1Cet après-midi d’hiver s’étire dans la torpeur et l’ennui d’un confinement qui n’en est plus vraiment un. Dans un ciel clair et froid, le soleil décline déjà ; des relents de friture s’échappent d’un fast-food déserté ; des revendeurs de cigarettes de contrebande haranguent sans conviction les rares passants. Sous les échafaudages d’un immeuble en travaux, des ouvriers triment depuis l’aube. Le carrefour des Quatre-Chemins, entre Aubervilliers et Pantin, se perd dans les klaxons et les fumées d’échappement.
2Amadou Sylla se tient debout sur le bitume. Au-dessous de lui, le vibrant trafic d’un tunnel. À ses côtés, posée droite et prête à filer, sa bicyclette. Blouson bleu électrique, bonnet gris, sac isotherme Uber Eats planté à ses pieds, il fait défiler compulsivement l’écran de son téléphone. Il a 35 ans et le voici en France depuis quatre années. Depuis sa ville natale de N’Zérékoré, en Guinée forestière, le voyage fut interminable : une longue année d’errance à travers le Sahel et l’atroce épreuve des prisons libyennes, avant de prendre la mer. Puis l’Italie et, enfin, l’arrivée en France – pays dont il parle impeccablement la langue, mais où ne l’attendait personne.
3Dans un murmure, il explique : « J’ai demandé l’asile, mais ma demande a été rejetée par l’Ofpra [*] alors que je n’ai même pas passé d’entretien. L’assistante sociale qui me suit devait faire un recours, mais tout s’est arrêté avec le premier confinement. » Amadou vit aujourd’hui dans le minuscule studio qu’il partage, tout près de là, avec un colocataire. Faute de papiers, il travaille sous une identité d’emprunt. Avec la pandémie, ici, le nombre de courses s’est effondré : il n’a livré qu’un repas depuis ce matin, alors que, les bonnes journées, cela peut aller jusqu’à dix, pour environ 40 euros – tout dépend des distances parcourues. Sur le pont à 10 heures du matin, il ne décroche que vers 21 heures. C’est lui qui finance son matériel, le vélo, le sac, et jusqu’aux produits indispensables au respect du protocole sanitaire défini par Uber Eats. Gel hydroalcoolique, masques chirurgicaux : tout est à sa charge. En cas d’accident, il n’est couvert par aucune assurance : « Les taxis, les bus, les automobilistes en général sont violents avec les cyclistes. C’est à nous de rester vigilants. » En Guinée, il a appris la soudure. Ici, las de pédaler, il rêve de reprendre des études.
Une paupérisation des travailleurs
4Au fil du temps, le profil des livreurs à vélo s’est transformé avec l’arrivée des plateformes de foodtech, en quête de travailleurs toujours plus précaires, fragiles et corvéables à merci. Maîtresse de conférences à l’université des Hauts-de-Seine et élue du Parti communiste français au Conseil de Paris, Barbara Gomes scrute depuis longtemps les conditions de travail de ces forçats de la livraison. « Ce qu’on a pu observer, même si on n’a pas encore accès à des études sociologiques puisque les recherches ne font que commencer sur ce sujet, c’est que la sociologie des livreurs a changé, nous dit-elle. Au début, il y a environ cinq ans, les plateformes ciblaient plutôt des étudiants et des étudiantes (souvent des garçons) bénéficiant déjà d’une couverture sociale, qui se disaient que c’était mieux que du baby-sitting. Les contrats horaires prévalaient : ils étaient rémunérés 7 à 10 euros de l’heure, avec des bonifications à chaque course réalisée. C’était donc très avantageux, considéré comme de l’argent facile : il y avait peu de concurrence. Une fois connues du grand public, entrées dans les réflexes de consommation et disposant d’une armée de réserve de travailleurs suffisante, les plateformes ont commencé à baisser la rémunération des livreurs. » La sociologue poursuit : « Il y a eu une paupérisation de ces travailleurs et cette tendance s’est exacerbée avec la crise. »
5Comme Amadou Sylla, de nombreux travailleurs privés de papiers deviennent livreurs à vélo dans l’espoir de faire ensuite reconnaître cette activité pour obtenir leur régularisation. En attendant, ils sous-louent des comptes sur les plateformes. Arthur Hays, livreur et syndicaliste CGT à Bordeaux, constate que ce système est de plus en plus répandu. Il nous explique : « Pour 150 à 200 euros par semaine, ou pour 20 à 30 % des revenus, parfois avec la location imposée du vélo ou du scooter, on peut louer un compte. La rémunération, dans ces cas-là, est très faible, entre 2,50 et 3,50 euros de l’heure. Du coup, des livreurs restent jusqu’à quinze heures d’affilée sur leur vélo pour gagner leur vie. Un fonctionnement de plus en plus maffieux s’impose, au prétexte de rendre service. En usurpant une identité, on peut facilement créer une entreprise ou se déclarer auto-entrepreneur sur Internet. Il y a finalement assez peu de comptes sous-loués d’une personne à une autre de manière individuelle. » Un rapide détour par les réseaux sociaux le confirme : en quelques clics, on trouve des annonces proposant des comptes Deliveroo ou Uber Eats à la location.
6Malgré quelques victoires juridiques pour les travailleurs devant le conseil des prud’hommes – Deliveroo y a été condamné pour travail dissimulé – ou devant la Cour de cassation, les plateformes refusent de reconnaître l’existence d’un lien de subordination entre elles et les livreurs, ce qui permettrait pourtant de les considérer comme des salariés avec les droits, les protections (et les cotisations) sociales afférentes. Les effets sont délétères sur leurs conditions de travail – la chose est particulièrement flagrante dans le domaine de la santé. Lors du premier confinement, des livreurs se sont trouvés dès la première semaine en contact avec des personnes atteintes de Covid-19 ; aucune donnée précise ne permet toutefois d’évaluer la situation sanitaire dans ce secteur. « Parmi les droits qu’on revendique, il y a l’accès à des données de santé. Pour le moment les données aux mains des plateformes sont inaccessibles, que ce soit pour le Covid-19 ou pour les accidents. On ne connaît même pas le nombre de travailleurs », regrette Arthur Hays. Les plateformes se déchargent de toute responsabilité concernant la santé des livreurs. Depuis le début de la crise sanitaire, elles n’ont fourni aucun matériel de protection ; leurs rares annonces se résumaient à suggérer aux livreurs de « collaborer plus étroitement » avec elles.
7Devant le nombre élevé d’accidents, et pour se donner meilleure image, Deliveroo a conclu un partenariat avec une assurance privée, démarche légitimée et reprise par la loi El Khomri. « Les travailleurs des plateformes doivent bénéficier d’une couverture sociale prise en charge par celles-ci. Si la plateforme ne prévoit rien, elle doit rembourser les cotisations au régime général. Mais si elle propose quelque chose, les travailleurs sont obligés d’accepter, sinon, ils doivent payer de leur poche, résume la sociologue Barbara Gomes. Les plateformes négocient des contrats avec des assureurs privés, plutôt que de mettre les travailleurs au régime général, ce qui pose un problème politique. Et puis les prestations, plus compliquées à obtenir, sont de faible montant. Pour le régime assurantiel, chaque partie du corps a un coût. Seule possibilité de dédommagement : une enveloppe d’argent. Mais comme il n’y a pas de salaire fixe, il n’y a pas de calcul clair possible. » En cas de problème, sans lumière médiatique, les plateformes rechignent à réagir.
8Lorsqu’un travailleur est gravement blessé, une mobilisation collective est indispensable pour qu’il puisse obtenir une compensation. Julien H. en a fait l’expérience : une jambe cassée lors d’une collision avec une voiture lui a valu un arrêt maladie courant sur cinq longs mois. Il a fallu toute une campagne sur les réseaux sociaux pour que la plateforme qui le rémunère, puis l’assureur, entrent en contact avec lui. Finalement, pour cinq mois d’immobilisation, il a perçu 1 600 euros : le prix de son tibia. Aucune compensation ne lui a été proposée pour son incapacité de travail. Quant à Aziz, éventré par son guidon après avoir percuté une voiture qui avait freiné brutalement devant lui, il s’est vu rétorquer par sa plateforme qu’elle n’était « pas son employeur » et qu’elle n’avait donc « rien à payer », avant d’être sèchement renvoyé vers la compagnie d’assurances Axa. Cette dernière a fini par rembourser les frais d’hospitalisation, mais rien de plus : les parties du corps touchées n’étaient pas incluses dans le contrat conclu avec la plateforme.
9Et cela pour quelques sous. Car les géants de la foodtech ont beau grandir sur le bris des corps, ils tournent à perte. Leur modèle économique repose en réalité sur la levée de fonds, dans une perpétuelle fuite en avant. Déjà, ils diversifient leurs activités en ouvrant leurs propres cuisines. S’appuyant sur les données récoltées lors des commandes, ils établissent des statistiques précises quant aux repas les plus commandés au gré des lieux et des moments de la journée, ce qui leur permet d’optimiser la localisation de la production et la préparation de la nourriture à livrer toujours plus vite, tout en entrant en concurrence avec les restaurateurs. C’est ainsi que Deliveroo a lancé en 2017 son projet « Deliveroo Editions », dont le premier site en région parisienne a été inauguré à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, là où se recrute la main-d’œuvre la plus précaire, là aussi où, selon son PDG, Will Shu, il « n’y avait pas forcément de super restaurants [**] ».
Un contre-modèle local
10Face à ces entreprises profitant d’un rapport de force en leur faveur et d’un cadre législatif flou, des alternatives se pensent, et se mettent en œuvre. Julien Villain a grandi dans la culture du service public et de l’engagement politique, syndical et associatif. Ce jeune homme s’est formé au fonctionnement coopératif au fil des assemblées du centre social autogéré « le 110 », à Saint-Denis. Avec son camarade Mamadou Marcizet, 27 ans, il a fondé le Riders social club, une jeune coopérative de livraison à vélo. Leur idée : offrir une alternative aux livraisons en camion pour rompre avec « un modèle polluant, bruyant ».
11« La remorque attelée au vélo cargo permet de transporter jusqu’à 180 kg. On travaille déjà pour des traiteurs, un torréfacteur, une chaîne de restauration, et on démarche d’autres entreprises, énumèrent les jeunes gens. C’est une solution efficace, trois à quatre fois plus rapide qu’un utilitaire en centre-ville. La seule contrainte, c’est la distance, avec un rayon de 10 à 15 km autour de Saint-Denis. » En germe depuis 2018, déclarée comme société coopérative ouvrière de production (Scop) en juin 2020, Riders social club emploie déjà quatre livreurs. Objectif : monter à une dizaine de salariés d’ici 2022. Ce modèle de cyclo-logistique rencontre un succès grandissant et, avec le confinement, les livraisons de marchandises par vélo cargo ont triplé. Mamadou, casque sur la tête, en tenue de cycliste, y voit l’indice de profondes transformations en cours : « On est plus conscients des enjeux économiques, sociaux, écologiques que la génération qui nous a précédés. On a vu le monde se casser la gueule, on veut travailler à construire autre chose, faire vivre des convictions en mettant les mains dans le cambouis », nous confie-t-il en ajustant, au-dessus d’une enceinte qui fait grésiller un morceau de rap, la bâche de sa remorque. La coopérative s’installera bientôt à Épinay-sur-Seine dans ses propres locaux. En attendant, le matériel est stocké dans l’un des innombrables box d’un entrepôt, sur la longue avenue reliant, au-dessus de l’autoroute A3, la Porte de la Chapelle au Stade de France.
Le piège de l’auto-entreprenariat
12Épinay, c’est un tissu urbain décousu, en pleine mutation, familier aux deux compères. Ils se sont déjà frottés à l’engagement collectif en créant l’association Coïncide, laquelle offrait, dans une cité populaire du 93, un espace de soutien scolaire et de formation. Là, ils ont constaté que nombre de jeunes aspiraient à se lancer dans l’auto-entreprenariat – sans en mesurer les difficultés, les entraves financières ni la complexité des démarches administratives. « C’est une illusion très ancrée, en même temps qu’un réflexe légitime, parmi les jeunes des milieux populaires frappés par le chômage : s’il n’y a pas de boulot, alors autant s’en créer un soi-même, remarque Kamel Brahmi, l’un des responsables CGT dans le 93. Mais l’auto-entreprenariat est un piège. Il n’émancipe pas des liens de subordination. Dans le secteur de la livraison, ce sont toujours les donneurs d’ordre qui décident du rythme, des délais, des tarifs, et les travailleurs isolés, comme les petites structures autonomes, même sous une forme coopérative, n’ont pas la capacité de négociation qui leur permettrait d’imposer leurs conditions. »
13Lorsque Emmanuel Macron a lancé, en parlant de jeunes de Stains, une ville voisine, « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC, ce serait les renvoyer vendre de la drogue », les propos présidentiels ont laissé un goût amer dans le département. « On a vu de nos propres yeux l’arnaque. En 2017, la presse vantait l’économie collaborative. Au début des plateformes, tu avais tout le monde : aussi bien des précaires que des développeurs web à la recherche de revenus d’appoint, se souvient Julien Villain. Le développement, l’extension très rapide de ces activités sont allés de pair avec la pressurisation, le dumping social. Maintenant, il ne reste plus que les galériens, la débrouille, les faux comptes. Nous, on s’est constitués en contre-modèle, pour échapper à cette logique économique, à l’uberisation. » Barbara Gomes confirme : le changement de tarification de l’heure à la course a profondément altéré un système rémunérateur déjà défaillant. Résultat, « celles et ceux qui restent n’ont pas d’autre choix ; ce sont des personnes avec des difficultés d’insertion dans le monde du travail, des sans-papiers, des mineurs ». Aussi, pour l’étudiant de 23 ans, la forme coopérative « propose les meilleures chances de combattre ce système, économiquement et socialement parlant ».
Fédérer les coopératives
14Sans fonds propres, il a fallu du temps pour mettre sur pied Riders social club. L’aventure a commencé modestement, par « des livraisons à vélo pour des mamans du quartier qui vendaient des repas ». L’acquisition d’un biporteur a marqué un pas supplémentaire. « Ce n’est pas un achat anodin : sans ce matériel, on ne peut pas démarrer une activité comme la nôtre, et ça coûte cher, près de 7 000 euros. » Les financements sont difficiles à trouver dans le 93 : les deux camarades ont dû se tourner vers les appels à projet labellisés « économie sociale et solidaire » (ESS) proposés par la structure intercommunale Plaine Commune ou le département. Outre les fonds, cela leur a ouvert les portes à des formations, l’accès à des locaux.
15Entre-temps, Julien et Mamadou ont découvert CoopCycle via la régie de quartier de Stains, dédiée à l’insertion professionnelle. Fondé fin 2017 dans la continuité des mobilisations de 2016 contre la loi Travail, ce réseau, désormais international, a pour but de fédérer les coopératives de livreurs. Barbara Gomes explique les raisons d’une telle initiative : « Il y a eu un basculement de la rémunération horaire à la rémunération forfaitaire, avec un moment de transition où les anciens gardaient les avantages de leurs contrats, tandis que seuls les nouveaux étaient soumis au renouvellement du régime, avant que tout le monde ne doive suivre. C’est ce qui a déclenché un premier mouvement social de livreurs en 2016. Puis en 2017 la tarification au kilomètre a été introduite. » CoopCycle combat ce type de mesures.
16La coopérative se réclame d’une « stratégie mutualiste, solidaire et autonome inspirée du modèle de la Sécurité sociale : à chacun·e selon ses moyens, à chacun·e selon ses besoins ». CoopCycle repose sur un fonctionnement démocratique, avec des décisions prises collectivement, en assemblée. « Il y a quatre ans, on réunissait une quarantaine de collectifs. Aujourd’hui, 200 demandes attendent encore une réponse », calcule Kévin Poperl, coordinateur bénévole de cette plateforme alternative. CoopCycle s’est fait connaître lorsque les conditions de travail des livreurs ont commencé à sérieusement se dégrader. L’association met à disposition des coopératives la licence d’utilisation de son logiciel, qui leur permet d’organiser les tournées et de gérer les commandes. Mais, en retour, est exigée une gestion coopérative et démocratique de la valeur produite – les coopératives adhérentes sont invitées à mutualiser leurs services dans les domaines logistique, administratif ou commercial. Si le statut de Scop n’est pas immédiatement obligatoire, le projet doit, à terme, pouvoir salarier les travailleurs afin qu’ils puissent bénéficier des protections sociales associées.
17« Pour l’instant, on attire plutôt des gens engagés à gauche ou des livreurs qui veulent travailler dans de bonnes conditions, mais notre objectif à long terme est de convaincre les moins politisés de nous rejoindre. Pour ça, on a besoin de développer le tissu de coopératives », résume Kévin. Contrairement aux grosses plateformes de foodtech, CoopCycle se soucie de la sécurité des travailleurs en temps de pandémie : une fonction de l’application prévient le destinataire de l’arrivée des livreurs afin qu’il puisse se préparer et récupérer sa commande en respectant toutes les mesures d’hygiène. Lors du premier confinement, CoopCycle a également participé à des distributions bénévoles de colis alimentaires avec l’association La Pépinière basée à Aubervilliers. Cette dernière y promeut les pratiques sociales d’autogestion et de gratuité. Avec la fermeture des organisations caritatives comme le Secours populaire, qui a laissé de nombreuses familles privées de ressources dans d’inextricables difficultés pour s’alimenter, l’association s’est dédiée à des actions de solidarité.
18Gaspard, lui-même livreur à vélo, a commencé à organiser des distributions de repas préparés à Montreuil par des bénévoles d’une cantine publique. CoopCycle s’est chargé de former cette cinquantaine de bénévoles qui ne connaissaient rien, au départ, à la livraison à vélo. Résultat : des tournées quotidiennes sans oubli ni doublon et jusqu’à 250 familles livrées, avec une douzaine de vélos mobilisés.
Enraciner le travail
19De pistes cyclables en avenues encombrées, Julien Villain file à toute allure sur son vélo cargo, manœuvrant la remorque avec habileté. Concentré, il se faufile entre voitures et camions, apostrophe les piétons distraits, se joue des embouteillages, peste contre les automobilistes « qui prennent les cyclistes pour des sous-usagers de la route ». Aux abords du marché, à l’ombre de la basilique de Saint-Denis, des livreurs piétinent aux portes des fast-food dans l’attente d’hypothétiques commandes.
20Julien nous raconte sa ville natale, les plus jeunes qui décampent dès qu’ils en ont l’occasion et les moyens financiers « pour s’installer à Paris ou dans le Val-d’Oise », la gentrification qui guette ce coin de banlieue et les nouveaux venus, « qui débarquent de Paris et prennent le pouvoir politique alors que les vieux immigrés installés là depuis des décennies sont toujours privés du droit de vote ». Lui tient à s’ancrer dans ce territoire qu’il aime, où il voudrait voir « s’enraciner le travail ». Le développement du tissu coopératif en Seine-Saint-Denis est à ses yeux un enjeu politique de premier plan. « Ce qui nous intéresse, c’est le 93, et la complémentarité avec d’autres coopératives. Pourquoi les banlieusards devraient-ils aller à Paris pour trouver du travail ? Nous on va partout, insiste-t-il. On veut casser l’idée qu’il y aurait des zones rouges où on ne peut pas aller. Chronopost, par exemple, n’envoie plus ses livreurs dans certains endroits. »
21Le département, autrefois voué à l’activité industrielle, a connu ces dernières décennies une terrible saignée en matière d’emploi. Ultime basculement, la fermeture, en 2014, de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, qui a laissé 3 600 salariés sur le carreau. Le dernier grand bassin d’emploi, la zone aéroportuaire de Roissy, a pris avec la pandémie des airs de friche fantôme : des centaines d’emplois ont déjà été détruits dans les secteurs du fret et de la logistique. « Les postes créés dans les services sont beaucoup plus précaires. Le travail est éclaté, les salariés sont isolés, avec l’illusion de maîtriser leur propre travail ; les réflexes individualistes se sont imposés jusqu’à devenir dominants, ce qui entrave le développement de luttes, de mobilisations, constate le syndicaliste Kamel Brahmi. Avec ce nouveau type de salariat, le collectif s’effiloche. Le recoudre pour rassembler les salariés et gagner de nouveaux droits devient beaucoup plus difficile. Les outils offerts par Internet et les réseaux sociaux ne compensent pas le recul de la sociabilité au travail, de l’action syndicale fondée sur le lien direct et le contact humain. »
22Fort du recul d’une solide culture politique et syndicale, Julien Villain jure ne pas s’en laisser conter non plus. « On mène une guerre sur deux fronts : pour montrer que l’ESS n’est pas qu’un truc de gauchistes, ni une nouvelle opportunité économique avec un vernis social sans valeurs, en mode cannibalisme, pour aller démarcher les clients d’autres boîtes et les récupérer. » Et de lâcher qu’eux, jamais, ne feront ça.