Couverture de BUPSY_520

Article de revue

Processus de formation des handicaps dans les trajectoires toxicomaniaques

Pages 351 à 364

Notes

  • [*]
    Université d’Angers, Laboratoire « Processus de pensée et intervention » – Axe « Processus psychiques et santé » (UPRES EA 2646).
    Correspondance : Pascale Peretti, 145 impasse de la Voie romaine, Bat C205, 34090 Montpellier. <pascale.h.peretti@gmail.com>
  • [1]
    Classification internationale des handicaps (CIH) ou Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH), fondée sur la définition bio-médicale de Ph. Wood, et parue à l’OMS en 1980. Classification internationale des fonctionnalités (CIF), classification internationales du fonctionnement, du handicap et de la santé, parue en 2001, intégrant les réflexions issues des modèles sociaux dans la définition du handicap.
  • [2]
    Voir Charzat (2002), citant, p. 25, l’Union nationale des associations de familles et d’amis de malades psychiques (UNAFAM) : « pour les usagers de la santé mentale, la réflexion actuelle en cours tant à l’étranger qu’en France, sur la notion même de handicap qui paraît s’inspirer essentiellement de l’expérience des handicaps physiques, insiste presque exclusivement sur la stigmatisation et sur l’importance de l’environnement. Cette orientation n’est pas sans signification pour les personnes souffrant de troubles psychiques mais elle aboutit à des contradictions et à des situations impossibles à gérer lorsque les personnes ne peuvent plus défendre elles-mêmes leurs droits. Leurs préoccupations immédiates et urgentes en matière d’accompagnement tiennent compte de cette particularité des troubles psychiques. »
  • [3]
    Les altérations fonctionnelles liées aux maladies neuro-dégénératives entrent dans le cadre de cette définition du « handicap psychique », dans une certaine confusion, relevons nous, entre fonctions supérieures, mentales, cognitives et psychiques. Voir Boucherat-Hue, Peretti et Courty (2011), Peretti, Boucherat Hue et Courty, Penser et com-penser le handicap neuro(cogntivo)psychique dans les processus démentiels (manuscrit en cours d’expertise).
  • [4]
    Il faut rappeler que la notion de « handicap psychique » s’est surtout imposée en France, en réaction à la politique de désectorisation psychiatrique, celle-ci ayant laissé un certain nombre de sujets dans quelques formes d’impasses sociales. La notion de « handicap psychique » a, d’abord, pour but, de circonscrire ces impasses sociales, dans l’optique d’y associer un « traitement social ». La plupart des recherches contemporaines sur le handicap psychique concerne, donc, les sujets schizophrènes ou bi-polaires, tandis que bien d’autres problématiques seraient susceptibles d’être visées par le dispositif de 2005, et que d’aucuns se félicitent de ce qu’ils considèrent comme une reconnaissance de toutes les formes de souffrances psychiques.
  • [5]
    Peretti, Boucherat-Hue, De quelques pistes de réflexion pour (re)-penser la notion de « handicap psychique », (manuscrit en cours d’expertise).
  • [6]
    Voir les deux grandes lois jumelles de 1975 : la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, et la loi d’organisation du champ institutionnel médico-social.
  • [7]
    Les chiffres atteignant même, respectivement, 20 et 70 %, chez les moins de 30 ans ou chez les usagers injecteurs. Voir Enquête Coquelicot, de 2004, sur la séroprévalence des virus VIH et VHC, chez les usagers de drogues, diligentée par l’InVS (Institut de veille sanitaire).
  • [8]
    L’addiction pouvant se porter sur d’autres objets que la drogue (jeu, sexe, nourriture…). L’introduction récente de la notion d’addiction dans le champ psychopathologique est, d’un autre côté, liée à cette reconsidération des conduites toxicomaniaques, du point de vue de la dynamique psychologique et du sens des symptômes, qu’elles mettent en jeu (et non plus seulement du point de vue des effets psycho-pharmacologiques des produits, ou d’une « structure de personnalité » déviante, supposée commune à l’ensemble des sujets en question).
  • [9]
    Ces données sont issues d’une enquête ethno-psychanalytique réalisée entre 1999 et 2005, en région Languedoc Roussillon et centrée sur le recueil et l’analyse (thématique puis structurale) d’une trentaine de récits de vie de sujets ex-héroïnomanes (Peretti, 2008a, 2011).
  • [10]
    Voir Colloque international « Handicap psychique, fonctionnement en situation et rétablissement mental », Paris, École normale supérieure, mai 2010.
  • [11]
    Voir notion de normativité chez Canguilhem (1966).
  • [12]
    Ce qui, il est vrai, n’est pas forcément le cas pour d’autres « maladies psychiatriques », que la désectorisation hospitalière a laissées dans quelques formes d’impasses sociales.
  • [13]
    Ce terme entend faire référence, ici, à la réintroduction, depuis le début du xxie siècle, du terme d’addiction et à ses conséquences théoriques et pratiques.
  • [14]
    Il s’agit de pratiques visant à réduire les risques sanitaires liés à l’injection de drogues, par le biais d’une prescription médico-légale de produits de substitution (méthadone, subutex), non injectable, permettant de répondre à la dépendance bio-psychologique, tout en limitant les risques sanitaires et sociaux liés à la prise de drogues illégales.

1Défini, au sens courant, comme une gêne, une entrave qui empêche un sujet de développer ou d’exprimer pleinement ses possibilités et d’agir en toute liberté, le handicap apparaît, d’emblée, noué à la notion de perte d’autonomie, en tant que perte de la « faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement » (Dictionnaire Atlif CNRS, en ligne), et, par là même, à celle de dépendance.

2Le lien entre dépendance, perte d’autonomie et handicap semble donc inscrit dans les termes mêmes, et toutes les formes d’assujettissement pourraient, sans doute, être abordées dans le rapport qu’elles entretiennent avec la situation de handicap.

3Aussi, si les pratiques toxicomaniaques, depuis longtemps envisagées, essentiellement, du côté de la dépendance physique et psychologique, étaient, jusqu’alors, sans référence directe au champ du handicap et aux problématiques qui lui sont liées, c’est à examiner le lien potentiel entre ces deux types de formations psychopathologiques, que nous proposons, néanmoins, de consacrer le présent article.

4Ce à quoi nous engage, d’ailleurs, d’une certaine façon, la loi de 2005, « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Celle-ci mentionne, en effet, que : « Constitue un handicap […], toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » (nous soulignons).

5En proposant de prendre en considération les altérations psychiques dans la constitution des « désavantages » – à défaut de retenir explicitement le terme de « handicap psychique » –, sur la base d’une définition extensive de ce phénomène psycho-social, ce sont de nouvelles problématiques psychopathologiques que ce texte de loi invite, en fait, à considérer selon le prisme du handicap.

6Problématiques parmi lesquelles les « intoxications chroniques », comme l’alcoolisme et les différentes formes de toxicomanies, se profileraient bien, si l’on en croit le rapport préparatoire, dit « Charzat » (2002), sous la forme de « causalités primaires », susceptibles de déterminer un ou plusieurs désavantages, du fait, notamment, des « troubles de la volition », et autres altérations de fonctions psychiques, psycho-affectives ou psychosociales, qu’elles occasionneraient chez les sujets addictés.

7C’est, du moins, à ce type de schéma linéaire, dans lequel la condition de handicap fait figure de conséquence socio-comportementale restrictive – précisément d’une restriction de potentialités adaptatives et participatives – causée par l’altération substantielle et durable de certaines fonctions psychiques, elle-même engendrée par l’intoxication comme « cause primaire » du processus handicapant, que nous aboutissons, lorsque nous tentons d’appliquer la définition du handicap, qui soutend la loi de 2005, aux problématiques toxicomaniaques. En même temps, ce dernier texte législatif, centré sur les notions de participation et d’accessibilité des structures sociales aux sujets les plus vulnérables, tente de s’aligner sur les évolutions internationales en matière de conception du handicap. Il fait alors clairement, référence, du moins dans sa terminologie, aux modèles socio-situationnels. Ceux-ci ont vu le jour à la fin des années 1990, motivant le changement de paradigme, par lequel la vision bio-médicale causaliste classique a été largement critiquée et « dépassée » par une perspective qui reconnaît la complexité, la circularité et la multiplicité des déterminants, individuels et sociaux, dans la genèse de ce qu’il est serait, désormais, convenu d’appeler les « situations de handicap » (Assante, 2003). Cette dernière notion, visant à insister sur le fait que le handicap, comme restriction de participation, est moins déterminé par une déficience intrinsèque au sujet que par la situation dans laquelle il s’inscrit. Car, être paralysé des membres inférieurs et se déplacer avec un fauteuil roulant, par exemple, n’est pas forcément un handicap en soi, dans un contexte où tout permet au fauteuil de circuler, mais cela devient un handicap, du fait des barrières architecturales, et psychosociologiques, qui existent dans la cité, c’est-à-dire relativement à un certain type de situation et de contexte socio-culturel.

Vers une définition générique du handicap ?

8En réalité, le dispositif français de 2005 cherche à s’appuyer, simultanément, sur les deux grands essais de classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – la Classification internationale des handicaps et la Classification internationale des fonctionnalités [1] – et, par conséquent, à retenir les deux grands paradigmes de l’handicapologie, biomédical et social – ou à les rejeter tous deux, selon le point de vue adopté par Milano (2009) – mais reste, selon nous, massivement marqué par le premier modèle, comme nous le verrons plus loin, eu égard, notamment, au poids des traditions institutionnelles françaises en matière de politique sociale (Vidal-Nacquet, Eyraud, 2010).

9Sans doute, l’introduction, même implicite, de la notion de « handicap psychique » (ou d’une détermination potentiellement psychique des situations de limitation participative, que rencontrent certains sujets) fait-elle obstacle à la véritable inscription de ce dispositif dans la perspective socialisante, que les législateurs ambitionnaient, vraisemblablement, d’adopter. Comme l’ont déjà fait valoir les acteurs du champ de la maladie mentale [2], la conception socio-environnementale du handicap, qu’ils croyaient deviner dans les travaux préparatoires à la loi de 2005, semble, à première vue, rencontrer, ici, ses limites. En effet, on ne peut dissocier les troubles psychiques de leurs conséquences sociales restrictives, puisque ce type de pathologies se définit, du point de vue même de ce qu’il engage, comme perturbation du contact avec le monde extérieur, et touche les personnes dans leur subjectivité et leur conscience (Delbecq, Weber, 2009), dans leur construction narcissique et identitaire et, de fait, dans leur rapport au monde.

10En quoi le handicap « psychiquement déterminé » apparaîtrait-il comme intrinsèque à la personne, à sa façon de « fonctionner » et d’être au monde, tandis que la perspective socio-situationnelle proposait de mettre, plutôt, l’accent sur sa part socialement construite, dans l’optique de le desessentialiser et de le décoller de l’être des personnes qui le subissent, pour en faire apparaître le caractère en partie extrinsèque à celles-ci. Hors du champ des pathologies psychiques, structurellement organisées, il paraît, en outre, d’autant plus délicat de désolidariser le handicap neuro (cognitivo) psychique [3], lié au retentissement fonctionnel des pathologies neuro-dégénératives et des lésions cérébrales, de ses causes bio-médicales et des troubles, que celles-ci occasionnent, même s’il a pu être clairement démontré, par ailleurs, que le handicap, au sens le plus contemporain de ce terme, n’est pas nécessairement dépendant de la symptomatologie psychopathologique, d’où il s’origine (Pachoud, Leplège, Plagnol, 2009 ; Plagnol 2009a, 2009b).

11La question se pose, donc, de savoir s’il est bien opportun de proposer une définition générique du handicap, limité, de fait, aux conséquences socio-comportementales restrictives de toutes sortes de troubles d’origines hétérogènes, ou si les spécificités, attachées aux conditions du « handicap psychique », renvoient plutôt à quelques déplacements de perspectives et d’angles de vue, qu’il nous appartiendrait de montrer (Boucherat-Hue, Peretti, 2012).

12C’est en nous appuyant sur l’exemple des conduites toxicomaniaques, pour tenter de dégager la logique de formation des handicaps, dans les trajectoires de vie de ces sujets, que nous avons choisi d’examiner la pertinence du dispositif de 2005, appliqué au champ psychopathologique et, non plus seulement, au champ psychiatrique proprement dit, où il est généralement rangé [4].

13Ce qui nous a conduit à mettre en évidence certaines spécificités, attachées à la genèse et à la définition de ce « handicap psychique », tout en faisant apparaître les déterminants socio-environnementaux de ces processus entravants, à des niveaux d’intervention multiple, autres qu’exclusivement conséquentiels, et tels que les dispositifs spécialisés en addictologie ont, déjà, en quelque sorte, pris une certaine avance sur les conceptions dites modernes du handicap, en tant que multidéterminé et, surtout, distinct et, en partie, indépendant de la « pathologie primaire », censée lui donner naissance. À tel point qu’on peut se demander comment le dispositif de 2005 pourrait être opérationnalisé dans ce champ de pratiques, et ce qu’il apporte véritablement de nouveau dans la prise en charge de ces sujets. Nous verrons, notamment, que le débat entre perspectives bio-médicale et socio-qualitative traverse, également, le champ des pratiques addictologiques, depuis une trentaine d’années, et qu’un certain nombre de recoupements peuvent être observés entre les « réponses institutionnelles », proposées en matière de handicap et celles qui portent sur la prise en charge des sujets toxicomanes.

14Nous insisterons, aussi, particulièrement, sur le fait que, dans les trajectoires toxicomaniaques, le processus de formation des handicaps ne peut être considéré comme linéaire et mécanique, pour autant que s’y joue une véritable dynamique, multiparamétrique et circulaire, qui tend à engager une pluralité de désavantages, étroitement imbriqués les uns aux autres, et susceptibles de se renforcer mutuellement dans une sorte de processus en spirale, où les causes et les conséquences deviennent indiscernables. Processus dans lequel les facteurs socio-culturels interviennent, du reste, aussi bien au niveau des causalités du trouble – et sans doute même très précocement dans les parcours biographiques de ces sujets –, que de ses conséquences. Aussi, la situation de rupture ou de « disjonction », entre l’individu et la structure sociale, dans laquelle il est censé s’inscrire, synonyme même de « handicap », dans la perspective médico-légale, se présente-t-elle plutôt, ici, en amont du processus et non plus seulement comme une conséquence de celui-ci.

15Surtout, le « handicap » ne peut plus être envisagé exclusivement comme la résultante, strictement socio-comportementale, d’un enchainement causal – tel qu’il apparaît dans la loi de 2005 –, mais, bien plutôt, en regard de ce qu’il introduit lui-même dans l’économie psychique des sujets intéressés.

16En quoi le déplacement du point de vue objectiviste, à partir duquel on aborde, généralement, les notions de pathologies, de troubles ou de handicaps, semble devoir s’imposer, pour pouvoir considérer la valeur ou le sens, que prennent ces supposées « conduites handicapantes » dans l’économie psychique des sujets singuliers, ainsi que les réaménagements bio-psycho-sociaux, par lesquels ces derniers tentent de ré-instituer leurs propres normes de vie.

17Autant de considérations, qui nous portent à mettre l’accent sur ce que nous appréhendons, dès lors, comme quelques formes d’écueils ou de flottements, dans la redéfinition médico-légale française du handicap de 2005, sur laquelle nous allons, à présent, nous arrêter plus précisément, en particulier dans son application au champ des troubles psychopathologiques.

Quelle conception du « handicap psychique », à partir de la loi de 2005 ?

18Si le texte de loi de 2005 ne fait pas référence, explicitement, à la notion de « handicap psychique », et n’envisage concrètement aucun dispositif spécifique, qui permette d’en opérationnaliser le champ d’intervention (sinon, celui des Groupes d’entraide mutuelle, qui ne cantonnent toutefois pas leur accueil aux seules personnes souffrant d’un handicap « psychiquement déterminé »), c’est bien la recherche d’une définition générique du handicap, qui semble visée. Définition permettant d’appréhender, similairement, ce phénomène clinico-social, quel que soit l’ordre de ses causalités (physique, sensorielle, cognitive, mentale ou psychique) et la nature de l’atteinte primaire (structurelle, lésionnelle ou fonctionnelle). Ce n’est, donc, que du point de vue de leurs « conséquences » communes, essentiellement socio-dysadaptatives (« restriction de participation, subie dans son environnement »), que les différentes problématiques pathologiques, y compris psychopathologiques, semblent pouvoir être comparées et, semblablement, renvoyées au champ du handicap. Si bien que, comme le souligne Pachoud (2012), cette acception du « désavantage », promue par le dispositif de 2005 est directement, inspirée des conceptions du handicap en général, à ceci près qu’« En réalité, cette définition est dans l’esprit de la classification de Wood (le handicap comme désavantage) mais utilise le vocabulaire positif de la CIF (limitation d’activité ou restriction de participation) » (Milano, 2009).

19En effet, cette façon d’appréhender le handicap psychique, dans la loi de 2005, est, en réalité, calquée sur celle qui a longtemps prévalu, en matière de conception du handicap physique et mental, notamment, dans la première définition internationale de l’OMS, à la base de la CIH, parue en 1980 [5]. Car, finalement, c’est bien la vision linéaire d’un enchaînement de causes primaires, de quelque nature et forme qu’elles puissent être (et c’est, ici, que réside, surtout, la nouveauté), vers des conséquences limitatives, fonctionnelles, puis sociales, qui paraît soutenir la définition du désavantage, l’expression « en raison de », relevant bien, toujours, d’une conception causaliste.

20Aussi, si la formulation « restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement » a pu être interprétée comme une référence à la seconde classification de l’OMS, celle de la CIF, parue en 2001, en tant qu’elle prend en considération la réflexion sur le processus de production sociale du handicap (PPH), on peut se demander en quoi les facteurs sociaux sont, ici, envisagés à un autre niveau que conséquentiel.

21Dans la définition internationale du handicap de 2001 (celle de la CIF), il est, en effet, question de « restriction dans la participation sociale, résultant d’une limitation d’activité consécutive à un problème de sante et à des obstacles environnementaux » (nous soulignons). Ce texte intègre, en fait, pour tenter de les dépasser, les violentes critiques dont avait fait l’objet le modèle bio-médical, fondé sur la définition de Ph. Wood, qui soutient la première classification internationale du handicap, ce dernier étant dénoncé pour sa perspective essentiellement défectologique, et pour sa non prise en considération des facteurs environnementaux, dans le processus même de production des désavantages, alors même que le handicap y apparaissait, déjà, comme une conséquence sociale, plutôt que comme une qualité intrinsèque à la personne, se révélant dans un contexte d’insertion social particulier. Par où la définition de Wood avait, tout de même, déjà, permis de « décoller » le handicap de l’être de la personne, de le « dés-essentialiser », en quelque sorte, le faisant apparaître comme un attribut identitaire de celle-ci, plutôt que comme une qualité inhérente à son être même : c’est-à-dire comme quelque chose que le sujet « a » (et qui engendre un certain désavantage social) mais qu’il n’EST pas, qui ne le désigne pas tout entier en tant que personne. Logique attributaire qui soutenait du reste le principe statutaire de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées de 1975 [6], puisqu’il s’agissait bien de définir un statut social pour les personnes handicapées, c’est-à-dire au fond de considérer le handicap comme un attribut de la personne concrète. Ce qui a par ailleurs pu participer, à contre-courant des objectifs visés, à stigmatiser et à ghettoïser ces personnes en pratiquant en leur direction une politique de ciblage et de discrimination positive apte à les enfermer dans le champ des espaces spécialisés (Ebersold, 2003).

22Un pas de plus, en direction de la dé-réification du handicap, et de l’externalisation de ses causes, est donc franchi, avec la réflexion – originairement engagée par P. Fougeyrollas (2010) –, sur l’intervention des facteurs sociaux dans le processus même de production des handicaps. Selon ce modèle de pensée, dit social ou situationnel, le handicap n’apparaît plus comme un attribut définitoire, intrinsèque à la personne, la niant derrière le stigmate (Ville, Ravaud, 2003), mais comme une « situation », dans laquelle interviennent, de façon dynamique et interactive, à la fois, des déficiences individuelles (par rapport à une moyenne, qui fait norme), et des restrictions et contraintes, imposées par la société : les mécanismes discriminatoires et les barrières socio-architecturales étant reconnus participer également à la genèse et à la définition du handicap, dans la mesure où ils contribuent à restreindre la participation sociale des sujets concernés. Ceci correspond, précisément, à la définition de la CIF, définition qui sous-tendra l’évolution des politiques sociales, fondées, non plus, sur l’idée d’intégration – puisqu’on a vu que cela avait, paradoxalement, pu contribuer à établir une certaine forme de ségrégation entre « personnes valides » et « personnes handicapées », reléguées dans le champ des droits et des espaces spécifiques –, mais sur celle de participation sociale des individus vulnérables. C’est-à-dire qu’il s’agit, ici, de considérer que chaque sujet doit pouvoir participer activement à la « vie ordinaire » de la cité, pour peu que la société lui en donne les moyens, y compris dans une perspective compensatoire (Assante, 2003).

23Or, dans la définition française de 2005, si le handicap est bien défini comme une conséquence restrictive pour ce qui concerne la participation sociale, une « restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement », les facteurs environnementaux, ne semblent, à aucun moment, envisagés, du point de vue de ce qu’ils pourraient engendrer, eux-mêmes, comme mécanisme handicapant. De même, la politique sociale, promue par le dispositif de 2005, demeure, finalement, fondée sur une logique statutaire et attributaire. Les personnes « handicapées psychiquement » apparaissant bien comme une sous-catégorie d’ayant droits, aux côtés des autres catégories de personnes handicapées, à qui l’on propose, finalement, de revêtir un statut social, pour pouvoir être ciblés par une politique sociale compensatoire, qui fait suite à la logique de discrimination positive en vigueur, depuis les années 1970, en France (Ebersold, 2003). Si bien que cette invitation à la participation sociale des personnes handicapées risque de contribuer, en fait, à renforcer ces « types de fonctionnement normalisants et objectivants », dont on sait qu’ils provoquent, à terme, stigmatisation et « désinsertion, tant symbolique que relationnelle » des sujets concernés (Pelège, 2010), pour autant qu’ils participent à désigner des sujets par leurs manques et leurs différences, par rapport à une norme implicite, et à les marquer socialement, en dépit du fait que le statut en cause puisse être évolutif et ne pas, nécessairement, enfermer, irrévocablement, les sujets, dans une identité sociale stigmatisante. La notion de « situation de handicap », que l’idée de « restriction de participation subie dans son environnement », ne recoupe pas tout à fait, impliquant, plutôt, que le handicap n’est pas toujours attaché à la personne, comme l’un de ses attributs identitaires, mais peut apparaître ou disparaître, en fonction de la situation contextuelle qui le détermine en grande partie. Ce qui aurait dû appeler des politiques situationnelles, qui privilégient la promotion des libertés individuelles, plutôt que la logique statutaire (Vidal-Nacquet, Eyraud, 2010).

24Alors même que le législateur du dispositif de 2005, affirme s’appuyer sur les travaux préparatoires à la nouvelle classification internationale du handicap, on constate que certains pas n’ont pas été franchis, puisque le principal apport de la CIF ne réside pas, tant dans la prise en compte des facteurs environnementaux, déjà validée par la définition de Wood, du désavantage, mais, plutôt, dans l’introduction d’un rapport de causalité entre facteurs environnementaux et genèse du handicap (Milano, 2009). Il ne s’agit pas seulement, de passer d’un modèle du désavantage, qui met l’accent sur les déficiences et limitations, supposées inhérentes au sujet, et, surtout, directement consécutives à la maladie, à un autre, qui s’intéresse, prioritairement, aux conséquences sociales et pratiques de celle-ci, à la qualité de vie et au devenir de la personne (Pachoud, 2012), mais, surtout, de mettre en évidence les déterminants, à la fois, individuels et socio-situationnels du désavantage subi par la personne (Ravaud, 1999). Autrement dit, il devrait être surtout question de faire reconnaître la part des déterminations socio-environnementales dans la genèse et la définition des « situations de handicap », et de dégager la notion de handicap de la cause biomédicale primaire, censée en rendre compte, ce qui revient à désolidariser la notion de « handicap » de celle de « maladie » ou de « cause bio-médico-psychologique » primaire.

25On voit bien, ici, que la volonté de proposer une définition extensive et générique du handicap se heurte, en fait, aux spécificités attachées à certains types de problématiques.

26Dans le cadre des problématiques psychopathologiques, il ne saurait être question de nier la part d’implication subjective, dans la genèse de ces situations de désavantage, liées à des troubles psychiques. Ce pourquoi ces derniers ne peuvent être considérés, exclusivement, comme résultant de mécanismes ou processus sociaux, comme le craignaient les acteurs du champ de la maladie mentale, et requièrent des types de « traitements socio-politiques » nécessairement complexes.

27Pour autant, il nous semble que c’est, à plus d’un titre, et à des niveaux d’intervention multiple, que les facteurs environnementaux pourraient être engagés dans la genèse et la définition de certains types de handicaps, dits psychiques, ce que nous nous attacherons à montrer, à travers l’exemple des trajectoires toxicomaniaques, et des processus multiparamétriques, dynamiques et circulaires, de formation des handicaps, qui semblent s’y jouer.

Sens et valeur du handicap dans les trajectoires toxicomaniaques

28Pour tenter de mettre à jour le type de relations, que les « intoxications chroniques » peuvent entretenir avec les situations de désavantage, liées à des troubles psychiques, nous nous sommes penchés, dans un premier temps, sur la définition du texte de loi du 11 février 2005, où ce rapport semble trouver un début de reconnaissance officielle.

29Par ailleurs, la consultation de certains rapports préparatoires, dont le rapport Charzat (2002), nous éclaire à la fois sur les types d’altérations fonctionnelles censées pouvoir entraîner un « handicap psychique », et sur les principaux « déclencheurs primaires », susceptibles d’amorcer de tels processus. Aussi, « les intoxications chroniques » apparaissent-elles dans la liste de ces motifs premiers reconnus – aux côtés de maladies mentales, neurologiques, traumatiques ou de certains troubles de la personnalité –, pour pouvoir engager des troubles fonctionnels potentiellement handicapants, qu’il s’agisse de troubles de la volition, de la pensée, de la perception, de la communication, du comportement, de l’humeur, de la conscience et de la vigilance, de la vie émotionnelle et affective ou, encore, des expressions somatiques de ces perturbations fonctionnelles.

30Dans cette perspective, on comprend que l’intoxication chronique soit envisagée comme une cause morbide, susceptible d’altérer certaines fonctions psychiques, comme la volition, par exemple. Altération fonctionnelle, qui concourrait, elle-même, à entraver et à limiter la participation sociale des sujets addictés, ce qui définirait, précisément, un handicap, dans une perspective qui, on le voit, reste très « woodienne », malgré la connotation socialisante des termes choisis.

31Néanmoins, la définition médico-légale du handicap, qui soutient le dispositif de 2005, n’exclut pas la participation concomitante de plusieurs registres d’altérations dans la formation des désavantages. Si bien qu’en ce qui concerne les conduites toxicomaniaques, il peut être tenu compte du fait qu’un certain nombre de fonctions, cognitives, psychiques ou même sensorielles, peuvent être perturbées par la prise de drogues – pour autant que celles-ci interviennent, précisément, comme des « modificatrices d’états de conscience et de perception » –, voire par les effets de sa privation.

32En tout état de cause, à suivre cette logique, on en vient à envisager la « désadaptation » sociale et professionnelle, que ne manque pas de rencontrer la plupart des sujets engagés dans de tels parcours, essentiellement comme une conséquence du rapport addictif que le sujet entretient avec un produit réputé nocif, via les limitations fonctionnelles qui en résultent, consommation qui, de par son illégalité, pousserait, en outre, ces sujets à adopter des modes de vie déviants, susceptibles de déterminer de véritables handicaps sociaux, par le biais des mécanismes de marginalisation, de stigmatisation et de discrimination qu’ils entrainent. À quoi s’ajouteraient, encore, les handicaps somatiques, éventuellement acquis par le fait de ces pratiques d’intoxication, puisqu’en effet, bien que la prévalence de certaines maladies invalidantes, comme le VIH et le VHC soit en nette diminution, depuis une dizaine d’années, au moins dans cette population – du fait des politiques de prévention des risques –, il n’en demeure pas moins que quelques 11 % des usagers se contaminent encore par le Sida, tandis que l’hépatite C touche près de 60 % d’entre eux [7].

33Dans cette optique, le produit ou le rapport que le sujet entretient avec lui, apparaît massivement en cause, laissant supposer que l’abandon du toxique serait suffisant à « débarrasser » le sujet des handicaps, psychiques et sociaux en particulier, engendrés par sa conduite déviante et destructrice, à moins que ces derniers ne persistent, en définitive, sous la forme de « séquelles handicapantes » d’un trouble primaire.

34Toujours est-il que la définition juridico-administrative du handicap nous invite à considérer la relation entre intoxication et handicap, de façon linéaire et mécanique, selon un point de vue qui relèverait d’un paradigme bio-médical ou intégrerait, même, la dimension environnementale, mais en posant toujours l’intoxication comme cause de limitations fonctionnelles éventuelles, entraînant, à leur tour, en combinaison éventuelle avec des facteurs sociaux (non reconnus comme causes du handicap, toutefois), des désavantages sociaux, autrement appelés « handicaps ».

35À y regarder de plus près, s’il est bien vrai que les pratiques d’intoxication sont susceptibles d’occasionner des formes de handicaps variés – psychiques, somatiques, sensoriels, cognitifs et sociaux –, dont les effets restrictifs peuvent perdurer bien après le sevrage, en particulier dans le cas des maladies invalidantes et des stigmates sociaux, qui marquent alors les sujets, la logique de formation de ces handicaps nous semble particulièrement complexe, car tout ne commence pas avec l’intoxication, dans ce type de problématique. Les conduites addictives s’inscrivent, déjà, dans un parcours de vie, une dynamique psycho-sociale, où elles prennent un sens particulier. Autrement dit, en amont de l’intoxication, la relation du sujet à lui-même et au monde, pourrait être configurée, de telle sorte que le recours à une forme de lien addictif paraîtrait nécessaire à assurer sa survie psychique et identitaire (Gutton, 1984).

36Sans prétendre ramener le motif toxicomaniaque au déterminant unique d’une structure de personnalité pathologique – ce qui ne tient pas à l’examen des faits –, il devient de plus en plus clair, au vu des études menées ces dernières années, que l’addiction se présenterait, plutôt, comme un symptôme, susceptible de s’inscrire dans des parcours de vie et des organisations psychiques très diverses – avec une prévalence, toutefois, pour les états limites et les troubles narcissiques –, où il tiendrait lieu de mécanisme de défense psychique, visant la compensation narcissique et la sauvegarde identitaire des sujets (Jeammet, 1995).

37Malgré la diversité évidente des profils psychosociaux des sujets toxicomanes, voire addictés [8], il semble, en effet, qu’une dynamique psychique analogue puisse être repérée chez ces individus (Pédinielli, Rouan, Bertagne, 2000), qui implique, en somme, un « défaut de structuration narcissique », que le produit tendrait à compenser (Gutton, 1984 ; Jeammet, 1995 ; Miel, 2002). Défaut ou perturbation narcissique/identitaire, que l’on peut penser comme primaire, c’est-à-dire comme précocement inscrits au cours du développement psycho-affectif de ces sujets, ou bien comme secondaire, relatif à une succession de ruptures existentielles et sociales massives, aptes à déconstruire leur congruence identitaire et moïque. Dans tous les cas, cette configuration narcissique précéderait l’intoxication – permettant d’en rendre compte psychologiquement –, et impliquerait, déjà, une perturbation du rapport à l’environnement. En quoi un auteur comme C. Miel (2002) a pu parler de « pathologies du lien objectal », pour rendre compte des dispositions individuelles, selon lui, « favorables » au recours à l’objet d’addiction.

38Si la question narcissique et identificatoire apparait bien, ici, comme centrale, on entrevoit, d’autant plus nettement, le lien avec la notion de handicap, défini comme conséquence sociale restrictive, dans la mesure où cette problématique se joue, précisément, à l’articulation du subjectif et du social. Mais il est à noter que la construction même du narcissisme est, à la fois, déterminée par la qualité des échanges précoces entre l’individu et son environnement primaire, tout en constituant la base nécessaire à la poursuite de ces dits échanges sociaux, ce en quoi il est possible de dire que la question sociale est, d’emblée, inscrite dans la logique de formation des troubles psychiques, avant même de se poser du côté des conséquences handicapantes de ceux-ci.

39D’un autre côté, on comprend que ce qui est supposé « causer » le handicap, la conduite d’intoxication en l’occurrence, peut, aussi, paradoxalement, apparaître comme ce qui assure la survie psychique et identitaire des sujets, ce dont ils tentent de se soutenir, pour entrer en contact avec le monde extérieur. À quoi renvoient, selon nous, ces deux grands leitmotiv, qui marquent le discours des sujets ex-toxicomanes : « il n’y a qu’avec la drogue que je pouvais me tenir debout », ou encore « c’était une façon d’être vivant parmi les autres » [9], expressions, à travers lesquelles, on pressent que la drogue a pu se constituer comme soutien de leur sentiment d’existence, de leur sentiment de participation à la vie et au monde, « à la communauté des vivants » dirons-nous.

40Par où le « symptôme » apparaît bien, à la fois, comme ce qui permet de tenir ensemble, de donner consistance à ce qui noue son existence, et ce qui fait lien, ce qui permet une modalité de lien objectal, pour ne pas dire social, puisque les conséquences désocialisantes des conduites, dites dures, d’addiction sont assez massivement repérées.

41Il est, en effet, généralement, admis que le lien addictif ne pourrait, à terme, que conduire à la désobjectalisation de la relation et au déchaînement des forces thanatiques (Ravit, 2003), puisqu’il s’y agirait, en fait, de contre-investir un excès d’excitations, traumatique, lié à une situation d’a-structuration narcissique fondamentale, par la mobilisation d’excitations pré-pulsionnelles. Ceci reviendrait à déplacer le trauma, de la sphère psychique vers la sphère somatique, tout en tentant de juguler l’excès mortifère, par la décharge énergétique, utilisant, par là même, les forces des pulsions thanatiques, qu’on viserait, ainsi, à contenir ; ce qui ne pourrait que conduire à la désintrication pulsionnelle, dans la mesure, où ce recours à un excès d’excitations ne se jouerait que sur un registre purement sensori-perceptif, dans un processus d’énergétisation, qu’on chercherait à maitriser, mais qui, de décharge en décharge, abolirait et dé-hiérarchiserait tout le fonctionnement psychique (Pirlot, 2009).

42Qui plus est, « l’objet drogue » se présenterait, bien moins, comme un « objet transitionnel », apte à soutenir le narcissisme du sujet dans son rapport au monde, que comme un « objet fétiche », comblant, imaginairement, la faille narcissique, mais entravant, de ce fait, tout travail de deuil et de dépassement possible (Pirlot, 2009). Travail, pourtant nécessaire, à ré-engager une véritable identification symbolique, et, par là même, à (ré)-ouvrir le rapport à l’altérité, le lien à l’objet d’addiction, ne valant que d’être visible, assuré, tandis qu’une véritable introjection symbolique du lien se verrait, ainsi, contrecarrée, par ce maintien du rapport à l’objet fétiche « drogue ».

43En réalité, ces perspectives tendent à considérer les conduites addictives, du point de vue exclusif de leur rapport au produit, comme « objet de comblement » – comblement d’une faille narcissique supposée inscrite précocement en chacun de ces sujets –, sans tenir compte des épreuves de pertes répétées qu’occasionnent de tels parcours, sinon comme conséquences secondaires, non dotées de sens en elles-mêmes, d’une forme de « lien objectal » pathologisant.

44Pourtant, dans la traversée même de cette expérience toxicomaniaque, ce qui est considéré comme handicapant ou pathologisant, pourrait, tout aussi bien, être révélateur « de potentialités inattendues » [10] ou, pour le dire autrement, « ce qui fait handicap » apparaîtrait, en même temps, comme ce par quoi certains sujets tenteraient de régler ou de surmonter des problématiques antérieures à leur intoxication chronique.

45Aussi, avons-nous, plusieurs fois, souligné, dans d’autres communications (Peretti, 2008b, 2011 ; voir aussi Paumelle, 2004 ; Rivera-Lagarcha, Gaspard, 2010), le potentiel initiatique du modèle d’expérience héroïnomaniaque, en tant qu’il se présenterait, du point de vue de la « descente aux enfers », qu’il met immanquablement en jeu, comme une forme « d’initiation à la négativité » (Peretti, 2008a), une convocation des « figures » de l’altérité radicale visant la ré-inscription symbolique des sujets dans la « communauté des vivants », ou au sein du collectif où ils semblent chercher leur place. Car si les expériences de manque, de perte, et plus généralement celle de la « descente aux enfers », ne sont certes pas recherchées pour elles-mêmes, constituant en quelques sortes des « effets secondaires » propres à l’intoxication, cela n’implique pas nécessairement qu’elles n’aient pas de sens en elles-mêmes, ou ne prennent pas un sens pour les sujets qui en font l’épreuve.

46On observe également, et de plus en plus fréquemment, que les situations de ruptures et de marginalisation d’entre-deux identitaires, sont assez présentes dans la période pré-toxicomaniaque, d’où ces parcours pourraient en définitive tirer valeur « d’interrogation des fondements du social » et de « tentative de réinscription dans le collectif sur la base d’une expérience de refondation subjective » (Peretti, 2008a).

47Le contexte socio-culturel pourrait, ici encore, être considéré comme participant à la production même du handicap, dans la mesure où il dévoilerait sa carence à engager une forme de limite symbolique radicale, limite qui serait justement rappelée sans cesse dans ces types de parcours toxicomaniaques, comme, sans doute, dans un certain nombre d’autres conduites « de risque » contemporaines (Baudry, 1991).

De la vulnérabilité au handicap psychique : circularité des déterminants individuels et socio-environnementaux

48Tout comme le trouble psychique, auquel il est ici associé, le handicap n’est probablement pas à concevoir, uniquement, comme un phénomène négatif, en référence exclusive à une norme objective extérieure, une norme sociale, par rapport à laquelle il ne serait défini que négativement. Il devrait pouvoir être rapporté, également, à la singularité du sujet, c’est-à-dire envisagé du point de vue du sens et de la fonction qu’il prend dans l’économie psychique de celui-ci.

49Alors qu’il est considéré, jusqu’ici, essentiellement, comme la conséquence d’un enchainement linéaire, ou d’une interaction dynamique de facteurs, on peut penser que le handicap pourrait, aussi, trouver un sens à être examiné du point de vue de ce qu’il introduit lui-même, comme réaménagement psychique ou psycho-social, dans la vie du sujet. Quelle fonction et quelle place prend-il dans son aménagement de vie nécessairement singulier ?

50Selon ce qui vient d’être discuté, le « handicap psychique » nous apparaît, finalement, moins comme la conséquence sociale et comportementale d’un processus causal linéaire, que comme un ensemble de « réaménagements bio-psychosociaux », imposé par une situation de tension entre le sujet et le monde, celle-ci se profilant, plutôt, en amont du processus handicapant, avant que d’en apparaître comme la résultante, réaménagement, par lequel un sujet chercherait à ré-instituer ses propres normes [11] de vie, de telle façon qu’il lui soit permis de vivre et de fonctionner singulièrement, en « s’adaptant », d’une certaine façon, à la disjonction potentiellement instaurée vis-à-vis de son environnement, par où nous entendons sortir des conceptions défectologiques, qui renvoient, toujours, le sujet handicapé du côté du déficit, de « l’échec à la norme théorique », d’un défaut ou d’un excès, par rapport à une moyenne, qui fait norme, en déplaçant le point de vue objectiviste, par lequel on aborde, généralement, cette problématique, pour l’envisager, plutôt, du côté des ressources subjectives de la personne, du potentiel de re-création identitaire, qu’elle implique en réalité.

51Cette re-définition du « handicap psychique » nous permet, en outre, de lever l’opposition apparente entre les deux principaux modèles d’appréhension du handicap : l’un, bio-médical, envisageant plutôt le handicap comme une qualité intrinsèque à la personne ou un attribut définitoire de celle-ci ; l’autre, socio-éthique, considérant le handicap comme une situation extrinsèque à la personne, mais dans laquelle celle-ci pourrait se trouver engagée, de telle façon que cela détermine une restriction de ses potentialités adaptatives et participatives.

52Comme l’a souligné S. Canat (2007), c’est plutôt, comme une « situation de disjonction entre structure subjective et structure sociale », qu’il faut considérer le handicap, pour autant qu’on évite, ainsi, de porter massivement l’accent sur les seules limitations fonctionnelles et autres troubles déficitaires, intrinsèques à la personne, tout en tenant compte, à la fois, de l’implication subjective et de l’implication de l’environnement dans la définition même du supposé désavantage, implication non réductible toutefois, aux seuls phénomènes de discrimination et de stigmatisation, tels qu’ils participeraient à surdéterminer un « handicap », en dernier lieu, renvoyant aux « déficits » présumés d’un individu, par rapport à une norme objective, cette situation de disjonction apparaissant, du reste, dans les problématiques psychopathologiques, plutôt en amont du processus et non plus seulement comme une conséquence de celui-ci. C’est pourquoi il paraît difficile de considérer, comme dans le cas des handicaps physiques, qu’une simple « compensation » sociale puisse permettre, à ces sujets, de se ré-engager dans l’espace collectif.

53Dans cette perspective, la structure subjective en question n’est plus considérée comme pathologique en soi, mais relativement à un type de structure sociale, avec laquelle elle entrerait dans un rapport de disjonction ou de rupture. Alors même qu’avons souligné, plus haut, le caractère intrinsèquement désocialisant de certains troubles, en tant qu’ils engagent la conscience et la personnalité globale des sujets, il est à noter que les interactions environnementales ont nécessairement joué un certain rôle dans leur genèse et, surtout, qu’ils prennent un sens différent, selon le contexte social dans lequel ils s’inscrivent.

54La détermination socio-culturelle des troubles psychiques n’est effectivement plus à démontrer, et l’on sait qu’un symptôme, un signe clinique ou comportemental, envisagé comme pathologique dans une société donnée, où le sujet qui en est porteur aura d’autant plus de risque de connaître une situation d’« exclusion sociale », ne sera pas, nécessairement, évalué comme tel dans un autre espace socio-culturel, et n’aura, de fait, pas les mêmes conséquences sociales ou, pour le dire autrement, la maladie mentale apparaît bien comme une institution sociale, dans la mesure où c’est le consensus, qui définit l’aliéné et sa guérison, car, si « Le médecin cherche des causes à la maladie, c’est la société qui lui désigne les malades à soigner » (Besançon, 1967). Aussi, selon les termes de Besançon (1967), lecteur de R. Bastide : « Que l’on étudie l’histoire de la psychiatrie, la relation du malade au médecin ou la réinsertion du malade dans la société, il apparaît que la folie n’est pas une entité naturelle : c’est le consensus social qui délimite les zones fluctuantes de la raison et de la déraison ». De même, Derrida (1989) a-t-il pu souligner que la drogue, comme la toxicomanie, n’existent pas dans la nature, mais renvoie plutôt à des « concepts non scientifiques […] institués à partir d’évaluations morales et politiques ».

55En quoi la participation du contexte socio-culturel est bien, toujours, déjà inscrite dans la logique même de définition de n’importe quel trouble, pour autant que la notion de pathologie soit nécessairement liée à celle de norme sociale et culturelle ?

56Au final, l’implication de l’environnement, dans le processus de formation des handicaps psychiques, ne nous semble pas réductible à des mécanismes psycho-sociaux, de type discriminatoire, entravant la participation de ces sujets, pas plus qu’elle ne pourrait être considérée, exclusivement, au niveau des conséquences du processus handicapant.

57Elle interviendrait, selon nous, au moins à cinq niveaux dans la production de ces formes de handicap et, dans le cadre des trajectoires toxicomaniaques, se déclinerait comme suit :

  • au niveau de la genèse même du trouble, c’est-à-dire au niveau de la construction narcissique et identitaire des sujets, notamment dans les rapports précoces, entretenus avec leurs environnements primaires. Ici, nous nous situons au niveau d’une certaine « vulnérabilité psychologique » dont Antony, Chiland et Koupernik (1978) nous rappellent qu’elle ne peut s’expliquer exclusivement « par des caractéristiques individuelles de l’enfant […] le progrès de l’enfant le long des lignes de développement vers la maturité dépend de l’interaction de nombre d’influences extérieures favorables avec des dons innés favorables et une évolution favorable des structures internes » ;
  • au niveau de la détermination socio-culturelle du sens du symptôme. Dans le cas, qui nous occupe, les ressorts culturels de nos sociétés postmodernes – fondés sur l’exclusion des figures de la négativité –, donneraient, dialectiquement, sens à des pratiques rituelles de ces figures de la mort et de l’altérité radicale, que certains sujets tenteraient ainsi de ré-articuler, symboliquement, à la limite de l’existence ;
  • au niveau des situations de liminarité, d’exclusion sociale et d’indétermination identitaires, qui marquent, de plus en plus fréquemment, les trajectoires toxicomaniaques, en amont du recours au produit, d’où ce recours à des pratiques ritualisantes pourrait prendre sens de « tentative de réinscription collective » sur fond de « tentative de refondation subjective » ;
  • au niveau des mécanismes psycho-sociaux, qui entravent la participation sociale des sujets (stigmatisation, discrimination), ce qui correspond à la part socialement produite du handicap ;
  • au niveau de la définition médico-légale de la toxicomanie et du toxicomane, par la loi de 1971, où ce dernier apparaît, à la fois, comme malade et comme délinquant, un certain nombre de mécanismes de disqualification sociale étant (in)directement engendrés par cette loi prohibitive même.
On voit bien qu’en ce qui concerne le handicap psychique, ici, particulièrement mis en lumière dans les trajectoires toxicomaniaques, la vision linéaire d’un enchainement de cause à effet, qui a prévalu pour penser le handicap physique, est inadaptable. Ici, la circularité des causes et des conséquences rend inopérant un tel raisonnement mécanique et, éminemment plus complexe, la question du traitement social du handicap, ou de sa compensation.

Compenser les handicaps liés aux conduites d’intoxication ?

58Cette complexité du processus, qui engage une certaine forme de circularité entre facteurs environnementaux et facteurs psychiques, doit nous porter à reconsidérer l’épineuse question du traitement social de telles problématiques.

59Cette complexité tient, pour une part, à la multiplicité des paramètres engagés, et à la circularité du processus, mais, également, au fait que ce que l’on serait tenté de considérer, d’emblée, comme facteur entravant ou handicapant, peut, très bien, prendre une valeur « auto-thérapeutique » pour les sujets considérés, tandis que les dispositifs médico-sociaux, supposés faciliter leur réinsertion sociale, pourraient se révéler tout à fait contre-productifs.

60Si le symptôme addictif trouve un sens dans l’économie et la dynamique psychiques des sujets dépendants, il n’est pas du tout évident que ce que l’on considère, habituellement, comme « faisant handicap », puisse ou doive même être « gommé », rééduqué », voire « compensé » – dans la perspective d’une (ré)-assimilation finale des sujets à l’espace social dominant –, sans occasionner certains réaménagements subjectifs, dont rien ne dit qu’ils seraient moins susceptibles d’être associés à une souffrance et/ou à une marginalisation du sujet.

61D’un autre côté, les effets de la reconnaissance légale du statut de « personne handicapée psychique » ne sont pas seulement à concevoir en fonction d’accès aux droits ou de compensation économique. Ils interviennent, également, dans la dynamique psycho-sociale de ces individus. Il faudrait, donc, pouvoir évaluer comment cette reconnaissance légale du handicap intervient dans l’économie psychique de chaque sujet singulier. Qu’est-ce qui serait alors compensé, ou « pensé avec », du côté du sujet ? Comment cela ferait-il sens pour lui ? Qu’est-ce que cela impliquerait pour lui, quant à la structuration identitaire et narcissique ? Quelle serait, donc, la fonction du marqueur identitaire « handicap », et du statut social, qu’il occasionne, dans son économie psychique, sa dynamique identificatoire et narcissique ? Du reste, il faudrait se demander comment cette reconnaissance pourrait permettre d’endiguer les mécanismes discriminants, qui participent aux situations de « handicaps sociaux », que connaissent généralement ces sujets, et si elle ne risquerait pas, au contraire, de renforcer ces effets de discrimination et de stigmatisation (Lovell, Mora, Troisœufs, 2009).

62La question de l’« objectivation » des troubles, liée à cet aspect statutaire, est, aussi, à examiner. Sa valeur salvatrice tient, certainement, à l’externalisation des causes et à la déculpabilisation, qui pourrait lui être associée, chez des sujets, généralement tenus pour responsables de leurs maux (Lovell et coll. 2009). Mais, en contrepartie, cette objectivation ne risquerait-elle pas de nuire à toute véritable appropriation subjective du handicap, telle que la préconisent les partisans du « rétablissement fonctionnel » ou de la « réhabilitation » du handicap (Provencher, 2002) ?

63C’est, donc, principalement, à comprendre la façon dont ce « signifiant handicap » intervient dans la structuration narcissique, identitaire et, plus généralement, psychique des individus étudiés, que l’on pourrait mieux cerner en quoi il permettrait ou non, de réengager des formes de participation sociale, de contact avec le monde extérieur ou, encore, pourquoi certaines personnes, à qui ce dispositif de 2005 s’adresse potentiellement, refusent d’y recourir, sans qu’il soit, forcément, question de déni.

64Ce qui implique, on le devine, une compréhension psychologique globale des sujets, au-delà d’une simple évaluation comportementale.

65Dans l’exemple des trajectoires toxicomaniaques, cette reconnaissance légale pourrait être vécue comme un véritable soutien identitaire, un réconfort, une reconnaissance de ce que tout ne tient pas à un manque de volonté individuel dans l’échec des parcours de réinscription sociale, ou bien, au contraire, comme un stigmate infamant, un marqueur identitaire objectivant, entravant tout travail subjectif et toute possibilité d’évolution.

66Le caractère « fixe », de cette « logique des statuts » – c’est-à-dire, à la fois, inscrit dans la permanence, et fixant le sujet à ses signifiants identitaires dans l’espace social –, pourrait, en effet, intervenir aussi bien comme un véritable repère, seul « point fixe » (se substituant au « fix » de l’héroïnomane), susceptible de (ré)-ancrer une ligne identificatoire, d’où le sujet accepte de se relancer dans l’échange social, pour se faire reconnaître par d’autres, ou bien ce statut pourrait, au contraire, entraver toute dynamique, s’intégrer dans une logique défensive, qui viserait à objectiver le trouble et à nier, ainsi, toute implication subjective dans sa propre histoire de vie, ce qui, d’appui narcissique et identitaire supposé favoriser le travail sur soi, se renverserait en véritable entrave vis-à-vis de ce travail même.

67Le potentiel « socialisant » d’un tel dispositif devrait donc être renvoyé à la façon, dont il permettrait ou non, de remplacer l’objet drogue par des « signifiants sociaux », propres à soutenir la structuration narcissique de ces sujets.

68Qui plus est, alors qu’un réseau global de soins – proposant des prises en charge individualisées, où les multiples niveaux de structuration de ces phénomènes psychopathologiques sont, normalement, pris en considération – est déjà à la disposition des sujets (ex) toxicomanes [12], on peut se demander ce que le dispositif de 2005 et, plus précisément, la reconnaissance juridico-administrative du statut de personne « handicapée psychique », qu’il permet de « revendiquer », apporte ici de véritablement nouveau, d’autant qu’un certain nombre de ces sujets bénéficient, déjà, d’une compensation socio-économique de type AAH. (allocation pour adulte handicapé), au titre des maladies chroniques, occasionnées par l’intoxication ou des troubles psychiatriques, dont ils sont reconnus souffrir.

69En réalité, les réponses institutionnelles, propres au champ addictologique, ont déjà été nourries par les débats internationaux en matière de handicap. Aussi, les communautés thérapeutiques et, surtout, les « groupes d’auto-support d’usagers de drogues », émergeant à la fin des années 1990 dans les pays européens, pourraient apparaître comme les précurseurs des « groupes d’entraide mutuelle », dont la loi de 2005 a consacré l’ouverture. De Katz et Bender (cité dans Nurco, Stephenson, Hanlon, 1991) les définissent, en effet, comme des « regroupement(s) de personnes volontaires, issues de la même catégorie sociale, des “pairs”, en l’occurrence des usagers de drogues, réunis dans le but de s’offrir une aide mutuelle et de réaliser des objectifs spécifiques : satisfaire des besoins communs, surmonter un handicap, résoudre un problème social auquel le groupe est confronté dans son ensemble ». Bien que leur origine américaine soit assez ancienne (années 1950), et leurs fondements à chercher du côté de « l’éducation par les pairs », il est à noter qu’ils feront leur apparition, en France, à la fois, en référence à la « politique de réduction des risques », sur laquelle nous reviendrons, et aux lois de 2002 sur la rénovation de l’action médico-sociale et sur « la qualité du système de soins », qui visent, toutes deux, à remettre l’usager au centre du dispositif sanitaire, et à lutter contre un certain type de pouvoir institutionnel et médical paternaliste, deux lois largement inspirées par les revendications des personnes handicapées au plan international.

70Au fond, la question du « traitement institutionnel » des toxicomanies est déjà traversée, depuis ses origines, il y a une quarantaine d’années, par un débat idéologique, qui semble recouper celui qui anime les acteurs du champ handicapologique, entre tenants d’un modèle plutôt biologisant et partisans d’une conception plus sociologisante.

71Ainsi, les politiques institutionnelles, issues de « la réduction des risques » et de « l’addictologie » [13], en viennent-elles à supporter cette idée, que la prise en charge des sujets toxicomanes doit pouvoir se dégager de la question purement psychopharmacologique pour porter, plus massivement, l’accent sur le mode de vie des usagers et sur leur insertion sociale, le plus souvent en deçà, d’ailleurs, d’une insertion socio-professionnelle proprement dite, qui peine à se réaliser. Autrement dit, il ne s’agit plus de renvoyer ces problématiques à leurs seules causes biochimiques et psycho-comportementales, mais de se pencher, plutôt, sur la qualité de vie et la participation sociale des personnes en cause.

72Paradoxalement, c’est, en effet, l’apparition de l’épidémie de VIH, dans les années 1990, et le développement des pratiques de substitution [14] qui s’en est suivie, qui a permis de déplacer la focale, alors même qu’au niveau des politiques publiques, le plan quadriennal de 1995-1999 entérine le passage de « la lutte contre les fléaux sociaux » à la « lutte contre les maladies et les dépendances ».

73C’est donc en mettant l’accent sur les risques sanitaires, que la question des origines biomédicales du problème a pu être dépassée, dans le sens d’une prise en considération de la situation psychosociale concrète des sujets, c’est-à-dire, au fond, dans le sens d’une prise en considération et d’une tentative de réduction des handicaps, qui ne soit pas inféodée à la supposée cause bio-médicale de la problématique toxicomaniaque.

74Alors même qu’en arrivant des États-Unis d’Amérique, où elles existaient déjà depuis une vingtaine d’années, les pratiques de substitution furent assez massivement rejetées en France, en particulier par les pionniers de la prise en charge toxicomaniaque, qui y voyaient une façon de surmédicaliser le problème et de viser, selon les termes d’Olievenstein, « la domestication [institutionnelle] du toxicomane », la politique de « réduction des risques », sur laquelle ces pratiques prirent leur appui, dans le contexte français a, depuis, largement contribué à déplacer la focale de la dépendance bio-psychologique, à la participation sociale de ces sujets.

75La prise en charge de ces derniers étant bien moins centrée sur le sevrage et l’abstinence, devenus secondaires, voire inopportuns, que sur l’amélioration de la qualité de vie, grâce à la réduction des risques sanitaires et sociaux, auparavant considérés comme contingents, mais dont on reconnaît, désormais, qu’ils participent, massivement, aux « situations de désavantage », qui limitent la participation sociale de ces usagers, celle-ci étant tenue pour essentielle, y compris lorsque l’intoxication médicamenteuse et la dépendance biopsychologique n’ont pu être supprimées.

76Il convient, toutefois, de reconnaître les limites d’une telle politique sociale, dans la mesure où ces pratiques ne sont pas exemptes d’effets pervers bien connus : le développement d’un marché de rue des produits de substitution et l’entrée d’un certain nombre de jeunes dans de nouvelles formes de toxicomanies par leur biais même, la substitution d’un lien institutionnel (voire d’une dépendance institutionnelle) à un réel lien social, même si cela permet à certains sujets, très fortement précarisés, d’accéder ou de ré-accéder à leurs droits fondamentaux ; l’enfermement effectif de ces sujets dans les circuits du travail aidé et précaire, en guise d’insertion socio-professionnelle. Les effets iatrogènes, potentiellement handicapants, de ces produits de substitution n’ayant, par ailleurs, jamais fait l’objet d’une évaluation approfondie.

77Au final, la réinsertion sociale de ces (ex)-usagers de drogues demeure assez peu effective, d’une part, parce que l’addiction, comme solution compensatoire, mise en œuvre par un sujet pour pallier un défaut d’investissement objectal, masque, le plus souvent, une faille narcissique qui n’est pas sans incidence sur sa condition sociale et, d’autre part, en raison de l’évolution de la structure socio-économique de notre société, de plus en plus encline à « invalider les valides » et à disqualifier les sujets qui ne répondent pas aux critères normatifs, toujours plus exigeants, qu’elle promeut. Cette ré-inscription sociale est donc loin d’être uniquement déterminée par les aptitudes bio-psychosociales des sujets, mais c’est seulement sur la base de ces dernières qu’il est, à notre niveau, possible d’intervenir.

Conclusion

78Ainsi, la loi de 2005 ne nous semble pas aller au bout de ses ambitions, « coincée » qu’elle nous apparaît entre deux écueils : celui de « sociologiser » à outrance la question du handicap, au risque de gommer certaines spécificités inhérentes aux problématiques psychiques, et celui, que nous relevons surtout ici, d’en rester, finalement, à une conception woodienne, à peine voilée, par des effets terminologiques, et qui prend le risque de passer à côté de la complexité des processus de formation de certaines formes de handicap.

79Or, le « traitement social » des handicaps « psychiquement déterminés », nous semble devoir être repensé, en fonction de la complexité attachée à leur processus de formation. L’aspect dynamique, circulaire et multiparamétrique de ces derniers, comme l’enchevêtrement des causes et conséquences, à la fois physiques, psychiques et socio-environnementales, en complexifie l’appréhension et l’éventuelle compensation. Comment compense-t-on, par exemple, un défaut de structuration narcissique et identitaire ?

80Si elle entend bien permettre la reconnaissance des différences, vulnérabilités et singularités, au sein de l’espace communautaire, la perspective « compensatoire », prônée par le dispositif de 2005, devra donc tenir compte des spécificités attachées à chaque type de handicap, mais, aussi, de la logique subjective nécessairement singulière de ces sujets.

81Surtout, la notion même de « compensation » nous semble devoir être ramenée à ses limites, car si des auteurs comme C. Gardou (2010) ou encore J. J. Stiker (2005), ont déjà souligné que ce que l’homme rejette, en général, dans son geste discriminatoire, à l’égard des personnes handicapées, tient à ce que celles-ci lui renvoient, en miroir, sa propre image de sujet irrémédiablement marqué par la finitude, il nous faut ajouter qu’il en va bien, en un certain sens, de l’essence même de l’homme d’être fondamentalement « malade », démuni, ou handicapé. « Handicap fondamental », qui entrave certes ses potentialités de jouissance et de bien-être absolu, mais qu’il ne serait pourtant pas souhaitable de vouloir « compenser » totalement, sinon à engager une forme de déni de l’irrémédiable, à revers de toute inscription humaine, ce qu’un auteur, comme C. N. Valleur (Valleur, Matysiak, 2004), applique fort bien au champ des problématiques toxicomaniaques, soulignant qu’il en va des fondements même de la condition humaine d’être traversée par la question de la dépendance, dépendance qu’il serait bien vain de vouloir éradiquer médicalement, empêcher judiciairement ou, ajoutons-nous, com-penser socialement (peser avec pour contre-balancer), mais qu’il nous incombe, plutôt, de surmonter en permettant à tout un chacun de « faire avec », dans les meilleures dispositions possibles, et sans nécessairement en passer par une « mise en balance ».

Bibliographie

Références

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Notes

  • [*]
    Université d’Angers, Laboratoire « Processus de pensée et intervention » – Axe « Processus psychiques et santé » (UPRES EA 2646).
    Correspondance : Pascale Peretti, 145 impasse de la Voie romaine, Bat C205, 34090 Montpellier. <pascale.h.peretti@gmail.com>
  • [1]
    Classification internationale des handicaps (CIH) ou Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH), fondée sur la définition bio-médicale de Ph. Wood, et parue à l’OMS en 1980. Classification internationale des fonctionnalités (CIF), classification internationales du fonctionnement, du handicap et de la santé, parue en 2001, intégrant les réflexions issues des modèles sociaux dans la définition du handicap.
  • [2]
    Voir Charzat (2002), citant, p. 25, l’Union nationale des associations de familles et d’amis de malades psychiques (UNAFAM) : « pour les usagers de la santé mentale, la réflexion actuelle en cours tant à l’étranger qu’en France, sur la notion même de handicap qui paraît s’inspirer essentiellement de l’expérience des handicaps physiques, insiste presque exclusivement sur la stigmatisation et sur l’importance de l’environnement. Cette orientation n’est pas sans signification pour les personnes souffrant de troubles psychiques mais elle aboutit à des contradictions et à des situations impossibles à gérer lorsque les personnes ne peuvent plus défendre elles-mêmes leurs droits. Leurs préoccupations immédiates et urgentes en matière d’accompagnement tiennent compte de cette particularité des troubles psychiques. »
  • [3]
    Les altérations fonctionnelles liées aux maladies neuro-dégénératives entrent dans le cadre de cette définition du « handicap psychique », dans une certaine confusion, relevons nous, entre fonctions supérieures, mentales, cognitives et psychiques. Voir Boucherat-Hue, Peretti et Courty (2011), Peretti, Boucherat Hue et Courty, Penser et com-penser le handicap neuro(cogntivo)psychique dans les processus démentiels (manuscrit en cours d’expertise).
  • [4]
    Il faut rappeler que la notion de « handicap psychique » s’est surtout imposée en France, en réaction à la politique de désectorisation psychiatrique, celle-ci ayant laissé un certain nombre de sujets dans quelques formes d’impasses sociales. La notion de « handicap psychique » a, d’abord, pour but, de circonscrire ces impasses sociales, dans l’optique d’y associer un « traitement social ». La plupart des recherches contemporaines sur le handicap psychique concerne, donc, les sujets schizophrènes ou bi-polaires, tandis que bien d’autres problématiques seraient susceptibles d’être visées par le dispositif de 2005, et que d’aucuns se félicitent de ce qu’ils considèrent comme une reconnaissance de toutes les formes de souffrances psychiques.
  • [5]
    Peretti, Boucherat-Hue, De quelques pistes de réflexion pour (re)-penser la notion de « handicap psychique », (manuscrit en cours d’expertise).
  • [6]
    Voir les deux grandes lois jumelles de 1975 : la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, et la loi d’organisation du champ institutionnel médico-social.
  • [7]
    Les chiffres atteignant même, respectivement, 20 et 70 %, chez les moins de 30 ans ou chez les usagers injecteurs. Voir Enquête Coquelicot, de 2004, sur la séroprévalence des virus VIH et VHC, chez les usagers de drogues, diligentée par l’InVS (Institut de veille sanitaire).
  • [8]
    L’addiction pouvant se porter sur d’autres objets que la drogue (jeu, sexe, nourriture…). L’introduction récente de la notion d’addiction dans le champ psychopathologique est, d’un autre côté, liée à cette reconsidération des conduites toxicomaniaques, du point de vue de la dynamique psychologique et du sens des symptômes, qu’elles mettent en jeu (et non plus seulement du point de vue des effets psycho-pharmacologiques des produits, ou d’une « structure de personnalité » déviante, supposée commune à l’ensemble des sujets en question).
  • [9]
    Ces données sont issues d’une enquête ethno-psychanalytique réalisée entre 1999 et 2005, en région Languedoc Roussillon et centrée sur le recueil et l’analyse (thématique puis structurale) d’une trentaine de récits de vie de sujets ex-héroïnomanes (Peretti, 2008a, 2011).
  • [10]
    Voir Colloque international « Handicap psychique, fonctionnement en situation et rétablissement mental », Paris, École normale supérieure, mai 2010.
  • [11]
    Voir notion de normativité chez Canguilhem (1966).
  • [12]
    Ce qui, il est vrai, n’est pas forcément le cas pour d’autres « maladies psychiatriques », que la désectorisation hospitalière a laissées dans quelques formes d’impasses sociales.
  • [13]
    Ce terme entend faire référence, ici, à la réintroduction, depuis le début du xxie siècle, du terme d’addiction et à ses conséquences théoriques et pratiques.
  • [14]
    Il s’agit de pratiques visant à réduire les risques sanitaires liés à l’injection de drogues, par le biais d’une prescription médico-légale de produits de substitution (méthadone, subutex), non injectable, permettant de répondre à la dépendance bio-psychologique, tout en limitant les risques sanitaires et sociaux liés à la prise de drogues illégales.
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