Autrepart 2014/3 N° 71

Couverture de AUTR_071

Article de revue

Les économies occultes du « broutage » des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel

Pages 195 à 215

Notes

  • [1]
    Je remercie Marie Nathalie LeBlanc, Issiaka Mandé, les deux évaluateurs anonymes, ainsi que les participant-e-s à la 43e conférence de l’Association canadienne d’études africaines organisée à Ottawa en mai 2013, pour leurs commentaires constructifs sur des versions préliminaires de cet article.
  • [*]
    Doctorant, département de sociologie, université du Québec à Montréal.
  • [2]
    Les résultats d’une enquête statistique sur l’emploi en Côte d’Ivoire mettent en évidence une proportion de salariés au niveau national de 18,1 % et un taux d’emploi informel de l’ordre de 91,2 % en 2012 [AGEPE, 2013]. Pour une analyse fine des changements socio-économiques survenus à la suite de l’implantation des politiques néolibérales dans la métropole d’Abidjan au tournant des années 1980, voir les travaux de Marc Le Pape [1997].
  • [3]
    Plutôt que de recourir à une terminologie visant à criminaliser ce genre de pratiques, je suggère plutôt d’appréhender, avec Jean et John Comaroff [2000b, 2006], la ligne de partage entre le légal et l’illégal comme le produit de relations politiques : « […] Politics and crime, legitimate and illegitimate agency, endlessy redefine each other. The line between them is a frontier in the struggle to assert sovereignty or to disrupt it, to expand or contract the limits of the illicit, to sanction or outlaw violence » [2006, p. 11]. Voir aussi Apter [1999].
  • [4]
    Pour des raisons d’anonymat, aucune information permettant l’identification du quartier et des autres lieux d’observation n’est mentionnée.
  • [5]
    Voir les travaux inauguraux de Miller et Slater [2000] soulignant l’importance de considérer les relations entre le « hors ligne » et le « en ligne » comme deux domaines d’action sociale inextricablement liés.
  • [6]
    Au moment de nos enquêtes, l’accès à Internet était largement démocratisé dans la métropole, notamment via la présence de nombreux cybercafés où l’heure de connexion avoisinait les 20 cents d’euros, mais aussi de l’Internet sans-fil réceptionné par le biais des agences de télécommunication ou par des branchements informels dans de nombreux lieux de résidence. Ces deux dernières options étaient celles privilégiées par de nombreux jeunes brouteurs rencontrés, les cybercafés étant le plus souvent surinvestis par des adolescents pratiquant le broutage ou par des jeunes désargentés qui n’avaient pas acquis de matériel informatique.
  • [7]
    Tous les prénoms mentionnés dans ce texte sont fictifs.
  • [8]
    Ce terme provient de la langue Hausa, signifie to take ou to pick et fait référence aux individus pratiquant des fraudes par Internet au Ghana [Burrell, 2012].
  • [9]
    Renvoie au nom de l’article du code criminel nigérian qui criminalise ces pratiques.
  • [10]
    Au sens contemporain, l’emploi des termes féticheur et marabout ne semble faire l’objet d’aucune distinction. L’usage des termes est très polymorphe, malgré des ancrages dans certaines traditions religio-spirituelles. Si les marabouts sont historiquement liés aux sphères d’influence de l’Islam, les catégories de marabout et de féticheur sont très hétérogènes dans la période contemporaine et font référence aussi bien à des formes de guérison que de sorcellerie de la richesse.
  • [11]
    Dans ce cas, ces jeunes hommes utilisent les termes « marabout » et « féticheur » de manière interchangeable pour désigner le même individu.
  • [12]
    Cette notion a été mise en avant par Jean et John Comaroff [1999, 2000b] qui en donnent la définition suivante : « “Occult economy” may be taken, at its most general, to connote the deployment of magical means for material ends or, more expansively, the conjuring of wealth by resort to inherently mysterious techniques, techniques whose principles of operation are neither transparent nor explicable in conventional terms. These techniques, moreover, often involve the destruction of others and their capacity to create value » [1999, p. 297].
  • [13]
    À Abidjan, le terme de nouchi désigne à la fois la figure d’un bandit urbain et l’argot qu’il emploie [Newell, 2012].
  • [14]
    Ce terme signifie en argot ivoirien « escroquer et s’enfuir ».
  • [15]
    Dans le contexte abidjanais, la figure du vieux père désigne les supérieurs hiérarchiques dans les économies illicites du type de celle des nouchis [Newell, 2012].
  • [16]
    Revalorisé en 1994 suite à la dévaluation du Franc CFA, le salaire minimum interprofessionnel garanti stagne depuis les dix-neuf dernières années à 36 600 francs CFA (55 euros). À titre de comparaison, le montant d’un loyer mensuel le moins dispendieux dans les quartiers d’habitat précaires de la métropole – une cabane en bois de 8 mètres carrés environ – est de 10 000 francs CFA (15 euros) sans les frais afférents ou les six mois de caution requis ; le prix d’un repas acheté dans la rue parmi les moins chers tourne quant à lui autour de 300-500 francs CFA (50-77 cents d’euros) ; enfin, le montant mensuel minimal d’un petit studio d’une pièce dans un quartier résidentiel est de 30 000 francs (46 euros).

1Depuis la fin de la décennie 1990, un nombre grandissant d’études anthropologiques et historiques a cherché à rendre compte du rôle des jeunes dans les processus de transformation des sociétés postcoloniales africaines. Exposés depuis les années 1980 à des situations de sous-emploi endémique qui les écartent des modes d’insertion socio-économiques par l’entremise du système éducatif national et du salariat que privilégiaient nombre de leurs aîné-e-s, la plupart des jeunes peinent et certains échouent à atteindre les principaux marqueurs balisant l’accès à un statut social d’adulte [Comaroff, Comaroff, 2000a ; de Boeck, Honwana, 2005 ; Abbink, 2005 ; Hansen, 2005 ; Cole, 2011]. Tandis que la capacité ou l’incapacité matérielle à s’inscrire dans des rapports d’échange réciproques dans le champ des relations familiales, amoureuses et amicales pose les jalons d’un partage entre les jeunes qui accéderont à un statut social d’adulte et ceux qui seront considérés comme des cadets sociaux ou des parias urbains, plusieurs études signalent que, dans la période contemporaine, le statut social de jeune peut se perpétuer à l’infini et que tous ceux qui ont atteint biologiquement l’âge adulte ne seront pas socialement considérés comme tels. Au moment où la jeunesse tend à ne plus être, pour de nombreux jeunes, une étape se démarquant clairement dans le parcours de vie, le continuel report de l’accession au stade d’adulte, voire pour certains l’impossibilité d’atteindre ce statut, ont poussé des auteurs à parler de « génération perdue » [Cruise O’Brien, 1996] ou à peindre le portrait d’une jeunesse africaine apathique, facilement manipulable ou enrôlable, marquée du sceau de la déviance et susceptible d’incursions violentes dans l’espace public [Durham, 2000 ; Diouf, 2003]. En opposition aux travaux éludant l’hétérogénéité des expériences vécues par les individus appartenant à une même catégorie d’âge, un nombre significatif d’études anthropologiques et historiques africanistes se sont interrogées sur les modalités par lesquelles les jeunes s’inscrivent comme des agents sociaux actifs dans les processus de changement socio-générationnels [Comaroff, Comaroff, 2000a ; de Boeck, Honwana, 2005 ; Abbink, 2005 ; Christiansen et al., 2006 ; Whyte et al., 2008 ; Cole, 2010, 2011 ; Gomez-Perez, LeBlanc, 2012].

2Dans le champ ouvert par les travaux de Jennifer Cole [2010, 2011], ces études peuvent s’appréhender sous l’angle d’une tension entre deux points de vue sur le rôle des jeunes dans le changement générationnel. À travers le prisme de la crise et de la rupture avec le passé, plusieurs travaux laissent entendre que le rôle de certains segments de la jeunesse précarisée dans le changement social peut s’envisager sous l’angle d’une discontinuité radicale dans les processus de reproduction sociale [Cruise O’Brien, 1996 ; de Latour, 1999 ; Diouf, 2005 ; De Boeck, Honwana, 2005]. En contrepoint de ces perspectives, des études qui s’appuient sur les travaux de Karl Mannheim suggèrent quant à elles d’analyser les modalités de la participation des jeunes aux processus de changement générationnels à partir de combinaisons de formes sociales et culturelles, tant anciennes que nouvelles, qu’ils mobilisent pour actualiser leurs trajectoires de vie [Cole, Durham, 2008 ; Whyte et al., 2008 ; Cole 2010, 2011 ; Gomez-Perez, LeBlanc, 2012]. Dans cette optique, Mannheim soutient dans son essai Le Problème des générations que sous l’effet de l’apparition de nouveaux agents culturels « disparaissent […] des biens qui ne cessent de s’accumuler, mais ce renouvellement produit inconsciemment de nouvelles et nécessaires sélections, des révisions de ce qui existe et nous apprend à oublier ce qui n’est plus utilisable et à désirer ce qui n’est pas encore acquis » [1927, p. 72]. En ce sens, le changement générationnel est pour Mannheim le produit de l’émergence de nouveaux agents culturels qui, tout en étant constamment inscrits dans des rapports intergénérationnels, ont « une approche nouvelle des biens culturels accumulés » [1927, p. 71]. Envisagée comme un construit référentiel évoluant « en opposition, en parallèle ou de concert avec les autres générations » [Gomez-Perez, LeBlanc, 2012, p. 19], la jeunesse apparaît dans cette perspective intimement liée aux processus par lesquels les sociétés régénèrent les structures sociales permettant leur continuité à travers le temps [Cole, Durham, 2008, p. 14-15]. Davantage qu’un processus de rupture radicale avec le passé, ce processus de « régénération » des ressources culturelles qu’opèrent les jeunes [Ibid.], ou ce que Jennifer Cole [2011] regroupe sous l’expression de « dialectique culturelle du changement générationnel », implique tant des processus de réinvention, de création que de permanence de formes sociales et culturelles.

3Cet article s’inscrit dans la lignée de ces travaux pour analyser les processus d’affirmation socio-générationnelle de jeunes abidjanais adeptes du « broutage ». En Côte d’Ivoire, la notion de broutage provient du dioula et fait référence, au-delà de son sens littéral (« manger de la laine sur le dos de quelqu’un »), aux procédés d’accumulation dans des correspondances en ligne trompeuses et aux formes de sorcellerie qui leur sont associées. Combinant des tactiques de présentation de soi et un recours à la sorcellerie, le broutage s’est largement popularisé au cours de la dernière décennie comme un moyen privilégié par les jeunes citadins confrontés à une situation de sous-emploi endémique [2] pour contourner leur marginalisation socio-économique. En rendant accessibles à des jeunes hommes parmi les plus précarisés des ressources financières pouvant être substantielles, ces activités lucratives, mais illicites [3] ont largement redistribué au sein de la jeunesse abidjanaise masculine les opportunités de transiter vers un statut social d’adulte et de s’émanciper du statut de cadet social. Dans le cadre d’une étude de terrain ethnographique conduite en 2012 dans un quartier d’habitat précaire de la métropole d’Abidjan et dans les espaces sociaux dans lesquels s’engageaient quotidiennement ses jeunes résident-e-s, mes recherches se sont concentrées sur l’observation des membres de quatre groupes de jeunes hommes adeptes du broutage, que j’ai rencontré quotidiennement durant cinq mois. J’ai notamment été invité à les suivre dans leurs virées diurnes et nocturnes dans les bars de la métropole, mais aussi dans les cybercafés, dans leurs lieux d’habitation ou au domicile de leurs féticheurs, dans différents quartiers de la métropole et dans des localités avoisinant cet espace urbain, pour discuter de l’avancement, au jour le jour, des relations qu’ils entretenaient avec leurs correspondant-e-s étranger-ère-s [4]. Résidents du quartier dans lequel je demeurais, ces jeunes hommes étaient âgés de 15 à 30 ans, avaient tous poursuivi leur scolarité au minimum jusqu’en 4e-3e, et pour certains d’entre eux jusqu’en terminale ou en licence. Malgré les différences d’âge et de niveau de scolarité, ils s’étaient progressivement engagés dans les pratiques du broutage faute d’opportunités d’emploi qui leur paraissaient satisfaisantes, jusqu’à en faire – mis à part un jeune homme qui cumulait ces activités à un apprentissage – leur principale activité rémunératrice. Dans les groupes de jeunes hommes que je fréquentais et dans le contexte de ce quartier d’habitation, la mise à l’écart des jeunes femmes de ces schémas d’accumulation était systématique et il semblait que les connaissances sur ces procédés étaient largement contrôlées par des hommes jeunes.

4En retraçant le fil des formes de sociabilité en ligne et hors ligne [5] à partir desquelles les jeunes « brouteurs » rencontrés acquièrent, redistribuent et consomment les gains acquis dans des correspondances en ligne, cette contribution se veut une réflexion sur les modalités par lesquelles les jeunes adeptes du broutage s’affirment comme des agents actifs du changement socio-générationnel. Au-delà de la rhétorique de la crise et de la rupture avec le passé qui alimente plusieurs études sur les jeunes, le cas des jeunes brouteurs met en évidence les associations de pratiques et de discours nouveaux et anciens qu’ils mobilisent pour tracer leurs trajectoires vers un statut d’adulte socialement valorisé. Plus concrètement, l’analyse développée dans cette contribution fait ressortir que la pratique du broutage, popularisée dans un contexte récent de démocratisation de l’accès aux technologies digitales de communication, constitue une opportunité relativement inédite pour les jeunes abidjanais de bénéficier de mannes financières pouvant être substantielles hors des logiques gérontocratiques du contrôle des ressources économiques. Bien que tous les jeunes qui recourent aux pratiques d’accumulation du broutage ne rencontrent pas le même degré de succès en termes d’un niveau et d’une récursivité des gains qui les autoriseraient à acquérir une indépendance financière durable, ces activités ont largement redistribué les possibilités d’accéder à un statut social d’adulte parmi les jeunes précarisés. Les nouvelles possibilités d’affirmation socio-générationnelle dont bénéficient les jeunes adeptes du broutage ne les conduisent toutefois pas à rompre avec les représentations masculines de la réussite adoptées par leurs aînés. D’une part, l’imaginaire de la sorcellerie, en informant à la fois le processus d’acquisition et de redistribution des gains, se présente comme une puissante critique morale enjoignant les jeunes brouteurs à ne pas s’écarter de leur obligation de donner forme aux liens de solidarité et de réciprocité envers leur entourage social immédiat. D’autre part, les modalités de la redistribution et de la consommation des gains dans le champ de leurs relations amicales, amoureuses et familiales mettent en exergue des formes de réactivation ou d’infléchissement de techniques masculines plus anciennes leur permettant d’afficher un statut socialement valorisé. Afin de développer cette analyse, la suite de cet article suit la trame des dynamiques relationnelles qu’entretiennent de jeunes brouteurs avec leurs correspondant-e-s, leurs féticheurs et leur entourage social au cours des processus d’acquisition et de redistribution-consommation des gains.

Tactiques d’accumulation en ligne et cosmopolitisme à l’ère digitale

5Au moment où les technologies digitales de communication sont utilisées par un nombre toujours plus important d’usagers, peu de travaux se sont intéressés aux utilisateurs géographiquement distants des concepteurs et des marchés auxquels s’adressent ces outils de communication [Smith, 2007 ; Coleman, 2010 ; Burrell, 2012 ; Horst, Miller, 2012]. Dans la métropole d’Abidjan comme ailleurs, un changement significatif induit par l’accessibilité grandissante à Internet [6] est l’extension des possibilités d’engager et de maintenir des relations sociales à distance avec des correspondants étrangers. Alors que l’engagement cosmopolite, entendu comme « une orientation, une volonté de s’engager avec l’Autre », est principalement analysé sous l’angle de l’expérience des migrant-e-s, des élites transnationales ou des personnes en exil [Hannerz, 1996, p. 103 ; Bredeloup, 2007 ; Werbner, 2008], les correspondances par médiation digitale ouvrent sur une situation relativement inédite ; elles mettent en capacité d’interagir toute une génération d’individus avec des correspondant-e-s établie-e-s en tous lieux du globe, sans qu’ils aient à s’engager dans un processus de mobilité. Dans la métropole abidjanaise, ces possibilités d’interaction prolongées avec des correspondant-e-s étranger-ère-s se sont accompagnées d’une expansion notable du recours par les jeunes précarisés à des formes de duperie organisées à partir des sites de rencontre en ligne, des sites de réseaux sociaux et de dialogues en ligne.

6Le cadre de la plupart de ces ruses en ligne est marqué par l’absence d’interactions face à face avec les correspondant-e-s. À défaut d’une coprésence corporelle ordonnant ces interactions, des tactiques de présentation de soi inédites ont pu être élaborées au travers de faux profils altérant par exemple le genre, l’âge, la localisation, la profession, l’orientation sexuelle, le niveau d’éducation ou la couleur de peau de l’utilisateur, multipliant ainsi les formes de leurres possibles. Sous couvert d’un faux profil attrayant, une tactique d’accumulation parmi les plus populaires, le leurre aux sentiments, nécessite l’entretien d’une romance au long court avec un-e correspondant-e dans l’optique de développer des relations sentimentales d’un haut degré de confiance réciproque, avant de lui demander une assistance matérielle en prétextant toutes sortes de motifs. Engagé dans ce type d’activité, Abdel [7], un jeune homme de 20 ans qui cumule son travail d’apprenti mécanicien à une pratique du broutage les fins de semaine et en soirée, a monté par exemple de toutes pièces un profil de jeune femme grâce au matériel photo disponible sur Internet. Il expose dans ce qui suit son point de vue sur les rudiments de ces procédés :

7

« Y’a des blancs, quand ils viennent sur le net chercher leur âme sœur, quand ils voient une fille très belle, ils échangent vite leurs adresses MSN. En quelques heures de temps, ils veulent déjà qu’elle les rejoigne. Donc en quelques heures on peut vite les avoir. La femme se connecte à l’heure que le blanc veut. Mais c’est pas une femme, c’est un jeune homme. On se cause, je lui dis “je voudrais être dans tes bras, me lever dans tes bras tous les matins. J’aimerais être avec toi, être dans le vrai, être à tes côtés dans le meilleur comme dans le pire”. Alors il est dedans quoi ! Tu lui dis j’ai une petite somme, j’aimerais que tu me complètes avec 2 000-3 000 euros pour le vol. »
(Abidjan, juillet 2012)

8Dans les scénarios auxquels recourt Abdel, dès lors que son correspondant manifeste des sentiments amoureux pour son interlocutrice imaginée, il lui propose de venir le rejoindre. Feindre à cet effet un attachement amoureux et alimenter une romance au long court pour mettre en confiance son interlocuteur deviennent des éléments centraux pour solliciter par la suite son aide pour défrayer, par exemple, les frais d’achat d’une caméra web nécessaire à une discussion par visioconférence, pour l’achat de billets d’avion pour lui rendre visite, pour financer ses dépenses courantes ou pour l’aider à résoudre un problème familial. Dans les correspondances qu’entretiennent Abdel et d’autres jeunes abidjanais rencontrés se situe non seulement l’impératif de se souvenir des détails de plusieurs relations entretenues simultanément, mais aussi celui de réfléchir au jour le jour aux suites à donner à ces échanges enjôleurs. Après avoir pu se faire transférer près de 2 000 euros pour une webcam et deux billets d’avion au cours d’une romance avec un européen divorcé de 44 ans dans laquelle il avait feint d’être une femme accompagnée de sa fille en bas âge, Lasso, un jeune homme de 24 ans qui s’était reconverti dans le broutage deux ans auparavant, a interrompu la relation, car il ne savait plus quelle suite lui donner. Après quelques mois et sur les conseils de ses camarades du quartier avec lesquels il partageait quotidiennement les nouvelles sur l’évolution de ses affaires avec ses correpondant-e-s, il a trouvé un nouveau subterfuge pour pouvoir reprendre la relation.

9

« Après l’escroquerie (mon correspondant) est revenu. Entre temps (six mois) j’ai dit que j’ai voyagé et que j’ai pensé à lui. Cette semaine je me suis connecté avec ce nouveau système. J’ai dit que mon ex-mari voulait enlever ma fille. Faut travailler la tête et t’as pas le droit à l’erreur. Si ton scénario est mauvais, on va te dire que t’es une fille voleuse. Puis si t’es pris, tu le supprimes [de ta liste de contacts]. »
(Abidjan, octobre 2012)

10Ces utilisations trompeuses des médias sociaux sont relativement similaires à ce que Jenna Burrell présente dans son ethnographie des usages de l’Internet de jeunes sakawa[8] dans les cybercafés au Ghana, « the come-and-marry-scam » [Burrell, 2012]. Dans ces cas, comme dans dans celui des jeunes brouteurs rencontrés, un des défis à atteindre est celui d’une intelligibilité mutuelle afin d’éviter toute perte de contact suite à une méprise sur les codes sociaux et moraux de ses correspondant-e-s. Jenna Burrell suggère à cet effet que tout l’enjeu des relations qu’entretiennent les jeunes sakawa avec leurs correspondant-e-s étranger-ère-s se situe notamment dans leur capacité à percevoir la distance sociale entre leur conception des relations de genre telles que, notamment, les formes d’entraide et de réciprocité qui balisent les relations amoureuses hétérosexuelles, et celles de leurs correspondant-e-s. Il faut cependant noter que dans le cas des jeunes brouteurs rencontrés, ces négociations s’inscrivent dans des interactions réitérées quotidiennement durant de longues heures, prolongées sur plusieurs mois ou semaines, qui leur offrent l’occasion d’approfondir jour après jour leurs connaissances sur la vie quotidienne de leurs correspondant-e-s. L’apprentissage des codes sociaux et moraux des populations européennes et américaines se fait essentiellement par ce biais et beaucoup moins au travers des médias plus classiques que sont la télévision, la presse ou la radio. Au fil de l’expérience acquise au travers d’interactions répétées sur de longues périodes de temps sur les services de messagerie instantanée avec des correspondant-e-s étranger-ère-s, ils peuvent ainsi jouer avec la distance sociale et jongler avec une multiplicité de rôles.

11Dans les groupes de jeunes brouteurs que j’ai fréquentés, les profils pouvaient notamment s’imaginer à partir des situations que peuvent rencontrer des personnes expatriées, tels qu’un riche entrepreneur européen en voyage d’affaires en Côte d’Ivoire ou une jeune stagiaire effectuant un séjour en Côte d’Ivoire. Les péripéties que vivent les personnages affabulés, tels qu’un problème de santé, une perte des moyens de paiement bancaires ou une arrestation à la douane pour transport de marchandises illicites, sont autant d’occasions pour solliciter l’aide financière d’un ou d’une correspondant-e. Les profils peuvent aussi provenir de l’imagination d’une jeune femme séduisante d’une trentaine d’années répondant à l’annonce, sur un site de rencontre en ligne, d’un européen à la recherche d’une femme africaine. Dans les extraits de discussions qui suivent, Ibrahim, un jeune « brouteur » de 25 ans ayant dans le passé exercé différentes activités faiblement lucratives dans le commerce de rue, donne un exemple de quelques relations dans lesquelles il s’était engagé la dernière année à jouer le rôle d’une jeune ivoirienne à la recherche d’un amant européen avec lequel se marier :

12

« J’ai commencé à traquer les blancs dès le moment où un ami m’a montré un site de rencontre sur Internet. J’ai eu contact avec Jean. Il m’a donné l’argent pour un voyage, 650 000 francs [1 000 euros pour un vol en avion]. […] Dans une autre relation, j’ai pris de l’argent pour la dot (alléguant) les coutumes africaines. Lui-même sait que c’est pas cher, que c’est pour payer mouton, faire sacrifice. Tu lui dis que tu dois faire sacrifice avant de le croiser en France. C’est comme ça que j’ai pu faire 300 euros. […] Y’a aussi Jacques. Lui voulait un enfant noir et moi j’étais la fille qui recherchait un copain. Il voulait un petit noir et ne voulait pas le faire lui-même. Il assurait tout, envoyait argent de semaine, 350 euros par semaine plus 1 000 euros pendant deux mois. Après j’ai été obligé de le supprimer (de MSN), je savais plus quel mouvement [procédé d’accumulation] faire sur lui. »
(Abidjan, août-novembre 2012)

13Multiplier les opportunités de gains selon des procédés qui, en se popularisant, diffusent aussi largement l’expérience de ceux qui en sont les victimes auprès d’usagers non avertis a nécessité de redoubler d’ingéniosité dans l’élaboration de nouvelles tactiques d’accumulation. Comme le souligne Burrell [2012, p. 73] dans un commentaire sur les changements survenus dans les formes prises par les leurres aux sentiments au cours de la décennie 2000 au Ghana, ces pratiques se renouvellent rapidement en opérant en quelque sorte une segmentation du marché de la ruse sur les sites de rencontre en ligne, qui visent à cibler des catégories d’usagers jusque-là négligés, au travers notamment des sites réservés aux aîné-e-s, aux gays et lesbiennes, aux individus en surcharge pondérale, ou à des personnes présentées comme étant d’une confession ou d’une ethnie particulières. Une autre tactique des jeunes brouteurs peut aussi consister à jouer sur différentes combinaisons de technologies de communication. Une correspondance peut par exemple être initiée sur les sites de tchat (dialogues en ligne) ; se poursuivre sur les services de messagerie instantanée comme MSN ou Skype ou sur les sites de réseaux sociaux comme Facebook sur la base d’un profil constitué de toutes pièces à partir d’un portfolio photo trouvé sur Internet et enfin, faire appel de temps à autre à la téléphonie mobile, si le jeune homme a l’habileté requise pour faire concorder son accent avec celui de son personnage. L’usage de photos et de vidéos d’une même femme trouvée sur Internet la dévoilant dans des postures suggestives peut aussi être par exemple employé pour répondre à la demande d’un interlocuteur de voir la correspondante qu’il se figure dénudée. L’enregistrement par l’entremise du logiciel Camstudio de la webcam d’un correspondant trop imprudent pour se laisser voir dans des postures toutes aussi suggestives peut être l’occasion d’entrer dans un long processus de chantage, dans lequel le jeune brouteur pourra demander quelques contreparties monétaires pour que la vidéo ne soit pas diffusée sur YouTube ou sur Facebook et signifiée à tous les membres de son réseau social en ligne. À l’anonymat visuel des rencontres en ligne et aux présentations de soi feintes et déformées qu’elles autorisent, s’ajoutent enfin les potentialités offertes par Internet pour l’élaboration et la diffusion de documents falsifiés. Preuves tangibles pour étayer des scripts modulés au jour le jour, la présentation de documents contrefaits apparaît souvent comme la pierre angulaire pour atteindre un haut degré de confiance avec un-e correspondant-e. Avec les outils informatiques de retouche d’image, la production facilitée de faux documents numérisés comme les passeports, les billets d’avion, les certificats de scolarité, les lettres d’organismes gouvernementaux ou les lettres de banque renforcent la crédulité de leur correspondant-e et viennent à l’appui des leurres déployés.

14À la différence des leurres aux sentiments dans lesquels se sont engagés la plupart des jeunes abidjanais rencontrés, les fraudes par avance de fonds, qui constituent une variante plus ancienne de formes de correspondances lucratives et fallacieuses, ne nécessitaient pas jusqu’à une période récente, de recourir au web interactif (web 2.0). Au Nigéria, depuis les années 1970, une forme de fraude par avance de fonds communément étiquetée 419 [9], consiste notamment à solliciter un-e correspondant-e par voie postale, par fax, par téléphone, et plus récemment par courriel, en lui demandant de rendre son compte bancaire disponible pour le transfert d’une importante somme d’argent acquise selon des procédés occultes, secrets ou frauduleux [Apter, 1999 ; Smith, 2007]. L’objectif affiché est de conduire son interlocuteur à avancer des fonds en lui faisant miroiter qu’il percevra une importante commission. Ces procédés d’accumulation sont bien antérieurs à l’apparition des technologies digitales de communication et leur émergence peut être retracée jusqu’au xvie siècle, au travers de fraudes impliquant notamment de riches marchands européens [Glickman, 2005]. La logique sous-jacente aux fraudes par avance de fonds n’a cependant pas changé : un charlatan illusionne une personne en lui faisant espérer une récompense substantielle si elle accepte, pour toutes sortes de motifs, d’avancer une somme d’argent. L’accessibilité grandissante d’Internet au cours de la dernière décennie dans les centres urbains ouestafricains a cependant ouvert la voie à une popularisation plus large de ce type de fraude, notamment dans le cas des pratiques 419 par la diffusion massive de courriels au Nigéria [Smith, 2007], mais a également conduit à l’émergence de procédés d’accumulation trompeurs reliés à de nouveaux modes d’utilisation des technologies communicationnelles d’Internet, comme le mettent en évidence les cas des sakawas au Ghana [Burell, 2012] et des brouteurs en Côte d’Ivoire.

Broutage et monde occulte

15La pratique du broutage s’agence non seulement au travers du recours apparent à une production de faux documents et à des tactiques de présentation de soi en ligne, mais doit aussi se replacer au travers des dynamiques du monde occulte, qui informent les processus d’acquisition et l’usage des gains engrangés par les jeunes brouteurs. L’imbrication de l’occulte dans les pratiques du broutage peut s’appréhender dans les termes posés par l’étude de Filip de Boeck et Marie-Françoise Plissart [2005, p. 57] sous l’angle de l’interpénétration d’une « multiplicité simultanée » entre un premier monde de la réalité quotidienne et son double, un « second monde ». Non pas « […] perçu comme une réalité semblable, mais parallèle, mais, au contraire, comme la réalité qui est venue envahir et habiter sa rivale » [Op. cit., 58], le deuxième monde pose de manière analogue son empreinte sur la quotidienneté des jeunes brouteurs rencontrés. Assis avec ses amis à côté de son unité centrale éteinte en raison de l’instabilité du courant électrique, Karim, un jeune brouteur de 23 ans m’exposait un soir son point de vue sur le rôle de la sorcellerie dans les tactiques d’accumulation en ligne :

16

« Maintenant pour les mouvements, faut rentrer dans le fétiche parce que c’est devenu plus difficile. Si tu veux l’argent et que tu vois que ton blanc est hésitant, tu pars voir le féticheur, tu pars pour aller l’attacher (le contraindre à répondre à tes injonctions), comme ça il ne réfléchit plus, il fait ce que tu veux. Tu prends le nom de ton client, son prénom, ou sa photo, ça dépend, et tu vas voir le marabout [10]. Alors il gbasse le blanc (emploi des fétiches contre lui). Affaire de médicamenteux, on envoie ça quand le blanc est trop intelligent, trop têtu. Ou y’a des fois où des blancs disent qu’on est escroc, c’est là que t’essayes de l’attacher. »
(Abidjan, août 2012)

17Attacher son correspondant, à savoir recourir à l’occulte pour lui faire perdre toute réflexivité et le disposer à répondre favorablement aux sollicitations, me confiait aussi Ahmed, un jeune brouteur de 24 ans,

18

« […] ça se fait de plus en plus, parce qu’avant tu traquais [tu ciblais des correspondant-e-s], l’argent rentrait. Les blancs, ils ont tout vu dedans, ils ont vu tout. T’es obligé de faire un médicament. »
(Abidjan, septembre 2012)

19Après avoir rencontré Jules sur Internet, un homme européen de 42 ans qui cherchait une femme africaine avec qui faire sa vie, Ahmed reçu tout d’abord 150 euros pour acheter une webcam et répondre à la demande d’un correspondant de discuter, en face à face, via le logiciel Skype. Malgré l’utilisation d’une vidéo de jeune femme trouvée sur Internet, son correspondant était, me disait-il, hésitant à faire venir la partenaire qu’il se figurait à ses côtés. Suite à une discussion avec ses camarades Abas et Bouakari, deux jeunes hommes sans emploi de 19 et 27 ans respectivement, ils entreprirent alors de le « mettre dans un médicament » pour lui faire perdre toute capacité réflexive et pour qu’il leur envoie une somme d’argent pour financer l’achat d’un prétendu billet d’avion et de vaccins, prétextant que ceux-ci n’étaient pas à jour. Acceptant leur proposition de les accompagner au domicile de leur marabout [11], nous nous sommes retrouvés dans un lieu escarpé, dans un village à quelques dizaines de kilomètres d’Abidjan. Le féticheur, un homme âgé d’une cinquantaine d’années qui résidait dans une propriété isolée en bordure de la lagune Ébrié les invita à une première consultation, préalable obligatoire à une deuxième visite au cours de laquelle il délivrerait le médicament approprié. Suite à ses incantations, il avait décelé un problème avec Ahmed, son manque de discrétion dans la gestion de ses relations avec ses correspondant-e-s. Encore étonnés par la pertinence de son commentaire à l’égard d’un des jeunes hommes du groupe qui ne brillait pas par sa retenue et alimentait quotidiennement dans le quartier les conversations sur l’évolution de ses affaires avec ses correspondant-e-s étranger-ère-s, mes camarades ont reçu les instructions du féticheur : préparer le médicament nécessitera qu’ils rapportent lors d’une prochaine visite un coq, une poule, deux nids d’oiseau-gendarme, une bobine de fil blanc, une bobine de fil rouge et 21 750 francs CFA (33 euros). Deux semaines plus tard, de retour au village, le féticheur leur a remis une bague en métal. La consigne a été donnée : pour mettre leur correspondant dans le médicament, cette bague devra être tapée plusieurs fois sur l’écran de l’ordinateur lorsqu’il sera en ligne. Il ira alors dormir et réfléchir. Le médicament commencera à « rentrer tout doucement dans son corps » et « après cinq jours, il commencera à envoyer l’argent, s’il est en confiance seulement ». Mais ce type de procédé, qui avait déjà été éprouvé avec succès par ce groupe de jeunes hommes ne fonctionnera pas cette fois et le correspondant rompra la conversation.

20Le recours à l’occulte fait partie intégrante du phénomène du broutage pour la plupart des jeunes que j’ai fréquentés. Se parer durant quelques jours, voire plusieurs semaines, de multiples « gris-gris » comme une bague, une ceinture, un bracelet, un collier peut également faire partie des préconisations faites par les féticheurs consultés par les jeunes brouteurs.

Figure 1

Fétiche apposé par un brouteur sur un écran d’ordinateur lors d’une conversation avec un correspondant

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Fétiche apposé par un brouteur sur un écran d’ordinateur lors d’une conversation avec un correspondant

Source : courtoisie de Demko O.

21Ces formes de sorcellerie associées aux usages trompeurs des technologies digitales de communication peuvent se replacer dans la lignée des études ayant mis en évidence au cours des années 1990 ce que Peter Geschiere [1995] a nommé « la modernité de la sorcellerie ». En opposition aux études qui suggéraient que la prégnance de l’imaginaire sorcellaire dans différents contextes sociaux s’associe à un retrait vers des représentations et des pratiques figées, rurales et traditionalistes, ces travaux ont attiré l’attention sur la plasticité des discours sur la sorcellerie et leur capacité à se réinventer et à s’adapter aux transformations des sociétés africaines postcoloniales [Geschiere, 1995 ; Comaroff, Comaroff, 1999 ; Moore, Sanders, 2001]. Si les recours à des usages trompeurs des technologies digitales de communication constituent « une nouvelle situation réclamant une nouvelle magie » [Comaroff, Comaroff, 1999, p. 283], que les rumeurs et les procédés autour des pratiques de la sorcellerie se réinventent suite à l’avènement du broutage, l’imaginaire sorcellaire reste une puissante critique sociale et morale qui informe sur les modalités de l’acquisition et de la socialisation de ces nouvelles ressources économiques. Considérées comme des économies morales au sein desquelles toute forme de profit n’est accumulée qu’aux dépens d’un autre [Austen, 1993 ; Newell 2007], les « économies occultes » [12] associées à des formes de broutage restent marquées, comme dans d’autres contextes sociaux, par une tension entre un versant accumulateur et un versant égalisateur [Geschiere, 1995 ; Comaroff, Comaroff, 1999, 2000 b ; Smith, 2007 ; Newell, 2007].

22Dans les relations entre les brouteurs et les féticheurs, cette ambivalence se donne à voir dans les contreparties et les revers afférents à la production des fétiches venant renforcer l’efficacité des procédés d’accumulation en ligne. Alimentés par des rumeurs incessantes sur les dérives personnelles de certains brouteurs en proie aux revers des forces occultes ou sur les prouesses retentissantes d’autres jeunes hommes au sommet de leur gloire, les ressorts des formes de sorcellerie associées au broutage, les bons coups et les risques associés à ces pratiques animent ardemment les conversations quotidiennes des jeunes adeptes de ces économies occultes. Untel mordrait sa bague et aussitôt l’argent « gonfle[rait] dans sa poche ». Un autre taperait sur sa poche, sortirait son bédou [portefeuille], taperait dessus et 10 000 francs CFA (15 euros) en sortiraient. Dans le même temps, les conversations quotidiennes des jeunes brouteurs sont traversées d’incessantes rumeurs sur les revers de ces engagements avec des forces occultes : un jeune homme aurait ainsi rasé les poils du pubis de sa mère et serait mort renversé par une voiture, sur la route de son féticheur ; un autre serait devenu fou à cause d’un fétiche qui aurait mal tourné ; beaucoup d’autres encore auraient vendu leur sommeil, seraient astreints à faire la fête toute la nuit et à dormir le jour, sans quoi ils y laisseraient leur vie. Comme le précisent Abas et Bouakari, contraindre son correspondant à répondre favorablement à ses injonctions n’est pas sans contrepartie :

23

« Nous, on a vu plein de brouteurs qui la nuit, ils dorment pas. S’ils dorment la nuit, ils meurent. On en connaît un qui a vendu son sommeil. Que ses amis aient l’argent, ça lui chauffait le cœur (ça l’énervait). Avant on se foutait de lui parce qu’il n’a pas les moyens. Maintenant il a sa voiture, il a les belles nanas. Mais son défaut, il peut pas dormir la nuit. »
(Abidjan, septembre 2012)

24Les corollaires de ces procédés d’accumulation occultes dépendent des objectifs variables en termes de niveau de gain et de la rapidité du processus d’accumulation que s’assigne celui qui va consulter, mais aussi de la nature des contreparties demandées par les féticheurs pour réaliser le médicament approprié :

25

« Chaque féticheur a sa manière de travailler, m’a expliqué Abas, [mais] tout passe par le sacrifice humain ou animal. Ça va toujours agir sur toi si tu fais un sacrifice humain. Les génies donnent de l’argent, a aussitôt complété Ahmed, mais ils prennent une partie de ta vie, tu vas mourir dans un accident grave. Avoir l’argent c’est ça qui te pousse à faire des trucs bizarres comme vendre ton âme, ta main, ton sommeil, ou ta fertilité »
(Abidjan, septembre 2012)

Figure 2

Hebdomadaire Gbich ! no 673, 27 septembre-3 octobre 2012

Figure 2

Hebdomadaire Gbich ! no 673, 27 septembre-3 octobre 2012

26Dans de tels cas, il est convenu que les jeunes adeptes du broutage suivent à la lettre les préconisations de leur féticheur, qu’ils retournent voir pour lui donner une somme d’argent substantielle dès lors que l’opportunité d’un gain s’est concrétisée, et consentent à tolérer ou à faire subir à d’autres individus les revers résultant de la production d’un médicament. Dans ces formes d’économies occultes, les contreparties demandées par les féticheurs pour la production d’un médicament [la consommation occulte par la figure du sorcier d’une énergie vitale humaine ou animale] illustrent le processus égalisateur entamé par la production d’un médicament pour les besoins des procédés d’accumulation en ligne. L’ambivalence entre les versants accumulateurs et égalisateurs de ces formes de sorcellerie de la richesse ne s’exprime toutefois pas seulement dans les relations entre les brouteurs et leurs féticheurs, mais doit être replacée dans une lecture des modalités par lesquelles ces richesses nouvellement acquises circulent et se dispersent plus largement dans les réseaux sociaux de ces jeunes hommes. Dans les relations sociales amoureuses, amicales et familiales des jeunes brouteurs dans le « premier monde », cette ambivalence se transpose sous l’angle d’une tension entre leurs aspirations personnelles et leurs obligations sociales.

Redistribuer et consommer ses gains : le caractère socialement productif de la prodigalité

27Dans un environnement urbain où la rétention abusive de richesses fait courir le risque de condamnations morales, voire d’attaques en sorcellerie envers ceux qui seraient tentés de s’individualiser et de s’écarter de leur obligation de dispenser une partie substantielle des ressources accumulées à leur environnement social immédiat [Marie, 1997 ; Newell, 2007], les représentations masculines de la réussite des jeunes brouteurs rencontrés s’inscrivent en relative continuité avec celles qui prédominaient dans un récent passé. Pour ces jeunes hommes, l’accession à un statut d’adulte socialement valorisé reste, tout comme pour leurs aînés, tributaire de la disposition de ressources matérielles les autorisant à s’engager durablement dans des relations d’échange réciproques dans leurs relations amoureuses, amicales et familiales [Marie, 1997 ; Le Pape, 1997 ; Newell, 2012]. Tandis que la richesse matérielle et la richesse en personnes semblent interchangeables, « l’appropriation et la consommation [plutôt que la production ou l’accumulation] » déraisonnables permettent aux jeunes abidjanais rencontrés d’accéder à un statut d’adulte socialement valorisé, d’être visible dans l’espace urbain, d’être vu et écouté de tous [de Boeck, Plissart, 2005 : 242-247]. Les ressources accumulées empruntent ainsi la voie de la prodigalité, en étant rapidement consommées et redistribuées sous la forme d’un investissement social qui répond à l’obligation morale de partager ses gains. Loin d’être associées à une forme de gaspillage, ces redistributions-consommations rapides des gains sont une forme de consommation socialement productive qui génère poids social et prestige [de Boeck, Plissart, 2005 ; Newell, 2012].

28Dans le champ des relations amoureuses (hors ligne) des jeunes brouteurs, ces nouvelles ressources économiques sont par exemple pour partie redistribuées pour construire une masculinité ancrée dans la longue durée, la figure du pourvoyeur de ressources [Vidal, 1977 ; Le Pape, 1997 ; Marie, 1997]. Ces pratiques s’inscrivent dans un contexte urbain où le soutien matériel des (jeunes) femmes par les (jeunes) hommes dans les relations intimes maritales, extra-maritales et non maritales est une pratique normative [Vidal, 1977 ; Le Pape, 1997 ; Marie, 1997 ; Newell, 2012], une partie intégrante des rapports de réciprocité qui balisent les formes de l’intimité amoureuse et érotique. Au moment où nombre de jeunes abidjanais désargentés sont, pour ces raisons, exclus de l’engagement dans une relation amoureuse durable ou des possibilités de se marier, les jeunes brouteurs rencontrés réactivent cette construction de la masculinité dite « en crise » suite à la dépression économique qui prévaut depuis les années 1980. Les gains substantiels acquis par ces jeunes hommes les mettent en capacité de cumuler les romances dans un cadre non marital ou extra-marital et ainsi, de bénéficier de l’un des marqueurs permettant l’acquisition d’un statut socialement valorisé.

29Dans les relations de camaraderie entre jeunes adeptes du broutage, les modalités de la circulation des gains ne rompent pas non plus avec des formes de redistribution-consommation plus anciennes des ressources matérielles qui permettaient à leurs aînés de faire la démonstration de leur réussite sociale et financière. Une illustration évocatrice peut en être donnée à partir de l’ethnographie menée par Sasha Newell [2012] au début de la décennie 2000 sur les économies illicites investies par les nouchi[13], une figure urbaine déjà présente dans la métropole abidjanaise avant que le broutage ne se soit popularisé. Dans ces groupes de camaraderie, la démonstration du succès personnel et le maintien de sa position hiérarchique dans son réseau social passaient par la redistribution généreuse des gains, au travers de la prise en charge des dépenses lors de soirées festives. Dans le cas des jeunes adeptes du broutage, ces formes de solidarité de groupe et de redistribution entre pairs des gains accumulés lors de virées dans les bars abidjanais sont tout aussi prégnantes, mais peuvent aussi se coupler à d’autres modes de surenchère autorisant à faire la démonstration de sa richesse sociale et financière. Ces pratiques se sont largement popularisées au cours de la décennie 2000 à la suite de l’apparition du style musical du « coupé-décalé » [14] en Côte d’Ivoire [Kohlhagen, 2005]. Mettant à l’honneur les dépenses ostentatoires d’un groupe de jeunes et de son chef de file, Douk Saga, dans les bars parisiens puis dans les bars abidjanais, le coupé-décalé s’est imposé rapidement auprès de nombreux jeunes abidjanais comme un style de vie à part entière, au cœur duquel se situe notamment le « travaillement », l’achat des louanges des DJ-chanteurs et des membres de l’audience à coups d’espèces trébuchantes [Op. cit.]. Ces formes de « griotisme version boîtes de nuit » dans lesquels nombres de jeunes brouteurs s’engagent ou aspirent à s’engager, ne sont pas des pratiques nouvelles, mais réarticulent, comme le suggère Dominik Kohlhagen [Op. cit., p. 97], des pratiques masculines visant à exposer la réussite sociale et financière qui étaient présentes bien avant l’avènement du coupé-décalé.

30De toute évidence, l’engagement durable dans ces dernières formes de consommation n’est envisageable qu’à supposer que les gains accumulés sont substantiels et récurrents ou que le jeune homme n’a pas, pour l’instant, à prendre en charge des parents encore actifs et à même de financer les dépenses courantes de leur foyer. Dans le contexte du quartier précaire dans lequel ces observations ont été menées, où les revenus des familles reposent fréquemment sur le travail des jeunes, notamment dans les cas d’inactivité, de décès du père, de la mère ou de maladie d’un membre du foyer familial, les responsabilités familiales des jeunes hommes orientent sensiblement l’usage de leurs gains. Ainsi, certains jeunes brouteurs qui endossent un rôle de chef de famille tout en résidant au domicile de leurs parents, ne fréquentent pas ou rarement les « maquis » et les soirées branchées abidjanaises. La majeure partie de leurs gains est redistribuée au sein de leur famille pour, par exemple, payer les dépenses courantes du foyer ou pour financer le démarrage ou l’expansion d’un petit commerce de rue pour un membre de la famille sans activité. D’autres jeunes ayant migré à Abidjan, préoccupés par les conditions de vie précaires de leurs parents et de leurs frères et sœurs cultivateurs, redistribuent quant à eux la majeure partie de leurs gains à leurs parents au village. Dans ces cas, l’acquisition de mannes monétaires par le biais du broutage leur donne en premier lieu l’occasion de se maintenir à l’écart de répercussions violentes dans l’occulte en répondant à leurs obligations relatives aux principes de solidarité intergénérationnelle ordonnant aux jeunes de soutenir matériellement leurs aînés vieillissant en vertu d’un cycle continu et réciproque de dette [Geschiere, 1995 ; Marie, 1997 ; Whyte et al., 2008]. Elle leur donne en second lieu, la possibilité de bénéficier, quel que soit leur âge, d’un certain pouvoir social dans leur milieu familial, pouvoir qui se matérialise notamment pour les jeunes par le fait d’être écoutés, de ne pas devoir attendre qu’un aîné pose une question pour parler et de pouvoir bénéficier d’un statut social supérieur à celui de membres plus âgés désargentés de leur parenté. En tension avec les ambitions personnelles de jeunes hommes désireux d’afficher leur réussite dans le cadre de leurs relations amoureuses ou avec leurs pairs, le poids des responsabilités familiales limite ce genre d’aspirations. La cellule familiale semble bien en ce sens rester le lieu privilégié de production de « la plus puissante critique sociale de la prodigalité sans contrôle et d’autres formes d’excès dans la réalisation de l’être urbain » [de Boeck, Plissart, 2005 : 248].

Relations intergénérationnelles et mobilités sociales masculines dans la métropole abidjanaise

31En dépit de ces continuités historiques dans les représentations masculines de la réussite, un changement significatif dans les dynamiques intergénérationnelles s’est opéré avec la popularisation des économies du broutage. En permettant à de nombreux jeunes d’accéder individuellement à des sources de revenu pouvant être considérables, le broutage permet à ses jeunes adeptes de rompre avec les logiques gérontocratiques du contrôle des ressources économiques par les employeurs, les formateurs ou les « vieux pères » [15]. Dans leurs travaux sur les économies illicites des nouchis qui prédominaient dans la métropole d’Abidjan au cours de la décennie 1990 et au début des années 2000, Sasha Newell [2012] et Éliane de Latour [1999, 2001] exposent par exemple les dynamiques statutaires entre membres dans des groupes organisés autour d’activités comme le braquage, le vol, ou la revente d’objets volés. L’intégration d’un « fiston » (un nouvel entrant) dans un groupe menant ce type d’activités illicites suppose que celui-ci se plie à des rapports hiérarchiques avec son ou ses vieux pères, le temps qu’il emmagasine de l’expérience et se forge un réseau d’obligés qui l’amènera à son tour à devenir vieux père, à bénéficier des activités lucratives de ses fistons, mais aussi d’une position privilégiée pour contrôler le flux des informations et des ressources financières de réseaux sociaux élargis. La structuration hiérarchique des relations intergénérationnelles dans ces formes d’économies illicites et le droit d’antériorité qui leur est intimement lié sont tout aussi prépondérants, quoique sous des formes différentes, dans les rapports qu’entretiennent les apprentis avec leurs patrons dans des formations professionnelles [Viti, 2005]. L’absence de toute rémunération stable et régulière dans un cycle d’apprentissage coûteux pour l’apprenti, continuellement prolongé et permettant à de nombreux patrons de bénéficier du travail d’une main-d’œuvre abondante, formée et gratuite, restreint durablement les possibilités des jeunes engagés dans ce type d’itinéraire socio-économique d’accéder à une indépendance matérielle et à un statut d’adulte. Dans des cas plus rares, quand bien même les jeunes hommes exercent un travail salarié, par exemple de manutentionnaire sur le port d’Abidjan, d’agent de sécurité ou de travailleur dans une zone industrielle, les rémunérations restent le plus souvent trop faibles ou trop instables pour les autoriser à s’émanciper d’un statut de cadet social [16]. Dans ces circonstances, le contrôle du pouvoir économique par les aînés, mais surtout les conditions précaires d’emploi des jeunes, employés ou en apprentissage, encouragent de nombreux jeunes abidjanais à s’engager dans divers types d’activités plus lucratives, souvent illicites et en marge des marchés conventionnels, comme l’avait déjà souligné les travaux d’Éliane de Latour [1999, 2001] et de Sasha Newell [2012]. Cependant, à la différence des formes d’économies urbaines décrites par ces deux auteurs, avec le broutage, l’âge, l’expérience, ou la position hiérarchique dans un réseau social n’ordonnent plus de manière aussi inéluctable les modalités de l’ascension sociale et de l’accession à des ressources monétaires pour les jeunes abidjanais. Le champ des compétences liminaires requises pour commencer la pratique du broutage en présente une illustration. Communément regroupés sous l’expression « savoir taper le clavier », les savoir-faire requis consistent en un niveau au moins minimal d’alphabétisation, notamment en français ou en anglais, ainsi que d’une maîtrise de l’outil informatique et de la navigation sur Internet. D’autre part, de par leur large circulation et leur discussion dans les conversations quotidiennes des jeunes, les connaissances de base sur les rouages des procédés d’accumulation peuvent, dès la jeune adolescence, s’apprendre en quelques heures dans les cybercafés de la métropole au contact de pairs plus aguerris, ou chez un camarade du quartier pratiquant ces activités de son domicile. Ces modalités d’intégration des économies du broutage placent sans encombre les jeunes en capacité de contrôler intégralement et individuellement le processus d’acquisition de gains par le biais de correspondances en ligne, de l’initiation de la relation à la réception des fonds. Dans les groupes de jeunes rencontrés, ces pratiques étaient notablement individualisées, et en ce sens bien distinctes de la structuration hiérarchique des fraudes par avances de fonds de type 419 au Nigéria, où les plus jeunes individus passent le relai à une personne plus élevée dans la hiérarchie du réseau dès lors qu’ils ont réussi à capter l’attention d’une personne ciblée suite à un envoi massif de courriels [Smith, 2007].

32Les économies du broutage ne donnent cependant pas seulement à leurs adeptes l’occasion de rompre avec les logiques gérontocratiques du contrôle des ressources économiques ainsi qu’avec la structuration hiérarchique et le droit d’antériorité qui ordonnent la plupart des économies licites et illicites abidjanaises. En procurant à de nombreux jeunes précarisés des ressources financières pouvant être substantielles selon un mode d’opération qui n’est pas étranger à celui du travailleur autonome, ces procédés d’accumulation ont aussi largement redistribué les opportunités d’accéder à un statut social d’adulte. Les gains renouvelables acquis individuellement grâce aux économies du broutage ont assurément donné l’occasion à des jeunes hommes précarisés d’atteindre un statut socialement valorisé, et les a placés en capacité de répondre à leurs obligations sociales, particulièrement envers leur parenté. Dans la mesure où les opportunités d’acquérir de nouveaux gains n’égalent pas toujours le poids de la dépense, de nombreux jeunes brouteurs alternent des périodes de « gloire » et des temps de « galère » pouvant se prolonger sur plusieurs mois. Bien que les itinéraires socio-économiques associés au broutage ne soient à l’évidence pas empruntés par tous les jeunes abidjanais qui le pratiquent avec le même degré de succès, ces activités lucratives ont néanmoins suscité l’intérêt et amené nombre de leurs pairs à entreprendre d’imiter ceux qui se sont émancipés de leur statut de cadet social.

Conclusion

33Paradoxe de la situation de conflit militaro-politique et de sous-emploi endémique qui a marqué la décennie 2000 en Côte d’Ivoire, le broutage a contribué à l’émergence de segments de la jeunesse masculine ivoirienne relativement aisés. Les économies occultes du broutage, façonnées par des jeunes hommes qui ne se perçoivent plus, contrairement à leurs aînés, dans les termes d’une « génération perdue », motivent leurs espoirs d’une revanche symbolique sur une société urbaine fortement marquée par le poids de la gérontocratie et des inégalités socio-économiques. Dans la lignée des travaux anthropologiques et historiques sur les jeunes et le changement socio-générationnel, ce travail suggère que la participation des jeunes adeptes du broutage aux processus de changement sociaux ne peut être compris comme une discontinuité radicale dans les processus de reproduction sociale. Le cas de ces jeunes hommes laisse plutôt entrevoir des assemblages de pratiques et de représentations culturelles anciennes et nouvelles à partir desquelles ils dessinent leurs itinéraires vers un statut social d’adulte. Alors que les réinventions de l’usage des technologies digitales de communication par les jeunes brouteurs ouvrent sur tout un nouveau spectre d’activités lucratives qui offrent de nouvelles options aux jeunes précarisés pour perturber les hiérarchies socio-générationnelles existantes, les dynamiques du monde occulte afférentes à ces procédés d’accumulation réinscrivent dans le même temps les adeptes de ces pratiques dans un champ de principes moraux qui les enjoignent à ne pas trop s’écarter de leurs obligations sociales. Les formes de redistribution-consommation des gains par les jeunes adeptes du broutage attestent en ce sens d’emprunts et de continuités historiques eu égard à des représentations masculines de la réussite inscrites dans la longue durée. La possibilité d’acquérir des ressources substantielles hors de toute logique gérontocratique du contrôle des ressources économiques place toutefois les adeptes du broutage face à des opportunités relativement inédites d’accéder à un statut socialement valorisé sans les soumettre à un quelconque droit d’antériorité ou à des rapports intergénérationnels hiérarchisés. Dans le contexte des quartiers d’habitat précaire abidjanais où la situation de sous-emploi endémique condamne nombre de jeunes précarisés à un statut de cadet social ou de paria urbain, les trajectoires d’affirmation socio-générationnelle des jeunes brouteurs sont pour les jeunes hommes évocateurs de la manière dont se reconfigurent, dans la conjoncture actuelle, les inégalités dans l’accession à un statut social d’adulte.

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Mots-clés éditeurs : technologies digitales de communication, économies occultes, brouteurs, dynamiques intergénérationnelles, sites de réseaux sociaux, jeunes, Abidjan, Côte d’Ivoire, sites de rencontre

Date de mise en ligne : 16/03/2015.

https://doi.org/10.3917/autr.071.0195

Notes

  • [1]
    Je remercie Marie Nathalie LeBlanc, Issiaka Mandé, les deux évaluateurs anonymes, ainsi que les participant-e-s à la 43e conférence de l’Association canadienne d’études africaines organisée à Ottawa en mai 2013, pour leurs commentaires constructifs sur des versions préliminaires de cet article.
  • [*]
    Doctorant, département de sociologie, université du Québec à Montréal.
  • [2]
    Les résultats d’une enquête statistique sur l’emploi en Côte d’Ivoire mettent en évidence une proportion de salariés au niveau national de 18,1 % et un taux d’emploi informel de l’ordre de 91,2 % en 2012 [AGEPE, 2013]. Pour une analyse fine des changements socio-économiques survenus à la suite de l’implantation des politiques néolibérales dans la métropole d’Abidjan au tournant des années 1980, voir les travaux de Marc Le Pape [1997].
  • [3]
    Plutôt que de recourir à une terminologie visant à criminaliser ce genre de pratiques, je suggère plutôt d’appréhender, avec Jean et John Comaroff [2000b, 2006], la ligne de partage entre le légal et l’illégal comme le produit de relations politiques : « […] Politics and crime, legitimate and illegitimate agency, endlessy redefine each other. The line between them is a frontier in the struggle to assert sovereignty or to disrupt it, to expand or contract the limits of the illicit, to sanction or outlaw violence » [2006, p. 11]. Voir aussi Apter [1999].
  • [4]
    Pour des raisons d’anonymat, aucune information permettant l’identification du quartier et des autres lieux d’observation n’est mentionnée.
  • [5]
    Voir les travaux inauguraux de Miller et Slater [2000] soulignant l’importance de considérer les relations entre le « hors ligne » et le « en ligne » comme deux domaines d’action sociale inextricablement liés.
  • [6]
    Au moment de nos enquêtes, l’accès à Internet était largement démocratisé dans la métropole, notamment via la présence de nombreux cybercafés où l’heure de connexion avoisinait les 20 cents d’euros, mais aussi de l’Internet sans-fil réceptionné par le biais des agences de télécommunication ou par des branchements informels dans de nombreux lieux de résidence. Ces deux dernières options étaient celles privilégiées par de nombreux jeunes brouteurs rencontrés, les cybercafés étant le plus souvent surinvestis par des adolescents pratiquant le broutage ou par des jeunes désargentés qui n’avaient pas acquis de matériel informatique.
  • [7]
    Tous les prénoms mentionnés dans ce texte sont fictifs.
  • [8]
    Ce terme provient de la langue Hausa, signifie to take ou to pick et fait référence aux individus pratiquant des fraudes par Internet au Ghana [Burrell, 2012].
  • [9]
    Renvoie au nom de l’article du code criminel nigérian qui criminalise ces pratiques.
  • [10]
    Au sens contemporain, l’emploi des termes féticheur et marabout ne semble faire l’objet d’aucune distinction. L’usage des termes est très polymorphe, malgré des ancrages dans certaines traditions religio-spirituelles. Si les marabouts sont historiquement liés aux sphères d’influence de l’Islam, les catégories de marabout et de féticheur sont très hétérogènes dans la période contemporaine et font référence aussi bien à des formes de guérison que de sorcellerie de la richesse.
  • [11]
    Dans ce cas, ces jeunes hommes utilisent les termes « marabout » et « féticheur » de manière interchangeable pour désigner le même individu.
  • [12]
    Cette notion a été mise en avant par Jean et John Comaroff [1999, 2000b] qui en donnent la définition suivante : « “Occult economy” may be taken, at its most general, to connote the deployment of magical means for material ends or, more expansively, the conjuring of wealth by resort to inherently mysterious techniques, techniques whose principles of operation are neither transparent nor explicable in conventional terms. These techniques, moreover, often involve the destruction of others and their capacity to create value » [1999, p. 297].
  • [13]
    À Abidjan, le terme de nouchi désigne à la fois la figure d’un bandit urbain et l’argot qu’il emploie [Newell, 2012].
  • [14]
    Ce terme signifie en argot ivoirien « escroquer et s’enfuir ».
  • [15]
    Dans le contexte abidjanais, la figure du vieux père désigne les supérieurs hiérarchiques dans les économies illicites du type de celle des nouchis [Newell, 2012].
  • [16]
    Revalorisé en 1994 suite à la dévaluation du Franc CFA, le salaire minimum interprofessionnel garanti stagne depuis les dix-neuf dernières années à 36 600 francs CFA (55 euros). À titre de comparaison, le montant d’un loyer mensuel le moins dispendieux dans les quartiers d’habitat précaires de la métropole – une cabane en bois de 8 mètres carrés environ – est de 10 000 francs CFA (15 euros) sans les frais afférents ou les six mois de caution requis ; le prix d’un repas acheté dans la rue parmi les moins chers tourne quant à lui autour de 300-500 francs CFA (50-77 cents d’euros) ; enfin, le montant mensuel minimal d’un petit studio d’une pièce dans un quartier résidentiel est de 30 000 francs (46 euros).
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