Couverture de BUPSY_514

Article de revue

La psychanalyse des contes de fées, quelle histoire !

Pages 359 à 368

Notes

  • [*]
    École de psychoéducation, Université de Montréal, Canada.
  • [**]
    Faculté d’éducation, Université d’Ottawa, Canada. Correspondance : Serge Larivée, école de psychoéducation, Université de Montréal, Casier postal 6128, Succursale Centre-ville, Montréal (Québec), Canada H3C 3J7.
    <serge.larivee@umontreal.ca>
    Nous remercions D. Belisle, F. Filiatrault, J. Gervais, J. C. Grégoire, J. La Mothe, D. Meunier, I. Montesinos-Gelet, S. Normandeau et A. Quiviger dont les commentaires judicieux ont permis d’améliorer sensiblement le texte.
  • [1]
    L’ouvrage de Greve et Roos n’est pas disponible en français. Les résultats de leur recherche ont, toutefois, été présentés par Deléage et Vincent (1997) et Lecomte (1998).
English version

1Jusqu’à son suicide dans la nuit du 12 au 13 mars 1990, à l’âge de 86 ans, Bruno Bettelheim a marqué l’histoire de la psychologie. Dix-sept ouvrages, dont quatre écrits en collaboration, constituent, pour l’essentiel, sa contribution originale au traitement de l’autisme infantile : une thérapie de milieu, entièrement fondée sur les travaux de Freud. Certains n’hésitent pas, d’ailleurs, à le considérer comme un pionnier de l’histoire de la psychanalyse.

2Après sa mort, cependant, les langues se délient. D’anciens pensionnaires de l’école orthogénique de Chicago racontent que Bettelheim les battait, témoignages corroborés par d’anciens membres du personnel. Des proches collaborateurs ont même affirmé que Bettelheim mentait tout le temps, mensonges qui ont contribué à créer « le mythe Bettelheim », bien décrit dans l’ouvrage de Pollak (1997/2003), Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe.

3L’objectif de ce texte n’est pas d’aborder l’ensemble des reproches adressés à Bettelheim et à son œuvre, mais d’examiner les failles de son fameux ouvrage Psychanalyse des contes de fées (Bettelheim, 1976). Salué par deux prix en 1977 (National Book Critics Circle Award et National Book Award), Psychanalyse des contes de fées reste, sans conteste, le plus grand succès populaire de tous ses ouvrages, tant aux États-Unis d’Amérique que dans les pays francophones. En 1995, la New York Public Library plaçait l’ouvrage parmi les 159 « livres du siècle », en dépit des quelques critiques dévastatrices parues dès sa sortie (Arthur, 1978 ; Blos, 1978 ; Heisig, 1977 ; Lurie, 1976 ; Zipes, 1979), dont une accusation de plagiat, laquelle accusation réapparaîtra après sa mort (Dundes, 1991b ; Pollak, 1997/2003).

4Nous présenterons, d’abord, le point de vue de Bettelheim, quant aux bienfaits, pour les enfants, de s’entendre raconter, par un adulte, les contes de fées. Nous verrons alors, à notre grande surprise, que la valeur qu’il leur accorde, en utilisant une grille psychanalytique, est non seulement largement exagérée, mais contraire aux données empiriques et historiques. Le recours de Bettelheim à la notion du complexe d’œdipe, largement commentée dans son ouvrage, servira d’exemple. Nous discuterons brièvement, ensuite, du silence de Bettelheim sur les auteurs qui ont écrit sur le sujet et de l’accusation de plagiat portée contre lui.

Les livres pour enfants, non ! Les contes de fées, oui !

5Selon Bettelheim, les enfants ont besoin de fantaisies, non seulement pour s’amuser ou s’évader temporairement de la réalité, mais, aussi, pour grandir et développer leur personnalité. Ainsi, quand on permet aux enfants de transposer les contes de fées à leur vécu, ils découvrent un sens à ce qui leur arrive, et leur développement en sera d’autant plus favorisé. Autrement dit, si on raconte aux enfants les épreuves, les tribulations, les succès et les échecs des héros des contes de fées, ils pourront mieux faire face aux épreuves, aux tribulations, aux succès et aux échecs qui les attendent dans la vie. D’ailleurs, si les contes paraissent convaincants aux yeux des enfants, c’est qu’ils s’accordent, « d’une manière tout à fait adaptée à la façon dont l’enfant conçoit et expérimente le monde » (Bettelheim, 1976, p. 64). Autrement dit, le langage et le contenu des contes de fées correspondent aux niveaux affectif et cognitif des enfants auxquels ils s’adressent. De plus, l’éducation morale ne doit pas se transmettre de manière conceptuelle, mais par l’entremise des contes de fées, car ceux-ci abordent, de manière à la fois symbolique et concrète, ce qui est bien et ce qui est mal et, par conséquent, transmettent le sens.

6Dans cette perspective, on comprendra que Bettelheim (1976) discrédite, sans ambages, les livres pour enfants qui ne sont pas des contes de fées, sous prétexte que « les histoires modernes destinées aux enfants évitent avant tout d’aborder ces problèmes existentiels qui ont pourtant pour nous tous une importance cruciale » (p. 19). En fait, les contes de fées livrent aux enfants le message suivant : l’existence humaine, qu’on le veuille ou non, est ponctuée d’épreuves souvent injustes ; si, au lieu de se dérober, on a le courage de les affronter, on vient à bout de tous les obstacles et on remporte finalement la victoire. Comment Bettelheim peut-il affirmer, avec autant de certitude, que l’abondante littérature enfantine, contemporaine de Psychanalyse de contes de fées, dont Alice au pays des merveilles, le Magicien d’Oz, Winnie l’ourson, L’étalon noir, Le seigneur des anneaux, Heidi, Les quatre filles du Dr March, etc… ne touchent pas les problèmes existentiels (voir encadré 1) ? Que dirait Bettelheim de la profusion actuelle des livres pour enfants ? Serait-il toujours aussi convaincu de l’inanité de la littérature enfantine d’aujourd’hui ? D’un autre côté, une telle généralisation à ce propos et une telle insistance sur l’importance exclusive des contes de fées, ne confèrent pas, pour autant, à ces derniers, une valeur absolue (Blos, 1978).

Encadré 1. Max contre Bruno (I. Montésinos-Gelet)

Dans Where the wild things are, Sendak (1963) met en scène Max, un petit garçon d’environ cinq ans, qui, déguisé en loup, fait des bêtises. Il se construit un abri en clouant une corde sur le mur du salon (marquage de son territoire) et poursuit le chien de la famille avec une fourchette (prédation alimentaire). En réaction à ce jeu de rôle, un peu trop risqué, Max est envoyé dans sa chambre par sa mère. Tout d’abord furieux, il réalise, peu à peu, qu’il peut poursuivre son jeu dans son imagination, sans aucun risque et sans se faire punir. Il jubile, alors qu’il commence à imaginer une forêt qui pousse dans sa chambre. La suite de l’album se passe dans son monde imaginaire. Il navigue longuement et se retrouve au pays des wild things qui font, de lui, leur roi. Après s’être bien défoulé, Max renonce à être le roi, il veut rentrer et retrouver l’affection des siens.
Voilà un livre, qui met en scène un vécu assez typique des jeunes enfants et leurs ressources de la vie intérieure pour gérer les émotions. Max s’est, désormais, approprié sa liberté de penser.

Des critiques de tous ordres

7Des spécialistes de la littérature enfantine et des psychanalystes d’autres allégeances (Bellemin-Noël, 1983 ; Von Franz, 1979, 1990 ; Girard, 1990 ; Jean, 1979, 1990 ; Kaës, 2004 ; Péju, 1981) ont critiqué Bettelheim à plusieurs égards. Ainsi, alors qu’il prétend que les contes abordent des problèmes humains universels, présents depuis la nuit des temps, en particulier ceux des enfants, Bettelheim oublie que l’enfance est une notion relativement récente. En effet, selon Ariès (1975), dans la société médiévale, le sentiment de l’enfance, c’est-à-dire une conscience de la particularité enfantine qui distinguerait formellement l’enfant de l’adulte, n’existait pas. Comment, dès lors, « les contes de fées auraient-ils pu être un dispositif inconscient de formation et de maturation adressé à l’enfance s’il n’existait aucune conscience sociale de la particularité enfantine ? » (Péju, 1981, p. 64). Qui plus est, jusqu’au XVIIe siècle, les contes de fées étaient davantage destinés aux adultes qu’aux enfants (Von Franz, 1979 ; Girard, 1990 ; Vessely, 1985). La position de Bettelheim, quant à leur lecture, relève d’une sorte d’anachronisme psychologique, lorsqu’il considère que les concepts freudiens constituent des principes universels de l’organisation des contes et que ceux-ci auraient, de tout temps, aidé les enfants à résoudre « les problèmes psychologiques de la croissance et à intégrer leur personnalité » (Bettelheim, 1976, p. 26).

8À l’instar du sujet épistémique de Piaget (1975), le modèle de développement que Bettelheim tente de dégager des contes de fées, renvoie au concept, également défendu par Freud, d’une « personne universelle », selon l’expression de Perrot (1978, 2004), existant par-delà les civilisations. Ainsi, si on adopte la logique de Bettelheim, on doit conclure que les contes de Grimm, de Perrault et autres sont bons, non seulement pour les enfants occidentaux, mais le sont aussi pour les enfants des villages africains ou ceux de la jungle brésilienne (Girard, 1990).

9D’un autre côté, si Bettelheim s’est rangé du côté de Freud, d’autres exégètes des contes de fées ont préféré analyser ceux-ci à l’aune de la théorie psychanalytique de Jung. Ainsi, pour Von Franz (1978, 1979, 1990), les contes de fées ne sont rien d’autre que l’expression des processus psychiques de l’inconscient collectif, lequel s’étendrait au-delà de l’inconscient personnel. Les archétypes seraient, alors, « représentés dans les contes de fées sous leur aspect le plus simple, le plus dépouillé, le plus précis » (Von Franz, 1990, p. 9).

10Convenons ici que cette orientation est plutôt réductrice, puisque « tous les contes de fées décriraient “un seul et même facteur psychique”, dont les contes et toutes les versions représenteraient les différents aspects. Ce facteur serait le “soi”, selon Jung, c’est-à-dire “totalité psychique de l’individu” en même temps que “centre régulateur” de l’inconscient de l’individu » (Jean, 1990, p. 170).

11Le regard des psychanalystes sur les contes de fées les empêche de voir « l’immense foisonnement des inventions merveilleuses ou fantastiques qui nous atteignent et nous ravissent sans être pour autant forcément des symboles de l’oralité du stade anal, du père ou de la mère » (Péju, 1981, p. 60). Tout se passe comme si le plaisir d’écouter, de lire, de réécouter et de relire les contes de fées devait passer par le filtre des interprétations de la psychologie, dite « des profondeurs ».

De retour à Bettelheim avec Œdipe

12Avec Psychanalyse des contes de fées, Bettelheim essaie, en quelque sorte, de marier psychanalyse et folklore. En tant que folkloriste d’allégeance freudienne, Dundes (1989, 1991a) a toujours déploré, d’une part, l’indifférence des freudiens pour le folklore et, d’autre part, l’hostilité des folkloristes à l’égard de Freud. On comprendra, dès lors, son enthousiasme pour Psychanalyse des contes de fées. Toutefois, ce mariage ne va pas de soi (Bascom, 1954 ; Ben-Amos, 1994). Alors que les folkloristes orthodoxes considèrent les significations culturelles, sociales, historiques et linguistiques des textes folkloriques (Honko, 1984), les psychanalystes n’accordent de signification qu’aux seules manifestations inhérentes à l’inconscient. En fait, Bettelheim pense que l’impact des contes de fées se produit à un niveau pré-conscient : pour lui, ce n’est pas ce que l’histoire raconte qui importe, mais ce que l’enfant entend (Murray, 1977), comme si celui-ci était allongé sur un divan (Darnton, 1985). Une telle façon de faire a incité Dorson (1972) à considérer la théorie psychanalytique, comme la théorie folklorique la plus spéculative et l’école interprétative la plus incompatible avec les folkloristes orthodoxes.

13La thèse de Bettelheim, voulant que la lecture des contes de fées favorise le développement affectif et cognitif de l’enfant et ait des effets thérapeutiques, découle d’une application orthodoxe de la psychanalyse freudienne à l’éducation.

14Pour illustrer la position de Bettelheim, nous nous servirons de la notion du complexe d’œdipe, un pilier de la théorie freudienne, dont il se réclame abondamment dans son ouvrage. Par exemple, le Chaperon rouge précipiterait, sous forme symbolique, « la petite fille dans les dangers que représentent les conflits œdipiens pendant la puberté » (Bettelheim, 1976, p. 220). En se laissant séduire par le loup, qui n’est autre que « le séducteur mâle [qui] représente aussi les tendances asociales animales, qui agissent en nous » (p. 221), le Chaperon rouge oublierait « les principes vertueux de l’âge scolaire qui veulent que l’on “marche droit”, comme le devoir l’exige » (p. 220). Ce faisant, « notre héroïne retourne au stade œdipien de l’enfant qui ne cherche que son plaisir » (p. 221). Pour appuyer son analyse, Bettelheim signale que « tout au long du conte, et dans le titre comme dans le nom de l’héroïne, l’importance de la couleur rouge, arborée par l’enfant, est fortement soulignée », puisque « le rouge est la couleur qui symbolise les émotions violentes et particulièrement celles qui relèvent de la sexualité » (p. 221). De toute évidence, Bettelheim ignore que la coiffure rouge portée par la fillette existe seulement dans la version de Perrault (Lauzier-Déprez, 1965).

15Quoi qu’il en soit, d’autres psychanalystes ont opté pour d’autres interprétations. Ainsi, Erich Fromm est d’avis que si le loup dévore le Petit Chaperon rouge, c’est pour la punir de « s’être écartée du droit chemin et d’avoir mis en danger sa virginité représentée par le petit pot de beurre ». De même, Robert Gessain considère que le Petit Chaperon rouge est un « petit pénis à tête rouge » qui est englouti par le « vagin dent » qu’est la « grand-mère loup » (Lauzier-Déprez, 1965).

16Par ailleurs, après une minutieuse analyse d’éléments psychopathologiques de la vie de Charles Perrault, Lauzier-Deprez (1965) conclut que, dans la version de Perrault, le petit Chaperon rouge, c’est Perrault lui-même. S’il se présente sous la forme d’une fillette, c’est pour se défendre contre son homosexualité, et l’ajout d’un bonnet rouge, symbole de menstruations, lui permet d’affirmer sa féminité. Qui plus est, quand le petit Chaperon rouge arrive à la maison de la grand-mère, le loup lui demande de coucher avec lui, ce qui serait la projection du désir de Perrault de coucher avec son père. Enfin, quand le loup mange le petit Chaperon rouge, l’enfant prend la place de la mère dans la scène primitive et réalise son désir homosexuel sous la forme régressive de la dévoration par le père (Castet-Stioui, 1992) !

17On peut, aussi, reprocher à Bettelheim de confondre mythe et conte de fées, d’assumer, d’emblée, leur universalité et de les interpréter de manière rigide et univoque (Segal, 1993). On peut également s’interroger sur la sélection relativement restreinte qu’il en a faite. D’un autre côté, comment Bettelheim peut-il déduire, avec tant d’assurance, que la version sélectionnée des divers contes de fées analysés est la bonne, puisqu’il en existe des centaines d’autres. Par exemple, il existe au moins 345 versions de Cendrillon (Brewer, 1980).

18Dans le même ordre d’idées, discutant des différences entre Blanche-Neige et Boucles d’Or, Bettelheim conclut que :

19« Blanche-Neige est une enfant plus âgée qui est en proie à une phase particulière de ses conflits œdipiens non résolus : ses relations ambivalentes avec sa mère. Boucles d’Or est une préadolescente qui essaye de faire face à tous les aspects de la situation œdipienne. Cela est symbolisé par le rôle significatif que joue le chiffre trois dans l’histoire. Les trois ours forment une famille heureuse où tout se passe dans une telle harmonie qu’ils ignorent tout des problèmes sexuels et œdipiens. […]. Trois est un chiffre mystique, et même souvent sacré, et il l’était bien avant la Sainte-Trinité de l’Église catholique. D’après la Bible, c’est le trio formé par le serpent, Éve et Adam qui a permis la connaissance charnelle. Dans l’inconscient, le chiffre trois représente le sexe, pour la simple raison que chacun des sexes a trois caractéristiques sexuelles visibles : le pénis et les testicules pour l’homme, la vulve et les deux seins pour la femme. Le chiffre trois représente également le sexe pour l’inconscient d’une façon toute différente : il symbolise la situation œdipienne qui implique l’interrelation profonde de trois personnes, relations qui, comme le montrent l’histoire de Blanche-Neige et bien d’autres, sont fort empreintes de sexualité » (p. 275-276).

20Pour Bettelheim, il est clair qu’à « partir du moment, où on a été mis au monde et élevé par un père et une mère, les conflits œdipiens sont inévitables » (p. 55). De cette affirmation, il conclut que les contes de fées « touchent également les problèmes œdipiens des parents » (p. 246). Dans cette perspective, les auteurs des contes de fées, écrits bien avant la naissance de la psychanalyse, auraient considéré que l’enfant ne doit pas être puni quand il agit sous l’influence des épreuves œdipiennes, car il ne peut pas s’empêcher d’y être exposé. Par contre, dans les mêmes contes, « les parents qui se laissent aller à reporter sur l’enfant leurs propres problèmes œdipiens en souffrent gravement » (p. 246).

21Plusieurs auteurs ont aussi reproché à Bettel-heim, non seulement ses excès interprétatifs, mais aussi le pouvoir thérapeutique qu’il accorde aux contes de fées (Albury, 1980 ; Arthur 1978 ; Blos, 1978 ; Dundes, 1991a, 1991b ; Heisig, 1977 ; Lurie, 1976 ; Sale, 1978 ; Zipes, 1979). Pour Zelan (2003), Psychanalyse des contes de fées est, lui-même, un conte de fées pour adultes, le plus merveilleux étant, à ses yeux, la psychologie freudienne elle-même. Pour tenter de voir plus clair, quant à l’importance que Bettelheim accorde à la narration des contes de fées pour résoudre le conflit œdipien, nous examinerons brièvement trois éléments relatifs au complexe d’œdipe : son origine, selon les écrits freudiens, les données empiriques à son sujet et les travaux des hellénistes.

L’origine du complexe d’Œdipe

22Le complexe d’œdipe découle de l’effort d’auto-analyse de Freud. Celui-ci s’est rappelé un rêve, survenu à l’âge de deux ans et demi, au cours duquel il aurait vu sa mère nue, rêve qu’il rapproche d’une observation de Fliess concernant une érection que le fils de ce dernier aurait eue en présence de sa mère. Ignorant le caractère spontané de ce phénomène chez les nourrissons, Freud y vit, aussitôt, l’effet d’une excitation sexuelle de l’enfant à l’égard de sa mère (Bénesteau, 2002). Il ne lui en fallut pas plus pour conclure à l’universalité de l’amour du petit garçon pour sa mère et de la rivalité à l’égard de son père qui en découle.

23Par la suite, il expliquera, dans la préface de la 4e édition des Trois essais sur la théorie de la sexualité, que sa conception repose entièrement sur la recherche psychanalytique : « Mes souvenirs et un examen toujours répété de la question me prouvent que la théorie est fondée sur des observations faites avec soin et sans parti pris… » (Freud, 1962, p. 11-12). En vertu du critère de réfutabilité de Popper (1973), alors que les scientifiques cherchent à invalider leur théorie, Freud s’immunise luimême contre les objections, en affirmant : « Personne, à l’exception des médecins qui exercent la psychanalyse, n’a en vérité accès à ce domaine et, par conséquent, ne peut former un jugement qui ne soit déterminé par ses propres antipathies et ses préjugés » (Freud, 1962, p. 12).

24Freud faisait-il allusion au fait que ses avancées relatives au complexe d’œdipe découlaient de patientes observations de jeunes enfants ? Nullement ! Il cherchait plutôt, tenant la théorie pour vraie, à déceler, chez ses patients adultes, de prétendus désirs œdipiens enfouis. Les dites observations ne sont, en fait, que « l’interprétation d’un matériel clinique, et nullement la démonstration de l’existence réelle d’un fait psychique » (Borch-Jacobsen, 2006, p. 41). En tenant ses interprétations pour des « observations » et des « faits », Freud recourt au langage scientifique approprié et crée, ainsi, l’illusion qu’il a colligé des données cliniques objectives. Dans L’interprétation des rêves (1926), il affirmera que l’universalité des sentiments œdipiens est un fait bien établi, fondé sur de nombreuses expériences. Comme on peut le constater, cette vérité ne découle en rien du cumul d’observations, contrairement à la prétention de Freud. Il s’agit plutôt d’ «hypothèses spéculatives que Freud a ensuite “conformées” à l’aide d’une méthode qui ne prouvait strictement rien, sinon que certains de ses patients étaient prêts à le suivre là où il voulait les mener » (Borch-Jacobsen, 2006, p. 43).

Quelques données empiriques

25En adoptant un point de vue freudien classique, Bettelheim endosse, en quelque sorte, la démarche sous-jacente. Il n’est guère surprenant, dès lors, qu’il ait passé sous silence – ou, peut-être, les ignorait-il – les données empiriques disponibles lors de la rédaction de Psychanalyse des contes de fées. En effet, dès 1943, Sears, après avoir passé en revue les données empiriques sur les manifestations du complexe d’œdipe, a qualifié la conception freudienne de « grotesquerie » (p. 136). Pour leur part, Fisher et Greenberg (1977), après avoir passé en revue les relations entre la pathologie mentale et le complexe d’œdipe, concluent : « il n’y a pas d’étude qui ait pu établir une corrélation, même faible, entre la perturbation des relations œdipiennes et une symptomatologie névrotique dans la suite de l’existence » (p. 218).

26Plus de cinquante ans après la publication de Sears (1943), deux psychologues allemands, W. Greve et J. Roos (1996), dans La fin du complexe d’œdipe : arguments contre un mythe[1], montrent, une fois de plus, que le complexe d’œdipe est une pure invention. Pour ce faire, ils ont testé 61 garçons et 67 filles, de trois à neuf ans, ainsi que leurs parents. Pour éviter de contaminer les réponses des enfants quant au tabou de l’inceste, ils ont évité les questions directes, préférant noter leurs réactions à des tests fondés sur des entretiens projectifs ou des récits. Les deux chercheurs « ont eu la surprise de constater qu’à l’âge “phallique” ou “œdipal”, 81,5 % des enfants, indépendamment du sexe, jugeaient leur mère “gentille” et 78,5 % leur père “gentil” » (p. 28). Autrement dit, aucun des enfants n’idéalisait le parent du sexe opposé et n’éprouvait d’hostilité à l’égard du parent du même sexe. « Quant aux propositions de mariage (“plus tard, je t’épouserai”), dont font grand cas les psychanalystes, 82,5 % des mères et 86,5 % des pères n’avaient jamais entendu leur enfant faire ce type de remarques. Qui plus est, dans la phase “œdipale”, chaque enfant s’identifiait au parent du même sexe que lui » (p. 28). Sulloway (1997) a aussi conclu que les idées de Freud, à propos du complexe d’œdipe, constituent « une mauvaise lecture fondamentale de l’expérience familiale » (p. 146). Enfin, le complexe d’œdipe est aussi remis en question par ceux-là même qui se réclament de la psychanalyse (Simon, 1991). Par exemple, sur la base d’observations effectuées au cours de son travail clinique auprès de nombreux enfants, Schrut (1994) conclut que la peur de la castration et le désir d’éliminer le père sont à peu près inexistants, sauf dans les familles gravement pathologiques.

Les travaux des hellénistes

27Une incursion dans le monde des hellénistes apporte un éclairage supplémentaire à l’utilisation du mythe d’œdipe, pour comprendre les contes de fées. En se réclamant de la légende grecque d’œdipe, la psychanalyse, Freud en tête, voulait souligner l’universalité du complexe d’œdipe. En se référant au savoir ancestral recueilli dans les mythes, Freud prétendait, alors, donner un poids décisif à sa « découverte » (Vatan, 2005).

28Pourtant, des spécialistes de la mythologie grecque ont largement mis en doute la présence du fameux conflit sexuel dans le crime commis par œdipe. Par exemple, l’helléniste J.-P. Vernant (1988) se demande « en quoi une œuvre littéraire appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. et qui transpose elle-même, de façon très libre, une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d’un médecin du début du XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ? » (p. 1). On constatera ici que la perspective freudienne fait complètement fi du contexte historique. Freud suppose, tout simplement, que le vécu œdipien existe depuis la nuit des temps et le sens attribué à ce vécu est, alors, projeté sur la pièce de Sophocle, indépendamment de son contexte socioculturel.

29Mais il y a plus, si le destin d’œdipe-Roi symbolise une donnée universelle, que chaque humain porte en lui, « pourquoi la tragédie est-elle née dans le monde au tournant du VIe et du Ve siècle ? Pourquoi les autres civilisations l’ont-elles entièrement ignorée ? » (Vernant, 1988, p. 4). D’un autre côté, que fait Freud des autres légendes et tragédies grecques, qui n’ont rien à voir avec les rêves œdipiens ? Enfin, dans le cadre de la théorie psychanalytique, les rêves d’union avec la mère et du meurtre du père sont nécessairement accompagnés de sentiments de répulsion et de conduites d’autopunition. Or, Vernant note que « dans les versions premières du mythe, il n’y a pas, dans le contenu légendaire, la plus petite trace d’autopunition puisque œdipe meurt paisiblement installé sur le trône de Thèbes, sans s’être le moins du monde crevé les yeux » (p. 5). De plus, Mullahy (1948) a montré, depuis longtemps, que « dans toutes les vieilles versions du mythe, sauf une, [œdipe] n’épouse aucunement sa mère » (p. 271).

30Par ailleurs, plusieurs auteurs (Felman, 1983 ; Goddhart, 1978 ; Harshbarger, 1965) ont, depuis longtemps, mis en doute la version traditionnelle de l’assassinat de Laïos par œdipe. Après avoir mis en évidence les contradictions du texte de Sophocle, ces auteurs arrivent à la conclusion qu’il n’est nullement avéré qu’œdipe se soit rendu coupable du crime dont on l’accuse. Autrement dit, l’histoire « ne fournit pas de preuve juridique concluante qui permette de déduire, sans l’ombre d’un doute, que ce fut effectivement œdipe qui tua Laïos » (Felman, 1983, p. 36).

L’« oubli »des précédents explorateurs des contes de fées

31Écrire une étude psychanalytique des contes folkloriques implique la consultation de deux types de sources : celles qui ciblent le traitement folklorique des contes et celles qui abordent le traitement des mêmes contes sous l’angle psychanalytique. Dundes (1991b) concède que Bettelheim a, certes, consulté certaines sources, mais lui reproche surtout d’en avoir négligé plusieurs. À cet égard, Lurie (1976) relève non seulement sa méconnaissance des travaux à caractère anthropologique, sociologique et littéraire sur les contes de fées, mais, aussi, sa négligence de nombreux contes provenant d’autres cultures. Examinant les ouvrages publiés en allemand, cités par Bettelheim – exercice négligé par ses autres détracteurs, dont Blos et Dundes, même s’ils représentent 52,5 % des références citées –, Ben-Amos (1994) retrouve, dans la liste des références, trois ouvrages publiés par le folkloriste suisse Max Lüthi. Cependant, lorsque Bettelheim rappelle le caractère unidimensionnel des héros des contes de fées, il passe sous silence un autre ouvrage de Lüthi, qui aborde, clairement, cet aspect. L’« oubli » est d’autant plus surprenant que l’ouvrage en question, paru en 1947, a été réédité à sept reprises avant d’être traduit en anglais en 1982. D’ailleurs, les contes sélectionnés par Bettelheim, tout comme ceux qu’il a ignorés, ont fait l’objet d’analyses et d’interprétations, bien avant l’invention de la psychanalyse. Il n’y a, alors, aucune raison de penser que l’interprétation psychanalytique proposée par Bettelheim soit plus valable que les autres. Dans cette perspective, Zipes (1979) reproche à Bettelheim de ne pas avoir compris que « les symboles et les modèles des contes de fées sont le reflet de formes spécifiques de comportements sociaux et de pratiques dont les origines remontent souvent à la période glaciaire et au Mégalithique » (p. 169).

32Comme il n’est pas un spécialiste du folklore, on peut, certes, à la limite, pardonner à Bettelheim d’avoir passé sous silence des publications folkloriques d’importance. Sa sélection des travaux psychanalytiques, à propos du folklore, apparaît toutefois moins compréhensible (Dundes, 1991b ; Lurie, 1976). Parmi ceux-ci, on aurait dû s’attendre à ce qu’il fasse, au moins, référence aux travaux pionniers de Géza Róheim sur le sujet. Cet oubli est surprenant à double titre. Premièrement, Róheim est probablement le seul psychanalyste qui ait amorcé sa carrière à titre de folkloriste. Deuxièmement, Róheim avait déjà publié des articles à propos de contes analysés par Bettelheim, dont Hansel et Gretel (Róheim, 1953a) et le Petit Chaperon rouge (Róheim, 1953b).

33Comme on le verra dans la section suivante, il est difficile de conclure que Bettelheim ne connaissait peut-être pas ces textes, puisqu’on retrouve, dans Psychanalyse des contes de fées, des ressemblances étonnantes entre les écrits de Róheim (1941) et les siens, même si on ne peut pas éliminer l’hypothèse que deux grands esprits puissent partager le même point de vue sans se connaître.

Bettelheim a-t-il plagié ?

34Que Bettelheim ait plagié quelques sources, pour rédiger Psychanalyse des contes de fées, ne fait aucun doute aux yeux de certains (Bénesteau, 2002 ; Blos, 1978 ; Dundes, 1991b ; Lurie, 1976 ; Pollak, 1997/2003 ; Sutton, 1995).

35Examinons d’abord la nature et l’ampleur du plagiat. Selon les dénonciateurs, Bettelheim se serait inspiré de l’ouvrage de Heuscher (1963), A psychiatric study of fairy tales : Their origin, meaning and usefulness. Le tableau 1 présente quelques extraits des deux ouvrages, dont la ressemblance porterait à croire au plagiat (Larivée, 1995). Pollack (1997/2003) a, aussi, glané çà et là dans les deux ouvrages, d’autres ressemblances qui constitueraient sinon un plagiat, du moins un usage abusif de la paraphrase.

36Le plagiat de Bettelheim ne se limiterait pas à l’ouvrage de Heuscher. Il passe sous silence trois de ses collègues psychanalystes : Géza Róheim, Otto Rank (Dundes, 1991b) et Erich Fromm (Lurie, 1976). Ainsi, pour distinguer le mythe du folklore, Bettelheim (1976) écrit : « […] la conclusion dans les mythes est presque toujours tragique alors qu’elle est toujours heureuse dans les contes de fées » (p. 53). En 1941, Roheim avait écrit : « une histoire folklorique est un récit qui finit bien, un mythe est une tragédie » (p. 276).

37En outre, dans sa discussion à propos de Blanche-Neige, Bettelheim écrit : « Ce désir de se débarrasser du père ou de la mère éveille un fort sentiment de culpabilité […]. Ainsi par un renversement qui élimine le sentiment de culpabilité, ce désir, lui aussi, est transféré sur les parents. C’est pourquoi nous trouvons dans les contes de fées des parents qui essaient de se débarrasser de leurs enfants comme la mère de Blanche-Neige » (p. 258). Dundes (1991b) compare cet extrait de Bettelheim à ce que Rank (1959) avait écrit, au début du XXe siècle, dans The myth of the birth of the hero : « le thème imaginaire n’est qu’une excuse, tout comme les sentiments hostiles que nourrit l’enfant à l’égard de son père, sentiments qui, dans la fiction, sont projetés sur le père […] Dans la dimension névrotique de l’histoire, l’enfant se débarrasse simplement de son père, alors que dans le mythe, le père s’efforce de pendre l’enfant » (p. 72). Selon Lurie (1976), l’analyse de Bettelheim, à propos du Petit Chaperon rouge, est très proche de celle de Fromm (1951) dans son ouvrage The forgotten language. Ce rapprochement fait d’ailleurs conclure à Blos (1978), qu’il s’agit là de plus qu’une simple coïncidence.

Tableau 1

Comparaison d’extraits des ouvrages d’Heuscher (1963) et de Bettelheim (1976). [Adapté de Blos, 1978 ; Dundees, 1991b ; Pollak, 1997/2003]

Tableau 1
Heuscher (1963) Bettelheim (1976) Lorsque les contes de fées sont agréablement racontés dans leur version originale, […] l’enfant se sent compris jusque dans ses aspirations les plus intimes, ses désirs les plus ardents […] (p. 185). Si le père, ou la mère, raconte à son enfant un conte de fées dans l’esprit qui convient, […] l’enfant se sent compris jusque dans ses aspirations les plus intimes, dans ses désirs les plus ardents […] (p. 200). Alors qu’il ne faut jamais « expliquer » les contes de fées à l’enfant, il est en revanche important que le conteur en connaisse leur signification. Elle amènera à une meilleure sensibilité du choix des contes les plus appropriés aux différents stades de développement de l’enfant et permettra de mettre l’accent sur les thèmes susceptibles d’avoir une action thérapeutique sur des difficultés psychologiques précises (p. 186). Il ne faut jamais expliquer à l’enfant les signi-fications des contes de fées. Mais il est important que le conteur sache ce que représente le message du conte pour l’esprit préconscient de l’enfant […]. De son côté, l’adulte sera mieux à même de choisir les contes les mieux appropriés au stade de développement de l’enfant et à ses difficultés psychologiques du moment (p. 200). Les frustrations orales propres à l’apprentisage de la très petite enfance conduisent à une interaction émotionnelle entre l’enfant et ses parents, que ces derniers ressentent (au moins inconsciemment, la nuit) comme une réaction de désamour, d’égoïsmeet de rejet. Comme les enfants ont désespérément besoin de leurs parents, ils tentent de contrer ce rejet, de le nier. En fait, dès le lendemain de leur premier abandon dans la forêt, Hansel parvient à retrouver le chemin du retour (p. 63-64). C’est son angoisse et sa profonde déception, quand sa mère ne répond plus à ses exigences orales, qui conduisent l’enfant à croire que sa mère est subitement devenue égoïste,qu’elle ne l’aime plus et le rejette. Comme les enfants savent qu’ils ont éperdument besoin de leurs parents, ils tentent de les rejoindre après avoir été abandonnés. En fait, la première fois qu’il est abandonné dans la forêt avec sa sœur, Jeannot [Hansel] réussit à retrouver le chemin de lamaison (p. 205-206). Au début, Hansel et sa sœur Gretel semblent réussir. Mais à la maison, les frustrations demeurent les mêmes. La mère paraît devenir plus habile encore à rejeter les enfants, et elle arrive finalement à convaincre le père de les abandonner de nouveau (p. 64). Le fait que les deux enfants réussissent à rentrer chez eux ne résout rien du tout […] Les frustrations reprennent de plus belle et leur mère invente de nouvelles ruses pour se débarrasser d’eux (p. 206). évoquant les caractéristiques de « Blanche Neige », Heuscher observe que peu d’histoires distinguent aussi nettement les trois périodes du développement de l’enfance (p. 83). Peu de contes de fées réussissent à aider l’auditeur à distinguer entre les phases principales du développement de l’enfance aussi bien que le fait « Blanche Neige » (p. 254). Afin de ne pas risquer de priver qui que ce soit, elle ne prend que peu de nourriture de chacune des sept assiettes et ne boit qu’une goutte de chacun des verres (quelle différence avec Hansel et Gretel qui, de façon plutôt irrespectueuse, se mettent à manger la maison de pain d’épice ! (p. 85). Bien qu’elle ait très faim […], elle ne prend que très peu de nourriture dans chacune des sept assiettes et ne boit qu’une goutte dans chaque verre, comme pour minimiser son larcin. (Quelle différence avec Jeannot et Margot qui sont restés fixés à l’oralité et qui, sans respect pour le propriétaire, se jettent goulûment sur la maison de pain d’épice ! (p. 262).

Comparaison d’extraits des ouvrages d’Heuscher (1963) et de Bettelheim (1976). [Adapté de Blos, 1978 ; Dundees, 1991b ; Pollak, 1997/2003]

38L’accusation de plagiat ne fait évidemment pas l’unanimité. Selon Ruth Marquis, qui a aidé Bettelheim à produire Psychanalyse des contes de fées, l’accusation de plagiat est tout simplement ridicule. En vue d’alléger son texte, Bettelheim avait utilisé la technique des notes infrapaginales, dans lesquelles apparaissaient toutes les citations.

39Comme son éditeur souhaitait que son livre devienne un livre populaire, celui-ci lui demanda d’en supprimer un certain nombre. Bettelheim se plia à cette demande. Ce faisant, les citations originales auraient été perdues ou oubliées au fil des différentes versions (Jacobsen, 2000) !

40En fait, toute la question est de savoir si l’ouvrage de Bettelheim constitue une contribution originale et suffisamment différente de celle d’Heuscher (1963). La réponse de Heuscher lui-même à cette question est, pour le moins, surprenante. Sa réponse est « oui ». Rapportant les propos d’Heuscher, lors d’une entrevue effectuée en 1997, Jacobsen (2000) note : « Je pense que Bettelheim est un gars très brillant. S’il s’était aperçu qu’il s’agissait d’une citation tirée d’un livre, il l’aurait probablement indiqué. Cela n’aurait pas diminué le moindrement la valeur de son ouvrage. Je soupçonne plutôt qu’il prit quantité de notes de toutes sortes, y compris sur des livres, et qu’il s’en servit pour rédiger son manuscrit sans se rendre compte que ceci était une citation d’un livre lu, et non quelque chose qu’il avait lui-même écrit. Il m’a toujours semblé qu’en faire tout un plat, surtout après la mort du pauvre homme, c’était chercher la célébrité au prix de la mesquinerie » (p. 407).

41Dans le Los Angeles Times, du 7 février 1991, Heuscher avait, déjà, fait montre d’une grande tolérance, en affirmant : « Nous sommes tous plagiaires. Et je n’échappe pas à la règle. Bien des fois, j’ignore d’où me vient une idée, de ma tête ou d’ailleurs… Si j’ai influencé Bruno Bettelheim, j’en suis simplement heureux ». Sympathique réaction de la part d’un auteur plagié !

Conclusion

42Dans ce texte, nous avons mis en évidence l’importance que Bruno Bettelheim accorde à la lecture des contes de fées pour aider les enfants à se développer harmonieusement. En fait, dans la littérature enfantine, seuls les contes de fées trouvent grâce à ses yeux. Le succès de Psychanalyse des contes de fées n’est probablement pas étranger au fait que Bettelheim ait effectué une lecture freudienne de ceux-ci. Ce constat explique, probablement, la place centrale occupée par le complexe d’œdipe, malgré le fait que, comme nous l’avons montré, cette notion n’est pas étayée par les vérifications empiriques et les données historiques. Comme on a pu le constater, d’autres auteurs ont opté, non seulement, pour d’autres contes de fées ou des versions différentes des contes sélectionnés par Bettelheim, mais, aussi, pour d’autres grilles psychanalytiques. Ce faisant, on peut penser que les uns et les autres ont sélectionné les contes de fées et la version, qui leur permettaient de conforter leur point de vue.

43Quoi qu’il en soit, la vogue de la psychanalyse dans la culture française a probablement, contribué au succès de Psychanalyse des contes de fées. à cet égard, peut-être faut-il souligner ici, à la défense de Bettelheim, que ce dernier a dû se plier à la demande de l’éditeur français et accepter un titre commercial, qui misait sur la popularité de la psychanalyse. La traduction de The uses of enchantment aurait dû, en effet, se lire L’utilité de l’enchantement (Jean, 1979 ; Perrot, 1978, 2004).

44Nous avons aussi souligné le double oubli de Bettelheim, en ce qui à trait aux précédents explorateurs, folkloristes et psychanalystes, des contes de fées. Enfin, nous avons discuté des accusations de plagiat, dont Bettelheim a fait l’objet. Nous avons pu constater que celui-ci s’est inspiré d’au moins trois de ses collègues : E. Fromm, O. Rank et G. Róheim. Le plus surprenant de cette histoire demeure, sans conteste, la réaction d’Heuscher qui, non seulement, excuse Bettelheim, mais considère que l’ouvrage de celui-ci constitue une contribution originale et suffisamment différente de son propre ouvrage.

45Enfin, certains pourraient questionner la pertinence de critiquer, encore, cet ouvrage de Bettelheim. Nous pensons que cela s’impose pour deux raisons. Premièrement, il a été l’un des ouvrages les plus vendus, tant en Amérique du Nord que dans les pays francophones. Nous avons voulu savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Or, les éditions Pocket confirment dans un courriel du 5 mars 2010, que : « cet ouvrage continue à se vendre malgré les années, il se vend même très bien ». Deuxièmement, s’il faut en croire Monzani (2005), Psychanalyse des contes de fées serait encore d’actualité, dans la mesure où l’ouvrage serait en grande partie à l’origine de l’engouement actuel pour l’utilisation thérapeutique du conte.

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Date de mise en ligne : 27/01/2012.

https://doi.org/10.3917/bupsy.514.0359

Notes

  • [*]
    École de psychoéducation, Université de Montréal, Canada.
  • [**]
    Faculté d’éducation, Université d’Ottawa, Canada. Correspondance : Serge Larivée, école de psychoéducation, Université de Montréal, Casier postal 6128, Succursale Centre-ville, Montréal (Québec), Canada H3C 3J7.
    <serge.larivee@umontreal.ca>
    Nous remercions D. Belisle, F. Filiatrault, J. Gervais, J. C. Grégoire, J. La Mothe, D. Meunier, I. Montesinos-Gelet, S. Normandeau et A. Quiviger dont les commentaires judicieux ont permis d’améliorer sensiblement le texte.
  • [1]
    L’ouvrage de Greve et Roos n’est pas disponible en français. Les résultats de leur recherche ont, toutefois, été présentés par Deléage et Vincent (1997) et Lecomte (1998).
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