Notes
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[1]
Professeur, Instituto investigaciones sociales, UNAM, Mexique.
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[2]
J’entends par système agroalimentaire, le processus et le résultat historiques des interrelations entre les composantes physico-environnementales agricoles, les dynamiques socioculturelles, industrielles, économiques et politiques qui permettent principalement de fournir des produits agricoles et industriels alimentaires à la population [Hernandez-Xolocotzi, 1981 ; Lazos, 2013].
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[3]
Ñuu Savi est le nom d’origine de la région mixtèque, revendiqué actuellement par les populations de la région et qui signifie « Peuple de pluie ».
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[4]
Ce terme définit un système agricole préhispanique à base de maïs, de cultures et d’espèces sauvages associées et d’animaux sauvages. Il associe principalement maïs-haricots-courges-piments-quelites auxquels peuvent être parfois ajoutés d’autres cultures secondaires [Pérez-Toro, 1942 ; Hernández-Xolocotzi, 1985].
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[5]
Sedesol met en application des programmes sociaux pour les populations les plus vulnérables. En 2011 et 2012, Oportunidades (aujourd’hui Prospera) accordait des bourses d’études et Sesenta y más, des pensions aux personnes âgées. Ce sont des programmes de nature assistancielle en raison du faible montant accordé (soit 25 USD par mois), qui ne réduisent pas la pauvreté et ne renforcent pas la production.
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[6]
Cette étude s’inscrit dans le cadre du projet Bekonal (Building and exchanging knowledges on natural resources in Latin America, dirigé par Mina kleiche-dray, IRD) du consortium européen ENGOV (Environmental governance in Latin America and the Caribbean) (SSH-CT-2010-266710) (2011-2015).
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[7]
C’est grâce à l’appui du Centre de développement intégral paysan de la Mixtèque Nita Nuni (Cedicam) implanté dans la région depuis 1980 que j’ai pu travailler avec ces familles.
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[8]
Programme d’aide nationale reformulée en 2002 (un premier programme avait été créé en 1997 sous le nom de Progresa), qui consiste à fournir un soutien financier aux mères de famille pour couvrir une partie des besoins alimentaires et des frais de scolarisation des enfants.
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[9]
Tenure foncière basée en parcelles de petite surface.
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[10]
Le SNDIF a été créé en 1977 par décret présidentiel comme une institution d’assistance sociale, principalement pour les enfants démunis et la population handicapée.
Connaissances locales et politiques de développement
1Nous défendons ici la thèse que les pratiques et les connaissances écologiques, agricoles et alimentaires des familles rurales peuvent être utilisées dans le cadre des politiques de développement et servir d’éléments clés dans la construction de la souveraineté alimentaire. Cependant, leur intégration pose des problèmes d’ordre éthico-juridique, pratique et politique [Pasquale, Schröler, Shulze, 1998 ; Sillitoe, Barr, 2004 ; Nadasdy, 1999]. Les intérêts que portent les institutions gouvernementales aux systèmes agroalimentaires [2] sont liés au contrôle politique qu’elles veulent exercer dans la région. Les projets de développement s’apparentent à un monopole du savoir, défini et imposé par l’autorité que les experts exercent sur les « sujets » de développement [Ferguson, 1990 ; Long, 2007, p. 337 ; Nadasdy, 2005 ; Mathews, 2006]. De fait, admettre, l’importance des connaissances des familles paysannes provoque des tensions dans les programmes politiques [Agrawal, 1995 ; Antweiler, 1998].
2Les connaissances agricoles locales sont universelles dans leurs multiples relations spécifiques et déterminées par rapport à un territoire constamment cultivé et transformé par les agriculteurs. Ces savoirs impliquent d’avoir une vision du monde, des représentations sociales de la réalité, des connaissances, et des pratiques qui répondent à des conditions changeantes, aussi bien écologiques que sociales [Agrawal, 1995 ; Antweiler, 2004]. Ces connaissances résultent d’une combinaison d’héritage de savoirs transmis de génération en génération, mais aussi par les scientifiques, ingénieurs et techniciens agronomes d’institutions publiques, d’associations civiles, des entreprises de produits agrochimiques et les médias, de même que des savoirs ordinaires diffusés dans les familles rurales au fil de leurs parcours migratoires jusqu’aux États-Unis d’Amérique. Dans cette perspective, les connaissances locales ne doivent pas être présentées comme le résultat de simples dichotomies, car celles-ci peuvent conduire à de fausses interprétations essentialistes entre les sciences occidentales et les connaissances autochtones [Sillitoe, 1998 ; Nygren, 1999 ; Nadasdy, 2005 ; Long, 2007].
3Depuis plusieurs décennies, les institutions internationales de développement s’intéressent à l’organisation des différents systèmes de connaissances locales, afin de pouvoir les inclure dans des formes de gestion résiliente [Berkes, 1999 ; Folke, 2004]. Cependant, la façon de promouvoir cette intégration dans les décisions publiques suscite des opinions différentes. Certains agroécologistes considèrent les populations autochtones comme « l’antidote » aux problèmes d’alimentation mondiale [Antweiler, 2004]. Ces idéalisations ne font qu’accentuer les ambiguïtés sur le mode d’accès et le contrôle des connaissances. Vient s’y ajouter un grand nombre de problèmes d’ordre juridique et éthique relatifs au droit de propriété sur les connaissances locales qui n’ont pas pu jusqu’à présent être résolus [Posey, Dutfield, 1996 ; Brush, Stabinsky, 1996 ; Shiva, 1997 ; Agrawal, 1995 ; Strathern et al. 1998]. Même, la Banque Mondiale évoque l’intégration des connaissances autochtones dans l’équation coûts-profits du développement [Antweiler, 2004].
4Par contre, d’autres études révèlent des résultats peu encourageants obtenus par certaines pratiques locales. Hess [1997, p. 79] montre qu’en Équateur, malgré les connaissances sur les chèvres, les zoonoses ont provoqué la réduction de la production ovine. De plus, les classifications zoologiques des tzeltals du Chiapas [Hunn, 1997] n’apportent pas de connaissances pour la gestion intégrale des parasites [Vayda, Walters, Setyawati, 2004]. Est-il suffisant d’utiliser ces exemples pour remettre en question l’importance des connaissances locales, quand beaucoup d’autres démontrent l’efficacité de ces savoirs dans la gestion intégrale des systèmes agricoles ? [Altieri, Hecht, 1990 ; Hernandez-Xolocotzi, 1981 ; 1985]. Les pratiques et les connaissances locales doivent être considérées comme faisant partie d’une matrice socio-environnementale, culturelle et économique [Nadasdy, 2005].
5Dans la région Ñuu Savi [3] à Oaxaca, de nombreux chercheurs [Casas et al., 1987 ; Bertran, 2005 ; Aragón et al., 2006 ; Escobar, 2006 ; Katz, 2006 ; 2008 ; Lazos, 2013] et associations civiles ont décrit la richesse agrobiologique de la parcelle paysanne (milpa) [4] et de l’alimentation à base de cultures et de plantes sauvages. Cependant, les programmes agricoles nationaux de Sagarpa (ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, du Développement rural, de la Pêche et de l’Alimentation) et de la Sedapa (ministère du Développement agricole et la Pêche et d’Aquaculture d’Oaxaca) favorisent la production commerciale de monoculture de maïs hybrides. Le directeur du Sedapa pense que : « Le pays qui réussira à augmenter la productivité sera une nation prospère » (Jorge Carrasco, 18 juin 2015). Cependant, les programmes concernant l’agriculture familiale disposent d’un budget très restreint. Ils jouent un rôle plutôt politique, sans pour autant avoir un impact positif sur la région. C’est la raison pour laquelle la récupération et l’innovation des connaissances locales n’entrent pas dans leur schéma.
6Des associations civiles proposent des méthodologies participatives pour intégrer les savoirs et les pratiques locaux au bénéfice des besoins locaux [Chambers, 1997]. Cependant, il existe des obstacles sociopolitiques et des approches différentes d’un projet comme celui-ci, car son acceptation est tributaire de critères idéologiques, de transfert de technologie et de structures de pouvoir.
7Dans cet article, j’analyserai les possibilités de prise en compte dans les politiques de développement des connaissances et des pratiques locales concernant les systèmes agroalimentaires, notamment ceux qui concernent les maïs autochtones. Ces analyses seront menées à partir du système agroalimentaire de deux communautés de la Ñuu Savi à Oaxaca (figure 1).
Figure 1 – Localisation des municipalités étudiées à Oaxaca
Figure 1 – Localisation des municipalités étudiées à Oaxaca
8Les familles pratiquaient une agriculture très diversifiée pour obtenir un système agroalimentaire moins vulnérable aux risques socio-environnementaux (ex. : sécheresses, parasites) [Escobar, 2006 ; Lazos, 2008]. Cependant, depuis plusieurs années, ces systèmes se sont transformés en raison de plusieurs facteurs. Les politiques de Sagarpa et les programmes sociaux [5] dirigés par Sedesol (ministère du Développement social) n’encourageant pas l’agriculture familiale ont provoqué une dépendance alimentaire. Les parcelles paysannes (milpa) se transforment en monocultures de maïs ; les cultures fruitières et maraîchères locales diminuent et tendent à devenir occasionnelles [Lazos, 2013]. De plus, les changements socioculturels survenus dans les familles migrantes ont entraîné la substitution d’aliments qui faisaient autrefois partie du régime alimentaire [Katz, 2008].
9L’article est organisé en quatre parties : la première traite de la diversité des connaissances des Ñuu Savi dans la sélection des maïs autochtones ; la deuxième a pour sujet l’évolution des régimes alimentaires ; la troisième analyse les visions qu’ont les fonctionnaires gouvernementaux de ces connaissances et l’intégration éventuelle de celles-ci dans les politiques agroalimentaires ; la quatrième présente l’évaluation des résultats, sur la base de l’argumentation théorique. L’analyse est fondée sur un travail de terrain réalisé entre 2011 et 2012 [6].
Aspects méthodologiques : acteurs enquêtés
10Cette recherche s’est appuyée sur des entrevues et des observations des pratiques agricoles et alimentaires réalisées dans plusieurs familles des municipalités de San Miguel Huautla et de Santiago Tilantongo [7]. Elles ont été croisées avec les entretiens menés auprès de quatre membres des autorités municipales et communales, quatre directeurs et promoteurs d’une organisation rurale (Cedicam), sept fonctionnaires des ministères d’Agriculture (fédéral et de l’État) et quatre médecins du ministère de la Santé (SSA). Les questions ont porté sur les programmes et l’importance qui est accordée aux connaissances et à la conservation des maïs natifs et sur la problématique agroalimentaire pour atteindre la sécurité alimentaire.
11Les enquêtes ont été réalisées auprès des familles, du fait que de nombreuses décisions agricoles dépendent de la façon dont ces familles sont structurées et organisées (la main-d’œuvre, l’accès à la terre et les programmes dont elles ont bénéficié, le nombre de consommateurs, les migrants, les transferts). Au total, 45 entretiens ont été réalisés : 19 portent sur le système agricole et 26 sur le système alimentaire (tableau 1). Un nombre important d’entretiens porte uniquement sur le système alimentaire, pour donner aussi la place à des familles jeunes, sans terres.
Tableau 1 – Nombre d’enquêtes sur le système agricole et alimentaire
Communauté/Municipalité | San Miguel HuautlaSan Miguel Huautla | Guadalupe HidalgoS. Tilantongo | Santiago TilantongoS. Tilantongo |
Système agricole | 8 | 8 | 3 |
Système alimentaire | 12 | 10 | 4 |
Tableau 1 – Nombre d’enquêtes sur le système agricole et alimentaire
12En 2010, la municipalité de San Miguel Huautla avait une population de 1 399 habitants [Inegi, 2010] sur une superficie de 5 000 ha, dont plus 4 000 ha sont en dispute avec les habitants d’Ixcatlán (entrevue réalisée avec le président municipal, juillet 2011). San Miguel fait partie de la réserve de la biosphère Tehuacán-Cuicatlán depuis 1998, et se trouve à 2 000 m d’altitude et à 60 km de Nochixtlán (figure 1). J’ai interrogé les autorités et quelques familles de la municipalité de Santiago Tilantongo. Les entrevues ont eu lieu dans la communauté de Guadalupe Hidalgo. En 2010, cette municipalité comptait 3 210 habitants et Guadalupe Hidalgo 441 [Inegi, 2010]. D’une étendue de 1 500 ha, celle-ci est située à 1 950 m d’altitude et à 50 km de Nochixtlán (figure 1). San Miguel Huautla, Santiago Tilantongo et Guadalupe Hidalgo sont reconnues comme des communautés, parce que leurs terres ont le statut de biens communaux depuis la période coloniale et les accords fonciers relèvent des autorités des biens communaux au sein des assemblées communautaires. Cependant, depuis 1950, leurs terres agricoles ont été divisées : chaque famille travaille de manière individuelle ses parcelles, seules les forêts et les terres de pâturage restent comme biens communaux.
Connaissances sur la diversité des maïs natifs
13Il existe parmi les familles une grande diversité de connaissances et de pratiques sur la culture des maïs locaux. Certains savoirs se complètent et d’autres les renforcent, d’autres encore se contredisent ou se perdent. Les savoirs sont en évolution constante et dépendent de différents facteurs : l’âge et le niveau d’éducation des habitants, l’accès à la terre, la dynamique familiale, l’attachement au territoire, l’identité, les réseaux migratoires, le clientélisme, les perceptions de la détérioration environnementale. Les relations avec les entreprises de produits agrochimiques, l’assistance technique des associations civiles jouent un rôle important, sans oublier les programmes institutionnels et les réseaux commerciaux. Les savoirs sont donc très hétérogènes.
14Les familles cultivent différents types de maïs ainsi que d’autres cultures associées. Certaines milpas mesurent 6 ha, mais la superficie moyenne des parcelles concernant les 19 familles enquêtées est de 2,2 ha. D’autres ne mesurent que 1/2 ha. Un système de minifundio s’est développé ; la répartition des terres entre les héritiers l’a accentué. Les familles ne peuvent pas vivre de parcelles aussi petites, ce qui les place face à une alternative : surexploiter la terre ou émigrer, ce qui provoque une rareté de main-d’œuvre ou des problèmes écologiques, comme de fortes érosions et une faible fertilité. Ceci entraîne des baisses de productivité et accentue l’émigration des jeunes. Le vieillissement, la pauvreté et la féminisation des campagnes ont aussi donné lieu à des changements culturels socio-économiques : diminution des cultures et pauvreté alimentaire.
15Il y a environ trente ans, la majorité des familles (11 sur 19) cultivait entre quatre et sept petites parcelles situées dans différentes niches écologiques (géoformes, altitudes, orientation de la pente, sols, variations climatiques, cycle de la végétation). Mais aujourd’hui, presque toutes (17 sur 19) cultivent entre une et trois parcelles. Cultiver plusieurs niches écologiques implique des connaissances complexes (relations entre cultures, sols, végétation, topographie, humidité et parasites). De telles pratiques requièrent un emploi intensif de main-d’œuvre. Pour augmenter leur productivité, les agriculteurs jonglaient auparavant avec toutes ces variables pour réduire le risque de perdre leurs récoltes et assurer l’alimentation familiale. Durant les trois cycles précédant notre enquête (2009-2011), ils avaient perdu leur récolte en raison de longues périodes de sécheresse. Les entrevues réalisées avec les présidents des municipalités et les agents de biens communaux confirment ces données.
16Pour ce qui concerne les maïs locaux, les caractéristiques morphologiques de l’épi et des grains permettent de distinguer 35 races de maïs dans Oaxaca [Aragón et al., 2006]. Les agriculteurs distinguent les variétés de maïs selon d’autres caractéristiques morphologiques (couleur et taille de l’épi, taille et forme du grain) et le cycle (court ou long). Il peut y avoir des maïs de différentes couleurs appartenant à la même race ; mais aussi des maïs de la même couleur, mais de races différentes.
17Selon les critères agronomiques, il existe cinq races dans les communautés étudiées – Bolita, Pepitilla, Cónico, Chalqueño et Tuxpeño et des croisements entre elles (déterminés par Dr Jose Luis Chavez Servia, professeur au CIIDIR, IPN, Oaxaca) – alors que le classement des agriculteurs repose principalement sur la coloration des graines des maïs (blanc, jaune, noire, bleu, rouge) (figure 2).
18Durant les années 1980, les familles cultivaient une plus grande variété de maïs, en combinant leurs connaissances sur les maïs à cycle long et court, sur les niches climatiques, les formes de relief, les sols, les vents et les parasites. Par exemple, le maïs jaune était davantage cultivé à cause de sa résistance aux parasites et à la sécheresse ; le maïs noir s’adaptait aux terres rouges ; les maïs blancs devaient être cultivés dans les meilleures terres.
Figure 2 – San Miguel Huautla et Santiago Tilantongo : variétés de maïs cultivées (1980 et 2012)
Figure 2 – San Miguel Huautla et Santiago Tilantongo : variétés de maïs cultivées (1980 et 2012)
19Les critères pour choisir les maïs sont divers et multidimensionnels. Alors que certains valorisent davantage le goût et la texture, d’autres préfèrent la résistance aux parasites et à la sécheresse, d’autres encore la couleur et le poids des grains. La sélection des variétés de maïs prend en compte les caractéristiques que le producteur considère comme importantes (figure 3). Actuellement, très peu d’entre eux cultivent les maïs jaunes, leur couleur n’étant pas appréciée, leurs grains trop durs, leur égrenage trop pénible pour les femmes et donnent une tortilla dure. Mais certains producteurs les préfèrent en raison de leur saveur pour les animaux domestiques et parce qu’ils résistent aux maladies. Alors qu’un agriculteur peut dire : « je préfère le maïs blanc, le jaune est mauvais et dur », un autre dira par contre : « j’aime le jaune parce que les animaux de basse-cour le mangent bien et prennent du poids rapidement ».
20Il n’y a pas de relation claire entre les variétés de maïs et le rendement. Certains agriculteurs attribuent un rendement plus important au maïs blanc ; la plupart disent que les résultats dépendent beaucoup plus du type de sol, de la quantité de matière organique, du cycle pluvial et de l’application de fertilisants, que du type de maïs planté. D’autres paysans associent le maïs aux sols où ils sont cultivés : « Il y a des sols qui parfois n’acceptent pas le maïs blanc, et qui acceptent de préférence le jaune et le bleu » (Abelardo de Tilantongo). Tous coïncident sur le fait que le maïs pousse mieux en terre « rouge » dotée de matières organiques, alors qu’il a un faible rendement en terres « blanches » dépourvues de matières organiques. Pour ce qui est des parasites, certains assurent que les maïs blancs sont plus résistants, tandis que pour d’autres, ce sont plutôt les maïs jaunes (figure 3).
Figure 3 – Critères de sélection pour cultiver les maïs natifs
Figure 3 – Critères de sélection pour cultiver les maïs natifs
21Plusieurs familles reconnaissent l’importance de semer le maïs rouge pour protéger le champ des mauvais esprits, mais seuls deux producteurs le cultivent encore. Neuf des dix-neuf familles interviewées le cultivaient autrefois ; elles soutiennent aujourd’hui que les épis s’abîment même avec le maïs rouge. « On a perdu l’habitude de semer le maïs rouge parce qu’on perd la récolte s’il ne pleut pas, nous avons abandonné cette croyance » (Adelia, S. M. Huautla). Les usages rituels ont diminué, c’est pourquoi peu de Ñuu Savi en ont parlé. Ils ont mentionné qu’ils apportent les grains à l’Église catholique pour les faire bénir le 2 février, le jour de la Chandeleur.
22Cependant, si tous ces facteurs influencent de façon différente la sélection du maïs, celle-ci est aujourd’hui conditionnée par le marché. Toutes les familles vendent une partie de leurs récoltes à différents moments, selon le volume de leur production et de leurs besoins. Le maïs blanc est mieux commercialisé en raison de sa couleur et de sa douceur, ce qui explique que les producteurs préfèrent le semer.
23Cependant, l’un des critères qui demeurent importants pour cultiver les maïs natifs est sa résistance à la sécheresse. Tous les paysans interviewés affirment qu’ils sont plus résistants au stress hydrique que les maïs hybrides. En dépit de l’existence de nombreux programmes gouvernementaux visant à introduire des maïs hybrides, seules les familles disposant de terres irriguées les cultivent.
24Ainsi pour choisir la variété de maïs, les Ñuu Savi prennent en compte les caractéristiques morphologiques de la plante et de l’épi, les conditions agroclimatiques de leurs parcelles, les dynamiques socioculturelles et finalement, le marché. L’interconnexion entre toutes ces possibilités donne une matrice très complexe qui reflète la grande diversité des savoirs mobilisés par les agriculteurs pour assurer une partie de l’alimentation familiale. Les combinaisons se compliquent davantage lorsqu’ils les associent à un type donné de produit alimentaire. Par exemple, le maïs bolita est bien meilleur pour fabriquer des tlayudas (grande tortilla typique d’Oaxaca) et le zapalote pour les totopos (tortilla grillée salée). Les Ñuu Savi mobilisent donc une grande variété de savoirs dans leur production agroalimentaire.
Régimes alimentaires : transformations générationnelles
25Or, selon le Conseil national d’évaluation de politiques de développement social (Coneval), la municipalité de Tilantongo doit faire face à une insuffisance alimentaire moyenne et celle de Huautla, à une insuffisance alimentaire élevée (figure 4). Coneval [2010] définit la pauvreté alimentaire comme étant « l’incapacité d’obtenir un panier alimentaire de base, même en utilisant tout le revenu disponible du foyer pour acheter les produits nécessaires ». Les institutions gouvernementales se basent sur les revenus pour déterminer le niveau de pauvreté alimentaire. Elles ne prennent pas en compte la production destinée à l’autoconsommation ni la variété de produits que les familles peuvent récolter. Cependant, malgré la culture de la milpa et la biodiversité, les familles souffrent d’insécurité alimentaire.
Figure 4 – Populations avec des insuffisances alimentaires
Figure 4 – Populations avec des insuffisances alimentaires
26D’après mon enquête, durant les années de bonnes récoltes, 30 à 60 % environ de l’alimentation des familles proviennent de leur environnement cultivé ou non (parcelles cultivées, jardins potagers, plantations de café, aires de pâturage). Le reste est complété par l’achat de produits sur les marchés locaux (figure 5). Les familles obtiennent de l’argent en vendant leur force de travail et des produits agricoles. Par ailleurs, les programmes sociaux gouvernementaux et les transferts d’argent des migrants, la vente de chapeaux confectionnés (à San Miguel Huautla), de bois (à Santiago) ou de palme (à Guadalupe Hidalgo) constituent aussi des sources de revenus non négligeables. Ces données contrastent avec le travail à Valles Centrales (État d’Oaxaca) où le maïs, les haricots et la courge apportent 75 % de la consommation [Aragón, 2003].
27Dans les mauvaises années, les systèmes agricoles et la récolte ne fournissent qu’un cinquième à un vingtième de leur alimentation. Les récoltes se perdent du fait de précipitations irrégulières ou insuffisantes à cause de la faible fertilité et de l’érosion des sols. La cueillette de plantes sauvages, de champignons et la collecte d’insectes dépendent du cycle pluvial et de la préservation de l’environnement, mais aussi de la disponibilité de la main-d’œuvre pour les effectuer (figure 5).
28D’après ces enquêtes, la moitié des familles plante en association avec le maïs deux à quatre cultures (généralement des haricots, des courges, des courges de siam et des fèves de lima) sur de petites superficies de 0,1 à 0,4 hectare. Très peu de familles (2 sur 19) ont planté jusqu’à six cultures combinées et plusieurs (7 sur 19) pratiquent la monoculture. Les familles ayant un meilleur accès à la terre alternent la milpa avec le blé. Le blé est devenu depuis la colonie une culture de base ; les familles le consomment sous forme de tortilla mélangée avec le maïs.
29Aujourd’hui, quelques familles récoltent encore entre 15 et 30 produits suivant un calendrier. Très peu de plantes résistent toute l’année. La consommation d’insectes très importante dans le régime alimentaire des Ñuu Savi a beaucoup diminué, en raison de la rareté de la main-d’œuvre pour leur collecte et de la réduction de leur habitat (sauf dans le cas de sauterelles). Ceci contraste avec les 31 espèces de fruits, les 17 espèces de légumes cultivées, le ramassage des 71 espèces de plantes et des 19 espèces d’insectes comestibles dans la municipalité de Santiago Nuyoo en 1985 [Casas et al., 1987].
30 Depuis 15 ans, la chasse a diminué du fait des restrictions imposées par la Loi écologique (LGEEPA), mais aussi en raison de la réduction de la faune sylvestre et de la main-d’œuvre disponible. Certains admettent avoir à l’occasion chassé des oiseaux, des lapins et des écureuils. Ceci contraste avec le cas d’Yosotato, où l’on chassait jusqu’à 20 espèces d’animaux [Casas et al., 1987]. Fait particulier, les animaux de basse-cour ont diminué drastiquement, deux à quatre poules ou dindes, et peu de famille ont un ou deux porcs, contre cinq et six poules, deux à quatre dindes et un à quatre porcs autrefois. Les coûts élevés de l’alimentation, les maladies épidémiologiques, les conflits provoqués par l’élevage sans enclos et le manque de main-d’œuvre, ont amené à cette réduction.
Figure 5 – Schéma du système agroalimentaire dans la Ñuu Savi d’Oaxaca
Figure 5 – Schéma du système agroalimentaire dans la Ñuu Savi d’Oaxaca
31 Ces stratégies ne comblent pas les besoins alimentaires : « On a perdu 3 ans de récoltes. Nous n’avons pas Oportunidades [8], mes enfants ne vont pas à l’école. J’avais l’aide pour les personnes âgées, mais comme je suis malade et que je ne vais pas aux réunions, je l’ai perdue. Le soir, on se contente seulement de l’atole, on n’a pas plus », déclare une vieille femme de San Miguel Huautla.
32Pour les mixtèques, un repas est un aliment chaud, liquide qui « remplit », mais toujours accompagné de tortillas. Les pâtes alimentaires sont de plus en plus présentes. Comme ingrédients, on utilise surtout : le maïs, le piment, la pâte, le haricot, le riz ou le quelite (herbe qui pousse dans la milpa). Les placards sont presque vides, on y trouve des oignons, des tomates, des piments, de l’huile, du sel, du sucre et du maïs. Quand les familles ont un niveau économique plus élevé, elles consomment beaucoup plus de produits industrialisés. Dans les communautés visitées, les réseaux sociaux d’échange sont importants pour se protéger contre la famine.
33À l’occasion de certaines festivités comme les mayordomías pendant la semaine sainte, les fêtes de Noël, les fêtes patronales, le jour de la Toussaint, la fin des classes (primaire, secondaire) et les veillées, la consommation d’aliments constitue le lien social. Les familles s’invitent mutuellement, elles partagent des aliments et des boissons. Une collectivité se forme autour des aliments.
34La baisse de la production agricole et de l’élevage ainsi que de la récolte provoque une grande vulnérabilité alimentaire. Loin de réduire ces risques, nous expliquons dans les paragraphes suivants comment les politiques agroalimentaires institutionnelles accentuent plutôt la dépendance des familles par rapport au marché.
Politiques agricoles et alimentaires : contradictions et tensions
35Les ministères de l’Agriculture (national et de l’État) privilégient les programmes basés sur la monoculture des maïs hybrides. La plupart des agronomes et les fils d’agriculteurs impliqués ne tiennent pas compte des connaissances locales des milpas dont les faibles rendements seraient à l’origine de la pauvreté dans le milieu rural :
« En plantant des maïs hybrides, les producteurs en auraient durant toute l’année. Avec les natifs, ils en ont seulement pour une durée de trois mois et doivent en acheter par la suite. Je rêve que les producteurs d’Oaxaca deviennent plus productifs, encore que pas comme à Sinaloa parce qu’il n’y a pas d’irrigation » (vice-ministre de l’Agriculture d’Oaxaca, décembre 2011).
37 Il existe huit programmes agricoles de Sagarpa pour Oaxaca : 1) le ProAgro appelé auparavant le Procampo ; 2) le Programme pour améliorer l’infrastructure ; 3) le Programme pour la production d’aliments ; 4) le Programme de développement commercial de l’agriculture familiale ; 5) le Projet stratégique de sécurité alimentaire (PESA) financé par la FAO et lancé en 2005 dans les municipalités accusant le plus faible indice de développement humain ; 6) le Programme pour les producteurs de maïs et de haricots (PIMAF) ; 7) le programme de développement productif sud-sud-est ; 8) le Programme de production de maïs sur pente (entrevues Dr José Luis Santiago, Ing. Eusebio Morga et Ing. Juan May, directeurs de programme à Sagarpa).
38 Le programme ProAgro est un palliatif, puisqu’il représente seulement un appui annuel de 55 dollars par hectare. Les autres programmes bénéficient de très peu d’appui financier et sont distribués à travers des organisations rurales, suivant des critères établis par les partis politiques. Dans les communautés visitées, la moitié des familles profite du ProAgro, et quelques-unes seulement bénéficient du PESA et du programme de « maïs sur pente ».
39 Le PESA a posé trois objectifs : créer un foyer sain doté de fourneaux, faciliter l’accès à l’eau avec la construction de réservoirs pour capter l’eau de pluie et encourager la production des fruits et des légumes. La faiblesse du financement permet rarement d’accomplir les trois étapes et ceux-ci sont aussi conditionnés par le fait que les agriculteurs doivent s’organiser en réseaux pour pouvoir en bénéficier. « On encourage des réseaux de producteurs compétents, la création d’agences de gestion et d’innovation, d’autres façons de penser » (Ing. Juan May, responsable du programme de développement rural, Sagarpa, 15 août 2011). Cependant même s’il s’agit d’un programme visant la production d’aliments, le financement est à la fois insuffisant et n’est pas ajusté au calendrier agricole.
40 Les autres programmes visent des moyens et de gros producteurs de maïs commercial d’Oaxaca. Pour les directeurs des programmes, il n’y a pas de futur prometteur pour les petits agriculteurs de maïs autochtones. Certes, ils constatent que la diversité de produits cultivés sur les parcelles a diminué, mais ils en négligent l’importance. De plus, ils en attribuent la responsabilité aux communautés. Ils incriminent leur niveau d’éducation et le monolinguisme qui empêcheraient de trouver des solutions. Finalement, le minifundio [9] entraverait la productivité, qui pourrait aider l’agriculture de subsistance à se transformer en entreprises commerciales. « Le problème c’est l’éducation. Ils acceptent moins bien le développement. S’ils ne changent pas leurs traditions, il sera difficile pour eux d’adopter l’innovation technologique. Il leur est difficile de développer les conditions pour devenir entrepreneurs. La superficie dont dispose le producteur n’est pas suffisante pour produire toute l’année » (Ing. Eusebio Morga, Sagarpa, 15 août 2011).
41 Les institutions gouvernementales considèrent que ni les pratiques ni les connaissances locales ne sont importantes pour construire des stratégies capables de favoriser la souveraineté alimentaire. La défense de la milpa et la préservation de l’agrodiversité se heurtent à des obstacles sociopolitiques, des barrières entre la science agronomique conventionnelle et les connaissances locales.
42 En ce qui concerne les politiques alimentaires, le directeur du DIF Oaxaca (Développement intégral de la famille) défend le programme Cantine Nutritionnelle. Selon lui, c’est le programme le plus important pour combattre la malnutrition et les mauvaises habitudes alimentaires. « On procure des aliments chauds à des enfants de 6 mois à 12 ans. Le petit-déjeuner avant qu’ils aillent à l’école » (Arch. Hernàn Laguna, août 2011).
43 Le directeur évoque plusieurs problèmes : l’absence de suivi pour éviter une gestion clientéliste des programmes ; la dépendance vis-à-vis de la volonté politique traduite dans le budget fédéral. Tout en admettant qu’il faille éviter les aliments industrialisés, il rend responsables les communautés pour leur manque d’organisation et la consommation de produits industrialisés.
« On dépend du bon vouloir des industries, c’est pour cela qu’on distribue leurs produits. Pour ce qui concerne la production, on manque de compétences. Il faut ouvrir les yeux de nos compatriotes et leur dire de ne pas seulement planter un radis, de rêver d’une entreprise de radis. En leur parlant de cette façon, ils ambitionneront de faire quelque chose dans la vie. Que voulons-nous faire de nos villages ? Moi, j’envoie des boîtes d’aliments tous les deux mois » (Arch. Hernán Laguna, août 2011).
45 Or ce programme pourrait être articulé à des politiques agricoles pour abandonner les programmes d’aide. On pourrait créer une synergie entre la production de la milpa et les cantines communautaires. On observe quelques tentatives au niveau du ministère de la Santé pour encourager cela, mais ce n’est ni la priorité ni une possibilité politico-économique de l’institution.
Conclusion
46Comment prendre en compte les connaissances et les pratiques des communautés Ñuu Savi concernant la culture de maïs autochtones dans les politiques agroalimentaires pour atteindre la sécurité alimentaire ? Un premier problème d’ordre théorique est de penser que les connaissances locales forment un ensemble homogène que l’on pourrait extraire de leur contexte socioculturel et des significations symboliques et « valorisantes » qu’elles ont pour les familles Ñuu Savi. Les connaissances locales ne sont pas seulement une « façon d’accumuler des données » pouvant être transférées directement aux bureaucraties et aux politiques [Nadasdy, 1999]. Les connaissances locales sont en constante évolution en fonction d’une matrice socioculturelle et économique, comme les critères de sélection des maïs autochtones.
47Le second problème est la légitimité culturelle des maïs pour les agriculteurs eux-mêmes. Si la majorité d’entre eux désire continuer à cultiver les maïs autochtones, une autre partie aimerait essayer les hybrides. Les discours hégémoniques des techniciens et des fonctionnaires des institutions gouvernementales qui assimilent la milpa à la pauvreté et à l’incapacité d’innover ou à incorporer la technologie, ce qui dévalorise les savoirs des Ñuu Savi. Et ceci rend leur statut épistémologique et éthico-juridique incertain. Les jeunes abandonnent la récolte d’insectes ou de « quelites » considérées comme des activités de « pauvres ».
48L’influence du marché et des migrations sont un troisième problème. Premièrement, les maïs blancs et bleus sont mieux intégrés dans les circuits commerciaux que les jaunes ou les rouges. Deuxièmement, depuis trente ans, la baisse du financement consacré aux milieux ruraux a fortement affaibli la résistance des populations. L’exode des familles Ñuu Savi a entraîné un manque de main-d’œuvre locale et par conséquent une diminution de l’agrodiversité.
49Or la politique agricole ne résulte pas d’une simple décision linéaire. Celle-ci forme un maillage qui évolue au cours de sa mise en place. Les décisions qui la sous-tendent sont nombreuses, se chevauchent et se contredisent. Certaines s’exécutent selon une dynamique qui va du bas vers le haut (bottom-up) lorsque l’on met l’accent sur le réseau des acteurs avec leurs multiples interfaces [Long, 2007]. Cependant, malgré le fait que les institutions gouvernementales encouragent la participation communautaire, celle-ci est contrôlée et manipulée par le « facilitateur » lui-même. Ainsi, il existe plusieurs facteurs de configuration de politiques agricoles concernant le maïs. Les politiques reflètent des discours, des pratiques institutionnelles et différentes façons de voir le monde. Certes, certaines connaissances sont présentées comme scientifiques et rationnelles du point de vue politique, alors d’autres sont délégitimées.
50La longue trajectoire des chercheurs sur les connaissances autochtones concernant l’alimentation et l’agriculture [Hernández-Xolocotzi, 1985 ; Mapes, 1987 ; Altieri, Hecht, 1990 ; Brush, Bellon, Schmidt, 1988 ; Bellon, 1991 ; Lazos, 2008 ; Toledo, Barrera, 2011] contraste en effet avec les idées des institutions sur le retard agricole dû au manque de technologies. Les descriptions faites de la baisse de la production agricole ne sont ni impartiales ni neutres. Au contraire, elles expriment des valeurs, des objectifs, des modèles. Elles mobilisent un langage de représentations qui se superposent de manière permanente à une structure de pouvoir et d’hégémonie. Ces discours atteignent toute la société mexicaine et rendent difficile la possibilité d’entamer des dialogues et des analyses pour comprendre la problématique agroalimentaire au Mexique. Cette vision techniciste a conduit à des politiques de développement qui visent la productivité en soi. Des technologies externes et coûteuses (agrochimiques, fertilisants, semences transgéniques) favorisent uniquement les compagnies transnationales et les preneurs de décisions, mais elles ont, en revanche, de graves conséquences socioenvironnementales.
51L’intégration de connaissances locales n’est pas un problème technique de distance incommensurable entre le traditionnel et le moderne. Elle cache en fait les structures de pouvoir et de contrôle [Nadasdy, 1999 ; Jankowski, 2014]. Lorsque les fonctionnaires expliquent la pauvreté des communautés par le monolinguisme, le faible niveau d’éducation et le manque de capacités à innover et à intégrer la technologie, ils imposent des valeurs. Ils définissent aussi une matrice culturelle qui évalue le progrès sur la base de la technologie et de la vision entrepreneuriale. Le concept de connaissances traditionnelles est devenu magique dans le milieu des associations civiles. Mais pour ce qui concerne le gouvernement, on pourrait l’effacer du dictionnaire du développement. Cependant, quand certains savoirs « choisis » [Nadasdy, 1999] et non intégrés dans la matrice de relations sociales présentent un certain intérêt particulier (ex., la résistance des maïs au stress hydrique), les institutions gouvernementales elles-mêmes contribuent au dépouillement des agriculteurs de leurs ressources génétiques par les entreprises céréalières.
52Foucault [1991] considérait les politiques publiques comme des « technologies politiques », c’est-à-dire, comme le résultat du lien entre le savoir, le pouvoir et la politique même, et aussi comme le résultat des relations de pouvoir entre les citoyens, les experts et les autorités politiques. Dans ce cas, pour qu’il puisse y avoir des politiques agroalimentaires guidées par les connaissances locales, il faut renforcer la voix des producteurs, des associations civiles, et des mouvements sociaux conjointement avec celle des institutions agroalimentaires gouvernementales. L’objectif en serait de développer des voies vers la souveraineté alimentaire de la région Ñuu Savi, et non pas d’augmenter le pouvoir des institutions gouvernementales ni de développer des réseaux scientifiques pour le monopole des connaissances traditionnelles.
53La compétition entre les acteurs est inégale, de la légitimité des connaissances, jusqu’à l’allocation de ressources financières. Certaines voix sont plus fortes que d’autres. Alors que le ministère de la Santé essaie de mettre en place des alternatives concernant les mauvaises habitudes alimentaires, le SNDIF (Système national pour le développement intégral de la famille) [10], démuni de budget, distribue des petits-déjeuners à base de produits agro-industriels financés par les mêmes industries alimentaires. Ainsi, tandis qu’une partie de l’académie mexicaine reconnaît les avantages de la conservation et de la gestion des maïs autochtones par les agriculteurs eux-mêmes pour leur alimentation, d’autres, notamment les institutions gouvernementales agricoles et les entreprises transnationales soulignent les avantages des semences OGM et hybrides et des produits industriels.
54Les politiques agroalimentaires cachent des structures inégales de pouvoir politique et économique. Les connaissances scientifiques et technologiques sont soumises aux intérêts politiques d’une élite. Alors, comment créer un processus de concertation pour ouvrir des espaces à des perspectives qui reprennent non seulement les connaissances et les pratiques des agriculteurs, mais aussi les valeurs, les croyances et la cosmovision qui les fondent ? Les négociations doivent discuter le contexte qui prend en compte les structures de pouvoir et les intérêts politiques et économiques qui les sous-tendent. Ces structures devraient également construire des légitimités socioculturelles entre les différents acteurs, depuis les agriculteurs Ñuu Savi eux-mêmes, jusqu’aux preneurs de décision en matière de politique agroalimentaire.
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Mots-clés éditeurs : connaissances locales, politiques agroalimentaires, maïs autochtones, Mixtèque Oaxaca, pouvoir, Ñuu Savi
Mise en ligne 18/05/2018
https://doi.org/10.3917/autr.081.0057Notes
-
[1]
Professeur, Instituto investigaciones sociales, UNAM, Mexique.
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[2]
J’entends par système agroalimentaire, le processus et le résultat historiques des interrelations entre les composantes physico-environnementales agricoles, les dynamiques socioculturelles, industrielles, économiques et politiques qui permettent principalement de fournir des produits agricoles et industriels alimentaires à la population [Hernandez-Xolocotzi, 1981 ; Lazos, 2013].
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[3]
Ñuu Savi est le nom d’origine de la région mixtèque, revendiqué actuellement par les populations de la région et qui signifie « Peuple de pluie ».
-
[4]
Ce terme définit un système agricole préhispanique à base de maïs, de cultures et d’espèces sauvages associées et d’animaux sauvages. Il associe principalement maïs-haricots-courges-piments-quelites auxquels peuvent être parfois ajoutés d’autres cultures secondaires [Pérez-Toro, 1942 ; Hernández-Xolocotzi, 1985].
-
[5]
Sedesol met en application des programmes sociaux pour les populations les plus vulnérables. En 2011 et 2012, Oportunidades (aujourd’hui Prospera) accordait des bourses d’études et Sesenta y más, des pensions aux personnes âgées. Ce sont des programmes de nature assistancielle en raison du faible montant accordé (soit 25 USD par mois), qui ne réduisent pas la pauvreté et ne renforcent pas la production.
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[6]
Cette étude s’inscrit dans le cadre du projet Bekonal (Building and exchanging knowledges on natural resources in Latin America, dirigé par Mina kleiche-dray, IRD) du consortium européen ENGOV (Environmental governance in Latin America and the Caribbean) (SSH-CT-2010-266710) (2011-2015).
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[7]
C’est grâce à l’appui du Centre de développement intégral paysan de la Mixtèque Nita Nuni (Cedicam) implanté dans la région depuis 1980 que j’ai pu travailler avec ces familles.
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[8]
Programme d’aide nationale reformulée en 2002 (un premier programme avait été créé en 1997 sous le nom de Progresa), qui consiste à fournir un soutien financier aux mères de famille pour couvrir une partie des besoins alimentaires et des frais de scolarisation des enfants.
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[9]
Tenure foncière basée en parcelles de petite surface.
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[10]
Le SNDIF a été créé en 1977 par décret présidentiel comme une institution d’assistance sociale, principalement pour les enfants démunis et la population handicapée.