Notes
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Laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP – EA 4056), Institut de psychologie, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, Paris.
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Centre-médico-psychologique de Montreuil, EPS Ville-Évrard, Montreuil.
Correspondance : Adrien Blanc, 88 ter avenue Parmentier, 75011 Paris.
<adrienblanc1@gmail.com> -
[1]
Gabriel et sa famille ont donné leur consentement libre et éclairé pour la réalisation de cet article.
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Sa consultante est le second auteur de ce texte.
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[3]
Nous reprenons ici uniquement le « phantasme » kleinien pour rester fidèle à Pankow qui l’utilise ainsi dans son ouvrage.
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Le premier auteur de cet article.
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« Le zizi sexuel » est un jeu de société fondé sur la bande dessinée Titeuf. Ce jeu aborde de manière pédagogique et adaptée aux enfants les questions ayant trait à la sexualité et à la reproduction.
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Toujours le premier auteur de cet article.
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Le jeu du chat et de la souris est un jeu où une personne (le chat) doit attraper une des autres personnes (une souris), devenant, une fois attrapée, chat à son tour pour aider le premier à attraper les autres. Le premier joueur attrapé deviendra le chat de la partie suivante.
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1Un travail psychanalytique en relation duelle ne va pas de soi pour bon nombre de patients, enfants et adolescents, que nous recevons dans le cadre d’une consultation en centre médico-psychologique (CMP). En effet, lorsque les capacités de jeu sont pauvres ou entravées, la vie psychique et les affects ne peuvent se mobiliser pour soutenir le travail thérapeutique.
2Les capacités à jouer se doivent alors d’être déployées, en particulier dans le jeu transitionnel avec autrui, dans le sens winnicottien du terme (Winnicott, 1971). Dans ces situations, le psychodrame psychanalytique individuel se révèle être une indication primordiale. En effet, l’utilisation du jeu, comme équivalent symbolique à la libre association, est au centre du processus thérapeutique. Sa particularité étant la possibilité de déployer une aire intermédiaire en souffrance, en jouant avec des co-thérapeutes, plutôt qu’avec des jouets inertes. L’aller-retour entre introjection et projection se déroule donc à travers des personnages joués par des êtres humains, dont les rôles ont été pensés et choisis par le patient. À la différence des jouets, les co-thérapeutes peuvent utiliser ce que le patient projette et transfère sur eux. L’analyse du transfert et du contre-transfert devient un guide, un moteur pour le déploiement de leur jeu (outre les éléments scénaristiques donnés par le patient). Les co-thérapeutes passent ainsi d’un trouvé-créé à l’ouverture à la transitionnalité, en amenant des écarts progressifs entre les scènes proposées par le patient et celles qui se joueront, et entre les personnages proposés et ceux joués. Les capacités de jeu sont ainsi relancées par cette mise en action en interrelation.
3Le psychodrame est une psychothérapie psychanalytique à part entière : le cadre et le dispositif ont été transposés par rapport au contexte plus classique de la cure type analytique (Dreyfus-Moreau, 1950 ; Lebovici, Diatkine, Kestemberg, 1952 ; Anzieu, 1956). Les règles de la régularité et de l’association libre s’y retrouvent. En effet, l’association libre perdure à travers la possibilité qu’a l’enfant de jouer les scènes de son choix : réelles ou imaginaires, en choisissant son rôle, puis celui des co-thérapeutes. Le corollaire à cette règle est celle du faire-semblant, obligatoire pour respecter la règle de l’abstinence : nous ne nous touchons pas, nous figurons à travers le jeu et la mise en scène, nous ouvrons à la pensée et à la fantasmatique à travers l’usage du corps et de la sensorialité (Corcos, Morel, Cohen de Lara, Chabert, Jeammet, 2009). C’est un dépassement dialectique entre le modèle paradigmatique du rêve (Freud, 1900) et celui du jeu (Winnicott, 1971) qui s’effectue, tant théoriquement qu’en pratique, à travers un usage particulier du transfert et du contre-transfert.
4Le psychodrame s’inscrit souvent comme une des modalités des cures institutionnelles et est accessible à partir de 6-8 ans. Ces cures permettent de conjuguer différentes modalités de prises en charge, facilitant le travail thérapeutique sur différents facteurs et à différents âges. Dans notre CMP, l’approche utilisée est essentiellement psychanalytique, et se maintient dans la continuité de ces différentes indications. Ainsi, progressivement, la subjectivité et les conflits inconscients peuvent émerger et se travailler, tout en prenant en compte le rapport à la réalité et aux autres. Pour autant, pour ce jeune patient, d’autres approches comportementales ou cognitives auraient pu prendre en charge plus directement certains aspects de la relation à autrui et des questions éducatives, qui se sont retrouvées à être traitées par moment au psychodrame, en articulation avec les consultations parents-enfants.
5Gabriel a été pris en charge durant neuf ans dans notre CMP, de 3 à 12 ans [1]. Les auteurs proposent d’étudier l’évolution du fonctionnement de notre patient, de sa prise en charge préliminaire (consultations et groupes thérapeutiques) jusqu’à son suivi en psychodrame psychanalytique individuel en groupe. Nous nous centrerons sur le processus thérapeutique et sur son maintien au fil de la prise en charge. En effet, nous pensons que ce sont ces différentes étapes et modalités, englobées dans la cure institutionnelle, qui sont à l’origine des effets thérapeutiques obtenus. Ainsi, nous mettrons en avant les temps d’émergence de sa conflictualité interne (en particulier concernant les conflits des origines), et la manière dont Gabriel s’appropriera progressivement ces émergences, jusqu’au déploiement d’une subjectivité à même de se penser, et de tenir des positions identificatoires. À la fin de sa prise en charge en CMP, Gabriel est capable de s’imaginer dans un futur, de vivre « pour lui », alors qu’au départ, il s’effondrait et était terrorisé à la moindre émergence personnelle lui échappant. Nous espérons ainsi mettre en avant l’intérêt des prises en charge longues et coûteuses, sur l’avenir et la vie de ces patients que nous recevons jeunes, avec des traits psychotiques marqués.
Prise en charge précoce
Entretiens préliminaires
6Gabriel a trois ans lorsque son traitement psychothérapique débute. Il vient de commencer sa scolarité, mais ne parle pas. Il s’isole des autres, sans chercher l’interaction, sans utiliser d’objet. Il se contente d’errer en chantonnant, indifférent au monde qui l’entoure. Sa mère qui, selon les termes du père, « dirige tout à la maison », nous raconte tous les faits et gestes de son fils, avec précision et minutie. Cette famille, d’un milieu modeste, où les deux parents travaillent dans l’usine où ils se sont rencontrés, fait preuve d’une compliance à la prise en charge importante. En effet, les parents soutiennent nos initiatives, amènent leur fils à l’heure et ne manquent aucune séance.
7Un premier temps, en consultation, est centré sur les interactions familiales et sur une forme de guidance parentale, afin de soutenir ces parents démunis, qui souhaitent aider leur enfant. Notons, par exemple, que la mère, très investie, fait son maximum pour participer aux séances et aider son fils à domicile, rendant possible son maintien en scolarité classique, malgré ses bizarreries gestuelles et son usage d’une sphère langagière très éloignée d’une visée d’échange ou de communication. Cependant, le contact est de bonne qualité avec la consultante [2], à part dans ses moments d’absences où il chantonne pour lui-même, oubliant la présence d’autrui.
De la consultation à la psychothérapie de groupe
8À ses 6 ans, la consultante décide de renforcer la prise en charge. Après un échec en thérapie individuelle, durant laquelle Gabriel se coupe de l’adulte et de ses initiatives à travers des jeux répétitifs, vides d’imaginaire et proches de stéréotypies, l’indication est posée d’un travail groupal.
9Le groupe auquel il est adressé utilise une médiation particulière : la terre à modeler. Chacun des quatre enfants présents raconte, à tour de rôle, une histoire. Les enfants doivent modeler les personnages nécessaires à l’histoire, avant de la jouer ensemble, dans un second temps, avec ce matériel créé sur place.
10Ce groupe est devenu au fil du temps, dans notre structure, une forme de précurseur initiatique au psychodrame psychanalytique, qu’il soit de groupe ou individuel. En effet, il s’y apparente à travers son appel à l’imaginaire et à la co-construction d’un objet groupal. Dans cet atelier, durant le modelage, une partie de la séance est individuelle. Chaque enfant utilise son propre imaginaire avant de le confronter à celui des autres (Vacheret, 2002). Le corps propre n’est pas en jeu. Le processus thérapeutique se centre sur la structuration dynamique de l’image du corps (Pankow citée par Pelsser, 1984) avec la particularité d’être contenue dans et à travers une construction d’enveloppes groupales (Anzieu, 1975). Effectivement, ce travail non-verbal focalise le patient sur les liens entre son moi et son corps et lance un processus de co-construction fantasmatique [3] structurant. Pour Pankow (citée par Plesser, 1984), ces phantasmes se réfèrent à l’image du corps et à la manière dont le patient va le « psychiser » et le situer par rapport à celui de l’autre. Ainsi, le personnage de terre, amené par une histoire groupale, va se modéliser individuellement, avant de rencontrer à nouveau le groupe pour que l’histoire puisse se jouer ensemble.
11Après un an de « groupe terre », Gabriel sort de son mutisme et devient capable de parler, de s’exprimer en groupe dans le but de communiquer quelque chose à autrui. En revanche, cela se produit uniquement durant les phrases de construction de l’histoire. Durant celles de jeu, Gabriel s’isole et parle à haute voix pour lui-même, sans se soucier de la présence d’autrui. De plus, malgré un choix de termes précis, sa diction et sa prosodie restent assez « robotisées » et peu investies d’affects.
12S’appuyant sur ces nouvelles productions langagières, lors de la seconde année de ce groupe, nous incitons Gabriel, maintenant âgé de 7 ans, à inventer une histoire, à relater un événement, réel ou imaginaire. Il propose ainsi des thèmes de jeux vidéo ou de dessins animés. Cependant, rapidement, une angoisse débordante apparaît et Gabriel s’effondre et pleure. Une position subjective, personnelle, est impossible à tenir. Toutefois, grâce à l’étayage groupal et à l’usage de la médiation, après plusieurs séances, il pourra investir et proposer au groupe un premier récit imaginaire : « Un enfant dans une cour. De nombreux kangourous arrivent et sautent, plus haut, plus haut, jusque dans les arbres. L’enfant se met à sauter avec les kangourous, et comme ils sont nombreux, sa mère qui le surveille n’a pas vu qu’il avait grimpé aux arbres avec les kangourous ».
13C’est la première fois que Gabriel nous livre une représentation projetée de lui-même, en mouvement (malgré l’usage de la troisième personne et d’articles indéfinis). Cela contraste avec les représentations robotiques ou animales qui avaient précédé, nous faisant ressentir une sorte d’expropriation totale de lui-même, de ses pensées, d’un monde interne qui lui serait propre. Nous proposons de l’entendre comme une première tentative de différenciation d’avec l’imago maternelle qui est vécue fantasmatiquement de manière fusionnelle. En effet, à travers ce récit, il investit et nous livre un espace de liberté, en réussissant, par identification au kangourou, à s’éloigner du champ du contrôle maternel. Pour autant, notons que le choix du kangourou, n’est pas anodin, et dans cette tentative de différenciation, Gabriel choisit un « animal refuge », bien connu pour pouvoir continuer d’abriter son petit ex-utéro, même lorsqu’il peut se déplacer et explorer seul.
14Ce premier travail groupal, d’une durée de deux ans, aura permis l’émergence d’un début de subjectivité. Résumons : dans un premier temps, par un étayage sur les contenus conscients et fantasmatiques jalonnant le groupe, Gabriel aura pu produire et formuler des pensées propres. Dans un second temps, il aura pu se les réapproprier sur une scène interne communicable, gagnant en sens pour lui. Ainsi, grâce au décentrement permis par le groupe, Gabriel s’exprimera de manière davantage authentique et personnelle.
Le psychodrame psychanalytique individuel
Le psychodrame
15Même si son rapport avec les adultes s’est amélioré, Gabriel reste en grand désarroi pour entrer en communication avec les autres enfants. Maintenant qu’un début de subjectivité et d’expression personnelle a émergé, nous proposons d’utiliser le psychodrame pour la poursuite du travail thérapeutique. En effet, cette technique psychanalytique peut soutenir ces émergences en jouant avec des adultes formés, plutôt qu’avec des enfants le mettant en difficulté et l’angoissant fortement. Le psychodrame individuel se déroule en trois temps. Un premier temps où le patient propose un thème, une histoire, un scénario et l’organise à l’aide du meneur de jeu. Après avoir choisi son rôle, le participant distribue les rôles aux co-thérapeutes. Ensuite vient le temps du jeu : « La fiction que représente le jeu est une invite à une activité symbolisante […] et à une relance de la dynamique psychique souvent défaillante » (Mijolla, 2005, p. 1380). Le jeu a une fonction interprétative dans ses liens au transfert et aux résistances, qui sont analysés, commentés, dans le troisième temps de la séance, dans le temps de « reprise » entre le meneur de jeu et le patient.
Des débuts significatifs
16Gabriel a huit ans lorsqu’il joue ses premières histoires. Il arrive en chantonnant, en se déplaçant constamment dans l’espace. Les moments de construction et de reprise se feront assis, pour l’aider à canaliser son excitation motrice et psychique. Rapidement, certains rituels se mettent en place : il répond toujours « une histoire orale » à la question : « que veux-tu jouer aujourd’hui ? ». Pour choisir les co-thérapeutes, il ferme les yeux et fait un « pouf-pouf » virtuel, comme pour ne pas témoigner de son investissement transférentiel, comme pour ne pas assumer ses choix subjectifs. Cependant, grâce à la dynamique transférentielle (et au fait qu’il entrouvre ses yeux à travers ses doigts), nous ressentons ses choix, et nous savons rapidement à l’avance quel co-thérapeute il va choisir afin de mettre en scène tel ou tel rôle ou situation. Cet investissement massif de certains co-thérapeutes témoigne d’une rigidité transférentielle, fréquente dans certains fonctionnements psychiques de la lignée psychotique.
17Le psychodrame lui permet de jouer la scène de son choix : imaginaire, vécue, rêvée… La présence des adultes est sécurisante pour lui, il s’exprime davantage qu’en groupe avec d’autres enfants. La consultante est également le meneur de jeu et les consultations sont maintenues, ce qui est assez rare de nos jours. En effet, habituellement, le thérapeute n’est pas le consultant. Avec les travaux de Jeammet (1980) et les avancées dans le traitement analytique des adolescents, la séparation classique en psychiatrie et en médecine a rejoint celle de la psychanalyse où le consultant s’occupe de la réalité externe et de la famille, alors que le psychothérapeute se centre, avec moins d’interférences, sur la réalité interne. En revanche, lorsque Gabriel a été reçu, il y a maintenant près de quinze ans, le CMP et ses psychothérapeutes fonctionnaient avec une référence psychanalytique de la cure institutionnelle qui concevait l’établissement du traitement dès les premiers entretiens avec les parents. Ainsi, le passage à une autre modalité de prise en charge était considérée comme un prolongement du travail analytique initié, et non un changement de prise en charge au sens strict du terme (Ortigues, Ortigues, 1995) et le consultant pouvait donc être le thérapeute et le rester au fil des évolutions des modalités de traitement.
18En revanche, la différence entre les deux modalités et la totale confidentialité des espaces seront clairement expliquées à Gabriel. Même si, théoriquement, ce n’est plus habituel, dans la pratique, nous retrouvons fréquemment cet arrangement de terrain de nos jours, la consultation devenant un temps ponctuel tous les six mois pour faire le point avec les parents. De plus, Gabriel ayant fortement investi sa consultante, il lui a paru important de maintenir cette figure principale de confiance et de sécurité, tout en favorisant l’utilisation du transfert et son déploiement à travers les figures des co-thérapeutes, ne connaissant ni l’enfant, ni son passé institutionnel et personnel. Notons que Gabriel aura principalement investi un jeune co-thérapeute masculin [4], qu’il utilisera rapidement comme double.
19Lors des toutes premières séances, un prolongement fantasmatique et projectif de l’atelier-terre apparaît : des reproductions improbables entre des girafes et des rhinocéros, entre des poux et des puces dans le derrière d’un putois, donnant naissance à des êtres asexués, renforcent l’hypothèse d’un fonctionnement psychotique déjà observé lors de scénarios renvoyant à des fantasmes d’auto-engendrement. De plus, le sens symbolique de la différence des sexes et des générations n’apparaît pas comme structurant pour sa vie psychique.
20L’intériorisation d’un fantasme originaire structurant sera le premier chantier que nous aurons à travailler avec lui, au psychodrame, et nous en illustrerons les progrès à travers des vignettes cliniques espacées dans le temps et en utilisant le contenu des séances comme reflet des évolutions thérapeutiques et du processus sous-jacent.
Figurer une scène primitive pour pouvoir se l’approprier subjectivement
21Durant près de deux ans, cette question sera au centre de sa thérapie. Nous allons en étudier les différentes étapes processuelles que nous avons découpées en quatre temps.
Premier temps : l’émergence pulsionnelle est débordante et angoissante
22Le cadre du psychodrame permet à Gabriel d’exprimer ses particularités, sa pulsionnalité. En revanche, très rapidement, l’émergence pulsionnelle sera débordante et l’angoissera fortement, qui plus est lorsque la question de la différence des sexes et des générations est abordée. Prenons un exemple : Gabriel, jouant son propre rôle, va dans une forêt pour cueillir des fraises avec d’autres enfants. Cependant, un vieux monsieur, ayant une oralité débordante, attrape toutes les fraises, et les dévore, afin qu’ils n’en aient pas (de fraises). Dans une écoute de la symbolique latente, le vieux monsieur continue et décide de leur dévorer le zizi. En fuite, Gabriel décide de transformer, lui et les autres enfants, en fraises : choses asexuées au niveau génital mettant à l’abri le zizi tout en diminuant l’angoisse d’être un garçon ou une fille, mais ne les protégeant pas au niveau pré-génital d’être dévorés.
23Face au réveil de cette problématique sexuelle, par contre-investissement et résistances, ses histoires se tourneront vers l’école et la scolarité. Cependant, après quelques scènes défensives, Gabriel nous emmènera à la piscine et cela l’excitera grandement : il se masturbera sur scène à travers son pantalon dès qu’une figure maternelle sera jouée. Nous observons un débordement de ses capacités de contenance, et nous sortons du jeu transitionnel. En effet, selon Winnicott (1971), le jeu en tant que sujet en soi, n’est pas lié au concept de sublimation, il est différent de l’excitation sexuelle : « Le jeu cesse ou est altéré quand apparaît une implication pulsionnelle manifeste » (Winnicott, 1971, p. 86). De même, dès qu’une difficulté apparaîtra – ou qu’un conflit d’intérêts verra le jour – il se précipitera vers sa mère, oubliant la règle du faire semblant, tombant réellement dans ses bras.
24Nous voyons, dans cette première étape, que les émergences pulsionnelles sont débordantes, effractant même le cadre. Pour autant, la libération de l’angoisse est nécessaire pour quelle puisse ensuite muer, afin que le moi puisse trouver les moyens de l’élaborer sans être autant débordé. « Libérer l’angoisse rend possible l’éloignement des choses auxquelles il était angoissé et avec quoi il avait une relation affective […] [cela] le pousse à aller vers de nouveaux objets » (Klein, 1930, p. 273).
25Ainsi, grâce au jeu des co-thérapeutes et à l’alternance entre temps de jeu et temps d’échange avec le meneur, nous allons étudier comment nous passons de cette émergence d’angoisse à une contenance possible (Winnicott, 1960), prenant appui sur une utilisation de la symbolique latente et de l’instauration d’un jeu pleinement transitionnel permettant à Gabriel d’inscrire, de représenter puis de s’approprier une forme de scène primitive. Nous verrons ensuite les effets de cette appropriation sur l’inscription symbolique de la différence des sexes et des générations, et sur son individuation en cours.
Deuxième temps : lorsque cadre et jeu permettent une contenance psychique
26Le cadre du psychodrame permet, à travers son découpage en trois temps et en deux espaces, de faire écho à la scène primitive et d’en aider l’intériorisation par le jeu lorsque le patient amène des scènes réactivant inconsciemment ces fantasmes. Effectivement, pendant le temps de jeu, une partie des protagonistes joue pendant qu’une autre partie observe. Pour autant, le couple des pulsions partielles exhibitionnisme-voyeurisme, qui risquerait d’être réactivé, est canalisé par le fait que le patient joue, mais avec des adultes formés, sous le regard surmoïque du meneur de jeu, qui protège, en même temps qu’il cadre et interdit. En effet, « des capacités d’élaboration et de maîtrise des thérapeutes des pulsions partielles dépendent celles du patient » (Kestemberg, Jeammet, 1987, p. 48). Le patient se trouve donc acteur-actif – avec des adultes (substituts parentaux) – et pas simplement spectateur-passif d’une scène qui se joue (contrairement au fantasme de sa propre conception), permettant une forme d’appropriation subjective : il n’est plus simplement l’objet du désir des parents, mais également un propre sujet désirant.
27Dans le même sens, les interfaces entre les scènes jouées favorisent la différenciation entre dedans et dehors, entre imaginaire et réel et amènent le patient, dans ses échanges avec le meneur de jeu, à créer des liens, à réfléchir à ses scénarios, qui seront, dans un après-coup structurant, intégrés et appropriés à sa propre subjectivité.
28Après avoir joué ces scènes de dévoration, de régression à la pré-génitalité, Gabriel nous emmène, à travers ses histoires, à la piscine. Au niveau fantasmatique et symbolique, de nombreuses représentations de contenance primaire régressive apparaîtront. En effet, dans ce milieu aquatique marin et maternel, nous passons de la nage en surface (avec une crainte des profondeurs), à des concours de plongée et d’apnée allant le plus loin possible. Une réactivation inconsciente du fantasme originaire de retour à la vie intra-utérine se rejoue et se recoupera au fil du temps, avec celui de scène primitive.
29Au niveau du jeu, Gabriel nage physiquement à même le sol, dans des positions érotiques explicites pour nous, mais n’évoquant rien pour lui. Pour Gabriel, nous nageons. Par cette figuration gestuelle, il représente, par son corps et son action, une part de son monde interne, du sens inconscient de ses scénarios joués dont il ne peut rien verbaliser. En revanche, pour nous, ils sont suffisamment équivoques pour que nous suivions la voie des fantasmes originaires qui le débordent et n’aident pas à le structurer. Gabriel nous montre, en se touchant sur scène les parties génitales, son excès pulsionnel. Nous avons fait l’hypothèse que nous pourrons aborder la question de la différence des sexes et des générations uniquement lorsque la question du débordement d’excitation sera traitée, et ainsi, seulement lorsque les fantasmes originaires seront davantage structurants et contenants.
30Dans cette optique, grâce au cadre du psychodrame et à la fonction maternelle contenante des co-thérapeutes, qui décodent et intègrent, dans la lignée de Bion (Bion, 1963), les éléments projetés de Gabriel à leur manière de jouer, nous allons observer, au fil des séances et des scènes se jouant à la piscine, une baisse de l’excitation pulsionnelle débordante de Gabriel, pouvant se remettre à jouer, davantage en lien avec autrui. Notre patient passe d’une érotisation corporelle – où il nage à même le sol en se touchant – à une interrogation sur le couple parental déplacé sur le couple maîtresse/ maître-nageur. Ses questionnements peuvent se projeter sur quelqu’un d’autre, interroger ses déplacements œdipiens et s’intégrer par retour réflexif dans un second temps. Ce travail autour de la figuration de ses fantasmes originaires puis de ses théories sexuelles infantiles lui permettra, progressivement, de passer de l’excitation au fantasme et à un jeu possible entre dedans/dehors. En effet, « de l’incommensurabilité entre le vécu affectif et le psychosexuel de l’enfant et les mots qui pourraient rendre compte de la scène originaire naît un gouffre que les théories sexuelles infantiles tentent de combler » (Mijolla, 2005, p. 1602). En permettant une re-présentation de ce qui s’est présenté par figuration sur scène et par interprétation dans le transfert de la symbolique latente, un jeu entre le joué et le réel, et entre dedans et dehors va se mettre en place.
Troisième temps : entre réalité interne et externe, entre travail de consultation et psychodrame
31Gabriel peut maintenant nous proposer de jouer des scénarios sexualisés témoignant de théories sexuelles infantiles (Freud, 1905), pour le moins idiosyncratiques. Prenant appui sur la réalité extérieure et sur une publicité télévisée du jeu Titeuf : « Le zizi sexuel » [5], il nous dira que : « le caca est sexuel », que « tout se fait avec la langue » ou encore que « tout le monde a un zizi ». Cette persistance des théories sexuelles infantiles (Freud, 1905) dépasse les situations habituelles en période de latence, où ces théories protègent de l’excitation. Ici, Gabriel est à nouveau menacé de débordement lorsqu’il échange sur ses fantasmes.
32À ce moment de la thérapie – et après réflexion groupale –, il nous a semblé nécessaire d’aborder, avec ses parents, ce qu’il lui a été transmis de la sexualité. En effet, aborder durant les séances de psychodrame ses représentations sur ce sujet amène à la question de l’éducatif et de sa place dans la psychothérapie. Sans prendre le devant de la scène en consultation, la sexualité et sa transmission seront questionnées, afin de pouvoir, ensuite, travailler en séance cette problématique.
33La mère de Gabriel répondra du tac au tac en nous informant qu’il n’en a jamais été question à la maison et qu’il n’en sait rien ! Profitant de l’occasion, le père prendra timidement la parole, afin de se plaindre que lui et son fils ne peuvent jouer ensemble aux jeux vidéo. La voix de Gabriel se joint à celle du père, pour le soutenir. En effet, face à la symptomatologie de Gabriel jeune – isolé, ne communiquant pas – il avait été conseillé à la mère de limiter les jeux vidéo où il s’enfermait. Le conseil avait été appliqué à la lettre. Cependant, dans la situation actuelle, c’est davantage un partage, un moment à vivre ensemble que réclament Gabriel et son père : l’ancien conseil n’a plus lieu d’être. Cette rigidité éducative commencera à évoluer après cette séance, où Gabriel, sous le regard confiant et sécurisant de la consultante, ose faire entendre sa voix, et son désaccord avec sa mère, en particulier à propos d’un anniversaire où il a été invité – pour la première fois – et dont la mère nous dira, avec fatalisme : « C’est dommage, il n’a pas pu y aller, il avait catéchisme ».
34Ces entretiens familiaux permettent à Gabriel d’authentifier certains de ses sentiments ou impressions à l’égard de ses parents, dont l’écho se retrouvera dans le jeu par la suite. Les dialogues, âpres mais confiants, entre la consultante et sa maman, qui se feront sous le regard de Gabriel, relancent son imaginaire, le faisant se rendre compte que d’autres possibles, d’autres modalités relationnelles existent, accentuant sa différenciation d’avec l’objet maternel, à travers le rôle transférentiel de tiers tenu par sa référente.
35Suite à ces entretiens familiaux, Gabriel propose de jouer une pièce de théâtre où il fait partie des enfants spectateurs : il n’impose pas de thème, il prend une position passive et nous demande de faire l’histoire de notre choix. Les co-thérapeutes jouent le scénario d’un petit garçon qui se réveille la nuit, curieux et apeuré, car il entend des bruits étranges dans la chambre de ses parents, sans oser y pénétrer, restant figé devant la porte. Une nouvelle étape vers l’inscription d’une scène primitive s’ouvre ainsi. Sachant qu’il peut partager ses représentations et davantage les figurer, un espace de jeu se met en place : il interagit, il discute et s’interroge.
36Il nous raconte maintenant des histoires sexualisées, où il essaye de comprendre ce qui se joue, sans être débordé d’excitation. En revanche, ses représentations résonnent comme des leçons apprises par c œur. La sexualité reste un événement objectif dépourvu d’affect. Nous sommes passés d’un extrême à l’autre, mais les choses bougent.
37Au fil des séances, une voie médiane, une formation mixte a pu se construire psychiquement pour Gabriel, entre la version fantasmée, et celle purement objective, prenant appui sur les scènes traitant des questions de l’intimité, du plaisir et de l’échange. Gabriel a un monde interne davantage structuré, moins débordant. Psychiquement, les problématiques touchant au conflit des origines et à la sexualité semblent davantage inscrites, représentées et il peut exprimer davantage ses fantasmes et désirs associés.
Quatrième temps : émergence d’une conflictualité psychique
38En effet, à partir de là, une conflictualisation apparaît, une tentative de différenciation voit le jour. Gabriel essaye de s’opposer à sa mère – ou plutôt à son imago maternelle. Il fait des bêtises, il exprime ses pensées, ses désirs. Cependant, lorsqu’un représentant parental figuré sur scène le gronde ou le reprend, Gabriel s’effondre littéralement au sol en pleurant, ne pouvant ni psychiquement ni corporellement se tenir, s’assumer : l’angoisse ressentie est trop forte. Son surmoi, ses formations réactionnelles sont massives, ses propres désirs et envies ne peuvent s’exprimer librement.
39À ce moment de la psychothérapie, le meneur de jeu lui propose de prendre un autre rôle que le sien.
La rencontre avec son double : se découvrir soi-même à travers l’autre
40Malgré quelques résistances et réticences, Gabriel accepte et jouera systématiquement « Alex » : camarade de classe ayant le même âge, restant collé au co-thérapeute jouant son rôle [6]. Le transfert se déploiera essentiellement à travers celui qui le joue, avant de se recentrer sur la figure du meneur, vers la fin du psychodrame (Anzieu, 1956). Un jeu entre introjection, projection et identification se mettra en place à travers la figure de ce double, passant d’une homosexualité primaire à un autre différencié, en traversant les étapes de la spécularité et du moi-auxiliaire.
41Cette proposition, favorisant le déplacement et le décentrement, sera positivement et dynamiquement investie par Gabriel. En effet, à travers un autre rôle, il peut prêter au co-thérapeute ses propres désirs et envies, pouvant l’observer face à une mère abusive ou un père effacé, sans s’effondrer. Ainsi, il peut se sentir concerné par l’histoire du copain, ou prendre ses distances. Très rapidement, il se met à l’aider face à des imagos dangereuses et envahissantes, à le plaindre, à le conseiller ou encore à le soutenir.
42Au fil des séances, Gabriel parle progressivement à la place de celui le jouant, disant « je » pour lui, au lieu de « tu ». Son espace de pensée a évolué, il devient capable de tenir son propre discours, ses propres pensées conflictuelles et, surtout, de les exprimer en séance à travers le jeu mais aussi, de plus en plus, dans les temps de reprises.
43Au niveau du ressenti contre-transférentiel, le co-thérapeute le jouant peut exprimer des mouvements psychiques similaires. En effet, nous passons au fil du temps d’un double qui le pense et vit à sa place, à un auxiliaire du moi qui lui sert d’étayage identificatoire avant de pouvoir être lui-même et parler en son propre nom. Nous passons ainsi d’un double qui existe à la place de l’autre dans un espace fusionné, à un auxiliaire du moi qui porte uniquement une pulsion, ou « une partie du moi sous-exprimée » (Anzieu, 1956, p. 138).
44Ce fil processuel est thérapeutiquement essentiel. Nous voyons qu’à travers l’expérience subjective du psychodrame, Gabriel passe d’un double semblable, peu différencié, pensant et désirant à sa place, à une possibilité de s’habiter psychiquement, de s’investir et de réactualiser ses expériences passées dans un autre possible, dans l’ici et maintenant du psychodrame, afin de pouvoir s’approprier ses expériences de vie et devenir lui-même, en pouvant désirer pour lui et pas seulement pour l’autre.
45Le psychodrame recoupe les deux versants, représentationnel et affectif, de la fonction contenante. En effet, à travers le déplacement et l’identification à celui qui joue son rôle, Gabriel peut, petit à petit, contenir et élaborer ses pensées et ses affects, les lier et les exprimer.
46Grâce à ces avancées dans la gestion du conflit, et dans l’expression de ses désirs et pulsions, les problématiques touchant le conflit des origines et la gestion de la sexualité, au sens large du terme, ont pu revenir sur le devant la scène, de manière davantage secondarisée. Prenant, par exemple, le retour du fameux couple « maître-nageur/ maîtresse » qui peut maintenant se sexualiser dans un rapport adulte, voire dans un conflit « œdipien ».
47Les enfants sont en train de jouer, dans la cour de récréation, au chat et à la souris [7], sous le regard de la maîtresse. Le meneur de jeu fait intervenir un co-thérapeute pour jouer le rôle du fiancé de la maîtresse. Les enfants se retrouvent seuls, sans maîtresse, et cette absence va leur donner à penser. Gabriel dévoile son attrait pour ce couple, passant rapidement des sentiments d’abandon à la volonté de savoir ce qu’ils font ensemble, ce qu’ils font sans eux. Lors de la séance suivante, la co-thérapeute jouant la maîtresse est réellement absente. En discutant avec sa remplaçante, Gabriel, pendant le jeu, imagine que sa maîtresse est partie à Venise en voyage de noces avec son amoureux. Deux des enfants, lui et son acolyte, partent à leur recherche et les espionnent discrètement durant leur séjour. Comme des agents secrets, les enfants les suivent et les pistent, passant de gondole en gondole, et essayant, autant que faire se peut, de saboter leur couple en leur faisant des blagues. Cette histoire se termine avec Gabriel écrivant une lettre à destination du fiancé, venant d’une autre femme, pour en détourner la maîtresse.
48Ces séances auront été un tournant supplémentaire : Gabriel peut improviser sur scène, et nous emmener avec lui, dans une aire intermédiaire davantage efficiente où nous jouons et rions de bon cœur avec lui. En revanche, ce fantasme d’apparence œdipien, ne l’est pas au sens névrotique du terme. En effet, Gabriel ne peut trianguler ce scénario en s’y intégrant : il faut détourner la maîtresse pour que le maître-nageur puisse la récupérer. Il ne s’agit pas de se mettre en rivalité œdipienne mais de satisfaire le désir d’un autre. Ainsi, même s’il peut se dire amoureux de la maîtresse, et s’identifier au maître-nageur, il ne peut la désirer pour lui.
49Dans cette continuité, durant les entre-scènes des semaines suivantes, l’émotion l’envahit à l’idée qu’il puisse être amoureux de la maîtresse sans pouvoir l’épouser. Il retient l’idée qu’il doit être adulte pour réaliser ce souhait. Cependant, il se rend compte que la maîtresse sera trop vieille alors et qu’il devra épouser « quelqu’un d’autre ». Gabriel commence à pouvoir déplacer et changer ses investissements d’objets.
50Ce cliché vénitien a servi d’appui et de support à son monde interne. Ce cliché a été un matériel de base, remodelé sur scène à loisir pour et par Gabriel. Pour Lecercle (dans Mathis, 1998), il faut comprendre le cliché comme le contraire du singulier. Le singulier est individuel et extraordinaire, au sens premier du terme. Ici, le cliché, en tant que métaphore vide, a servi d’appui à la création d’un scénario métaphorique riche et individuel. Ce cliché, terne et commun, a pu résonner fantasmatiquement avec les désirs œdipiens de Gabriel.
51Le cliché serait ainsi l’un des matériaux de construction de notre réalité à travers son effet de reconnaissance. C’est ce que Barthes (1968) appelait « effet de réel » : cela dépasse la vraisemblance, cela va du cliché (assignation de rôles sociaux et sexuels, contenus sémantiques préconstruits) à l’appropriation subjective, et peut s’échanger par la parole et l’échange intersubjectif. Le psychodrame utilise le cliché pour rentrer en relation avec le patient. Il favorise la mise en place du transfert et du contre-transfert afin de pouvoir, ensuite, jouer dynamiquement dans le sens de la problématique du patient, de ses conflits psychiques.
De l’individuation à la séparation
Résumé des progrès réalisés et des étapes processuelles
52Gabriel, grâce à l’étayage groupal, a pu exprimer un imaginaire dans lequel sa subjectivité naissante a émergé. Rapidement, cet imaginaire projeté dans les séances était insuffisamment déplaçable et débordait ses capacités de contenance et d’intégration pulsionnelle : l’angoisse massive l’effondrait et faisait voler son moi en éclat. Le contenu symbolique des séances nous a mis sur la voie d’une noninscription symbolique des conflits des origines et, en conséquence, de la sexualité, des pulsions sexuelles. La première étape a été de rendre possible cette figuration, grâce au jeu contenant des co-thérapeutes et à leur interprétation symbolique des contenus joués par Gabriel, dans et par l’usage du transfert et du contre-transfert. De cette première étape essentielle a découlé une possibilité, pour Gabriel, de jouer des scénarios autour de ses théories sexuelles infantiles, témoignant d’une meilleure inscription de la scène primitive et d’un monde interne contenant davantage ses contenus psychiques. De la figuration, de la présentation, nous sommes progressivement allés vers la re-présentation, vers l’appropriation. Pour autant, maintenant que Gabriel peut penser et désirer, le manque d’espace psychique entre son moi et ses imagos a entraîné un regain massif d’angoisse et l’utilisation d’un double le jouant, le portant et le contenant, a rendu possible, grâce à un jeu entre introjection, projection et identification, une relative expression de son monde interne et de ses désirs propres. La conflictualité psychique devint ainsi davantage contenue et exprimable, tout comme l’intégration de ses pulsions. De même, l’inscription symbolique des différences des sexes et des générations semblait moins confusionnante pour lui. Ainsi, la dernière partie de sa psychothérapie psychanalytique s’est occupée, en partant de ces acquis, de lui permettre de s’individuer davantage et de se différencier psychiquement de ses imagos et objets internes.
Un monde interne vivant et contenant
53Gabriel a maintenant 10 ans. L’inscription d’une scène primitive lui a permis la reconnaissance de liens sexués entre adultes. En effet, Gabriel nous raconte et nous fait jouer avec lui des scénarios proches des théories sexuelles infantiles de Freud (1905), nous illustrant tout le chemin parcouru. À sa manière, un sens symbolique peut advenir et l’aider à se structurer. Il peut nous raconter que les femmes « ont quelque chose de différent », même s’il ne sait pas vraiment ce que cela peut être : « sûrement un pénis lisse vu que les garçons ont un zizi », sans en être débordé comme auparavant.
54Dans cette même lignée, Gabriel témoignera d’une meilleure intériorisation du courant tendre et sensuel – proche de ce que nous pouvons en attendre à son âge – attestant que nous pouvons aimer une personne, du même sexe ou non, voire d’avoir des rapports sexuels avec, mais que seule une femme et un homme peuvent faire des enfants ensemble. Ainsi, au-delà de l’enchaînement logique pour sa pensée, de passer du bisou au mariage, puis au bébé, la question de l’entre-deux, du plaisir et des sentiments peut prendre place.
55L’inscription symbolique de la différence des générations progresse également. Cela a un sens pour lui de renoncer à sa mère ou à sa maîtresse qui seront devenues « trop moches, trop vieilles ou mortes ». Afin de travailler ses mouvements de régression à la pré-génitalité pour faire face à la génitalité (Arbisio, 2007), où il souhaitait observer l’intimité du couple parental « en action » et face à un mouvement de fascination devant cette figuration qu’il souhaite « réelle », nous avons mis en place un intermédiaire. Passant d’un refus pur et simple de jouer ses scènes, témoin de notre réaction contre-transférentielle négative forte, risquant d’inhiber un espace fantasmatique dont nous avons permis le développement, nous en sommes arrivés à des histoires jouant par écho la scène primitive et le couple parental, mais sans qu’ils soient représentés dans l’espace de jeu. Ainsi, d’une figuration extériorisée le fascinant dangereusement, nous l’amenons à imaginer et partager un représenté interne imaginaire, non joué, moins débordant et davantage personnel et approprié, en sachant qu’il a maintenant accès à un monde interne « affective » et contenant davantage sa vie pulsionnelle.
56Cette adaptation du dispositif permettra à Gabriel d’habiter psychiquement ses fantasmes, de les intérioriser en prenant conscience de la réalité, des interdits et des différences entre soi et l’autre. Il tiendra un temps une position ambiguë en expliquant qu’il est interdit de regarder dans la chambre (ou dans les toilettes), tout en nous faisant jouer des jeux sportifs où le faire semblant était à l’épreuve, dans le sens où un contact corporel est nécessaire à leur réalisation : rugby, colin-maillard, lutte, etc. Petit à petit, l’excitation attaquant l’espace intermédiaire s’est dérivée dans et par le jeu, trouvant des voies de satisfaction autre que l’auto-érotisme ou la satisfaction directe de la pulsion sexuelle. Une voie ouvrant à la pensée et aux sublimations est maintenant exploitable pour Gabriel.
57Favoriser un jeu au niveau du surmoi et des capacités de contenance et de fantasmatisation plutôt que par l’action, se sont révélées être une nécessité thérapeutique corroborée avec la réalité : Gabriel se touchant ou s’exhibant à l’école, parfois à la demande de ses camarades.
Attester de son individualisation en étant capable de se séparer activement
58La dernière année du psychodrame, durant laquelle Gabriel fêtera ses 11 ans, se centrera essentiellement sur la fin de la psychothérapie, de la prise en charge en CMP. Les mouvements de séparation et d’individuation attestant que Gabriel peut fonctionner seul, sans nous.
59Par exemple, Gabriel peut faire face aux absences de certains co-thérapeutes sans s’effondrer, pouvant imaginer la personne absente dans l’histoire, ou encore la faire jouer par quelqu’un d’autre. Ainsi, ses investissements transférentiels envers les co-thérapeutes sont moins massifs, et se recentrent sur la figure du meneur de jeu, témoignant d’une fin proche du psychodrame. De même, lors de la dernière scène, où il ne jouait pas son rôle, il se surprendra à répondre lui-même à « la mère de Gabriel », comme s’il était Gabriel. Nous entendons cela comme le signe d’une différenciation effective où il peut se penser et non pas comme une confusion psychotique, dans le sens où il prendra conscience de cette annulation de l’écart entre lui et celui le jouant, en nous demandant de rejouer la scène en prenant son rôle.
60Gabriel passera cette dernière année en jouant son propre rôle, nous faisant partager la réalité de son point de vue de sujet pensant et désirant pour lui-même. En effet, il abordera ses propres conflits, sa propre réalité, ses propres difficultés dans son lien à l’autre, envers ses proches et la sexualité.
61Dans la réalité, la consultante, avec le soutien des parents et l’accord de Gabriel, optera pour un projet d’internat d’excellence, dans le cadre du « programme d’excellence de l’État français pour famille modeste [8] ».
62Gabriel souhaite maintenant nous raconter sa « vraie » réalité, sa découverte de son nouveau collège et de ses règles. Nous l’incitons, dans un écart symbolisant et créatif, à jouer un Gabriel qui peut être différent de lui, qui peut avoir d’autres amis, d’autres parents, etc.
63Les premiers temps, il reste dans un placage de sa réalité où tout doit être identique, comme pour se rassurer face à la future séparation, comme une tentative d’anticipation de l’avenir. En revanche, en termes de « jeu », l’aire intermédiaire est à nouveau mise à distance : il ne veut plus « prévoir » ce qui va se passer, « on verra » nous dit-il.
64Nous pourrions l’entendre comme une preuve que Gabriel peut utiliser efficacement une aire intermédiaire où il accepte la surprise, la relation à l’autre, l’expérience subjective. En revanche, nous devons davantage le comprendre comme un refus de se déployer, d’imaginer ou de fantasmer quelque chose qui lui serait propre, préférant que chacun joue toujours le même personnage, de la même façon, comme une vraie réalité, et non pas comme une réalité transitionnelle. Gabriel demandait aux co-thérapeutes de vivre avec lui une réalité ayant autant de valeur que la réelle, réduisant l’écart possible entre rôle attribué et rôle joué. En effet, il ne voulait pas que les co-thérapeutes soient comme sa réalité, ou comme lui les imagine, mais comme eux le voulaient. Cette particularité est assez régulièrement observée au psychodrame chez des enfants ayant un fonctionnement psychotique. En effet, une fois qu’une meilleure différenciation entre soi et l’autre a émergé, une difficulté à projeter peut se produire, pour se protéger de l’angoisse, d’un risque confusionnant. Ainsi, mettre l’autre à distance, ou lui faire jouer un rôle bien spécifique, bien séparé de soi, peut être une stratégie défensive afin d’éviter de « jouer » transitionnellement des limites entre soi et l’autre, une fois qu’une première différenciation a eu lieu.
65Grâce au travail du meneur de jeu et des co-thérapeutes, cette défense a pu être contournée. En effet, chaque co-thérapeute s’efforçait d’être différent chaque semaine malgré l’immobilité du rôle attribué. Ainsi, un écart dans le jeu a permis que se crée tout de même la surprise, l’inattendu et l’expérience vécue authentiquement, malgré le refus d’imaginer ou de se projeter en avance dans une rigidité trop forte.
66La réalité de l’expérience de jeu partagée doit rester en partie fantasmatique et projective et ne pas être simplement une réalité refuge, substitutive. Le patient doit rester psychiquement au travail afin que des effets thérapeutiques puissent advenir.
67Les dernières séances se centreront sur la notion de grandir, de se séparer, de pouvoir être différent de l’autre, et avoir des souvenirs pour penser l’absence. Les questions de son autonomisation, de sa crainte de rester seul à l’internat seront élaborées dans des scènes où chacun survit séparé et peut vivre sa vie pour soi. Il investira ainsi l’avenir en pensant à des projets professionnels, comme créateur de jeu vidéo.
68Il s’appropriera personnellement ce projet d’internat qui est pensé pour lui. Gabriel jouera une scène où il veut écrire une lettre de « résiliation » adressée à son collège actuel, et une de « motivation » pour l’internat. L’idée de quitter le psychodrame est verbalisée par lui le premier (même si nous l’avions en tête depuis un moment). Gabriel s’approprie la séparation de manière active, afin de ne pas la vivre de manière passive et imposée : il devient celui qui écrit son histoire, celui qui vit sa vie, celui qui désire pour lui-même.
69La possibilité acquise de pouvoir se projeter dans un autre avenir, dans un univers de possible, aura été salvateur pour Gabriel dans ce processus d’individuation et de différenciation d’avec ses imagos parentales, en écho à la séparation thérapeutique et transférentielle en cours.
Conclusion
70D’un jeune garçon souffrant de traits psychotiques marqués et de stéréotypies parfois fortes, nous observons, durant les dernières séances et consultations familiales, un jeune pré-adolescent capable de faire face à l’absence, à son monde psychique et à l’extérieur avec davantage de force et de conviction, sans s’effondrer face aux difficultés, face à ses exigences surmoïques ou face à la tristesse. Au contraire, tout cela peut se jouer psychiquement, peut se penser dans une prise de distance possible attestant d’une différenciation psychique existante. Une vie psychique imaginaire et fantasmatique s’est déployée, sans être inhibée et sclérosée par les interdits et sans non plus le déborder d’excitations non contenues. Gabriel se vit comme un sujet séparé de l’autre, avec une inscription symbolique de la différence des générations, avec un avenir et un moi habités, vécus, et subjectivés. La différence des sexes reste en revanche essentiellement une différence intellectuelle. Cependant, cela ne le déborde plus, et ne nous fait plus vivre de moments confusionnants face à ses conceptions particulières de la sexualité.
71Lors de sa dernière séance, Gabriel nous fera d’ailleurs sourire, en nous parlant de la fin du monde programmé, selon le calendrier Maya, pour « Noël 2012 », en nous confiant qu’« ils ne peuvent pas nous faire ça tout de même, je viendrai seulement de commencer à vivre à l’internat ». Le risque de voir ce nouveau monde détruire l’ancien est présent, et la poursuite ponctuelle des consultations familiales permettra d’en maintenir une continuité malgré le changement et éviter une rupture risquant de fragiliser le travail thérapeutique et ses effets positifs pour son fonctionnement et son avenir.
72Gabriel, grâce à cette longue prise en charge, peut ainsi fonctionner seul, quasiment sans troubles ou sans « particularités » de fonctionnement gênantes. Ainsi, en termes de processus, nous avons retracé les étapes allant de l’émergence d’une pulsionnalité, d’une subjectivité jusqu’à l’avènement d’un sujet davantage différencié, désirant et pensant pour lui grâce, entre autres, à l’intégration des fantasmes originaires dans et par la relance de l’univers transitionnel à travers les différentes étapes et temps de la cure institutionnelle qui s’est déployée pour cet enfant.
73D’une certaine manière, cet espace de pensée, qui s’est déployé, témoigne également d’un rééquilibrage des pulsions de vie sur les pulsions de mort qui deviennent régulées et liées entre elles. En effet, d’un jeu pathologique, sans vie, sans liberté, ou débordant d’excitation impossible à contrôler, nous passons à un jeu davantage créatif et transitionnel où il prend en compte sa subjectivité et celle d’autrui. Ainsi, en se référant aux travaux Radmila Zygouris (1999), nous pensons qu’au psychodrame, comme dans la cure analytique, l’affect, sa contenance et sa possible liaison avec la représentation, grâce à l’action des pulsions de vie, est un des leviers thérapeutiques utilisables, en lien au transfert et au contre-transfert, lorsque rien dans le récit ne semble habité psychiquement, lorsque l’érotique est insuffisamment intriqué avec le mortifère. En effet, au psychodrame, l’affect qui ne peut se lier, se dire, ou même exister sans déborder, peut se figurer, se projeter, être porté par un autre, par un mouvement, et ensuite se penser, se lier à une représentation interne, en un mot : s’approprier. Ainsi, cette cure institutionnelle psychanalytique a permis à Gabriel de passer de l’autodestruction à l’hétérodestruction, pour ensuite ouvrir le champ des sublimations. En effet, les pulsions de mort intriquées aux pulsions de vie lui ont permis de les utiliser pour se séparer psychiquement, exister pour lui, et investir un monde interne et un avenir.
Références
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- Anzieu (Didier). – Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent [1956], Paris, Presses universitaires de France, 1979.
- Anzieu (Didier). – Le groupe et l’inconscient [1975], Paris, Dunod, 1999.
- Barthes (Roland). – L’effet de réel, Communications, 11, 1968, p. 84-89.
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- Winnicott (Donald Woods). – Jeu et réalité [1971], Saint-Armand, Gallimard, 1975.
- Zygouris (Radmila). – Pulsoes de vida, Sao Paulo, Escuta, 1999. [le 5/07/2014 ; http://www.radmila-zygouris.com/fr/livres/pulsions-de-vie.html].
Notes
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[*]
Laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP – EA 4056), Institut de psychologie, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, Paris.
-
[**]
Centre-médico-psychologique de Montreuil, EPS Ville-Évrard, Montreuil.
Correspondance : Adrien Blanc, 88 ter avenue Parmentier, 75011 Paris.
<adrienblanc1@gmail.com> -
[1]
Gabriel et sa famille ont donné leur consentement libre et éclairé pour la réalisation de cet article.
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[2]
Sa consultante est le second auteur de ce texte.
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[3]
Nous reprenons ici uniquement le « phantasme » kleinien pour rester fidèle à Pankow qui l’utilise ainsi dans son ouvrage.
-
[4]
Le premier auteur de cet article.
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[5]
« Le zizi sexuel » est un jeu de société fondé sur la bande dessinée Titeuf. Ce jeu aborde de manière pédagogique et adaptée aux enfants les questions ayant trait à la sexualité et à la reproduction.
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[6]
Toujours le premier auteur de cet article.
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[7]
Le jeu du chat et de la souris est un jeu où une personne (le chat) doit attraper une des autres personnes (une souris), devenant, une fois attrapée, chat à son tour pour aider le premier à attraper les autres. Le premier joueur attrapé deviendra le chat de la partie suivante.
- [8]