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Article de revue

Erasmus Darwin : naissance du transformisme dans le texte poétique

Pages 25 à 40

Notes

  • [1]
    Pierre Macherey, « Une poétique de la science », Methodos [revue électronique] 6 (2006), disponible sur http://methodos.revues.org/document473.html, article non paginé. Cet article est consacré aux travaux de F. Hallyn.
  • [2]
    Carl von Linné, propos liminaire du Systema naturae (1766), cité par Michel Foucault dans Les Mots et les choses (1966), Paris : Gallimard, 2001, page 173.
  • [3]
    « Les Amours des plantes », i, 32-39, traduction de J. P. F. Deleuze.
  • [4]
    Ibid., i, 12-21.
  • [5]
    Ibid., i, 78-85.
  • [6]
    Le Temple de la Nature, iv, 41-46, ma traduction.
  • [7]
    « Les Amours des plantes », i, 301-08, traduction de J. P. F. Deleuze.
  • [8]
    « Economie de la végétation », iv, 535 à 538, ma traduction.
  • [9]
    Erasmus Darwin, Zoonomia, i, 143-44, ma traduction, dans The Collected Works of Erasmus Darwin, 9 vols., Martin Priestman éd., Bristol, Thoemmes Press, 2004.
  • [10]
    Ibid., i, 135 (ma traduction).
  • [11]
    Ephraim Chambers et Abraham Rees eds., Rees’ Cyclopaedia, édition de 1781-86, article « Soul », non paginé.
  • [12]
    « A Sensitive-plant in a garden grew, / And the young winds fed it with silver dew, / And it opened its fan – like leaves to the light / And closed them beneath the kisses of night. » P. B. Shelley, « La Sensitive » i, 1-4, traduction de Robert Ellrodt.
  • [13]
    « For love, and beauty, and delight / There is no death nor change : their might / Exceeds our organs – which endure / No light – being themselves obscure ». P. B. Shelley, « La Sensitive », iv, 21-24, traduction de Robert Ellrodt.
  • [14]
    Le Temple de la Nature, i, 295-302, ma traduction.
  • [15]
    Le Temple de la Nature, iv, 63-66, ma traduction.
  • [16]
    Ibid., iv, 383-90.
  • [17]
    Erasmus Darwin, Notes complémentaires au Temple de la Nature, 166, ma traduction.
  • [18]
    Erasmus Darwin, Le Temple de la Nature, iv 429-36, ma traduction.
  • [19]
    Ibid., i, 265-70, ma traduction.
  • [20]
    Oxford English Dictionary, article « Metamorphosis », sens 3a, première occurrence datée de 1665 : « A change of form in an animal (or plant), or its parts, during post-embryonic development ; especially the process of transformation from an immature form to an adult form that many insects and other invertebrates, and vertebrates (e.g. frogs), undergo in the course of maturing ».
  • [21]
    Le Temple de la Nature, i, 321-30 et 343-46, ma traduction.
  • [22]
    Ibid., i, 387-94, 35-36.
  • [23]
    Ibid., i, 65-88.
  • [24]
    Francis Bacon, The Wisdom of the Ancients (1619), dans The Moral and Historical Works of Lord Bacon, ed. Joseph Dewey, Londres : George Bell and Sons, 1877, p. 227, ma traduction.
  • [25]
    Ibid., 227.
  • [26]
    Erasmus Darwin, Le Temple de la Nature, i, 281-94, ma traduction.
  • [27]
    Ibid., ii, 385-88.
  • [28]
    « Economie de la Végétation », iii, 65-68, 80-84.
  • [29]
    Erasmus Darwin, avertissement au Jardin botanique, ma traduction.

1La philosophie naturelle, dans le domaine anglo-saxon, n’est pas encore totalement séparée de ce que l’on appelle « les lettres » au xviiième siècle. L’un des principaux représentants de cette discipline fut Erasmus Darwin (1731-1802), grand-père de Charles Darwin, savant versatile, qui écrivit, en vers, sur des domaines allant de la botanique à la chimie en passant par la médecine, la physique et l’astronomie. La philosophie naturelle est fondée sur la foi en la capacité d’un discours unique à embrasser toutes les facettes du monde naturel, à mettre en lumière et en mots la structure rationnelle qui le sous-tend. À la fin du xviiième siècle, connaissance objective et célébration de l’harmonie de la nature peuvent encore se fondre en un même discours, et pour Erasmus Darwin, le choix d’une forme poétique ne remet pas en cause le caractère scientifique de ses traités Le Jardin botanique (1792) et Le Temple de la Nature (1803).

2L’épistémologie contemporaine a montré que la vérité scientifique dépend de ses modes de transmission par l’écriture et elle peut être de l’ordre de la construction textuelle. En effet, comme le souligne Pierre Macherey : « Connaître, dans tous les domaines de la science, y compris ceux où paraît régner l’abstraction pure, ce n’est pas seulement former, fixer et accumuler ou enregistrer des idées, mais c’est les ajuster entre elles, suivant des modes de disposition qui ne relèvent pas d’une logique idéelle intemporelle, indépendante des formes de la textualité telles que les étudient la rhétorique et la poétique » [1]. Il faut noter le désir constant, chez Erasmus Darwin, de remotivation du mythe par le discours scientifique. Dans Le Jardin botanique (1792) et Le Temple de la Nature (1803), l’homme de science et de lettres conceptualise sa pensée à partir d’images poétiques qui mettent en relation des éléments jusqu’alors disparates. Tout en conservant un idéal de clarté et de précision proche de l’énoncé scientifique, les images poétiques permettent de formuler des concepts nouveaux.

De l’agencement linnéen au Jardin botanique

3Linné s’attacha à désigner le nom de chaque être naturel, pour ensuite le classer dans de vastes tableaux selon son genre et son espèce, scellant les noces entre ordre de la nature et ordre du langage : « la méthode, âme de la science, désigne à première vue n’importe quel corps de la nature de telle sorte que ce corps énonce le nom qui lui est propre, et que ce nom rappelle toutes les connaissances qui ont pu être acquises au cours du temps, sur le corps ainsi nommé : si bien que dans l’extrême confusion se découvre l’ordre souverain de la nature » [2]. Il compara souvent cette entreprise à celle d’Adam, chargé de nommer chaque être vivant, dans le jardin d’Eden. « Les Amours des plantes » d’Erasmus Darwin s’ouvre sur une célébration de cette entreprise adamique :

4

Muse de la Botanique, qui dans ce siècle conduisit de ta main le philosophe Suédois, qui, parcourant avec lui les montagnes, les forêts et les déserts, dévoilas à ses yeux perçants les richesses et les mystères de ton domaine : inspire le poëte qui veut chanter tes merveilles : dis combien de grâces légères se rassemblent sur chaque feuille ; combien de plaisirs enfantins se jouent dans le calice des fleurs ; combien de petits amours, se balançant sur leurs ailes de gaze, dirigent au centre des corolles brillantes la pointe de leurs traits. [3]

5Dans le Jardin botanique, les parterres du jardin symbolisent d’abord les noces célébrées par Linné entre ordre de la nature et ordre du langage. Le traité en vers « Les Amours des plantes », seconde partie de ce traité, s’ouvre sur le paysage harmonieux du système linnéen conçu comme un jardin parfaitement tenu et agencé, où chaque espèce correspond à un parterre parfaitement circonscrit. Le traité s’ouvre ainsi sur l’harmonie qui règne dans un jardin clos, où chaque plante est désignée selon son espèce. Au début du poème d’Erasmus Darwin, chaque vers s’ouvre ainsi sur le nom d’une plante.

6

Les Narcisses languissants, et les Jacinthes aux yeux bleus mêlent leurs larmes en se penchant sur le ruisseau : la mélancolique Violette et la pâle Primevère courbent leurs têtes odoriférantes et murmurent au souffle du Zéphir : le Lis virginal s’élève en poussant des soupirs secrets, et la modeste Oreille-d’Ours incline ses coupes veloutées. Le Rosier, étalant sa pompe, s’enivre d’amour en voyant l’incarnat qui colore son épouse, et les Chèvrefeuilles entrelassant leurs bras flexibles, unissent par de tendres baisers leurs lèvres couvertes de miel. [4]

7Cette structure, délibérément rigide, souligne l’appartenance des végétaux à un ordre fondé sur la nomenclature linnéenne, qui définit les caractéristiques de chaque être vivant selon un paradigme fixiste.

8Le système linnéen repose sur les caractères sexuels des plantes : Linné place les organes reproducteurs dans les étamines et les pistils, puis regroupe les plantes par classes en fonction du nombre, de la forme et de la position des organes sexuels. Ce système donne lieu à des descriptions sensuelles et fortement suggestives dans le traité d’Erasmus Darwin. Les codes de la pastorale y sont repris pour être adaptés à un monde naturel fondé sur le désir sexuel et la nécessité de la reproduction. Et si le scientifique reprend largement la classification linnéenne dans Le Jardin botanique, il la décline désormais sous le signe de l’hybridation :

9

Défiguré par une difformité monstrueuse, Plantain élève ses cent têtes : cependant, son tendre amour touche une beauté douce, et de ses cent bras il l’entoure et la serre contre son sein. Ainsi, dans l’éclat de la jeunesse, l’infortunée Desdemona, captivée par les discours attachants d’Othello, soupiroit au récit de ses étranges aventures, et passant du sentiment de la pitié à l’ivresse de l’amour, elle laissoit tomber sa tête sur la poitrine du more. [5]

10Alors que l’ordonnancement du jardin botanique de Linné se veut le reflet de la perfection de la Création, le jardin d’Erasmus Darwin en dévoile les bacchanales secrètes où se mêlent les règnes : cette nomenclature laisse peu à peu place à la naissance de la biologie, qui scrute les processus internes de la matière organique, notamment les liens qui unissent la génération à la décomposition.

11Le jardin devient alors le champ des prédations et de la reproduction. Dans Le Temple de la Nature, les parterres du jardin botanique laissent place aux créatures enlacées en un combat pour la survie au sein du vaste réfectoire de la Nature :

12

Flore, souriante, lance son char armé
A l’assaut des guerriers végétaux en rangs serrés :
Plantes, buissons et arbres, avides d’air et de lumière
S’élèvent ardemment et combattent dans les cieux ;
Leurs racines se déploient en tous sens, s’empoignent,
Se disputent sous terre l’eau et l’humus. [6]

13Le jardin de la botanique nouvelle n’a plus rien du jardin d’Eden. L’harmonie fait place à l’appétit, tant alimentaire que sexuel. Les batailles secrètes au sein du vaste réfectoire de la nature sont mises en avant au sein d’une pastorale de plus en plus cruelle, du fait de la forte compétition mise en avant.

14Après la présentation d’exemples canoniques du système linnéen, apparaissent les premières créatures ambiguës, à cheval entre deux règnes, dont l’exemple le plus frappant est la Sensitive, ou Mimosa Pudica, qui servira de modèle épistémologique à Erasmus Darwin pour tenter de comprendre, dans son propre système transformiste en cours d’élaboration, l’émergence d’un système nerveux primitif :

15

Sans cesse agitée par la délicatesse de ses organes et par son excessive sensibilité, la chaste Mimosa redoute le plus léger attouchement. Elle est alarmée lorsqu’un nuage passager lui dérobe les rayons du soleil. Au moindre vent, elle frémit et s’enfuit par la crainte de l’orage. À l’approche de la nuit, elle abaisse ses paupières ; et lorsqu’un sommeil paisible a rafraîchi ses charmes, elle s’éveille et salue l’Aurore. [7]

16Ce passage peut être mis en parallèle avec « Economie de la Végétation », seconde partie du Jardin botanique, et avec la Zoonomie, œuvre maîtresse qui expose en prose les principales théories biologiques du savant :

17

Lorsque le froid Hesper verse sa lumière en une pluie de rosée
Protégez des ténèbres les douces sensations de Mimosa ;
Repliez ses fines frondaisons, refermez ses fleurs craintives,
Qu’un sommeil ambrosiaque gagne ses tonnelles. [8]

18Selon Erasmus Darwin, cette plante aux rameaux contractiles était un véritable vestige vivant du passage, il y a des millions d’années, de la plante à l’animal, de la vie végétative à la création d’un système nerveux primitif : « Outre ces organes sensoriels, sensibles au froid, à l’humidité et au manque de lumière, les feuilles du mimosa, de la dionée et du drosera, ainsi que les étamines de bien des fleurs, comme le berbéris ou encore de nombreuses espèces syngénésiques, réagissent à l’application d’une force, ce qui signifie qu’elles possèdent le sens du toucher ainsi qu’une forme élémentaire de sensorium, qui rend possible l’action des muscles » [9]. Elle était pour lui la preuve que la plante tend spontanément vers une forme minimale d’animation : « Les fibres du règne végétal, tout comme celles du règne animal, réagissent aux stimuli d’origine externe et sont capables d’une grande variété de mouvements. Ceci est particulièrement manifeste dans le cas du mimosa (ou sensitive), dont les feuilles se contractent à la moindre atteinte » [10]. Dans Le Jardin botanique, la sensitive est ainsi, avec le Protée et la châtaigne d’eau, une de ces créatures hybrides qui viennent saper de l’intérieur les catégories fixistes de l’agencement linnéen.

19La poésie d’Erasmus Darwin ne manqua pas d’inspirer les poètes de la génération suivante, notamment Percy B. Shelley, qui avait lu ses œuvres principales. Au sein du poème de Shelley « La Sensitive », rédigé en 1820, le Mimosa Pudica devient le symbole de la primitivité qui sommeille en l’esprit humain. La neurophysiologie naissante définit les fonctions végétatives comme fonctions que l’homme possède en commun avec les créatures les plus simples : « L’âme végétative, que nous avons en commun avec les plantes […] est un principe de croissance, de nutrition et de végétation » [11]. La sensitive est ainsi plongée dans un sommeil végétatif, entre croissance et nutrition :

20

Une Sensitive en un jardin croissait,
Et par les jeunes vents nourrie de rosée,
Elle ouvrait au jour l’éventail de ses feuilles,
Le refermant sous les baisers de la nuit. [12]

21L’épanouissement des feuilles à la lumière du jour est selon Erasmus Darwin le signe de la présence d’un degré ténu de sensibilité. Cette sensibilité semble ici se fondre au sein d’une existence gouvernée par les fonctions les plus simples, comme le soulignent la rime qui unit « grew » et « dew » ainsi que la plongée vers le sommeil marquée par le vers 4, neutralisant « light » par la présence de son antonyme « night » à la rime dans le texte anglais. La forme végétale, représentation d’une pensée embryonnaire dans les théories d’Erasmus Darwin, devient pour Shelley le signe d’un processus inabouti d’émergence à la conscience et à l’élan spirituel.

22Dans Economie de la végétation, plus précisément dans la note au vers 462 du Chant II, Erasmus Darwin fait état des travaux de Jan Ingenhousz sur ce que nous appelons aujourd’hui « photosynthèse », c’est-à-dire l’intervention de la lumière dans la nutrition des plantes. Le botaniste Jan Ingenhousz fut le premier à mettre en évidence le rôle de la lumière dans la nutrition des plantes. Shelley fait d’ailleurs référence à ce processus dans le poème « La Magicienne d’Atlas » (1820) : « La plante se renforçait et verdissait […] et son fruit se mit à convertir lumière et rosée, par un pouvoir interne, en sa propre substance » (305-308, ma traduction). La lumière ne peut alors entrer telle quelle dans l’organisme obscur, puisqu’elle y est transformée en matière organique.

23

L’amour, la beauté, la joie ne subissent
Ni mort ni changement, car leur puissance
Excède nos organes : ceux-ci ne souffrent
Nulle lumière, étant obscurs eux-mêmes. [13]

24Lorsque le regard du poète se tourne vers ses origines anatomiques, dans les replis du corps, il découvre une profondeur sombre. Depuis les travaux d’optique de Kepler, on sait que l’œil humain fonctionne sur le modèle de la chambre obscure, c’est-à-dire que la lumière ne peut être appréhendée que dans l’ombre. Shelley représente l’œil comme la corolle d’un végétal, corolle qui ne peut s’ouvrir que sur des visions partielles. Tout en déplaçant la problématique biologique des traités d’Erasmus Darwin vers des questions métaphysiques, Shelley en révèle les potentialités, les répercussions dans la représentation même de l’homme et de sa vie spirituelle.

Transformisme et perfectibilité

25La publication en 1859 de The Origin of Species par Charles Darwin marque les débuts de la théorie de l’évolution telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’idée d’une transformation progressive des espèces est pourtant déjà largement élaborée à la fin du xviiième siècle.

26Du latin evolvere (déplier ou expliquer) le concept d’évolution est assimilé à la révélation d’une forme jusqu’alors latente. Chez les auteurs antiques, l’évolution renvoie à l’acte de lire, de parcourir un texte afin d’en déployer le sens. Elle devient une notion scientifique au xviième siècle. Elle est alors synonyme de déploiement d’une forme cachée dans une semence et appartient aux sciences de la reproduction. Les théories pré-évolutionnistes qui apparaissent à l’aube du xixème siècle sont issues de ce concept, bien qu’elles en bouleversent en profondeur le sens et les implications. Les deux traités majeurs d’Erasmus Darwin dans ce domaine, Zoonomie (1797-1801) et Le Temple de la Nature (1803) reposent ainsi sur le cheminement des espèces vers une organisation mieux adaptée à leur environnement grâce à un désir intime d’émergence à la conscience et à la complexité chez les êtres les plus primitifs, qui portent en germe la forme aboutie de l’espèce.

27Pour Erasmus Darwin, les êtres les plus simples ont donné naissance aux organismes les plus complexes. De l’océan primordial émergèrent par génération spontanée les premiers organismes. Ces formes donnèrent naissance aux végétaux, puis acquirent les capacités motrices qui définissent reptiles, mammifères et oiseaux :

28

La vie organique, sous l’onde sans rivage,
Fut portée puis nourrie dans les grottes nacrées d’Océan
D’abord des formes minuscules, invisibles au verre poli,
Se meuvent dans la boue, ou fendent les eaux profondes.
Elles acquièrent, au fil des générations florissantes,
De nouvelles capacités et des membres plus robustes ;
S’ensuit l’avènement d’innombrables espèces végétales,
Puis du souffle vital chez les êtres aquatiques, terrestres et ailés. [14]

29Erasmus Darwin postule que les créatures portent en elles une appétence vers une perfection plus grande, définie tant en termes d’adaptation à leur environnement que de beauté supérieure. Par son optimisme et son finalisme, sa pensée se distingue de celle de Charles Darwin, pour qui l’évolution est un processus aveugle, fondé sur la sélection des plus aptes à survivre. La forme pour le moins surprenante du traité Le Temple de la Nature, partiellement rédigé en vers, témoigne de l’unité encore prégnante à cette époque entre discours scientifique et parole poétique. Pour cet homme de science, le transformisme implique une humanité en élaboration constante, prise sans cesse entre progrès et régression. La notion de perfectibilité, élaborée par Rousseau dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), est un des enjeux philosophiques du transformisme d’Erasmus Darwin. À la différence de la théorie de l’évolution telle que nous la connaissons actuellement, le savant cherche à entrevoir à même les corps vivants non seulement le passé de l’espèce, mais aussi son avenir. À la différence du darwinisme, la théorie finaliste d’Erasmus Darwin consiste à déchiffrer les configurations futures des espèces et leur perfection grandissante dans leurs formes actuelles.

30Erasmus Darwin pensait que la liberté politique n’est pas simplement une circonstance favorable au bonheur, mais une caractéristique qui définit l’humanité. Le Temple de la Nature a ainsi pour sous titre Origines de la Société. Le Chant IV s’ouvre sur un vaste champ de bataille où les créatures primitives s’affrontent en des luttes incessantes :

31

L’air, la terre et l’océan, au Soleil consterné,
Présentent un lieu de crime, une imposante tombe !
Le bras de la Faim décoche les traits de la Mort,
Et le monde en guerre n’est qu’un vaste abattoir ! [15]

32Livré à la loi du plus fort, le monde abandonné par la liberté retourne d’ailleurs à cet état primitif, vaste ruine qui mêle l’homme à la bête et aux créatures primitives :

33

Ainsi, lorsque s’éteignent monarques et mousserons
La matière organique, un temps inerte, repose ;
Mais, passées quelques heures ou années,
Une puissante alchimie dissout la masse changeante.
De nombreux insectes inspirent, doués d’une vie nouvelle ;
La plante microscopique se pare de bourgeons neufs
Dont les sens naissants et les organes intacts se dotent
D’une acuité plus fine, s’animent d’une flamme plus pure. [16]

34La juxtaposition du monarque au champignon opère l’assimilation du tyran à une forme de vie primitive. L’autoritarisme n’est en effet qu’un stade inabouti d’ordre social. L’homme qui abandonne ses idéaux et délègue sa liberté au tyran tombe plus bas que la bête ; il retombe, de manière symbolique, dans l’échelle de l’évolution. À la vision progressiste se substitue l’angoisse d’une involution, l’être civilisé portant en lui une primitivité dont les racines descendent bien en deçà de l’animalité. L’humanité ne se situe plus, comme à la Renaissance, entre l’ange et la bête, car elle porte en elle la possibilité d’une régression plus radicale encore.

35Le processus d’évolution, contrairement à son sens étymologique, devient alors le symbole d’un enveloppement de tissus organiques, porteurs de primitivité. Erasmus Darwin propose en effet une vision de l’être vivant composé de la matière fossilisée de ses ancêtres. Selon lui, les créatures primitives, nées dans l’océan qui recouvrait tout le globe, ont peu à peu formé les continents par accrétion de leurs restes organiques, sur lesquels vinrent ensuite prospérer leurs descendants, incorporant en eux cette matière minéralisée :

36Les vastes régions calcaires, qui représentent une partie considérable du globe terrestre […], ont accordé les plaisirs de la vie aux animaux et aux végétaux, qui les ont à leur tour formée, et constituent ainsi des monuments au bonheur passé de ces êtres organisés. Et tant que ces vestiges d’une vie antérieure ne sont pas encore entièrement décomposés, ils fournissent une nourriture abondante aux générations d’animaux et de végétaux qui leur succèdent. [17]

37Ce passage construit la représentation d’un monde formé de poussières et de souvenirs qui le ramènent sans cesse à ses commencements. L’homme d’Erasmus Darwin n’est plus une créature de Dieu, mais le résultat d’un long processus d’accrétion. Dans la représentation biblique de la création, l’homme naît avec sa forme achevée, sans passé. Au contraire, ces vastes entassements organiques annulent la frontière qui sépare les règnes entre eux.

38

Ecoutez, O Fils du Temps, votre destin funeste,
Déchiffrez les signes qui ornent votre tombeau :
Les montagnes de marbre, les sommets de cristal,
Furent érigés par les innombrables nations des profondeurs,
Au fil des âges, elles bâtirent leurs coquilles spiralées,
Leurs jardins marins ombragés et leurs antres coralliens ;
Jusqu’à ce que les feux centraux, puissances inextinguibles,
Elèvent ces îles primitives vers la lumière ; [18]

39L’homme porte en lui, dans l’épaisseur de sa chair, les créatures primitives qui lui ont donné naissance. Du latin fodere, creuser, le fossile désigne pour les naturalistes de l’époque tout ce qui se trouve sous terre. Il est avant tout un monument au sens mortuaire, sépulcre commémorant non seulement les batailles primitives, mais également ce fond d’inertie qui gît dans les profondeurs de l’esprit, le rappel de la minéralité dont est issu l’homme et à laquelle il retourne :

40

Ainsi, les premiers pouvoirs de la Vie piègent vents et marées,
Les transforment en squelettes, en coquilles, en bois ;
S’accumulent alors de vastes bancs d’argile, de calcaire et de sable,
Qui font reculer les océans pour créer la terre ferme !
Puis de longs nerfs unissent leurs traînes argentées,
Et la jeune Sensation s’empare du cerveau ; [19]

41L’os arrête le mouvement incessant de la matière tandis que le nerf le perpétue. L’os, à la jonction de l’organique et du minéral, porte la trace des pétrifications toujours latentes de l’esprit, et renvoie, par sa profondeur anatomique, à l’intériorité.

Le vivant et sa capacité de métamorphose

42Face à la conception de la métamorphose ovidienne comme enfermement et châtiment, une nouvelle conception de la métamorphose se fait jour dans la biologie naissante du xviième siècle : elle désigne la transformation radicale d’un être vivant entre le stade immature et l’âge adulte. [20] Dans les premières théories transformistes, notamment celles d’Erasmus Darwin, cette notion joue le rôle d’un véritable modèle épistémologique afin de concevoir le processus d’évolution. Le savant s’appuie sur l’exemple du têtard et de la grenouille pour se représenter l’émergence des premières créatures hors des boues de l’océan primordial. La métamorphose lui permet de formaliser l’idée qu’il existe une tension interne du vivant vers plus de perfection. Elle postule en effet qu’un corps immature contient en germe sa forme adulte :

43

Puis, les feux centraux, captifs des cavernes profondes,
Rompirent la terre ferme, engloutirent les vagues fuyantes,
Et, tandis qu’une nouvelle atmosphère naissait d’explosions effroyables,
Formèrent îles volcaniques et continents calcaires,
Empilèrent les rochers, érigèrent les montagnes,
Pendant que dans les cieux les premiers volcans rougeoyaient.
Les essaims innombrables des peuples d’insectes se mettent alors en marche :
Ils quittent les jardins de gorgones éventails et les bosquets de coraux,
Ils abandonnent les antres froids des abysses, rampent
Sur les rivages inclinés, escaladent les roches escarpées.
[…]
De même encore, le Têtard fend les eaux étales,
Il s’équilibre de ses nageoires et fait onduler sa queue ;
Poumons et membres neufs proclament sa renaissance,
Inspirent l’air libre et bondissent sur la terre ferme. [21]

44La métamorphose du têtard en grenouille rejoue à l’échelle de l’individu l’évolution de l’espèce entière. Erasmus Darwin utilise le même modèle pour décrire le développement de l’embryon humain :

45

Papillons et têtards,
Se métamorphosent et s’élèvent vers l’air.
De même, dans la matrice, l’enfant à naître baigne
Sa forme aquatique dans les vagues qui le bercent ;
Son cœur perforé lui permet de nager sans respirer,
Il s’éveille et étire tous ses membres neufs ;
Le placenta, comme des branchies, fournit le flux artériel,
Et s’abreuve au pur éther du sang maternel. [22]

46L’homme, point d’aboutissement du désir de perfection présent dans la Nature, est également un être capable de se métamorphoser. L’embryon humain trace lors de son développement le même parcours que la chenille et le papillon : chacun participent du processus d’élévation de la matière vivante. Erasmus Darwin semble avoir été sensible à la vision d’une humanité douée de métamorphose. L’enjeu est bien entendu également politique : celui d’une création de l’homme par l’homme.

47Le savant célèbre la capacité de métamorphose du vivant grâce à la description des transformations du Dieu Protée. Dans la description liminaire du Temple de la Nature, une fresque lui est consacrée :

48

Jadis, lorsque Protée, au bord de la mer,
Se métamorphosait, tantôt aigle, léopard ou sanglier,
Le sage Atride entrava avec des algues
Le dieu changeant parmi ses hordes marines
Jusqu’à ce qu’il accepte enfin de confier
D’un ton grave l’avenir et le passé. [23]

49Ce passage symbolise la méthode scientifique. Erasmus Darwin s’inspire ici du traité La Sagesse des Anciens, dans lequel Francis Bacon, fondateur outre-Manche d’une théorie de la rationalité et du langage scientifiques, fait de Protée le symbole de la matière mystérieuse que l’homme doit soumettre et percer à jour : « Cette fable semble se rapporter aux secrets de la Nature et aux états de la Matière. La figure de Protée dénote la matière, la plus ancienne des choses, après Dieu lui-même. La caverne dans laquelle il réside renvoie à la vaste concavité des cieux » [24]. La référence à la capture de Protée, qui ne révélait l’avenir qu’une fois entravé, devient le symbole de la méthode expérimentale, qui soumet la matière à la question : « Tout étudiant de la Nature doit avoir recours à la force pour comprendre la matière, et utiliser la torture afin de la mortifier » [25].

50Pour Erasmus Darwin, le mythe de la métamorphose est le meilleur paradigme pour comprendre la plastique du vivant, son évolution, mais également son architecture la plus intime :

51

A travers les lentilles cristallines, dans une préparation saline,
Les substances chimiques se dissolvent et se recomposent sous nos yeux ;
Les thalles du Mucor, engeance végétale,
Déploient leurs fines racines et s’abreuvent à l’onde frémissante.
Puis, devant nos yeux surpris, sous l’oculaire du microscope,
Des filaments se meuvent, des anneaux s’animent.
Monas, point sans attache, sans membre ni articulation,
Se met à bouger et à s’ébattre dans la solution ;
Puis Vibrion ondule de ses cils fins comme des anguilles,
Et Vorticelle fait tournoyer ses hélices vivantes.
De même, le Protée, insecte aux formes changeantes,
Frétille dans les eaux claires, tour à tour globe, cube ou vers.
Enfin, dans le champ de vision, la Mite colossale nage,
Gonfle son cœur rouge et agite ses pattes gigantesques. [26]

52Observées au microscope, les créatures les plus simples, témoins actuels des débuts de la vie, s’animent et se transforment, à la manière du Protée, être vivant nommé d’après le dieu ancien, servant à fournir une représentation de ces créatures primordiales. Protée, dieu ancien doué de pouvoirs métamorphiques, est bien pour Erasmus Darwin un mythe qui symbolise et aide à formaliser le fonctionnement même du vivant. L’émergence de la créature marine sur le rivage retrace le processus d’élévation de la nature toute entière.

53L’apparition de la parole procède du même mouvement d’émergence hors des eaux que l’évolution. Dans les poèmes d’Erasmus Darwin, la parole poétique est une force d’évolution, au sens étymologique de déploiement d’une forme contenue en puissance.

54

Des Néréides émergent des antres coralliens,
Des Tritons, épris, font retenir leurs conques spiralées ;
Charmées, des Naïades jaillissent de sources vives,
Et se joignent au triomphe du despotique Amour. [27]

55Les Nymphes, muses du poème, émergent des coraux, retraçant le mouvement d’évolution de l’espèce humaine tout en célébrant le déploiement de la parole poétique. La coquille spiralée, « twisted shell », conque grâce à laquelle les tritons annoncent la venue de l’amour et la fondation des sociétés humaines, est l’autre nom attribué au fossile à l’époque, car les premiers fossiles découverts étaient des coquilles : ammonites, ou « cornes d’Ammon », créatures marines retrouvées enfouies dans le sol. Loin de sceller la pétrification de la pensée et de la parole, le fossile symbolise la parole poétique comme déploiement d’une prophétie :

56

Nymphes ! Vos volutes, brillantes et sinueuses,
Ornent les conques criardes de bleu, de vert et d’or.
Vous faites étinceler la côte acérée de l’Échinidé,
Et donnez rame et gouvernail au voilier Nautile.
Vous protégez la Sirène dans son val marin ;
Et nourrissez les vifs pétales de ses fleurs insectes,
Son jardin de ruines coquillières, et ses tonnelles de gorgones éventails ;
Vous ornez d’or et de pierreries son antre corallien,
Et déposez une perle dans chaque coquille ouverte. [28]

57« E conchia omnis », pour reprendre la devise qu’Erasmus Darwin avait fait apposer aux armes de sa famille. La coquille repliée, « the twisted shell », appelle par sa forme convolutée l’évolution selon Erasmus Darwin, à savoir l’effort d’un corps replié, enroulé sur lui-même, qui cherche à se déployer en une forme plus aboutie, mais elle célèbre également le déploiement du poème lui-même. La corne d’Ammon devient conque. Elle représente un mouvement d’émergence hors de l’océan originel. La conque, qui transforme le souffle en mélodie, devient le symbole du texte poétique qui révèle les origines jusqu’alors inconnues de l’humanité.

58Il existe selon Erasmus Darwin une ambition herméneutique commune de la poésie et de la science, fondée sur la conviction qu’une appréhension immédiate du réel est insuffisante. À cette ambition s’ajoute une valeur heuristique du langage poétique, comme il le souligne dans l’avertissement au Jardin botanique : « L’objet de ces pages est d’enrôler l’Imagination sous la bannière de la Science, de mener ses adorateurs des analogies vagues qui ornent les images poétiques vers les liens plus stricts qui caractérisent la rationalité philosophique ». [29] Savants et poètes confèrent au langage sa valeur noble de découverte. L’œuvre d’Erasmus Darwin permet de saisir l’écriture comme processus d’évolution des concepts scientifiques, au sens étymologique de déploiement : elle révèle les implications anthropologiques, métaphysiques et politiques qu’ils contenaient en germe. Elle en dévoile également selon lui, et c’est ici que les parcours d’Erasmus Darwin et de son illustre descendant Charles Darwin se séparent, les soubassements mythiques et imaginaires.

Notes

  • [1]
    Pierre Macherey, « Une poétique de la science », Methodos [revue électronique] 6 (2006), disponible sur http://methodos.revues.org/document473.html, article non paginé. Cet article est consacré aux travaux de F. Hallyn.
  • [2]
    Carl von Linné, propos liminaire du Systema naturae (1766), cité par Michel Foucault dans Les Mots et les choses (1966), Paris : Gallimard, 2001, page 173.
  • [3]
    « Les Amours des plantes », i, 32-39, traduction de J. P. F. Deleuze.
  • [4]
    Ibid., i, 12-21.
  • [5]
    Ibid., i, 78-85.
  • [6]
    Le Temple de la Nature, iv, 41-46, ma traduction.
  • [7]
    « Les Amours des plantes », i, 301-08, traduction de J. P. F. Deleuze.
  • [8]
    « Economie de la végétation », iv, 535 à 538, ma traduction.
  • [9]
    Erasmus Darwin, Zoonomia, i, 143-44, ma traduction, dans The Collected Works of Erasmus Darwin, 9 vols., Martin Priestman éd., Bristol, Thoemmes Press, 2004.
  • [10]
    Ibid., i, 135 (ma traduction).
  • [11]
    Ephraim Chambers et Abraham Rees eds., Rees’ Cyclopaedia, édition de 1781-86, article « Soul », non paginé.
  • [12]
    « A Sensitive-plant in a garden grew, / And the young winds fed it with silver dew, / And it opened its fan – like leaves to the light / And closed them beneath the kisses of night. » P. B. Shelley, « La Sensitive » i, 1-4, traduction de Robert Ellrodt.
  • [13]
    « For love, and beauty, and delight / There is no death nor change : their might / Exceeds our organs – which endure / No light – being themselves obscure ». P. B. Shelley, « La Sensitive », iv, 21-24, traduction de Robert Ellrodt.
  • [14]
    Le Temple de la Nature, i, 295-302, ma traduction.
  • [15]
    Le Temple de la Nature, iv, 63-66, ma traduction.
  • [16]
    Ibid., iv, 383-90.
  • [17]
    Erasmus Darwin, Notes complémentaires au Temple de la Nature, 166, ma traduction.
  • [18]
    Erasmus Darwin, Le Temple de la Nature, iv 429-36, ma traduction.
  • [19]
    Ibid., i, 265-70, ma traduction.
  • [20]
    Oxford English Dictionary, article « Metamorphosis », sens 3a, première occurrence datée de 1665 : « A change of form in an animal (or plant), or its parts, during post-embryonic development ; especially the process of transformation from an immature form to an adult form that many insects and other invertebrates, and vertebrates (e.g. frogs), undergo in the course of maturing ».
  • [21]
    Le Temple de la Nature, i, 321-30 et 343-46, ma traduction.
  • [22]
    Ibid., i, 387-94, 35-36.
  • [23]
    Ibid., i, 65-88.
  • [24]
    Francis Bacon, The Wisdom of the Ancients (1619), dans The Moral and Historical Works of Lord Bacon, ed. Joseph Dewey, Londres : George Bell and Sons, 1877, p. 227, ma traduction.
  • [25]
    Ibid., 227.
  • [26]
    Erasmus Darwin, Le Temple de la Nature, i, 281-94, ma traduction.
  • [27]
    Ibid., ii, 385-88.
  • [28]
    « Economie de la Végétation », iii, 65-68, 80-84.
  • [29]
    Erasmus Darwin, avertissement au Jardin botanique, ma traduction.
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