Couverture de BUPSY_510

Article de revue

La résilience : perspective culturelle

Pages 463 à 468

Notes

  • [*]
    Université Paris 8 et Université du Québec à Trois-Rivières.
    <serban.ionescu@iedparis8.net>
  • [**]
    Université nationale du Rwanda, Butare.
  • [***]
    Centre national de la fonction publique territoriale, La Réunion.
  • [1]
    Le mot gramoun veut dire personne âgée ou grand-parent. Accompagné du qualificatif vié (vieux), gramoun désigne les ancêtres, plus précisément les défunts, morts âgés, dont on a gardé la mémoire. Ils sont considérés comme les protecteurs de leur descendance.
  • [2]
    La ceinture nouée intronise la guérisseuse ; elle porte en elle les esprits de tous les ancêtres avec lesquels le gramoun travaille. C’est un attribut fondamental du pouvoir.

1Les relations entre résilience et culture peuvent être abordées en discutant plusieurs aspects : les facteurs culturels favorisant la résilience, le rôle des systèmes traditionnels de prise en charge dans le processus de résilience, les racines culturelles du concept de résilience, la résilience de certaines communautés soumises au stress de l’acculturation et aux pressions de la culture dominante (Ionescu, 2007). Le présent article sera consacré aux deux premiers aspects.

Facteurs culturels de protection

2Nous disposons actuellement de très peu de résultats de recherche concernant les facteurs culturels favorisant la résilience. Dans une étude réalisée sur quinze familles résilientes d’origine afro-américaine, mexicaine, portoricaine, sud-est asiatique et amérindienne, Johnson (1995) a mis en évidence une série de facteurs de protection, dont deux sont considérés comme les plus efficaces. Il s’agit, tout d’abord, du facteur désigné, en utilisant la métaphore de « l’arche sacrée », manière de concevoir la famille comme un petit bateau à bord duquel sont regroupés tous ses membres qui, pour naviguer contre la tempête de l’adversité, pratiquent (ainsi confinés) leurs traditions, leurs rituels et racontent les mythes de leur culture. L’attirail de ces rituels est constitué de la manière de se vêtir et de manger, des chansons et des danses, qui définissent la relation de chaque membre de la famille avec sa culture. Lors des célébrations, sont souvent utilisés des remèdes, des herbes, une certaine forme de magie, qui permettent d’ancrer la spiritualité de la famille au monde des ancêtres. Le second facteur très efficace est la reconnaissance de l’importance de la famille élargie (désignée comme « les gens de mon village »), qui apporte, de manière inconditionnelle, chaleur, soutien économique et affectif. La famille élargie offre une large palette de modèles de rôles positifs d’identification pour les enfants et les adolescents, et constitue une source d’appropriation de valeurs fondamentales comme la dignité, la fierté, l’autonomie, la confiance et le respect.

3D’autres facteurs, décrits par Johnson, sont : la croyance que la famille constitue une source de soutien spirituel ; le pacte avec les aînés, considérés comme ceux qui enseignent et comme les gardiens de la sagesse ; l’utilisation de la langue (ou du dialecte) d’origine ; le fait de savoir gérer les effets de la migration, notamment le stress grave et le deuil du pays d’origine ; la résilience individuelle, forgée dans le contexte familial. Le système familial apparaît comme le garant de la sécurité et comme lieu de refuge, comme abri pour chaque membre de la famille. Elle donne, à ses membres, le sentiment de se sentir protégés du racisme et de l’oppression qui existent dans la société. En même temps, la famille permet de réaliser la socialisation et le développement des capacités de communication dans un cadre culturel donné.

4De la même manière que Johnson, Austin (1993) constate que, dans la culture Diné (connue aussi comme Navajo), le respect de Ke’e, c’est-à-dire de la parenté et de l’accomplissement des obligations à l’égard de la communauté, est essentiel au maintien du hozho, harmonie individuelle et de la communauté. L’interdépendance et la coopération sont fondamentales, et la position individuelle dans la communauté est en relation avec la mesure dans laquelle une personne est utile aux autres.

5Conduite dans la perspective de la résilience, une recherche de terrain effectuée au Rwanda, par Ionescu, en collaboration avec Rutembesa et Ntete (2006), a permis de mettre en évidence une série de facteurs de risque et, respectivement, de protection par rapport à l’état de stress post-traumatique. Parmi les facteurs de risque, les plus fréquemment rencontrés se trouvent les conflits familiaux, les difficultés économiques, la présence, dans le voisinage, des anciens bourreaux (libérés ou encore libres), l’impossibilité de pratiquer les rituels funéraires en l’absence des corps des tués. Parmi les facteurs de protection le plus souvent cités, nous pouvons mentionner le soutien offert par les membres de la famille et de la communauté, l’implication dans un travail associatif et une pratique religieuse.

6Un aspect intéressant concernant les stratégies utilisables pour favoriser la résilience, cette fois-ci dans le contexte de la vie quotidienne et des tracas qui lui sont inhérents, est la croyance en les forces du personnage-dieu indien aymara de Bolivie et des pays avoisinants, Ekeko. Les offrandes qui lui sont faites assurent, dit-on, la prospérité. Les alasitas (mot aymara qui veut dire « achète-moi ») sont des miniatures de toutes sortes d’objets, qui se vendent dans des marchés et des foires, au début de la saison des pluies et, à La Paz, plus spécialement le 24 janvier. Ces miniatures représentent les rêves qu’on souhaite voir se réaliser dans l’année. Leur achat permet d’attendre, d’espérer et de mieux faire pour transformer ses rêves en réalités.

7L’évolution du contexte social s’exprime, aussi, au plan des facteurs culturels de protection. Rappelons que, depuis longtemps, nous savons que certains jeunes en difficulté, ayant à affronter seuls l’adversité, ont recours à un « ami imaginaire ». Dans le contexte actuel, de plus en plus de personnes fréquentent le second life, cet univers étrange situé quelque part dans le cyberespace, où se téléportent des millions de Terriens et, chaque jour, il en débarque davantage. C’est un ersatz de planète Terre, qui, petit à petit, se meuble (en faux !) de tout ce qui nous casse les pieds (en vrai !) : spéculation, banques, publicité, pornographie, réunions politiques, etc. Et c’est dans cet univers que certains individus se créent des personnages faisant fonction d’interlocuteurs, de confidents ou de… tuteurs de résilience !

Pratiques traditionnelles de prise en charge individuelle et résilience

8Une nouvelle manière d’examiner les relations entre résilience et culture est d’étudier les pratiques traditionnelles de soins. Cette étude soulève une autre question importante au plan théorique : quelles sont les relations entre résilience et psychothérapie ? Un début de réponse nous est offert par Norine Johnson (2003), qui considère que le lien entre psychothérapie et résilience serait constitué par la conception thérapeutique fondée sur les forces de la personne. La thèse de l’application des connaissances issues de l’étude de la résilience dans la pratique du counseling et de la psychothérapie est centrale dans l’ouvrage de Glicken (2006), qui plaide en faveur d’une thérapie fondée sur les forces, plutôt que les déficits et la psychopathologie. Dans un contexte multiculturel, Tummala-Narra (2007) conçoit la relation psychothérapeutique comme un facteur significatif, lorsqu’on aide une personne à mobiliser et à utiliser ses capacités de résilience.

9Le rôle des systèmes traditionnels de prise en charge peut être discuté, aussi bien lors d’interventions individuelles que communautaires. L’étude des conséquences du génocide rwandais sur la santé mentale des survivants montre que de nombreuses personnes présentant des troubles psychologiques s’adressent à des thérapeutes traditionnels. Cette demande s’explique aussi bien par la place qu’occupent au Rwanda les thérapies traditionnelles que par le nombre très réduit de psychologues cliniciens et de psychiatres.

10Parmi les pratiques, que les guérisseurs traditionnels appliquent aux personnes atteintes de troubles psychologiques, nous pouvons citer le rituel kubandwa. Il s’agit d’une pratique, qui a pour but de supplier Imana (le dieu créateur), d’apporter la paix aux familles, d’accorder ses faveurs ou de guérir une maladie. En tant que pratique thérapeutique, le culte de kubandwa est indiqué pour guérir une maladie « jetée » par les imandwa (dieux, hiérarchiquement subordonnés à Imana) ou les ancêtres, et pour prévenir une maladie que le thérapeute traditionnel déclare comme imminente ou dont il prévoit l’apparition après un laps de temps.

11Les demandes à Imana se font par l’intermédiaire de Ryangombe, le favori de dieu, qui lui a donné des dons exceptionnels lui permettant d’accomplir des exploits hors du commun. De nos jours, le rituel a subi de multiples modifications et ce culte ne se pratique plus en plein jour. Les préparatifs, les rites d’initiation, tout se déroule pendant la nuit et dans la maison. Les rituels autour de l’arbre sacré, l’érythrine, ne dépassent pas une heure et les manifestations sonores se font discrètes.

Une prise en charge individuelle à la Réunion

12Le rôle des systèmes traditionnels de prise en charge individuelle sera illustré à l’aide d’un exemple, celui de Camille, telle que soignée en ce début du xxie siècle dans l’Île de la Réunion.

13Camille a 17 ans et, malade depuis plusieurs mois, elle a dû quitter l’école. Jusqu’à l’âge de 14 ans, tout allait bien pour Camille. Lorsqu’elle est en troisième, sa famille est frappée par trois décès : deux tantes et un oncle maternels de Camille. Cette dernière est particulièrement affectée par la disparition de son oncle (jeune et en apparente bonne santé !), avec lequel elle entretenait une relation privilégiée. Lorsque l’année scolaire s’achève, sa sœur aînée part pour la métropole où elle va poursuivre ses études. Ainsi, la même année, Camille perd trois membres de sa famille et doit se séparer de sa seule et unique sœur.

14À partir de cette époque, il est possible de noter, sur une période de trois ans, un isolement progressif allant jusqu’au retrait total et au mutisme. Camille perd, petit à petit, l’intérêt qu’elle portait à ses amis, aux études et aux loisirs. Incapable de se concentrer sur le moindre travail scolaire, elle abandonne ses études à l’âge de 16 ans. Elle a le sentiment d’être agie de l’extérieur et vidée à l’intérieur. Parfois, on la surprend en train de deviser avec un interlocuteur invisible.

15À l’âge de 17 ans, Camille est reçue dans un temple par une guérisseuse traditionnelle d’origine malgache, Madame Marie. Celle-ci est désignée sous le nom de gramoun [1], dès l’instant où, en transe, elle est investie par l’esprit d’un des ancêtres avec lesquels elle « travaille » et devient, alors, son enveloppe corporelle. En recevant Camille, le gramoun fait son diagnostic : « Elle a un esprit dessus elle ». Cet esprit se nourrit de sa substance, il vit à travers elle, a envahi son corps et paralyse son esprit.

16Le rituel thérapeutique commence par la préparation d’un karédflèr (carré de fleurs), préalable à la mise en place du karédfé (carré de feu). Le zanfandkér (assistant ou enfant de chœur) dispose, devant le temple, des pétales qui forment un rectangle. Des carrés de camphre sont ensuite placés aux quatre coins, ainsi qu’au milieu de chaque côté. Pendant ce temps, le gramoun a préparé deux demi-citrons, qu’il a enrobés de cougon (mélange de cendres et d’encens) et qu’il a noués dans deux bandes de tissu rouge. Camille est ensuite amenée à l’intérieur du karédflèr et les morceaux de camphre sont allumés. La ceinture de feu ainsi créée délimite les mondes sacré et profane. Seuls, Camille, le gramoun et le zanfandkér, se trouvent à l’intérieur du karédfé. Tout au long de la cérémonie, le feu ne doit pas s’éteindre.

17Le gramoun noue, ensuite, un des tissus rouges à la cheville gauche de Camille et l’autre à sa taille. Elle transmet ainsi, à travers le citron noué, la force qu’elle détient. C’est une sorte de capteur-conducteur de la force sacrée, transmise par l’ancêtre. Le gramoun a placé un autre tissu rouge, contenant un demi-citron près de sa ceinture nouée[2], afin de capter toute la force nécessaire pour lutter contre l’esprit malveillant.

18Les objets préparés par le gramoun à partir des moitiés de citron et enveloppés de tissu rouge, sont des « garantis », destinés à protéger, tant Camille que le gramoun lui-même, des attaques possibles de l’esprit, qui tentera de se défendre avant d’être chassé.

19Sur indication du gramoun, le zanfandker interpelle l’esprit. C’est, ensuite, le gramoun, qui l’interpelle à son tour. Madame Marie isole, avec sa main gauche, une mèche des cheveux de Camille (au-dessus du crâne, à l’arrière) et tient, de sa main droite, une paire de ciseaux. Dans un souffle de Camille, l’esprit finit par décliner son identité : il s’appelle Marcel et vient du cimetière de Saint Leu. Le gramoun lui demande s’il est prêt à partir et l’esprit répond, toujours par la voix de Camille, « oui ». Madame Marie coupe alors la mèche qu’elle tenait de sa main gauche et l’enfonce dans un bocal.

20Camille est ensuite introduite à l’intérieur du temple. Elle tremble, elle est glacée. Peu à peu, elle se détend, essuie ses larmes et sourit. Le gramoun prescrit une composition à base de cinq plantes pour un bain de purification, que Camille devra faire durant cinq jours de suite. Elle donne, également, une ordonnance à base de trois plantes pour ceux qui ont touché Camille.

21Comme Camille reste fragile et pourrait constituer une proie de choix pour d’autres « âmes errantes », le gramoun demande à son assistant de lui donner un bouton de rose blanche, de celles qui ont été déposées sur l’autel des ancêtres. L’assistant coupe la tige au ras de la corolle et la tend au gramoun, qui s’en saisit et verse un peu de parfum « Pompéïa » à l’intérieur du bouton puis le retourne pour ôter le trop plein. Le gramoun enfume la fleur en soufflant longuement à trois reprises la fumée de sa cigarette sur le cœur de la rose. Il enroule une bande de papier autour du bouton de rose et ferme les extrémités. Il tend la proteksion (synonyme créole de garanti) à Camille en lui disant : « Tu dois porter ça sur toi tout le temps, le plus près possible ou sinon dans une poche… Tu l’enlèveras seulement pour prendre ton bain (de purification) et ensuite tu le remettras… Tu dois le garder jusqu’à ce que je te donne le garanti, demain, à la fête de Marliémen ». Avant de donner à Camille le garanti provisoire, Madame Marie avait dénoué les tissus rouges et avait jeté les citrons à l’extérieur du temple.

22Le lendemain, le gramoun remet, à Camille, une chaîne en argent, que celle-ci lui avait confiée, quelques jours auparavant. La chaîne en question avait été placée, pendant trois jours, dans un vase en étain (koudam), sur lequel a été dite la prière, vase intégré, ensuite, dans la cérémonie de la fête de Marliémen.

23Trois ans après, nous obtenons des informations sur l’évolution de Camille. Elle a, peu à peu, recouvré la santé, l’appétit, le sommeil, sa capacité à se déplacer et à communiquer. Elle retrouve sa vigueur, suffisamment pour partir seule pour la métropole afin de rejoindre sa sœur. À son retour, elle reprend progressivement goût à la vie. Début 2008, elle est une jeune fille de 20 ans, qui prend soin de son apparence, elle se maquille, se fait coiffer chaque semaine. Elle a un nouveau cercle d’amis, va parfois passer avec eux quelques jours hors de la maison. Elle fait partie d’un groupe de hip-hop, elle s’entraîne deux fois par semaine et se produit en spectacle à l’occasion. Elle a commencé à apprendre à conduire et pense passer son permis dans le courant de l’année. Professionnellement, elle s’inscrit dans un projet familial d’ouverture d’un commerce. Depuis un an, elle est fiancée à un jeune homme, actuellement en formation à l’université. À l’occasion des fêtes religieuses, elle revoit Madame Marie et elles évoquent alors tout le chemin parcouru.

24Une place importante dans le rituel thérapeutique, dont a bénéficié Camille, est occupée par les garantis. Selon Chaudenson, Carayol et Barat (1981), le garanti ou garde-corps se présente sous des formes voisines de celles des scapulaires. Un sachet d’étoffe contient l’objet magique et le préserve des regards (y compris de celui du porteur du garanti, qui ignore ce que le sachet contient). Les objets renfermés dans le sac sont de nature très diverse.

25L’examen du rituel thérapeutique présenté montre que la protection prend des formes différentes – concrètes et symboliques – parmi lesquelles, dans le cas de Camille, on peut citer les carrés (le karédflèr et le karédfé), ainsi que les garantis (provisoire et permanent). Il s’agit d’objets-tuteurs de résilience qui, non seulement, protègent Camille, mais engendrent aussi des pensées positives quant à son avenir. Par le port de cette protection, Camille se sait accompagnée, soutenue et peut se permettre, par la confiance retrouvée, de réaliser des actions qui la portent vers l’extérieur.

Systèmes traditionnels collectifs de prise en charge et résilience

26Les systèmes traditionnels de soins ne sont pas utilisés uniquement lors d’interventions individuelles. Depuis une dizaine d’années, apparaît, lorsqu’on aborde la question des effets d’événements graves, pouvant entraîner l’apparition de manifestations cliniques caractéristiques de l’état de stress post-traumatique, la formulation « essai de guérir une société traumatisée » (Friedman, 2000). Une telle formulation soulève la question de la possibilité de traiter un grand nombre de personnes et, implicitement, de prévenir, chez celles qui ne présentent pas tous les symptômes, l’apparition du tableau complet de l’état de stress post-traumatique (Ionescu, 2004a). L’examen des méthodes utilisées est particulièrement intéressant, lorsqu’on aborde les liens entre résilience et culture, dans la perspective des interventions professionnelles favorisant la résilience, ce que Ionescu (2004b) désigne comme « résilience assistée ».

27Après le génocide perpétré au Rwanda, le jugement de plus de 120 000 personnes, présumées coupables d’avoir participé, sous une forme ou une autre, aux événements de 1994, a conduit les autorités à s’orienter vers une forme traditionnelle de justice, connue sous le nom de gacaca (prononcer « gachacha »). Ce mot signifie « gazon » dans la langue locale (le kinyarwanda) et, par extension, la réunion des voisins assis sur l’herbe, lorsqu’ils tranchent des litiges entre habitants du voisinage. Dans le temps, le gacaca servait à juger des conflits locaux mineurs, fonciers civils ou pénaux, de pâturage, de famille, de contrats. Son objectif principal était la recherche de la vérité, puis la réconciliation des parties.

28Selon le « Guide de santé mentale dans le contexte gacaca », édité par le ministère rwandais de la Santé (2004), le processus gacaca pourrait avoir des retombées positives sur la santé mentale des Rwandais. Ces retombées peuvent être engendrées, d’une part, par le fait que les victimes peuvent ressentir de l’espoir, plus de sécurité, un sentiment de solidarité et, d’autre part, par la création de nouveaux liens, par le fait de recevoir des compensations matérielles et de l’aide en rapport avec leurs handicaps. Nos observations nous ont permis, toutefois, de constater que les procès gacaca avaient aussi des effets négatifs, se manifestant par une réactivation de la symptomatologie liée au traumatisme subi.

29Les procès gacaca risquent, toutefois, de raviver les blessures psychiques résultant des événements vécus et de s’accompagner d’une recrudescence des manifestations de l’état de stress post-traumatique, comme cela est souvent le cas lors de la période de commémoration du génocide. Conscientes de ces implications, les autorités rwandaises ont élaboré un plan stratégique d’interventions psychosociales, qui définit les actions à mener, en vue de prévenir ou de minimiser les problèmes de santé mentale qui peuvent apparaître.

30Des systèmes traditionnels comparables sont rencontrés dans d’autres pays africains. Citons, au Burundi, le bushingantahe, institution judiciaire ancienne, proche du gacaca et, en Afrique du Sud, l’inkundla, système traditionnel de justice, créé durant l’époque pré-coloniale, quand les chefs jugeaient des infractions civiles et criminelles mineures. Tout comme le gacaca, l’inkundla cherchait la résolution des conflits et la réconciliation.

31Par quels moyens ces différents systèmes traditionnels contribuent-ils à la guérison des populations vivant dans des sociétés traumatisées, et à l’installation, chez certains de leurs membres, de la résilience ? Quatre opérateurs thérapeutiques peuvent être mentionnés en réponse à cette question : le témoignage, le pardon, le soutien et la réparation (Ionescu, 2004a).

  • Le témoignage. Bien que certaines données, émanant d’études non-contrôlées, tendent à montrer que la thérapie « par témoignage » réduit les symptômes psychiatriques présents chez des survivants d’atteintes aux droits de l’homme, les effets du témoignage restent, en grande mesure, à prouver. Même si l’on considère que le témoignage est utilisé comme technique thérapeutique dans la pratique clinique, il convient de noter qu’il y a une différence importante entre ce témoignage et celui qui est rencontré lors des travaux publiques de la Commission pour la vérité et la réconciliation d’Afrique du Sud. Dans ce cas, le témoignage a lieu devant un groupe de commissaires, devant un auditoire qui inclut des journalistes et, souvent, avec une couverture télévisée en direct. Deux composantes du témoignage sont considérées comme cruciales dans le processus de guérison : 1o l’articulation, par la parole, des faits, des événements, des détails de l’expérience traumatique ; 2o l’expression des aspects émotionnels du traumatisme. Le témoignage créé la possibilité de canaliser, de manière constructive, des émotions négatives fortes, comme la colère. En outre, sous la forme d’une déclaration écrite, le témoignage constitue une forme de reconnaissance de la souffrance de la victime. De nombreuses personnes, qui ont témoigné, ont fait état d’un effet cathartique. Si la catharsis est souvent vécue comme positive et offre un soulagement symptomatique à court terme, est-elle thérapeutique et, si oui, la guérison ainsi obtenue sera-t-elle durable ? En règle générale, la catharsis est efficace uniquement lors de problèmes relativement légers. Dans le cas des troubles plus sévères, elle n’arrive même pas à produire un soulagement symptomatique et risque d’augmenter l’intensité du vécu du patient. La catharsis peut être efficace uniquement en tant qu’élément du processus thérapeutique, dans le cadre d’une relation de confiance avec un thérapeute attentif et acceptant, dans un environnement sûr.
  • Le pardon représente la décision volontaire de s’abstenir de réactions de colère, de vengeance ou d’une quête de justice. Cet opérateur a beaucoup été étudié sur différentes populations, surtout depuis le développement d’outils destinés à l’évaluer, comme l’Inventaire d’Enright, instrument auto-administré. Cet inventaire s’adresse à trois composantes du pardon : les comportements de la personne, qui a subi le tort, à l’égard de la personne qui l’a commis, l’élaboration cognitive des faits et des comportements et, enfin, la composante affective (l’absence d’affects négatifs et la présence de sentiments de compassion, de bienveillance et, même, d’affection à l’égard de l’auteur des torts). La recherche sur le pardon a mis en évidence des différences individuelles et a apporté des preuves – notamment sur des populations d’anciennes victimes d’inceste ou d’adolescents privés d’affection parentale – que le pardon s’associe à une meilleure santé mentale.
  • Lesoutien revêt différentes formes. Il peut être psychologique, médical, religieux. La religion constitue une source de soutien, aussi bien spirituel que matériel, pratique. Selon Pearlman et Staub (2001), pour qu’il y ait guérison et, par la suite, réconciliation, il est nécessaire d’offrir de l’aide psychosociale. Cette aide est apportée par des conseillers en traumatisme, appartenant à la population autochtone et formés par des experts en matière de traumatisme. Les conseillers interviennent auprès des chefs communautaires formels ou potentiels (qui servent, à leur tour, de relais auprès de la population générale) et s’occupent des personnes présentant des troubles.
  • La réparation peut se faire sous différentes formes et ne devrait pas être considérée comme devant être spécifiquement financière. Les victimes ont besoin de réparation pour sentir la fin de l’oppression et pour considérer qu’elles ont, enfin, la chance de pouvoir vivre une vie convenable. Un « fantasme de compensation », décrit par Herman (1992) chez les survivants, alimenté par le « désir de victoire sur l’auteur du crime », permet d’effacer l’humiliation du traumatisme. Un tel fantasme inclut plus d’éléments de « victoire » psychologique ou symbolique (reconnaissance du tort, excuse, humiliation publique de l’auteur du crime) que de gain matériel.
*

32* *

33Si la résilience peut et doit être considérée comme une capacité et un processus psychologique à caractère universel, mis en marche chez certaines personnes, groupes ou communautés, pour faire face à l’adversité, aux traumatismes, les données disponibles dans la littérature et celles présentées dans cet article montrent que le contexte culturel apporte des inflexions, des nuances aux modes d’expression de la résilience et qu’il y a des facteurs de protection culturellement spécifiques.

Bibliographie

Références

  • Austin (Raymond).– Freedom, responsibility and duty : ADR and the Navajo peacemaker court, The judges journal, 32, 2, 1993, p. 8-11, 47, 48.
  • Chaudenson (Robert), Carayol (Michel), Barat (Christian).– Magie et sorcellerie à la Réunion, St-Denis, Éditions Livres-Réunion, 1981.
  • Friedman (Merle).– The truth and reconciliation commission in South Africa as an attempt to heal a traumatized society, dans Shalev (A. I.), Yehuda (R.), Mcferlane (A. C.), International handbook of human response to trauma, New York, Kluwer academic/Plenum publishers, 2000, p. 399-411.
  • Glicken (Morley D.).– Learning from resilient people : lessons we can apply to counseling and psychotherapy, Thousand Oaks, Sage, 2006.
  • Herman (Judith Lewis).– Trauma and recovery, New York, Basic books, 1992.
  • Ionescu (Serban).– Mal collectif et psychothérapie sociétale, Revue de psychologie de la motivation, 38, 2004a, p. 102-109.
  • Ionescu (Serban).– Préface, dans Lecomte (J.), Guérir de son enfance, Paris, Odile Jacob, 2004b, p. 11-16.
  • Ionescu (Serban), Rutembesa (Eugène), Ntete (Jeanne Marie).– Effets post-traumatiques du génocide rwandais, dans Ionescu (S.), Jourdan-Ionescu (C.), Psychopathologies et société, traumatismes, événements et situations de vie, Paris, Vuibert, 2006, p. 81-102.
  • Ionescu (Serban).– Résilience et culture, Conférence au 2e Forum international « Sécurité psychologique, résilience, psycho-traumatisme » Timisoara, 1-3 septembre 2007.
  • Johnson (Alf C.).– Resiliency mechanisms in culturally diverse families, The family journal : counselling and therapy for couples and families, 3, 4, 1995, p. 316-324.
  • Johnson (Norine G.).– On treating adolescent girls : focus on strengths and resiliency in psychotherapy, Journal of clinical psychology, special issue : in session adolescent psychotherapy, 59, 11, 2003, p. 1193-1203.
  • Ministre de la Santé du Rwanda et Coopération technique belge.– Guide de santé mentale dans le contexte gacaca, Kigali, 2004.
  • Pearlman (Laurie Anne), Staub (Ervin).– The gacaca process as an avenue toward healing and reconciliation, 2001.
  • [http://www.heal-reconcile-rwanda.org/gacaca.htm]
  • Tummala-Narra (Pratyusha).– Trauma and resilience : a case of individual psychotherapy in a multicultural context, Journal of aggression, maltreatment and trauma, 14, 1-2, 2007, p. 205-225.

Notes

  • [*]
    Université Paris 8 et Université du Québec à Trois-Rivières.
    <serban.ionescu@iedparis8.net>
  • [**]
    Université nationale du Rwanda, Butare.
  • [***]
    Centre national de la fonction publique territoriale, La Réunion.
  • [1]
    Le mot gramoun veut dire personne âgée ou grand-parent. Accompagné du qualificatif vié (vieux), gramoun désigne les ancêtres, plus précisément les défunts, morts âgés, dont on a gardé la mémoire. Ils sont considérés comme les protecteurs de leur descendance.
  • [2]
    La ceinture nouée intronise la guérisseuse ; elle porte en elle les esprits de tous les ancêtres avec lesquels le gramoun travaille. C’est un attribut fondamental du pouvoir.
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