Notes
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[1]
Le terme « communauté » est employé ici comme une traduction du vocable bislama, la langue véhiculaire du Vanuatu, komuniti. Ce terme est utilisé par les habitants de Seaside Tongoa pour se désigner et désigner le lieu où ils habitent sans que cela signifie qu’ils constituent un ensemble social clos ou homogène [Servy, 2010].
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[2]
Voir l’ouvrage Polynésie/Mélanésie de Serge Tcherkézoff [2008], pour une critique de la division de l’Océanie en zones ne reflétant pas une unité linguistique ni culturelle. Les termes Mélanésie, Polynésie et Micronésie sont néanmoins de nos jours largement utilisés par les populations concernées.
-
[3]
Un éducateur pair est une personne bénévole, formée pour aider un groupe de pairs à changer ses comportements concernant la santé reproductive et sexuelle, par exemple.
-
[4]
Lors du dernier recensement de la population du Vanuatu de 2009, les taux de scolarisation les plus élevés étaient atteints chez les 8-11 ans puisque près de 90 % des enfants de cette tranche d’âge étaient inscrits dans une école. À partir de 12 ans, les taux de scolarisation diminuaient sensiblement, et à l’âge de 16 ans, seuls un peu plus de la moitié des ni-Vanuatu étaient encore scolarisés [VNSO, 2011, p. 89-94].
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[5]
D’après le dernier recensement de la population (2009), seul 1 % des habitants du Vanuatu n’avaient pas de religion et 4 % croyaient uniquement en la coutume [VNSO, 2011, p. 76]. La principale Église du Vanuatu était l’Église protestante presbytérienne avec 28 % de la population se déclarant y appartenir. L’Église anglicane arrivait en seconde position avec 15 % de la population, suivie par l’Église adventiste du Septième jour et par l’Église catholique représentant chacune 12 % de la population de l’archipel.
1Le slogan ABC, Abstinence, Be Faithful, Use a Condom (ou, en français, l’abstinence, la fidélité et le port du préservatif) est l’une des principales politiques d’éducation à la sexualité mise en place au Vanuatu. Ce slogan, souvent décrit comme originaire d’Ouganda, est fréquemment inscrit sur les supports de prévention du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et des autres infections sexuellement transmissibles (IST) utilisés dans cet archipel d’Océanie, tels que les affiches, les brochures, les films et les bandes dessinées. La transmission des connaissances sur le VIH et les autres IST au Vanuatu dépend cependant également en grande partie du travail des acteurs locaux de la santé sexuelle et reproductive. Les personnels de santé (infirmiers, sages-femmes) et les membres des organismes de prévention (éducateurs, coordinateurs, responsables de projet) interviennent ainsi dans le cadre d’ateliers d’information, de pièces de théâtre, d’activités scolaires, d’émissions radiophoniques et d’un numéro vert. Ces acteurs de terrain, pour certains peu qualifiés et rémunérés, ont pour rôle d’exécuter les politiques d’éducation à la sexualité, ce qui implique de transmettre des catégories et des idées souvent globalisées et standardisées, tel le slogan ABC.
2De 2009 à 2012, j’ai réalisé dix-huit mois de recherches ethnographiques afin d’étudier comment ces catégories et ces idées internationalement prônées dans le cadre de la prévention des IST circulent et sont mobilisées, adaptées et transformées dans le contexte du Vanuatu. Pour ce faire, je me suis non seulement intéressée aux discours affichés dans les documents transnationaux et nationaux, aux messages véhiculés par les supports de prévention des IST et aux réactions de mes interlocuteurs d’une « communauté [1] » de la capitale, nommée Seaside Tongoa, vis-à-vis de ces discours, mais j’ai aussi analysé le travail des acteurs de la santé sexuelle et reproductive qui interviennent au Vanuatu pour prévenir les IST. Leurs interventions généralement réalisées en bislama – langue véhiculaire à base lexicale anglaise et langue maternelle d’un nombre grandissant de ni-Vanuatu [Vandeputte-Tavo, 2014] – s’appuient sur des politiques, des directives et des manuels écrits en anglais – langue nationale et d’enseignement aux côtés du français et du bislama.
3L’anthropologue spécialiste de la Papouasie-Nouvelle-Guinée Holly Wardlow [2012, p. 406] note que du fait de l’existence de ces « scripts », particulièrement présents dans le champ de la prévention du VIH, la mise en œuvre par les acteurs locaux des politiques d’éducation à la sexualité consiste avant tout en des actes de traduction. Traduire implique de transposer des mots, des phrases et des concepts d’un contexte sociolinguistique à l’autre. Il est néanmoins souvent complexe, voire impossible de donner une traduction exacte ou même approximative du terme original [Ricœur, 2004, p. 8]. Une traduction ne peut produire qu’une nouvelle signification, liée à un ensemble différent d’associations et de résonances [Wardlow, 2012, p. 407]. Les messages de prévention du VIH et des autres IST, inscrits dans les documents officiels et véhiculés par les acteurs de la santé sexuelle et reproductive, sont donc rarement transmis de façon fidèle aux personnes auprès desquelles ils interviennent. Les « scripts » contiennent en outre des silences et des zones d’ombre qui créent des espaces où les acteurs peuvent laisser cours à leur imagination [Wardlow, 2012, p. 408].
4Dans cet article, je m’intéresse à la manière dont les acteurs du Vanuatu formulent, reformulent et adaptent la politique d’éducation à la sexualité ABC. Après avoir brièvement présenté le contexte local de la prévention des épidémies d’IST et l’histoire de l’approche ABC, j’analyse l’utilisation de ce slogan par les acteurs de la santé sexuelle et reproductive de l’archipel et montre qu’ils tendent à en présenter une vision moralisante et hiérarchiquement décroissante lorsqu’ils le traduisent en bislama.
Les acteurs de la santé sexuelle et reproductive du Vanuatu
5L’archipel mélanésien [2] du Vanuatu (anciennes Nouvelles-Hébrides) se compose de 83 îles et îlots et compte deux centres urbains : Port-Vila et Luganville. La prévalence des personnes vivant avec le VIH dans ce pays d’environ 271 000 habitants, dont un quart réside en ville, est relativement faible [UNdata, 2017]. La République parlementaire, restée sous condominium franco-britannique de 1906 à 1980 n’a ainsi répertorié que douze cas d’infection par le VIH depuis 2002. Les deux derniers cas ont été annoncés par le directeur de la santé publique du Vanuatu en mars 2017. Les autres infections sexuellement transmissibles sont cependant, elles, très répandues. D’après une enquête de santé publique menée en 2008 dans la capitale Port-Vila, un quart des femmes enceintes testées à l’hôpital central étaient atteintes d’une infection uro-génitale à Chlamydiae [SPC, Vanuatu MoH, 2008, p. 33].
6Malgré la rareté du VIH au Vanuatu, il existait en 2009-2012 une grande quantité d’organismes menant des activités en santé sexuelle et reproductive à Port-Vila. La signature d’accords internationaux, l’expertise et les financements extérieurs reçus par le Vanuatu permettaient ainsi à des organisations non gouvernementales (ONG) internationales ou locales, des organisations de la société civile, des organisations confessionnelles et des institutions gouvernementales d’intervenir régulièrement dans le pays pour prévenir l’apparition d’une épidémie de VIH et tenter de diminuer la prévalence des autres IST. Dans le cadre de mes recherches, j’ai été amenée à rencontrer des personnes travaillant dans diverses institutions. Mais j’ai avant tout été en contact avec deux organisations faisant de la prévention dans la capitale : Wan Smolbag Theatre et Vanuatu Family Health Association.
7L’ONG Wan Smolbag Theatre a été fondée en 1989 par un couple d’expatriés britanniques qui avait vécu de nombreuses années au Zimbabwe : Jo Dorras et Peter Walker. Pendant leur séjour dans ce pays, tous deux furent marqués par les premiers ravages liés aux épidémies de VIH en Afrique subsaharienne et par les potentialités du théâtre de développement dans les campagnes de prévention. À sa création, Wan Smolbag consistait en un groupe d’une quinzaine d’acteurs volontaires soulevant des questions de santé, d’environnement et d’éducation. En juin 1989, soit treize ans avant que le premier cas d’infection soit officiellement annoncé au Vanuatu, le théâtre jouait sa première pièce sur le VIH. Quelques mois plus tard, il reçut son premier financement d’Oxfam Australia. La troupe s’agrandit et se professionnalisa dans les années 1990-2000, jusqu’à constituer une ONG aux domaines d’action variés. En 1999, Wan Smolbag ouvrit sa première clinique de santé sexuelle et reproductive Kam Pussum Hed, à Port-Vila. En 2003, l’ONG inaugura un centre pour jeunes où une palette d’activités (informatique, nutrition, couture, sports, alphabétisation, musique) était proposée aux enfants souvent déscolarisés de la capitale. D’une troupe d’amateurs, Wan Smolbag devint ainsi une entreprise de théâtre et de développement structurée, engagée dans divers projets et bénéficiant d’une place prépondérante dans le paysage associatif local [Soler, 2011].
8Au moment de mes recherches, le centre pour jeunes de Port-Vila accueillait en moyenne un millier de personnes chaque année. Et la clinique Kam Pussum Hed recevait plus de 5 000 visites par an. En plus des « services de santé destinés aux jeunes » (Youth Friendly Health Services) situés à Port-Vila, à Luganville et sur l’île de Pentecôte – tous financés par Oxfam Australia –, Wan Smolbag avait recours à différents moyens pour prévenir les IST. L’organisation menait des ateliers d’information et des activités scolaires, produisait des films, des brochures, des bandes dessinées, des émissions radiophoniques, des pièces de théâtre et des posters de prévention.
9En 2011, l’ONG comptait approximativement 120 salariés employés à mi-temps ou à temps plein : des acteurs, des infirmiers, des « éducateurs pairs » (peer educators) [3], etc. Dans leur très grande majorité, ils étaient nés au Vanuatu et parlaient plusieurs langues : au bislama s’ajoutait ainsi l’anglais ou le français, selon les établissements scolaires qu’ils avaient fréquentés, et d’autres langues locales, parmi les 138 répertoriées [François et al., 2015], en fonction de leurs parcours de vie. Les éducateurs et les acteurs de Wan Smolbag n’étaient pas issus de milieux foncièrement différents de ceux des personnes auprès desquelles ils menaient leurs activités. Certains d’entre eux habitaient dans des quartiers dits « défavorisés » de la capitale, tel Seaside Tongoa, ce qui pouvait faciliter leur entrée dans ces communautés où peu d’habitants occupaient un emploi salarié à temps complet et rares étaient les personnes qualifiées et correctement rémunérées. Les éducateurs et les acteurs ne possédaient pas un niveau d’études supérieur à la moyenne nationale [4]. Chaque année, ils suivaient cependant pendant quelques jours des cours en santé sexuelle et reproductive délivrés par leurs aînés, qui avaient souvent pour leur part suivi des formations dans des pays anglophones. Ces cours, appuyés sur le Manuel national d’éducation par les pairs (National Peer Education Manual), leur fournissaient des connaissances scientifiques de base sur le système reproductif, la puberté, les responsabilités et les rôles sexués, les grossesses précoces, le cancer de l’utérus, les violences sexuelles [Servy, 2017 b], la planification familiale, les préservatifs masculins et féminins, les drogues, le VIH et les autres IST, ainsi que sur les services de conseil et de dépistage volontaires et confidentiels. Mais cette formation accélérée leur permettait rarement de supprimer totalement leur inconfort à parler de sexualité devant un groupe, sans euphémisme, sans métaphore et sans plaisanter. Au Vanuatu, une personne peut parler de sexualité avec certains de ses proches et dans certains contextes seulement. Par exemple, du fait du système des relations à plaisanterie en vigueur à Seaside Tongoa, les blagues, les attouchements et les insultes à connotation sexuelle sont des pratiques courantes entre amis et entre cousins croisés. En outre, les discussions furtives sous forme de commérages et de spéculations sur la vie sexuelle d’autrui sont très fréquentes dans cette communauté de près d’un millier d’habitants originaires de l’île de Tongoa (Centre Vanuatu). À l’inverse, il est formellement interdit de plaisanter en présence de son oncle maternel ou de sa tante paternelle. De même, des parents ne sont pas censés parler de sexualité avec leur fils ou leur fille. Néanmoins, selon le sexe de l’enfant, les sœurs du père ou les frères de la mère sont supposés aborder les questions de sexualité avec lui ou elle.
10Le second organisme de prévention des IST au sein duquel j’ai mené des recherches approfondies est la Vanuatu Family Health Association. Cette organisation à but non lucratif, qui vise à améliorer la santé reproductive et sexuelle des habitants de l’archipel, est affiliée à l’International Planned Parenthood Federation (IPPF), un réseau mondial d’associations dont fait par exemple partie le planning familial français. La Vanuatu Family Health Association fut créée à l’initiative de Blandine Boulekone, une infirmière française mariée à un homme politique local. Au moment de sa création, peu avant l’indépendance, la clinique de l’association basée à Port-Vila fournissait principalement des services de planification familiale aux habitants de la capitale. Mais, à partir de 1990, l’organisation commença à recevoir davantage de fonds de l’IPPF, ainsi que d’autres agences étrangères et internationales, ce qui lui permit d’augmenter l’échelle de ses services et d’amorcer des activités d’éducation à la santé dans d’autres parties du pays [VFHA, 2008, p. 4].
11Au moment de mes recherches, la clinique de Vanuatu Family Health Association recevait plus de 7 500 visites par an à Port-Vila, non seulement pour répondre à des besoins en santé sexuelle et reproductive, mais aussi pour pallier d’autres types de besoins biomédicaux (certificats d’aptitude à la conduite d’un véhicule, traitements de maladies bénignes). Une clinique et des centres d’accueil pour jeunes étaient également ouverts dans plusieurs îles de l’archipel. Tout comme l’organisation Wan Smolbag, Vanuatu Family Health Association menait dans la capitale diverses activités de prévention des IST : ateliers d’information, brochures, émissions radiophoniques, posters, numéro vert, etc.
12En mai 2011, l’association Vanuatu Family Health comptait 13 salariés basés à Port-Vila, dont un ancien volontaire africain du Volunteer Services Overseas. L’organisation regroupait également un nombre fluctuant de bénévoles ni-Vanuatu agissant dans l’archipel en tant qu’éducateurs pairs. Les profils et les formations de ces salariés et bénévoles correspondaient plus ou moins à ceux du personnel de Wan Smolbag : leur niveau scolaire et leur milieu social n’étaient pas très éloignés de ceux des personnes qu’ils accompagnaient. Même si les infirmiers et les sages-femmes disposaient de diplômes et de salaires un peu plus élevés que la moyenne nationale, ils n’appartenaient pas pour autant à une « élite » locale – si tant est que les contours d’un tel groupe puissent être définis au Vanuatu [Wittersheim, Dussy, 2013, p. 22].
13Les membres de Wan Smolbag et de Vanuatu Family Health Association menaient la plupart de leurs activités séparément, mais se retrouvaient fréquemment avec d’autres acteurs de la santé sexuelle et reproductive du Vanuatu, dans le cadre de formations et de réunions organisées à Port-Vila. Ces rencontres donnaient lieu à l’évaluation de leurs pratiques, la révision des documents officiels ou la création de nouveaux supports de prévention des IST. Si les organisations utilisaient parfois des affiches et des brochures produites à l’étranger en langue anglaise ou française, elles élaboraient également leurs propres outils, à partir de l’expérience et de l’imagination des acteurs locaux ou de la traduction de messages globalisés, telle l’approche ABC.
Un slogan globalisé focalisé sur l’individu
14L’approche Abstinence, Be Faithful, Use a Condom est utilisée en Mélanésie, et dans d’autres régions du monde, dans le cadre de la Communication axée sur les changements de comportements (CCC). Un rapport publié par l’ONG américaine Family Health International Institute for HIV/AIDS indique que dans le contexte de l’épidémie de VIH, la CCC doit encourager la « compréhension de faits de base concernant le virus et le sida, l’adoption d’attitudes clés, l’acquisition d’un ensemble de compétences et l’accès à des produits et services appropriés » afin que les individus et les communautés puissent réduire « leur niveau de risque » ou « changer leurs comportements » [2002, p. 5]. La CCC vise par conséquent à modifier les comportements individuels, communautaires et sociétaux. Ce processus se fonde cependant sur des modèles sociaux cognitifs qui ne considèrent pas le « social » comme les « relations entre différents acteurs sociaux », mais l’envisagent comme une « mesure de la capacité des individus à réagir face à de multiples variables extérieures » [Lepani, 2012, p. 16 ; Kippax, Crawford, 1993, p. 255]. De ce fait, afin de contrôler les épidémies à une échelle plus globale, la CCC se focalise sur les changements de comportements à l’échelle de l’individu.
15L’histoire du développement de l’approche ABC constitue un bon exemple de la globalisation des discours de santé. L’Ouganda est souvent décrit comme le premier pays à avoir utilisé ce slogan. Dans les années 1980, l’abstinence, la fidélité et l’utilisation de préservatifs étaient en effet déjà recommandées par les pouvoirs publics ougandais. Les trois éléments de l’approche étaient le plus souvent présentés comme des alternatives équivalentes du point de vue moral [Demange, 2010, p. 273-275]. Le taux d’infection par le VIH diminua fortement dans le pays : passant de 15 % au début des années 1990 à 5 % en 2001. Cette exceptionnelle diminution fut interprétée par plusieurs spécialistes comme directement liée au plan de prévention ABC. Et le cas de l’Ouganda fit école malgré l’efficacité controversée de cette approche [Murphy et al., 2006].
16Un « modèle ougandais » fut élaboré à la fin des années 1990 par des experts et des organisations internationales. L’approche ABC, en tant qu’élément central de ce modèle, fut alors diffusée en anglais dans d’autres pays et régions du monde par des acteurs internationaux, onusiens et états-uniens. Le Programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA), lancé en 1996, publia notamment plusieurs études de best practices – pratiques déjà mises en œuvre et ayant de bons résultats – sur l’Ouganda. Le Plan présidentiel américain d’aide d’urgence à la lutte contre le sida (ou PEPFAR pour President’s Emergency Plan for AIDS Relief), créé en 2004, participa également à la diffusion du slogan ABC en conditionnant l’octroi de ses fonds à la mise en œuvre de cette stratégie. Les trois éléments du slogan n’étaient cependant pas présentés comme équivalents [Murphy et al., 2006 ; Parikh, 2007 ; Demange, 2010]. En effet, d’après le guide créé par le Plan présidentiel américain, l’approche ABC prône « l’abstinence pour les jeunes et les personnes non mariées ; la fidélité mutuelle et la diminution du nombre de partenaires pour les adultes sexuellement actifs ; et l’utilisation correcte et systématique des préservatifs pour ceux qui ont des comportements qui les exposent au risque de transmettre ou d’être infectés par le VIH », tels les « hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes » et les « personnes qui entretiennent des relations sexuelles transactionnelles » [PEPFAR, 2006, p. 2]. Le guide du PEPFAR incite ainsi les individus à adopter des comportements en fonction de leur âge et de leur statut conjugal, et présente une lecture hiérarchisée de l’approche ABC. Selon le guide, l’abstinence et la fidélité doivent être privilégiées par rapport à l’utilisation des préservatifs. Jusqu’en 2008, le Plan présidentiel américain réservait ainsi 33 % de ses fonds de la prévention aux programmes d’abstinence [Demange, 2010, p. 626].
17Aucun pays océanien ne bénéficia de l’aide du PEPFAR pour mettre en place une approche ABC mettant l’accent sur l’abstinence et la fidélité. Seule la Papouasie-Nouvelle-Guinée reçoit depuis 2013 l’aide de ce Plan, mais uniquement pour la distribution de traitements antirétroviraux et le fonctionnement du dispositif de conseil et de dépistage du VIH [PEPFAR, 2017]. Une stratégie ABC, présentant l’abstinence, la fidélité et l’utilisation de préservatifs comme des alternatives relativement équivalentes, fut cependant prônée en Mélanésie par des organisations et agences internationales, comme l’ONUSIDA, et officiellement adoptée par la plupart des pays de la région [Lepani, 2005, p. 4].
18Pendant mes recherches au Vanuatu, le Plan national stratégique pour le VIH et les IST (National Strategic Plan for HIV and Sexually Transmitted Infections) et le Manuel national d’éducation par les pairs mettaient en avant l’approche ABC. Le slogan était également fortement préconisé par les bailleurs, les experts et les volontaires étrangers affiliés à l’IPPF, au Peace Corps Programme ou au Volunteer Services Overseas. L’approche ABC était en outre enseignée aux élèves infirmiers du Vanuatu College of Nursing Education, aux agents de santé communautaire formés à la Korvan Mission School de Port-Vila, ainsi qu’aux futurs éducateurs de Wan Smolbag et de Vanuatu Family Health Association.
Une lecture nationale relativement non hiérarchisée
19Le Plan national stratégique pour le VIH et les IST 2008-2012 constituait, lors de mes recherches, le principal document de référence pour le développement d’actions de prévention au Vanuatu. D’après ce plan, « la première mesure pour éviter les IST, y compris l’infection par le VIH, est d’adopter des pratiques et comportements sexuels sans risque (safe sex). Ce qui inclut les concepts ABCD ». Le document, élaboré en anglais par des responsables d’organisations gouvernementales, de la société civile et d’ONG du Vanuatu, précise que « pour certaines raisons, la plupart des personnes sexuellement actives peuvent ne pas réussir à se conformer aux deux premières mesures, à savoir s’abstenir (abstain) d’avoir des relations sexuelles et être fidèles (be faithful) ou éviter d’avoir plusieurs partenaires sexuels. Par conséquent, le troisième choix ou mesure, l’usage de préservatifs (condom), devrait être largement accepté et pratiqué dans ces groupes vulnérables » [MoH, 2008, p. 15-16]. L’abstinence, la fidélité et l’utilisation appropriée et systématique du préservatif sont présentées comme des « choix » laissés à l’individu, et ceci, quels que soient son âge et son statut conjugal. La signification de la lettre D n’est pas indiquée, mais celle-ci a été traduite dans le Manuel d’éducation par les pairs par « Fais des choses moins risquées » (Do other less risk), telles que la masturbation ou les caresses [MoH, 2010, p. 7]. Le fait que les rapports sexuels sans pénétration soient placés après les préservatifs corrobore l’idée que le Plan national stratégique pour le VIH et les IST réalise une lecture relativement « équilibrée » des composantes de l’approche ABC[D].
20Le Manuel national d’éducation par les pairs a été développé en anglais, entre 2008 et 2010, par des membres du ministère de la Santé, d’ONG et d’organisations de la société civile majoritairement basés à Port-Vila, dont une trentaine d’éducateurs affiliés à Wan Smolbag, Save the Children et Vanuatu Family Health Association [Ibid., p. 2-3]. Ce manuel, qui vise à standardiser la forme et le contenu des activités menées dans les communautés par les éducateurs, prône lui aussi l’utilisation du « modèle de prévention ABCD » [Ibid., p. 70], mais en donne une version plus approfondie que celle présente dans le Plan national stratégique pour le VIH et les IST. Le Manuel indique que pour prévenir le VIH :
Tu dois éviter les comportements à risque : être fidèle (being faithful) à un seul partenaire sexuel non infecté (chaque partenaire doit être fidèle l’un à l’autre) ; utiliser correctement les préservatifs (condoms) chaque fois que tu as des rapports sexuels avec une personne dont tu ne connais pas le statut sérologique (c’est le seul test sanguin qui permet de savoir si tu as le VIH ou non) ; retarder tes activités sexuelles jusqu’à ce que tu sois physiquement et mentalement mature pour choisir un partenaire non infecté (abstinence) ; aller à l’hôpital/à la clinique pour vérifier si tu as une IST et recevoir un traitement, car les IST non traitées augmentent les risques d’infection à VIH ; faire un test de dépistage du VIH lorsque tu es enceinte, pour éviter de transmettre le VIH à ton bébé ; pratiquer les formes de rapports sexuels sans pénétration (do any other non penetrative form of sex), comme la masturbation ou les caresses… elles sont moins à risque ; éviter les contacts sanguins liés au partage d’aiguilles, d’épines d’orange (pour les tatouages ou le perçage des oreilles), de rasoirs ou d’objets tranchants ; faire un test de dépistage du VIH avec ton partenaire avant d’avoir des relations sexuelles sans préservatif ou avant le mariage ; éviter de consommer trop d’alcool et de fumer de la marijuana parce que si l’on est ivre, on peut perdre le contrôle de soi et adopter des comportements à risque comme les rapports sexuels non protégés ; faire très attention dans les boîtes de nuit et autres lieux publics pour éviter d’avoir des activités sexuelles non planifiées ; rechercher des informations sur le VIH et les IST.
22Le Manuel national d’éducation par les pairs expose non seulement les composantes de l’approche ABCD d’une manière détaillée, « équilibrée » et non classique (soit BCA[…]D), mais ajoute en outre, d’autres éléments (le dépistage, le traitement, les contacts sanguins, la consommation de drogues, la fréquentation de lieux publics et la recherche d’information sur les IST) à l’approche initiale.
23Les acteurs de la santé sexuelle et reproductive qui intervenaient pour prévenir les IST, pendant mes recherches au Vanuatu, disposaient donc de documents officiels présentant une lecture relativement non moralisante et non hiérarchisée du slogan ABC. Ces documents étaient cependant uniquement produits en langue anglaise et la lettre D n’était pas systématiquement définie. Aucune version officielle de l’approche ABC[D] n’était disponible en bislama. Et diverses traductions du slogan étaient diffusées au Vanuatu par l’intermédiaire des supports de prévention des IST et des interventions des acteurs.
L’utilisation du slogan ABC par les acteurs locaux
24En 2009-2012, j’ai pu relever l’emploi du slogan ABC dans des bandes dessinées, des brochures, des pièces de théâtre, des émissions radiophoniques, des posters, ainsi que pendant des formations et des ateliers de prévention du VIH et des autres IST, destinés principalement aux jeunes ni-Vanuatu. Sur la grande majorité des supports, à l’exception de ceux produits par des Églises (voir plus bas), les trois éléments du slogan étaient préconisés sans être fortement hiérarchisés. Par exemple, un poster de 2009 financé par la Communauté du Pacifique déclare en bislama :
Reste tranquille… (No kik…) [ce qui sous-entend, n’aie qu’un seul partenaire ou ne sois pas pressé de faire l’amour], patiente d’abord ou utilise un PRÉSERVATIF (wet fes taem o usum KONDOM). Tu n’auras pas le VIH ou une autre IST (Bae yu no save kasem HIV mo ol narafala rabis sik).
26La conjonction de coordination « ou » marque le choix donné aux deux jeunes gens entrelacés dont la photographie occupe la partie supérieure du poster. Des préservatifs masculins et féminins sont également présentés sur ce poster qui était en 2011 épinglé dans la salle d’attente de la clinique de Vanuatu Family Health Association.
27Du 1er au 3 novembre 2011, j’ai assisté à un atelier d’information de trois jours organisé par Wan Smolbag dans la communauté de Seaside Tongoa. Les sections furent conduites par huit éducateurs de la clinique destinée aux jeunes Kam Pusum Hed qui étaient plus ou moins expérimentés. Plusieurs documents, en anglais et bislama furent distribués et divers sujets, présents dans le Manuel d’éducation par les pairs furent abordés (voir plus haut). L’atelier était ouvert à tous les habitants du quartier, mais ce sont surtout des femmes et des jeunes qui ont été attirés par l’annonce de cette action de prévention faite quelques jours plus tôt à l’église presbytérienne de Seaside Tongoa. Sur les dix-huit participants réguliers, onze jeunes filles âgées de 15 à 20 ans, pour certaines déjà mères, étaient présentes. La plupart d’entre elles avaient pour habitude de prendre part au programme d’éducation par les pairs de l’ONG Save the Children Australia mis en place dans le quartier voisin de Nambatu. Les hommes étaient également plutôt jeunes (16-25 ans), mais un ou deux participants atteignaient l’âge de 40 ans. À la fin de la section sur le VIH/sida, un éducateur francophone, âgé d’une vingtaine d’années, distribua une brochure de Wan Smolbag intitulée Ol fact blong ol STI, HIV, AIDS. Sur cette brochure, illustrée par un préservatif, un monstre aux dents acérées et un jeune homme qui tient par l’épaule un homme-préservatif, la signification des lettres A, B, C et D est notée en anglais et en bislama :
A. Abstinence (pas de sexe) (Abstinence [no sex]) ; B. Être fidèle (un seul partenaire) (Be faithful [wan patna nomo]) ; C. Préservatif (Condom) ; D. Faire d’autres choses moins risquées (embrasser et câliner) (Do other less risky things [kiss mo hug]).
29L’éducateur ne se contenta pas néanmoins de lire la signification anglaise (et non celle en bislama) du slogan inscrite sur la brochure, mais expliqua aux participants en langue bislama que :
Pour prévenir la transmission du VIH, A : Il faut s’abstenir (abstain) d’avoir des relations sexuelles, tout comme les sœurs et les pères catholiques. B : Il faut être fidèle (be faithful) à une Marie ou à un John dans les bons comme les mauvais moments. C : Il faut utiliser des préservatifs (condoms) ou D : Faire d’autres choses moins risquées (Do other less risky things) : vous savez (rire gêné)… parler du futur.
31Si dans cet exemple, l’éducateur de cette ONG laïque présente le slogan ABC[D] sans en faire une lecture fortement hiérarchisée, il fait néanmoins preuve de créativité par rapport au contenu de la brochure Ol fact blong ol STI, HIV, AIDS ou celui du Manuel d’éducation par les pairs, et fait référence à l’Église catholique dont il est l’un des fidèles. Par inconfort, il traduit notamment la lettre D par « parler du futur », au lieu de mentionner les formes de relations sexuelles sans pénétration inscrites sur la brochure ou le Manuel.
32Si le Vanuatu est un pays à majorité chrétienne [5], il est intéressant de noter que la virginité prémaritale n’était pas fortement valorisée pendant mes recherches à Port-Vila. Les grossesses précoces étaient certes jugées problématiques, non seulement parce qu’elles peuvent avoir des conséquences directes sur la santé de la mère et de l’enfant, mais aussi, et surtout parce qu’elles engendrent des frais supplémentaires dans un contexte urbain où l’argent est à la fois nécessaire pour se nourrir, se vêtir et préparer l’avenir. Mais la plupart des mariages religieux et coutumiers auxquels j’ai assisté entre 2009 et 2012 concernaient des personnes âgées d’une trentaine d’années et déjà parents de plusieurs enfants. Les fiancés avaient de ce fait prouvé, avant le mariage, leur capacité à engendrer. La fidélité faisait quant à elle partie des comportements cités dans la communauté de Seaside Tongoa pour définir la « bonne personne ». Mais les pratiques adultères, en particulier chez les hommes, étaient souvent tolérées par les partenaires et leur entourage à condition qu’elles restent occasionnelles et que l’affaire ne devienne pas publique. Les préservatifs étaient eux, quelques fois utilisés par mes jeunes interlocuteurs lorsqu’ils en avaient en leur possession et avaient des rapports sexuels avec des partenaires occasionnels, rencontrés dans la rue ou en boîte de nuit [Servy, 2017 a, p. 266-274].
33En 2011, Save the Children Australia tenta d’améliorer la qualité et l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive pour les jeunes de l’île d’Ambae, en intégrant un service qui leur est adapté dans le centre médical du village de Nduidui. Avant d’inaugurer ce service, Save the Children Australia, aidée par des intervenants du ministère de la Santé, de l’hôpital référent de Luganville et de Vanuatu Family Health Association, forma, pendant deux semaines, quatorze jeunes éducateurs (sept filles et sept garçons) des villages alentour, ainsi que tous les membres du personnel du centre de santé, autrement dit deux infirmiers, une sage-femme, deux aides-soignantes, un technicien de laboratoire, un chauffeur d’ambulance et un agent de surface. Le service périnatal fut également rénové et nettoyé et la salle d’accueil fut équipée d’un canapé, de deux fauteuils, d’un poste de télévision, d’un lecteur de DVD, d’une chaîne HI-FI, ainsi que de posters, de bandes dessinées et de DVD de prévention. Les éducateurs de ces deux centres de santé avaient pour rôle d’accueillir les jeunes patients et de distribuer ou vendre des préservatifs de la marque Score dans leurs communautés [SCA, 2011]. Lors de la formation destinée au personnel du centre médical, deux intervenants présentèrent, là encore, la signification des lettres A, B, C et D, à quelques heures d’intervalle. La première, une infirmière gestionnaire d’un hôpital public, âgée d’un peu moins de trente ans, énonça le slogan inscrit en anglais sur sa présentation PowerPoint, d’une manière brève, relativement neutre et non moralisante. Elle ne donna pas d’explication ou de traduction, bien qu’une partie du personnel médical ne fût pas anglophone. Le second, un gestionnaire de projet de l’ONG internationale Save the Children Australia, âgé d’une trentaine d’années, traduisit lui le slogan de l’anglais au bislama, mais présenta les différentes composantes comme des alternatives non équivalentes du point de vue de la morale chrétienne :
A. Abstinence (abstinence) cela signifie pas de sexe (no sex). Il faut dire aux jeunes d’attendre que leur corps et leur esprit soient prêts à devenir mères et qu’elles soient financièrement capables d’en assumer les conséquences, avant d’amorcer leur vie sexuelle. B. Être fidèle (be faithful), s’il vous plait, un partenaire seulement (wan nomo). C. Préservatif (condom), si les jeunes sont incapables de se contrôler, s’ils ne sont ni chastes ni fidèles, il faut alors leur dire d’utiliser des préservatifs en leur rappelant qu’ils ne protègent pas contre toutes les IST telles que l’herpès ou les poux pubiens.
35Il évoqua ensuite la signification anglaise d’autres lettres, sans en donner une traduction bislama :
D. Durex pour les personnes allergiques au latex. E. Éduque-toi pour prévenir les maladies. F. Réalise (Face) que le VIH existe au Vanuatu. G. Fais-toi tester (Get tested). H. Aide (Help) les personnes vivant avec le VIH.
37Contrairement aux trois premiers éléments du slogan ABC qui furent traduits en bislama par le second intervenant, les lettres D, E, F, G et H, présentées en anglais, ne furent pas exposées d’une manière moralisante et hiérarchiquement décroissante. Même si le Plan national stratégique pour le VIH et les IST et le Manuel d’éducation par les pairs prônent une lecture non hiérarchisée (qui se retrouve sur les supports de prévention des IST), les acteurs de la santé sexuelle et reproductive que j’ai rencontrés entre 2009 et 2012 au Vanuatu pouvaient eux interpréter différemment l’approche ABC, en particulier lorsqu’ils traduisaient le slogan de l’anglais au bislama.
La question du préservatif
38Les messages de prévention des IST reprenant les trois composantes du slogan ABC étaient ceux les plus diffusés pendant mes recherches au Vanuatu auprès des jeunes urbains. Quelques messages de prévention des IST diffusés en 2009-2012 à Port-Vila mettaient cependant exclusivement l’accent sur l’usage du préservatif ou la nécessité du dépistage. La pièce de théâtre Use me ! écrite par la cofondatrice de Wan Smolbag en 1996, mais réinterprétée en 2011 au sein de communautés et d’écoles de l’île d’Efate où se situe Port-Vila, met par exemple en scène un homme-préservatif face à la gonorrhée, à la syphilis, à l’herpès et au sida. La pièce mentionne la présence du sida en Papouasie-Nouvelle-Guinée, aux îles Fidji et en Nouvelle-Calédonie et annonce son arrivée éminente au Vanuatu. Elle raconte l’histoire de plusieurs protagonistes : celle d’un jeune garçon jamais scolarisé qui vient vivre chez son oncle en ville ; celle d’un jeune homme laissant sa petite amie à Port-Vila afin d’obéir à ses parents qui souhaitent qu’il se marie avec une femme de son village et enfin celle de marins demandant les services sexuels d’une jeune femme. Cette pièce présente donc différentes situations et groupes considérés par les organisations de prévention locales et internationales comme « les plus à risque » (most-at-risk) face à la contraction du VIH et des autres IST : la ville et ses boîtes de nuit, la rencontre d’étrangers, les jeunes, les femmes travailleuses du sexe, etc. [Servy, 2017 a, chapitre 9]. Mais elle ne prône pas l’abstinence ou la fidélité.
39Parallèlement, les messages de prévention des IST qui ne préconisaient pas le port du préservatif étaient rares à Port-Vila. Seules certaines actions menées en 2009-2012 par des Églises chrétiennes du Vanuatu, telle l’Église adventiste du Septième jour, faisaient la promotion de l’abstinence pour les jeunes et de la fidélité entre époux, sans encourager l’utilisation de préservatifs. Les « ministères de la Santé » de l’Église adventiste (Adventist Health Ministries) organisaient ainsi des séminaires de formation et des séances d’information dans les communautés urbaines et rurales de l’archipel. Dans le but d’informer les fidèles des maladies transmissibles (paludisme, tuberculose, IST, hépatites) et non transmissibles (hypertension, diabète), les adventistes mettaient l’accent sur la nécessité de garder propres les maisons, les églises et les communautés, ainsi que de tempérer la consommation de boissons et d’aliments. Ils enseignaient aux habitants les effets négatifs de l’alcool, du kava, de la caféine, du tabac, de la marijuana, des « aliments impurs » décrits dans le Lévitique, de la fornication et de l’adultère. Ils soulignaient parallèlement les effets positifs de l’eau, d’un régime alimentaire équilibré, de l’exercice physique, de l’exposition adéquate au soleil, de l’air frais, du repos et de la fidélité conjugale. Ces différentes thématiques furent exposées lors des réunions d’évangélisation organisées chaque soir entre le 8 et le 27 avril 2012, à Seaside Tongoa. Je ne me trouvais pas au Vanuatu lorsque cet atelier de trois semaines fut conduit, mais j’ai néanmoins pu collecter auprès des intervenants les présentations PowerPoint utilisées. L’une d’entre elles comporte une diapositive intitulée en anglais : « Comment ne pas avoir d’IST ? » (How can we be free from STIs ?). Tandis que les termes Abstain et Be faithful y sont mis en relief, le mot Condomize est barré. Des supports de prévention écrits en anglais pouvaient ainsi présenter une lecture très hiérarchisée de l’approche ABC, mais il s’agissait d’outils créés par des Églises.
40Pendant mes recherches dans l’archipel, l’usage du préservatif n’était pas officiellement encouragé par les Églises du Vanuatu. Celles-ci ne souhaitaient pas paraître promouvoir la fornication et l’adultère auprès de leurs membres. Plusieurs anthropologues ayant travaillé en Mélanésie ont remarqué eux aussi l’accent mis sur l’abstinence et la fidélité par les Églises locales, au détriment de la promotion du préservatif. En Papouasie–Nouvelle-Guinée, Lawrence Hammar [2010, p. 2] et Richard Eves [2012, p. 68] ont indiqué que certains groupes chrétiens, voire laïques, remplaçaient le Condom du slogan ABC par les termes anglais « engagement » (Commitment), « valeurs chrétiennes » (Christian values) ou bien « doctrine religieuse » (Church doctrine).
41Du 18 au 20 juillet 2011, un atelier destiné aux responsables de toutes les dénominations religieuses de Port-Vila fut conduit par la Vanuatu Family Health Association afin d’inciter les participants à parler de sexualité avec les jeunes fidèles. Quatorze responsables appartenant principalement aux Églises presbytérienne et adventiste se rassemblèrent pendant trois jours consécutifs. Les intervenants occupaient des postes de sage-femme, de coordinateur ou de responsable de projet. L’atelier aborda diverses thématiques, dont le VIH et les autres IST, la planification familiale, l’avortement, les grossesses précoces, la stratégie de prévention ABC, l’usage des préservatifs masculins et féminins, ainsi que les passages de la Bible évoquant la prévention des grossesses non désirées et des IST. Si les responsables religieux reconnurent l’utilité d’aborder ces thématiques avec les jeunes fidèles, ils évoquèrent leurs réticences à la fin de l’atelier à parler d’outils ou d’idées, tels les préservatifs, étrangers aux livres religieux de référence. Ils indiquèrent que dans l’Église presbytérienne le C ne signifie pas condom, mais commitment. Et l’un des responsables encouragea l’association à intervenir elle-même auprès des communautés si elle souhaitait prôner l’utilisation des préservatifs. Un chef de projet de la Vanuatu Family Health Association, âgé d’une quarantaine d’années, leur répondit que s’ils ne voulaient pas évoquer la composante « C » avec leurs fidèles, cela n’était pas un problème, mais qu’ils devaient leur parler de la « A » et de la « B ». Ce membre de l’Église catholique leur présenta en outre une vision très hiérarchisée et moralisante de l’approche ABC. Il leur dit en bislama :
Abstinence (abstinence) signifie laisse tomber le sexe (lego sex). Le sexe n’est pas l’amour, il engendre de la douleur, des IST, des grossesses, des soucis […]. Fidélité (faithfulness), cela veut dire reste avec un seul partenaire (stap wetem wan patna nomo). L’approche ABC n’encourage pas à avoir plein de partenaires. Nous qui travaillons pour la santé nous n’encourageons pas à avoir plein de partenaires, car il y a des IST. L’homme et la femme doivent être fidèles pour pas que le VIH arrive dans la famille […]. Si l’homme ou la femme ne sait pas s’abstenir, la dernière option est le préservatif (condom). Ce ne sont pas les préservatifs qui font que les personnes veulent avoir des rapports sexuels. Même lorsqu’il n’y a pas de préservatifs sur une île, comme à Pentecôte, les gens ont des rapports sexuels […]. Avec la vie d’aujourd’hui, la prostitution, les rapports sexuels forcés, l’alcool, on doit parler de préservatifs. Mais le préservatif est la dernière option si on fait bien notre travail. Si on parle avec les jeunes de fidélité (faithful), d’abstinence (abstinence) et de report (delay) du début des relations sexuelles, alors il n’y a plus besoin de préservatifs.
43Face aux responsables religieux de Port-Vila, le chef de projet de la Vanuatu Family Health Association présenta non seulement les trois éléments du slogan ABC comme des alternatives non équivalentes, mais associa clairement l’utilisation des préservatifs à une sexualité jugée immorale par la chrétienté. Le préservatif fut décrit comme un outil aux services des individus qui ont des relations sexuelles avec des personnes dites à « haut risque » (partenaires occasionnels, personnes pratiquant la sexualité transactionnelle), dans des lieux stigmatisés comme à « haut risque » (boîte de nuit, bar à alcool) [voir pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Lepani, 2008, p. 262 ; 2012, p. 18 ; Hammar, 2010, p. 23].
44J’ai néanmoins rencontré à Port-Vila plusieurs leaders religieux et fidèles exerçant dans des établissements de santé qui soutenaient l’utilisation du préservatif comme méthode contraceptive au sein des couples mariés et comme moyen de prévention du VIH pour les personnes ne suivant pas les principes chrétiens. Un pasteur adventiste âgé d’une trentaine d’années me dit ainsi :
Le préservatif, il n’y a pas de soucis. Moi aussi je l’utilise (rires). L’Église ne veut pas trop que l’on en parle publiquement, pour ne pas encourager les infidélités. Mais j’en parle aux couples pendant les séances de conseils. C’est surtout difficile d’en parler dans les îles, car ils ont l’esprit court. Mais nous en ville, on est éduqué.
46Il est ainsi intéressant de relever que certains acteurs de la santé sexuelle et reproductive et responsables religieux passaient outre les discours officiels des Églises du Vanuatu, même s’ils ne présentaient pas le préservatif comme un choix équivalent à l’abstinence et à la fidélité. La lecture de l’approche ABC faite par les acteurs de la santé sexuelle et reproductive de Port-Vila ne dépendait pas seulement de la langue utilisée (bislama ou anglais), mais aussi du locuteur (son histoire, son parcours) et du contexte d’énonciation (ville ou village, en petit ou grand comité, par exemple).
Conclusion
47Par un processus complexe de circulation d’idées et d’acteurs, ici seulement évoqué, deux lectures de l’approche ABC ont été diffusées à travers le monde. L’une décrit les trois éléments du slogan comme équivalents. L’autre les présente d’une manière hiérarchiquement décroissante. Le Plan national stratégique pour le VIH et les IST et le Manuel national d’éducation par les pairs en vigueur au Vanuatu font une lecture relativement « équilibrée » des composantes A, B et C. Ils présentent l’abstinence, la fidélité et l’usage de préservatif comme des « choix » laissés aux individus. Cette lecture se retrouve sur les supports de prévention des IST diffusés en anglais ou en bislama à Port-Vila, telle la brochure Ol fact blong ol STI, HIV, AIDS, à l’exception de ceux créés par les Églises du Vanuatu. L’analyse de l’utilisation du slogan ABC montre cependant que les acteurs de la santé sexuelle et reproductive ne suivent pas toujours les orientations nationales. Alors que certains lisent la signification anglaise des lettres A, B et C inscrites sur les supports de prévention d’une manière relativement non hiérarchisée, d’autres en donnent une version nettement plus moralisante, en particulier lorsqu’ils traduisent l’approche de l’anglais au bislama. La présentation de l’une ou de l’autre de ces lectures, par les acteurs de la santé sexuelle et reproductive du Vanuatu, semble influencée par plusieurs facteurs, tels le type d’organisation dans laquelle ils exercent (internationale ou locale, laïque ou confessionnelle), le contexte d’énonciation (moment, lieu, relation avec les destinataires et représentations de leurs attentes) et leur subjectivité liée à leurs croyances, leur parcours sexuel, reproductif, professionnel et familial. Cet article avance que la langue utilisée joue aussi un rôle important sur la façon dont sont exposés les trois éléments de l’approche ABC. La plupart des acteurs que j’ai rencontrés ressentent en effet de l’inconfort à parler de sexualité dans une langue qui est pour certains leur langue maternelle (le bislama) et sous des formats inhabituels (sans faire usage de métaphores, d’euphémismes ou de blagues). Staccy Pigg [2001, p. 512] montre qu’au Népal, les agents de lutte contre le sida utilisent des mots anglais, sans les traduire en népalais, dans le but de surmonter leur embarras à aborder des thématiques liées à la sexualité. Au Vanuatu, on peut de même supposer que les acteurs de la santé sexuelle et reproductive qui parlent uniquement anglais parviennent à présenter les éléments du slogan ABC d’une manière non moralisante, parce que cette langue leur permet d’être plus détachés de leur propos. Alors qu’à l’inverse, ceux qui traduisent l’approche en bislama feraient davantage référence aux principes moraux chrétiens pour masquer leur inconfort à parler de sexualité d’une façon non habituelle. En ne faisant pas usage de leur langue maternelle, les acteurs de la santé sexuelle et reproductive du Vanuatu, comme ceux du Népal [Pigg, 2001, p. 512], pourraient ainsi diminuer leur charge émotionnelle et créer la distance nécessaire à la réalisation des activités de prévention du VIH et des autres IST.
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Mots-clés éditeurs : mondialisation, Vanuatu, éducation, prévention, traduction, IST, sexualité
Date de mise en ligne : 11/12/2020
https://doi.org/10.3917/autr.086.0043Notes
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[1]
Le terme « communauté » est employé ici comme une traduction du vocable bislama, la langue véhiculaire du Vanuatu, komuniti. Ce terme est utilisé par les habitants de Seaside Tongoa pour se désigner et désigner le lieu où ils habitent sans que cela signifie qu’ils constituent un ensemble social clos ou homogène [Servy, 2010].
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[2]
Voir l’ouvrage Polynésie/Mélanésie de Serge Tcherkézoff [2008], pour une critique de la division de l’Océanie en zones ne reflétant pas une unité linguistique ni culturelle. Les termes Mélanésie, Polynésie et Micronésie sont néanmoins de nos jours largement utilisés par les populations concernées.
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[3]
Un éducateur pair est une personne bénévole, formée pour aider un groupe de pairs à changer ses comportements concernant la santé reproductive et sexuelle, par exemple.
-
[4]
Lors du dernier recensement de la population du Vanuatu de 2009, les taux de scolarisation les plus élevés étaient atteints chez les 8-11 ans puisque près de 90 % des enfants de cette tranche d’âge étaient inscrits dans une école. À partir de 12 ans, les taux de scolarisation diminuaient sensiblement, et à l’âge de 16 ans, seuls un peu plus de la moitié des ni-Vanuatu étaient encore scolarisés [VNSO, 2011, p. 89-94].
-
[5]
D’après le dernier recensement de la population (2009), seul 1 % des habitants du Vanuatu n’avaient pas de religion et 4 % croyaient uniquement en la coutume [VNSO, 2011, p. 76]. La principale Église du Vanuatu était l’Église protestante presbytérienne avec 28 % de la population se déclarant y appartenir. L’Église anglicane arrivait en seconde position avec 15 % de la population, suivie par l’Église adventiste du Septième jour et par l’Église catholique représentant chacune 12 % de la population de l’archipel.