’intérieur. L’adolescent doit intégrer sa nouvelle potentialité orgasmique dans et par sa sexualité infantile. Mais ce dont il s’agit dans le fond, c’est de notre existence, le long de laquelle les processus de l’adolescent nous animent plus ou moins bruyamment. Ce livre peut alors permettre aux parents d’apercevoir ce qui, de leur propre adolescence, se joue et se rejoue sur la scène de leur vie. Parce que l’adolescence est cet apogée de l’existence, où les modalités relationnelles du sujet se dessinent et se tissent avec cette nouvelle capacité de jouissance qui s’amorce pour le restant de ses jours, elle est un passage, qui passe le relai à l’âge. Et c’est bien parce que ce passage adolescent nous concerne et nous interpelle tous d’une manière ou d’une autre, que chaque protagoniste se trouve dans une position que Pascal Roman qualifie d’« équilibriste » : en effet, cette période repose sur un réaménagement de l’espace et des limites, et chaque individu tente de s’ajuster sur le fil de la relation, tel un funambule, entre distance et proximité. L’adulte, par cet ajustement constant, peut alors accompagner le jeune dans le dénouement de son complexe autonomie-dépendance.

52En plus d’être une boussole pédagogique et compréhensive précieuse, l’œuvre de Pascal Roman nous invite à la rêverie et à l’imaginaire : à la fin de chaque article, le lecteur pourra trouver un extrait de roman, d’essai ou encore de pièce de théâtre, et pourra ainsi se représenter chaque phénomène de façon plus imagée et peut-être plus proche de la représentation de l’adolescent lui-même.

53Léa Orhand

Trochu (Thibaud), William James. Une autre histoire de la psychologie, Paris, Éditions du CNRS, 2018

54William James (1842-1910) est le philosophe de Pragmatisme (1907) et le psychologue des Principes de psychologie (1890) bien connu. C’est pourquoi le sous-titre, qui apparaît sur la couverture, « Une autre histoire de la psychologie » peut rendre perplexe, mais la perplexité est dissipée dès les premières pages.

55En effet, c’est « à l’un des aspects les plus troublants de ses écrits, à savoir son intérêt jamais démenti pour les phénomènes que l’on caserait aujourd’hui comme mystiques ou paranormaux » qu’est consacré ce livre, qui n’est pas seulement un exposé des idées de James, mais « une autre histoire de la psychologie », grâce au fil que l’auteur a pu utiliser : le vaste fonds d’archives de la famille James conservé à la bibliothèque Houghton à l’université Harvard, rarement étudié de façon systématique, en dépit du fait qu’il constitue un des matériaux privilégiés du travail scientifique et philosophique de William James.

56Formé en sciences naturelles, puis en médecine, il sera, en 1878, recruté comme professeur assistant de physiologie à l’université Harvard. Or, à cette époque, la psychologie est inséparable de l’étude du « merveilleux psychique ». Cela explique la complexité du travail et des œuvres de William James, mais aussi oriente vers « une autre histoire de la psychologie », que celle « d’un accès progressif et dépassionné à la scientificité sur le modèle de l’expérimentation en laboratoire ». Pierre Janet n’estimait-il pas que « les travaux des “anciens magnétiseurs” constituaient le véritable point de départ de la psychologie expérimentale » ? Ceux de James s’inscrivent dans ce contexte, que l’auteur développe en trois actes en forme de chapitres.

57Le premier chapitre est intitulé « L’impureté des origines de la psychologie expérimentale en Allemagne (1878-1880) ». Cette époque est marquée par deux controverses, que Granville Stanley Hall, en voyage d’étude dans ce pays, en 1879-1880, a rapportées à James, dont il sera l’informateur de ce qui s’y passe et qui ont conduit les psychophysiologistes à s’intéresser à la condition hypnotique.

58La première controverse est née du livre de Johann Karl Friedrich Zöllner (1834-1882), professeur d’astronomie physique à l’université de Leipzig qui, en 1878, publia le résultat d’expériences, qu’il avait menées avec le concours d’un médium, Henry Slade (1835-1905), dont il concluait à l’existence d’une quatrième dimension de l’espace et d’êtres invisibles évoluant dans cet espace.

59Convaincu de la réalité de ces « faits », Hermann Ulrici (1806-1884), éditeur de Zeitschrift für Philosophie and philosophische Kritik, somma les détracteurs de Zöllner de faire connaître pourquoi ils doutent de ce qu’ils avaient vu. Wilhelm Wundt (1832-1920), qui avait assisté à deux ou trois séances, répondit à Ulrici, en 1879, par « Le spiritisme, une question prétendument scientifique. Lettre à M. le prof. H. Ulrici de Halle », dont le titre suffit à rendre compte de l’opinion de l’auteur, que Hall envoya à James. Celui-ci la communiqua, pour publication dans le Popular Science Monthly, à George Miller Beard (1839-1883), qui s’était consacré, dès le milieu des années 1870, en tant que neurologue, à l’élucidation des grandes illusions modernes, comme le spiritisme, le mesmérisme et autres phénomènes apparentés. Dans une lettre adressée à The Nation, du 12 février 1880, Hall rendait compte, aux lecteurs de ce magazine, du « Spiritualisme en Allemagne », mais l’objet principal de sa lettre, écrivait-il, était d’appeler l’attention sur les très prometteuses observations expérimentales d’Adolf Weinhold (1841-1917), qu’il considérait comme « une étape très importante » pour expliquer la médiumnité, où il n’est plus question de fraude, comme le suggérait Wundt, mais d’hypnotisme, un état physiologique anormal, tandis que Gustav Fechner (1801-1887), ami de Zöllner, dans « Le point de vue du jour opposé au point de vue de la nuit » (1879), regrettait que Wundt eût fondé ses réflexions sur les expériences réussies, en éludant les expériences soldées par un échec, façon typique, selon lui, de clore prématurément une question.

60Une seconde controverse se révélera capitale pour James. Les spectacles du magnétiseur danois, Carl Hansen (1833-1899) avaient créé une véritable « fièvre ». À Breslau, en 1880, il suscita la curiosité du physiologiste Rudolf Heidenhain (1834-1897), qui obtint les mêmes résultats, qu’il exposa à la Société culturelle de Silésie et dont Hall se fit l’écho dans The Nation du 19 avril, ayant lui-même participé aux expériences. Ainsi, concluait-il, « au lieu de la vénérable hypothèse de la possession par des esprits désincarnés, nous disposons désormais de la théorie d’une distribution anormale dans les centres nerveux et de ses effets bien connus ».

61Comme l’observe Thibaut Trochu, en moins de dix-huit mois, on est passé, en Allemagne, des manifestations spirites observées par Zöllner, à une étude physiologique des individus en état hypnotique, dont James a été tenu informé par Hall. Qu’en sera-t-il alors des « recherche psychiques » en Grande-Bretagne et aux États-Unis ? C’est l’objet du chapitre 2, qui couvre la période 1882-1885.

62Dès 1868, James avait publié, dans The Nation, une recension du livre du médecin magnétiseur de Nancy, Ambroise-Auguste Liébeault (1823-1924), Du sommeil et des états analogues, paru deux ans auparavant, qui témoigne d’un intérêt précoce de James (il avait vingt-six ans) pour l’hypnotisme, concluant qu’il est temps que ces phénomènes soient conquis par la science.

63En 1882-1883, James fit un tour d’Europe et rencontra un grand nombre de savants, mais une rencontre, déterminante pour la suite de ses recherches, fut celle, à Londres, en janvier-février 1883, d’Edmund Gurney (1847-1888), un des fondateurs de la Society for Psychical Research, pour l’étude scientifique des phénomènes paranormaux.

64À partir de ce moment-là (1884), James s’engagea activement dans la recherche hypnotique, dans la lignée de Hall, qui avait publié, l’année précédente, dans Mind, un article sur le temps de réaction et l’attention dans l’état hypnotique. James participera, en 1885, à la fondation de la Society for Psychical Research américaine, qui comprenait cinq comités, mais c’est pendant l’hiver 1885 qu’il s’investit pleinement dans la recherche sur la condition hypnotique, comme responsable du comité de la Society chargé de cette question, mais aussi au phénomène mediumnique.

65Le chapitre 3 porte sur « Les recherches françaises sur le “somnambulisme provoqué” et leur retentissement international (1884-1887) » auxquelles James s’intéressera de très près. Sa correspondance suivie avec Théodule Ribot (1839-1916), qui étudiait les formes morbides de la vie mentale, ou avec Pierre Janet (1859-1947), le prouve.

66Complémentairement à la méthode pathologique de Ribot, l’hypnotisme, pratiqué à La Salpêtrière par Jean-Martin Charcot (1825-1893) apparut comme une nouvelle méthode d’expérimentation, mais souleva de nombreuses expérimentations et de nombreux débats. Ainsi, à la théorie du « grand hypnotisme », exposée par Charcot en 1882, sera opposée celle d’Hippolyte Bernheim (1840-1919) de la suggestion. Les recherches de Charles Richet (1850-1935), de Joseph Delboeuf (1831-1896), d’Henry Bergson (1859-1942), de Pierre Janet surtout, viendront enrichir les discussions, auxquelles William James rendra, dans les Principes de psychologie, un écho qui le montre passionné pour ces questions.

67Un quatrième chapitre est intitulé « Les avancées les plus importantes de la psychologie (1888-1892) ». C’est dans cette période que James finalise ses Principes de psychologie. Au mois d’octobre 1889 parut le livre d’Edmund Gurney, Frederic Myers (1843-1901) et Frank Padmore, Fantasms of the living, sept cent-vingt-deux cas « d’apparitions en temps de crise », dont les auteurs concluaient à une « action mentale à distance » et dont James fera un compte rendu enthousiaste dans Science du 7 janvier 1887, alors que Hall exprimera une opposition de plus en plus forte à ce genre de recherches et ne verra, dans cet ouvrage, qu’une « collection de fables ». Évidemment, James réagit vivement et poursuivra ses travaux, notamment une enquête sur l’écriture automatique, dont l’intérêt est, selon lui, « dans les questions qu’elles éveillent quant aux frontières de notre individualité ».

68En 1889 eut lieu, à Paris, le congrès international de psychologie physiologique, où les hypnotistes étaient en grande force, comme l’écrira James, qui intervint en réponse aux remarques de Pierre Janet. Les questions à l’ordre du jour, fixé par Charles Richet, étaient l’étude statistique des hallucinations, l’étude statistique de l’hérédité et l’étude générale de l’hypnotisme.

69Le compte rendu, que James fera du congrès dans Mind, n’entre pas dans les détails, mais sa correspondance permet de connaître la perception qu’il en eut, globalement positive, malgré l’absence de Charcot « indisposé » et de quelques autres, dont Wundt, qui, en 1892, dans « Hypnotisme et suggestion » fera une violente étude critique du modèle français, prétendant fonder sa scientificité sur l’étude de l’hypnotisme.

70En revanche, James, dès son retour d’Europe, en 1890, publie « Le moi caché », synthèse de ce qu’il estime important dans l’orientation contemporaine de la recherche en psychologie et présente les travaux français comme un exemple. Il fait l’éloge de Janet, à qui il reproche, cependant, de s’être limité à un groupe restreint de malades caractérisés par un déficit psychologique et souligne « l’urgence d’examiner l’ensemble des phénomènes associés aux croyances populaires sur la réalité du surnaturel ».

71Il retient la théorie de Myers d’un moi subliminal sous-jacent à la conscience ordinaire. Pour lui, cette « extra-conscience » marque une nouvelle ère dans la psychologie expérimentale. Ainsi que le montre Thibaud, aux yeux de James, « l’exploration des régions mentales subliminales » est, à la fois, « le problème central de la psychologie à venir », mais aussi le noyau phénoménal sur lequel il s’appuie pour proposer une révision de l’empirisme par un élargissement de l’expérience ».

72C’est bien une autre histoire de la psychologie, qu’à travers William James, rappelle ou nous fait découvrir Thibaud Trochu, histoire étayée par une vaste bibliographie et une liste manuscrite inédite, dressée par l’épouse de James, Alice Howe Gibbens (1849-1923) des « Livres de valeur tenus en haute estime par W. J. », qui font, chacun, l’objet d’une notice historique et critique, qui occupe une soixantaine de pages.

73Marcel Turbiaux

Nadal (Jean), La pulsion de peindre, Paris, L’harmattan, 2018

74De nombreux peintres se sont exprimés, voire interrogés sur leur art, mais aussi des philosophes, des historiens des psychologues [14]. Jean Nadal a le privilège d’être, à la fois, peintre et psychanalyste, ce qui l’a conduit, confie-t-il, « à [s’] interroger sur ce qui peut être spécifique de l’acte de peindre et en [est] venu à mettre en évidence et à proposer le concept de pulsion de peindre. C’est de cette rencontre qu’est né cet ouvrage ». Bien que Sigmund Freud ait déclaré que, devant le problème de la création artistique, la psychanalyse n’avait guère de réponse et devait baisser les bras, Jean Nadal ne rend pas les armes.

75Dans son essai, où il s’attache à déchiffrer ce mystère, le peintre s’efface derrière le psychanalyste, mais en faisant appel à un nombre tellement considérable de témoignages de peintres (mais aussi d’écrivains) que l’on peut regretter l’absence d’index, qui eut permis de dresser une anthologie de citations d’artistes sur « la pulsion de peindre », même si les écrits de Léonard de Vinci et de Mark Rothko sont les plus souvent appelés à la rescousse, artistes dont il écrit : « Rothko et Léonard partagent les mêmes fantasmes, mais ne les traitent pas de la même façon dans leurs œuvres ; le premier peint l’idée de la chose, le second la chose sublimée, rêvée ».

76C’est en 1920, avec Au-delà du principe de plaisir, qui marque un tournant dans son œuvre, que de Freud introduisit la pulsion de mort (Thanatos), concurrençant les pulsions de vie (pulsion d’auto conservation et pulsions sexuelles ou Éros), qui poursuit des buts contraires.

77Freud reprendra, d’ailleurs, le concept de pulsion dans l’Abrégé de psychanalyse (posthume, 1940), en tant « que forces qui agissent à l’arrière-plan des besoins impérieux du ça et qui représentent dans le psychisme les exigences d’ordre somatique et sont par nature conservatrices ». Ces pulsions sont nombreuses, mais, selon lui, « l’énergie de l’une peut se transférer à une autre ». Pour Nadal, « c’est le cas effectivement de l’espace pictural et de la création artistique, qui peut être envisagé comme lieu de conceptualisation des pulsions qui autorise des déplacements d’investissements tout en préservant le point d’équilibre entre Eros et Thanatos », dont il fournit plusieurs exemples, Pablo Picasso, Henri de Toulouse-Lautrec, Eugène Delacroix.

78Nadal insiste sur le rôle de la couleur. Selon lui, « ce n’est pas le peintre qui travaille la couleur, c’est la couleur qui le travaille ». Elle « joue un rôle essentiel dans la mise en forme des destins pulsionnels ». Dans l’expression de la pulsion, sa mise en forme et sa manière de provoquer le regard de l’autre, l’inconscient du destinataire, qui jouit de ses propres fantasmes. Un chapitre entier est consacré à débattre de cette question, « fil conducteur dans l‘histoire de la peinture » et « métaphore de la dramatisation du corps », car « on peut considérer que la toile est effectivement un prolongement du corps ». C’est ainsi que « la peinture parle, la peinture pense, la peinture rêve ».

79Tout le livre est, d’ailleurs, une « rêverie » au sens de « méditation », sur « la pulsion de peindre », dans laquelle Nadal voit aussi une érotisation du dévoilement des énigmes les plus archaïques ou, comme l’indique le sous-titre, « La toile et son inconscient », cet inconscient du peintre, qui s’adresse et parle à l’inconscient du regardant.

80C’est un livre qu’on ne peut résumer, tant il est riche d’aperçus et d’une érudition implacable, c’est un livre qu’il faut lire.

81Marcel Turbiaux

Frame (James), Philosophie de la folie (1860) Réflexions biographiques d’un mélancolique sur la folie et son traitement moral, postface de Jacques Postel, traduit de l’anglais et présenté par Marie-Hélène Brunel, Fanny Hercouët, Chantal Tanguy et David F. Allen, texte annoté par D. F. Allen, Paris, EPEL, 2018

82Nous devons à David F. Allen la publication en français d’ouvrages de langue anglaise inconnus en France et qui relatent l’histoire de la psychiatrie anglo-saxonne non seulement écrite par des psychiatres, mais aussi par des patients qui ont connu l’internement. C’est le cas de James Frame, citoyen écossais qui ne signe pas la première édition de son livre parue en 1860, à la fois à Édimbourg, à Londres et à Glasgow sous le titre The Philosophy of Insanity, qui raconte l’histoire de sa maladie et de ses internements en 1843 et 1856.

83L’introduction de ce livre intitulée « À la recherche de James Frame » fait savoir que l’auteur de ce livre se définit comme « ancien pensionnaire de l’asile royal pour les aliénés de Glasgow à Gartnavel », mais sans faire connaître son nom, ce qui fait énigme pour ses contemporains et pose la question du statut du nom propre pour ce sujet. James Frame informe néanmoins des coordonnées de l’asile où il a été interné, donnant ainsi un indice qui permettra peut-être de trouver, un jour, son nom. Il ne se positionne pas seulement comme patient dévoilant ses propres manifestations symptomatiques, mais, en observateur avisé, il décrit les autres patients dans leurs accès de folie. Adoptant aussi le point de vue des soignants, il s’identifie soit à l’infirmier soit au médecin et fait connaître son point de vue sur les divers traitements médicamenteux, répressifs ou sédatifs ainsi que sur les prises en charge institutionnelles. Il est sensible à l’abord thérapeutique pratiqué dans cet établissement selon la méthode de « non restraint » du docteur John Conolly qui s’oppose aux méthodes coercitives habituelles dans les traitements psychiatriques.

84Les auteurs de l’introduction c’est-à-dire les traducteurs, dont David Allen, écrivent : « Frame se trouve en face de la salle au-devant de la scène, il s’adresse à nous en tant que patient, soignant, porte-parole de la “non-restraint” et critique du fanatisme religieux et colonial. Il occupe une place de greffier et condamne, avec la plus grande lucidité, les asiles privés où l’on meurt si facilement, sans oublier les appareils utilisés pour brutaliser les fous ». Il se place ainsi en arbitre, ce qui lui donne l’occasion de changer de point de vue et de place : il se situe comme sujet faisant connaître le contenu de son délire, mais porte aussi sur lui-même le regard du psychiatre, ce qui fait dire aux auteurs de cette introduction qu’« il s’identifie souvent à l’asile de Gartnavel par la force même de son transfert, à la fois sur le docteur Alexander Mackintosh et sur la psychothérapie institutionnelle qu’il représente, par extension sur le traitement moral en tant que doctrine clinique ». Le psychiatre ainsi que l’espace institutionnel deviennent « un tenant lieu de sa subjectivité fluctuante », qui trouve ainsi un « cadre » qui le limite. Il est capable de décrire les différentes phases et manifestations de son délire et de faire entrer le lecteur dans son univers fou, mais son travail intellectuel sur la folie le rend particulièrement lucide dans sa folie : « je ne connais aucune raison pour que la folie et les asiles fassent exception à la règle générale selon laquelle la connaissance réduit l’angoisse ».

85Frame est un autodidacte, il le fait savoir avant même son hospitalisation ; il croyait posséder de grands talents dans un domaine particulier des sciences et, pour développer ce don, il s’était jeté corps et âme, pendant des années, dans les études, au point qu’étudier était devenu une manie dont il ne pouvait se passer et qui le plongeait dans une grande excitation. Hospitalisé, il obtient l’autorisation d’étudier à la bibliothèque de Gartnavel, ce qui lui donne l’occasion de consulter de nombreux livres et documents qui lui permettent de se faire une opinion sur la médecine psychologique pour la faire partager et diffuser une information sur les différents modes d’hospitalisation et les traitements de son époque. Il cherche à mettre en lumière la nature de la folie et s’y emploie grâce à l’écriture de son livre. Dans les « Remarques préliminaires » du chapitre I, il écrit qu’il ne peut « s’empêcher de croire que deux causes sont nécessaires pour produire la folie, une cause mentale et une cause physique, bien qu’une seule d’entre elles paraisse évidente ». Le chapitre II est consacré à la question « De quoi est faite la folie ? », cette question trouvant « difficilement une réponse, car la ligne qui sépare la santé mentale de la folie est invisible ». Dans le chapitre III, il décrit le contenu de son délire, mais aussi les délires qu’il rencontre. Le chapitre IV lui permet de rendre compte de l’effet de certains stupéfiants, en particulier du tabac. Le chapitre V aborde la question du fanatisme et de ses effets dans le domaine religieux – « la capacité de l’âme humaine à céder aux impostures les plus audacieuses, les plus cruelles, les plus vulgaires » – ce qui n’est pas sans rapport avec la voix dans son délire. Le chapitre VI propose les « Connaissances nécessaires à la préservation de la santé physique et mentale ». Le chapitre VII pose la question de l’hygiène ainsi que les différents types d’établissements et le travail des surveillants. Le chapitre VIII aborde le travail et les distractions comme éléments de guérison, moyens de socialisation tels que le préconise « le traitement moral » qui annoncent les méthodes d’ergothérapie actuelles. Le chapitre IX intitulé « Une chose effilochée et rafistolée » rassemble différents conseils qui vont de l’assurance-vie aux conseils destinés aux parents des fous. Le chapitre X se recentre sur le fonctionnement de l’asile de Gartnavel jusqu’à clore le propos de ce livre en proposant des rapports détaillés d’autopsie ainsi qu’une réflexion sur l’inceste et une conjuration de fantômes mélancoliques.

86James Frame est hospitalisé pour la première fois à l’asile de Gartnavel de la fin juin à la fin novembre 1843, internement demandé par Robert Frame, son frère. Dans un document d’admission daté de 1843, James Frame « expliquait à son arrivée à l’hôpital qu’un démon lui avait ordonné de détruire sa femme et qu’il s’était donc livré à la police ». Il apparaît que l’un des symptômes principaux de James Frame est « l’aversion envers ses proches ». James Frame trouve refuge à l’asile tout en maintenant sa conviction qu’il s’agit d’« un baraquement pour banditi » parce qu’au réveil, à la suite du premier épisode délirant qu’il assimile à un cauchemar, il voit à l’extérieur, par une brèche dans le mur de sa cellule, des hommes qui ressemblent à des soldats. Alors s’impose la conviction que les prétendus patients ne sont autres que des brigands : il n’y avait aucun homme fou ou honnête ou patient dans cet établissement. Il écrit : « Cette idée resta longtemps très forte et même après avoir quitté l’asile, je ne m’en étais pas débarrassé ». Le sentiment de persécution est d’emblée présent : convaincu qu’il fait savoir trop clairement à sa femme que des bandits sont présents dans l’établissement, ceux-ci l’ont exécutée, ce qui le « plongea plus encore dans la folie ». Même si l’idée délirante de la présence de ces bandits régresse, elle persiste et se maintient comme conviction. Elle accompagne un axe mélancolie-persécution inscrit structurellement.

87Durant l’été 1856, il demande lui-même un nouvel internement car, écrit-il, « une mauvaise santé et de l’angoisse à propos de ma famille avaient mis mon cerveau dans un état qui le prédisposait à une attaque (…) Je n’étais pas aussi mal que je l’avais été auparavant (…) je savais que, même si je devenais très fou, j’étais dans un endroit où je ne pouvais plus blesser personne : aussi, je connaissais fort bien l’asile, et ne souffrais plus des délires qui m’avaient tant hanté auparavant sur la nature de celui-ci ». Se sentant suffisamment mal pour n’être pas en sécurité en dehors de l’isolement et, de nouveau, traversé d’impulsions violentes, ne pouvant lutter seul contre elles, il se réfugie à l’asile ; ce deuxième internement a un effet apaisant. Malgré son aliénation, cet homme a su se montrer clairvoyant. Frame n’est pas dans la position d’un Daniel-Paul Schreber qui, au tout début du siècle suivant, écrit ses « Faits mémorables d’un malade des nerfs » [15] pour en faire un plaidoyer de juriste dont la finalité est d’obtenir son élargissement de l’hôpital psychiatrique et le rétablissement de ses droits de citoyen sans jamais remettre en question son délire, construction délirante qu’il érige en vérité universelle.

88Frame ne cesse pas de s’interroger sur l’étiologie de sa maladie et nous fait part des connaissances de l’époque concernant la folie et, en particulier, les aspects mélancoliques et maniaques qui le concernent, il décrit ainsi sa propre position subjective. Il rappelle que sa manie de l’étude et l’absence de sommeil le mènent à un état d’excitation et d’épuisement tels qu’une nuit, « une pulsion démoniaque » le saisit « qui lui ordonna de détruire celle qui, par-dessus tous les êtres vivants, méritait le plus son amour ». Il livre un violent combat contre cette « pulsion démoniaque » et préfère plutôt mordre le bois de son lit avant de se réfugier au commissariat pour implorer qu’on l’enferme. Après cette crise, la mort, sous n’importe quelle forme, s’impose à lui. Ce qui n’est pas sans évoquer la description de fin du monde et de mort du sujet évoquée par le Président Schreber.

89Durant le premier épisode de son hospitalisation, Frame est hanté par la maladie et la mort de ses proches, il entend la voix gémissante et les cris de son fils favori. « En raison de sa faiblesse, cet enfant criait j’ai faim, père, j’ai faim ». Ces cris lui font perdre le peu de raison qui lui reste. Ils le persécutent et le confrontent à la mort de l’enfant et à sa propre mort. Il traverse les feux de l’Enfer et convoque des images d’incandescence, dont les cris de son fils qui « brûlent son cœur comme du feu ». Il pose ainsi la question de la mort dans la structure psychotique.

90Lorsqu’il sort de son état stuporeux et de ce cauchemar, qu’il qualifie de « sommeil mortel », une voix l’informe qu’il était dans un endroit qu’il occupe depuis « mille ans », et cette même voix lui répond devant l’énigme présente : « tu ne mourras point ». Il nous fait ainsi savoir qu’« il ne peut mourir et que le temps pour lui est infini ». Les auteurs de l’introduction commentent : le facteur « essentiel qui sépare et distingue le deuil mélancolique du deuil névrotique » c’est la perception d’une temporalité sans fin. Frame écrit : « L’idée de ne jamais mourir frappa plus mon âme de terreur que ne l’eût fait une condamnation à mort sur le plus couard des hommes ». Le sujet mélancolique présentant un syndrome de Cotard souffre de ne pas rencontrer la limite de la mort et d’éprouver la torture de l’immortalité, en même temps « qu’il semblerait que la destruction totale, rien de moins, soit en mesure de satisfaire l’esprit aliéné ».

91Comme les auteurs de l’introduction le soulignent, Frame « ne cherche pas à plaire au lecteur, son projet, au contraire, est de dire le vrai à propos de l’asile, les bandits, les fantômes et “L’estomac Méchant” » qui le persécute : « Souvent je ne pouvais pas dormir, ni même tenter d’essayer de dormir. Car cet esprit qui avait élu domicile dans mon estomac répondait à toutes mes pensées et insistait très fortement sur le fait que je devais l’écouter pendant qu’il me lisait un livre » qui n’était autre que « Le manuel de l’Enfer, la bible des damnés », ce qui rend compte d’un délire d’influence accompagné d’une persécution d’organe, contre lesquels il chercha à se défendre en n’écoutant plus la voix, ni son livre, et parce qu’il était persévérant, la voix finit par s’éteindre ainsi que le délire qui, affirme-t-il, finit par disparaître peu à peu complètement.

92« La voix de cet esprit qui avait élu domicile dans son estomac, nous rapproche parfois du langage d’organe [16] que Freud va théoriser plus tard » nous précisent les traducteurs. La persécution d’organe relève de l’hypocondrie. Le premier certificat d’internement nous informe qu’il pense que « son état est lié à quelque chose d’explosé dans son intérieur (…) il a une immense quantité de sang dans ses intestins ». Le désordre des organes évoqué, est proche du syndrome de Cotard.

93La force de l’auto-observation de Frame est de souligner, également, l’importance du lien social dans le soin, l’accueil du docteur Mackintosch à l’hôpital de Gartnavel, mais également l’appui et la présence constante de sa femme et de sa famille ont été pour lui « un point fixe dans un océan troublé », bénéficiant également de l’aide d’un cousin qui lui procure une sorte d’« emploi aidé ».

94Dans la postface de cet ouvrage, Jacques Postel souligne que le témoignage de Frame « est aux antipodes du grand enfermement : en effet, il demande aide et protection, les obtient et devient le porte-parole d’un aliénisme à visage humain ». D’après les recherches d’archives de Fanny Hercouët, écrit Jacques Postel, Frame s’identifie « au corps soignant au point de devenir aide-soignant. Il maintint des contacts avec l’asile après sa sortie définitive ».

95Ce livre s’avère être un document clinique de première importance au même titre que le livre de D. P. Schreber. Il enseigne sur les liens entre mélancolie et persécution et nous fait participer à un délire particulièrement riche qui pose la question de la construction permettant, ici, la sortie du délire. En même temps, il nous interroge sur l’unité de la psychose comme organisation structurelle qui n’inscrit pas la mort en tant que limite.

96Dans l’introduction, les traducteurs exposent les difficultés auxquelles ils ont été confrontés devant un tel texte, la langue française ne permet pas une traduction absolument fidèle de l’anglais de Frame, difficulté que nous avons aussi rencontrée par ailleurs et nous partageons l’idée « qu’il est pourtant difficile de réfléchir sur la structure psychotique si l’on ne tient pas compte de la sonorité et des associations par homophonie ». Cependant, devant les difficultés de traduction rencontrées, ils ont préféré respecter l’esprit de Frame plutôt que la lettre « par respect pour un homme qui a traversé plusieurs fois l’enfer et qui a cru utile de partager ses perceptions avec nous ». Ce qui a permis de rendre le récit et les commentaires de Frame d’autant plus proches et vivants dans une actualité qui fait enseignement.

97Robert Samacher


Date de mise en ligne : 04/04/2019

https://doi.org/10.3917/bupsy.560.0151

Notes

  • [1]
    Lefort (Claude), Un homme en trop, réflexions sur “l’Archipel du goulag”, Paris, Belin, 1976.
  • [2]
    Sartre (Jean-Paul), L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique [1943], Paris, Gallimard, 1976.
  • [3]
    Arendt (Hannah), Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal [1963], Paris, Gallimard, 1991.
  • [4]
    Orwell (George), Hommage à la Catalogne [1938], Paris, 10/18, 2000.
  • [5]
    Une autre recension de cet ouvrage a été publiée dans un fascicule précédent (Bulletin de psychologie, tome 71, 6, p. 949).
  • [6]
    Kaës (René), Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
  • [7]
    Enriquez (Eugène), De la Horde à l’État. Essais de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983.
  • [8]
    Znaniecki (Thomas), Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Récit de vie d’un migrant [1919], traduit de l’américain par Yves Gaudillat, Paris, Nathan, 1998.
  • [9]
    Kaës (René), Le complexe fraternel, Paris, Dunod, 2008.
  • [10]
    Caron (Jean), Guay (Stéphane), Soutien social et santé mentale : concept, mesures, recherches récentes et implications pour le clinicien, Santé mentale au Québec, 30, 2, 2005, p. 15-41 ; Michaëlis (Nicolas), Conduites d’appropriation individuelle et collective du soutien social, thèse de doctorat de psychologie, Université de Toulouse, 2012.
  • [11]
    Anzieu (Didier), L’illusion groupale, Nouvelle revue de psychanalyse, 4, 1971, p. 73-93.
  • [12]
    Ladreyt (Sébastien), L’expérience paradoxale de la solitude professionnelle. Le cas des directeurs de service pénitentiaire en maison d’arrêt, thèse de doctorat de psychologie, Conservatoire national des arts et métiers, Paris, 2017.
  • [13]
    Lhuilier (Dominique), Les surveillants de prison : identité professionnelle et crise de légitimité, Les cahiers de la sécurité intérieure, 31, 1998, p. 135-150 ; Lhuilier (Dominique), Simonpietri (Alain), Rolland (Dominique), Veil (Claude), L’encadrement pénitentiaire : pratiques professionnelles et représentations de la fonction dans une situation de changement. rapport de recherche, G.I.P., Mission de recherche Droit et Justice, 2000.
  • [14]
    Voir « Psychologie de l’art », Bulletin de psychologie, n° 410 et 411, 1993.
  • [15]
    Schreber (D. P.), Denkwüdigkeiten eines Nervenkranken [1903], Mémoires d’un névropathe, traduit de l’allemand par Paul Duquenne et Nicole Sels, Paris, Seuil, 1975.
  • [16]
    Référence à l’article de Bernard Mary « Freud et le langage d’organe », dans Savoir de la psychose, Paris, De Boeck, 1999, p. 17-63.

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