Autrepart 2012/3 N° 62

Couverture de AUTR_062

Article de revue

Agriculture paysanne népalaise et phénomènes migratoires : de la complémentarité à la rupture des liens ?

Pages 141 à 158

Notes

  • [*]
    Agro-ethnologue, CNRS, Centre d’études himalayennes.
  • [**]
    Géographe, CNRS, Centre d’études himalayennes.
  • [1]
    Site internet de la Banque mondiale.
  • [2]
    Pluviométrie passant d’environ 2 000 mm à 1 000 mm en plaine, de plus de 2 000 mm à 1 200 mm en basse montagne, et de 800 à 200 mm en haute montagne.
  • [3]
    Concept qui peut être rapproché de celui de « capacité de charge environnementale » (carrying capacity) qu’utilise Schroll [2001, p. 129] quand il décrit les interrelations entre la population, la main-d’œuvre disponible, les ressources naturelles et la technologie.
  • [4]
    Les Gurkhas sont des mercenaires népalais employés dès le début du xixe siècle dans l’armée britannique.
  • [5]
    Ce point a également été observé par Kaspar [2005, p. 93] malgré le titre du livre qui suggère le contraire.
  • [6]
    Est comptabilisée comme migrant toute personne absente du ménage depuis plus de six mois au moment du recensement.
  • [7]
    Au début des années 1980, il était mal vu pour les Tharu (population du Téraï) de Dang de quitter le village pour chercher du travail au milieu des « étrangers » ; lors du travail de terrain de G. Krauskopff [1989, p. 56], un seul homme pauvre le fit, en tant que journalier sur un marché, et fut jugé sévèrement par les villageois, la communauté cherchant alors à préserver son isolement. Les Tharu de l’est du Népal, dans des villages du district de Sunsari, nous ont rapporté que rares sont les membres de leur communauté qui avaient émigré à la recherche de travail, avant ces migrations lointaines.
  • [8]
    Une étude de 4 661 contrats de travail pour le Qatar indique que le salaire moyen mensuel proposé est de 183 € [Bruslé, 2012], contre des revenus deux à quatre fois moindres en Inde. Au Népal, les salaires journaliers des ouvrières agricoles sont de 1,40 € en montagne et de 1,80 € en plaine tandis que ceux des hommes sont respectivement de 1,80 € et de 2,70 €.
  • [9]
    Échantillons de 100 maisonnées pour un village de 150 maisons. Parmi les familles nucléaires, 44 % étaient tenues par des femmes seules. Contre toute attente, le nombre de familles nucléaires a diminué entre 1992 et 2008 et le nombre de familles élargies augmenté : sans doute les familles préfèrent-elles ne pas se séparer pour éviter un nombre accru de maisons tenues uniquement par des femmes et les difficultés managériales que cela induit.

1La population du Népal, telle qu’elle est communément décrite, est rurale (84 %) et dépendante de l’agriculture. Pourtant, cette population est aussi fortement tributaire des revenus des migrants travaillant hors des villages, au Népal ou à l’étranger. L’agriculture ne peut en effet subvenir aux besoins, en hausse, en nourriture mais aussi en biens de consommations, d’une population dont le nombre a été multiplié par 2,3 entre 1971 et 2011 atteignant aujourd’hui 26,6 millions [CBS, 1971 ; 2012]. Les surfaces cultivées ne représentent par ailleurs que 18 % de la superficie totale du pays [Maharjan, Joshi, 2011] et ne peuvent être étendues. Quant à l’intensification des pratiques culturales, elle semble avoir atteint son maximum en montagnes et seule l’irrigation par eau souterraine en plaine permettrait une intensification du cycle agricole. L’émigration internationale de travail est donc une solution privilégiée par les Népalais et touche l’ensemble des classes sociales et des espaces, qu’ils soient ruraux ou urbains. Un ménage sur deux bénéficie d’envois de fonds par les migrants et un tiers a plus d’un membre à l’étranger [NSLL III, 2011]. Le montant officiel des envois de fonds des migrants correspond à 22 % du PIB en 2010 [1], tandis que l’agriculture représente 33 % du PIB.

2Les migrations temporaires de travail ne sont toutefois pas récentes au Népal : elles existent depuis le début du xixe siècle et leur amplification au cours du temps n’a cessé d’être décrite [Sagant, 1978 ; Gurung, 1989] et associée entre autres à la pression démographique, la saturation des terroirs et la capacité de production des systèmes agraires. De longue date, elles sont complémentaires avec l’agriculture, car elles permettent d’acheter des denrées, éventuellement des terres agricoles, et pour la famille du migrant de rester sur l’exploitation. On observe toutefois une transformation des aspirations chez les migrants : si revenir au village était l’objectif premier des anciennes générations, le désir de ruralité et la bonne considération du travail agricole ne sont plus partagés par tous. Est-ce lié aux processus d’urbanisation, d’élévation du niveau d’éducation, ou davantage aux nouvelles migrations ? Nous allons montrer comment par certains aspects, les conséquences des nouvelles migrations sont dans la continuité des migrations « traditionnelles », et comment elles induisent également de nouveaux rapports entre les Népalais et leur espace vécu, une nouvelle relation à l’agriculture.

3Dans une première partie, nous décrivons les caractéristiques de l’agriculture et de la densité de population, les reliant par la saturation du foncier même si historiquement (deuxième partie), croissance démographique et pression sur les ressources naturelles ne sont pas à l’origine des migrations mais de leur amplification. De même, ces facteurs expliquent comment, du fait des migrations internes vers la plaine en milieu rural, un pays de montagnes (à 80 %) est dorénavant peuplé majoritairement de personnes vivant en plaine (50,1 %, CBS, 2012). Enfin, nous traiterons des changements survenus depuis près de vingt ans et notamment des conséquences des nouvelles migrations sur les pratiques et représentations de l’agriculture en nous demandant si le lien fort qui unissait les ruraux népalais à la terre n’est pas en train de se défaire.

4Cet article repose sur plusieurs expériences de terrain au Népal dans les montagnes et dans la plaine (en 2001, 2003 pour T. Bruslé – noté TB par la suite –, en 1992, 2008, 2010, 2011 et 2012 pour O. Aubriot ou OA), au Qatar (en 2008, 2011) et en Inde (en 2001, 2002, 2003, 2010) par TB parmi les migrants népalais, leur famille restée au pays ou des familles de non-migrants.

Une population agricole, mobile

Diversité de milieux et inégale répartition de la population

5Situé au centre de la chaîne himalayenne, le Népal dispose d’un relief essentiellement montagneux, mais aussi d’une zone de plaine. La partie montagneuse peut être décomposée en trois grandes unités géographiques, parallèles les unes aux autres du nord au sud, les deux premières étant rassemblées en une seule dans les statistiques népalaises (tableau 1, carte 1). Les hautes montagnes, aux fonds de vallées à plus de 2 500 m d’altitude et aux sommets pouvant atteindre plus de 8 000 m, occupent la frange nord du pays ; l’agriculture (réalisée jusqu’à 4 000 m) et l’élevage (pâturages s’élevant jusqu’à 5 500 m) y sont tributaires des hivers très rigoureux et longs, la zone est faiblement peuplée. Au Sud, se trouvent les moyennes montagnes aux versants s’étendant de 1 000 à 4 000 mètres qui, lorsqu’ils sont cultivés, sont entièrement terrassés ; le climat est tempéré à subtropical. Les basses montagnes, plus densément peuplées s’étendent de 500 à 2 500 m d’altitude. La plaine, ou Téraï, située à la frontière avec l’Inde dans le prolongement de la plaine du Gange est très fertile, soumise à un climat tropical et accueille aujourd’hui plus de la moitié de la population du pays.

Tableau 1

Densité de population par zone géographique du Népal, 2011(*)

Tableau 1
Altitudes %dela % des Part de la Densité de Densité (des superficie terres popula- popula- par espaces du pays arables* tion totale tion rapport utilisés) (compila- (%) (hab./km2) àla tion par superficie districts) arable (hab./ha)* Hautes et 1 000- 35 8 7 35 8,9 moyennes 5 500 m montagnes Basses 500- 42 37 43 187 13,3 montagnes 2 500 m Plaine 60-700 m 23 55 50 392 10,3 Népal 100 100 181 11,3

Densité de population par zone géographique du Népal, 2011(*)

(*) Calculé avec les superficies arables de 2001 [CBS, 2004].
Sources : d’après Central Bureau of Statistics [CBS, 2012 ; 2006].
Carte 1

Densité de la population, par district, en 2011 et zonage altitudinal

Carte 1

Densité de la population, par district, en 2011 et zonage altitudinal

Sources : CBS [2012].

6Au regard de cette diversité de milieux, il est difficile de parler de l’agriculture du Népal au singulier. S’y ajoutent un gradient pluviométrique négatif d’est en ouest [2] et une répartition inégale de la population (carte 1) : les systèmes agraires diffèrent donc à la fois du nord au sud et d’est en ouest. Toutefois, en une même région, tous les types de populations ont aujourd’hui des pratiques proches, différenciées du fait de critères socio-économiques et non ethniques.

7Le taux d’urbanisation progresse lentement (14,2 % en 2001, 17 % en 2011), ce qui empêche de parler d’exode rural. Les campagnes restent denses et l’agriculture népalaise essentiellement familiale, réalisée sur de petites exploitations : en 2001, leur taille moyenne était de 0,8 ha [CBS, 2003], plus de 90 % des exploitations ayant une superficie inférieure à 2 hectares (tableau 2). Avec l’accroissement démographique, la stricte délimitation des terres forestières et une politique de gestion des forêts qui empêche tout défrichage, la fragmentation des exploitations agricoles est inexorable. Ceci explique que 61 % des exploitations ne soient pas autosuffisantes [Maharjan, Joshi, 2011]. Mais en fonction des régions, les inégalités sont fortes. Dans l’extrême ouest, dans un district de haute montagne (Jumla) 25 % des exploitations agricoles sont auto-subsistantes [Shrestha, 1993], en basse montagne seulement 13 % [Lecomte-Tilouine, Smadja, 2003]. Le Téraï est le grenier du pays : il détient la plus grande proportion (55 %) de terres agricoles du pays et produit 70 % du riz et blé [Sigdel, 2010]. Les exploitations y sont légèrement plus grandes (0,94 ha entièrement cultivés, à 80 % de riz, contre 0,7 ha en montagne pouvant contenir des prés de fauche, CBS, 2003) et bénéficient davantage de l’irrigation (à 60 % contre 30 % en montagne). La production excédentaire de cette plaine ne permet cependant pas toujours de combler les besoins en céréales de la zone de montagnes [Sigdel, 2010]. La production est de fait extrêmement dépendante des conditions météorologiques, notamment de la mousson (de juin à septembre, qui apporte 80 % des pluies) pour le riz et le maïs, et des pluies d’hiver pour le blé, l’irrigation étant elle aussi dépendante de la pluviosité pour la disponibilité de l’eau des torrents déviés.

Tableau 2

Répartition de la propriété foncière agricole

Tableau 2
< 0,5 ha 0,5 ha <…< 2 ha > 2 ha Pourcentage d’exploitations 47 44 9 Pourcentage de la superficie 50 54 31

Répartition de la propriété foncière agricole

Sources : CBS [2003].

Migrations et pression sur les ressources naturelles

8Si la plaine est la plus densément peuplée, les basses montagnes connaissent la plus importante pression sur les terres cultivées avec 13,3 personnes par hectare arable (tableau 1). Afin de comprendre, à l’échelle du Népal, la répartition du phénomène de surpopulation par rapport aux ressources disponibles, Shrestha, Conway et Bhattarai [1999] ont créé un indice de pression démographique [3] qui prend en compte les productions agricoles, forestières et de l’élevage. Cet indice permet d’intégrer la diversité des situations géographiques (disponibilité en terre arable, irrigation, fertilité, etc.), ce que la simple densité de population ne permet pas. Ainsi, en 1971, la population des régions montagneuses exerçait déjà des contraintes fortes sur les ressources, tandis que la plaine était sous-peuplée [Shrestha, Conway et Bhattarai, 1999]. En 1991, les montagnes étaient toujours surpeuplées mais connaissaient toutefois des pressions extrêmes moindres que vingt ans plus tôt (dus aux déplacements de populations vers la plaine). Dans le Téraï, plus de la moitié des districts apparaissaient surpeuplés.

9Cette inégale répartition de la saturation du foncier explique en partie l’hétérogénéité spatiale des phénomènes migratoires. Ainsi, les deux régions à forte pression sur les ressources naturelles – en 1991, les basses montagnes du centre et de l’extrême ouest du pays – connaissent les plus forts taux de migrations à cette époque (carte 2). La corrélation entre migrations et pression de la population sur les ressources naturelles est en effet aujourd’hui importante mais elle n’est pas absolue, divers facteurs intervenant pour expliquer les migrations : le type d’agriculture, le degré de dépendance vis-à-vis des précipitations, la facilité d’accès à la route et la présence d’un marché pour l’écoulement des produits agricoles, la diffusion de normes et de valeurs sociales relatives à la migration ou encore l’existence de réseaux migratoires bien structurés.

Carte 2

La diffusion spatiale des migrations internationales, 1991-2011

Carte 2

La diffusion spatiale des migrations internationales, 1991-2011

Sources : CBS 1991, 2012.

Agriculture et migrations : des pratiques complémentaires de longue date

Mobilité ancienne des paysans

10Jusque dans les années 1960 l’agriculture du Népal – familiale et vivrière comme elle l’est encore bien souvent aujourd’hui – était complétée par des échanges basés sur le troc ou des paiements de travail contre grain. Ainsi, les populations de haute montagne vivaient-elles d’agriculture et d’élevage, mais aussi d’échanges commerciaux avec le Tibet, troquant sel et laine contre orge puis contre des produits alimentaires des vallées du sud du Népal [Jest, 1986]. En moyenne montagne, les populations profitaient du gradient altitudinal pour pratiquer des cultures différentes ou les échanger : riz irrigué produit en bas de versant, millet et maïs en milieu de versant et, blé, orge et pommes de terre plus en altitude [Pignède, 1966 ; Blamont, 1986]. En basse montagne, on profitait de la plaine, proche, pour se procurer en hiver des denrées provenant d’Inde (fer, épices, riz) et y vendre du beurre, du miel ou des plantes médicinales. Quant à la mobilité des paysans-éleveurs, à plus ou moins grande distance, elle est un fait avéré à tous les étages altitudinaux. Les populations ont donc depuis longtemps utilisé la mobilité des hommes et des marchandises, et la complémentarité des étages altitudinaux pour la reproduction de leurs exploitations [Bishop, 1990].

11Échanges et faible monétarisation caractérisaient donc l’économie paysanne jusque dans les années 1950. Les échanges en numéraire existaient toutefois, rendus possibles par les migrations temporaires vers l’Inde du Nord qui auraient existé dès le début du xixe siècle. Ces migrations, comme le montre P. Sagant [1978], n’ont pas été créées par la pression démographique et la saturation des terroirs mais par les besoins du colonialisme britannique, en main-d’œuvre dans les plantations et pour les grands travaux d’infrastructure, et en mercenaires dans les unités Gurkhas [4]. La croissance démographique a amplifié les phénomènes migratoires et conduit à des modifications des systèmes agraires. Ainsi dans les basses montagnes du Népal central, les migrations vers l’Inde remontent à la fin du xixe siècle [Aubriot, 2004] et la transformation du système agraire au début du xxe siècle avec fin de l’agriculture sur brûlis, intensification du calendrier agricole, arrêt de la vaine pâture et animaux en stabulation fixe [Lecomte-Tilouine, Michaud, 2000 ; Aubriot, 2004].

12Une complémentarité entre agriculture et migrations s’est donc installée de longue date : les migrations, saisonnières ou temporaires, de commerce et de travail, permettaient de revenir avec un pécule qui servait à acheter de la nourriture, ou des terres pour augmenter la production de céréales. Grâce à la migration de travail des hommes, une grande partie des familles a pu poursuivre l’activité agricole et ainsi rester sur les terres ancestrales.

Après 1950, intensification des phénomènes migratoires pour la survie de l’exploitation

13Avec l’ouverture du pays en 1951 et l’accès à la médecine occidentale, la mortalité a connu une baisse très importante, passant de 37,6 à 11,6 pour mille de 1954 à 2001. Il en a résulté une explosion démographique – la population a été multipliée par 3,5 entre 1950 et 2011, passant de 8,5 à 26,6 millions – explosion qui se poursuit aujourd’hui, le Népal n’ayant pas terminé sa transition démographique. Les migrations temporaires de plusieurs années et saisonnières de quelques mois, vers l’Inde, se sont poursuivies et même élargies après la décolonisation de l’Inde, même si pendant cette période certaines régions et pays (Sikkim, Assam, Bhoutan) se sont fermés ou que des gouvernements (Birmanie, Ceylan) ont pris des mesures pour inverser les flux [Sagant, 1978]. Parallèlement, grâce aux politiques gouvernementales de colonisation de la plaine (programmes d’éradication du paludisme de 1958 à la fin des années 1960, de défrichements en vue de l’installation de populations, construction d’une route est-ouest – achevée seulement en 1990), le Téraï est devenu depuis les années 1960 un espace de conquête agricole. Exutoire d’un surplus de population ne pouvant plus subvenir à ses besoins en montagne, il attire également des familles désireuses d’une vie plus facile. Ces migrations internes avaient aussi dès le départ pour objectif de se substituer aux migrations temporaires par l’accès à des surfaces suffisantes pour la production alimentaire des ménages [Ojha, 1983]. Au total, la population du Téraï a gagné 400 000 personnes entre 1961 et 1971 [Ojha, 1983] puis un million dans la décennie suivante [Gurung, 1989]. Entre 1991 et 2001, 1,3 million de montagnards s’est installé dans le Téraï, à 78 % en zone rurale [K.C., 2003]. Pendant l’insurrection maoïste de 1996 à 2006, nombreux ont été les jeunes à fuir la montagne ou du moins la campagne, craignant de se faire enrôler dans les milices maoïstes. Aujourd’hui, les migrations des montagnes vers la plaine se poursuivent encore, mais à un rythme moins fort à cause du prix croissant du foncier et de la moindre disponibilité en terre. Les migrations internes, des montagnes vers la plaine, entre zones rurales essentiellement, ont ainsi perpétué le lien fort entre mobilités et agriculture.

14Avec le développement de l’Inde, son urbanisation progressive, les Népalais ont aussi pu s’insérer dans de nouvelles niches de travail (portage, gardiennage). De l’extrême-ouest du Népal par exemple, région longtemps restée à l’écart d’un certain développement, les hommes migrent en masse vers les montagnes himalayennes indiennes ou les villes des plaines. Ils essayent de rentrer au village pour les périodes de fort travail agricole (repiquage du riz en juin, récolte en octobre) ou en octobre au moment du grand festival népalais, Dasain. Le retour définitif au village est toujours l’objectif des migrants qui, s’ils arrivent à épargner suffisamment, tentent aussi d’acheter de la terre dans le Téraï [Bishop, 1990 ; Bruslé, 2006]. De même, dans les régions de trekking de l’Everest et de l’Annapurna, des migrations saisonnières (au printemps et à l’automne) liées au tourisme et aux expéditions d’alpinisme se développent à partir des années 1960-1970. Le portage occupe alors de nombreux habitants de ces régions qui peuvent être sur leur exploitation lors des pics de travail agricole en juillet-août (repiquage du riz, de l’éleusine, récolte des pommes de terre, du maïs, du sarrasin) [Beillevaire, 2011]. À l’inverse, les migrants temporaires de plusieurs années sont complètement absents lors des travaux des champs, mais revenant généralement au village une fois l’an pour la fête de Dasain, ils participent tout de même au processus décisionnel de la maisonnée [Aubriot, 2004].

15L’agriculture ne pouvant subvenir aux besoins de tous, ni faire face à la forte croissance démographique, les flux migratoires se sont indéniablement accrus. Une « culture de la migration » [Massey et al., 1993] s’instaure : la migration de travail est devenue une habitude de sorte que quitter son village, pendant quelques mois ou quelques années, est devenu normal et même banal, pour les jeunes gens notamment. Jusqu’au milieu des années 1990, la dynamique migratoire est encore liée à un attachement à la terre, un retour au village et à l’activité agricole.

Évolution des systèmes agraires, main-d’œuvre et migrations

16Au cours du xxe siècle, les systèmes agraires des basses et moyennes montagnes ont évolué dans un premier temps vers une intensification du cycle cultural et du système d’élevage sans recourir à une quelconque mécanisation. Ceci a induit à une surcharge de travail, voire une diminution de la productivité moyenne du travail [Bergeret, Petit, 1986], et une réduction de la taille des troupeaux [Pignède, 1966 ; Aubriot, 2004]. Puis dans un deuxième temps on observe une concentration des activités autour de l’exploitation : regroupement des terres près de la maison, stabulation fixe ou au piquet, plantation d’arbres dans les champs tandis que les forêts sont mises en défens, l’arbre se substituant à la forêt pour les ressources fourragères et le bois de combustion [Smadja, 1995]. Ces diverses modifications ont toutes en commun de réduire les temps en déplacements et elles sont à rapprocher du manque de main-d’œuvre que connaissent les exploitations à cause de la scolarisation croissante des jeunes et des migrations de travail.

17L’accentuation du phénomène migratoire a eu pour autre effet principal un déséquilibre du sex-ratio. Dans un village du district de Gulmi, l’un des plus touchés par les migrations temporaires (carte 2), 55 % de la population active masculine était absente en 1992 [Aubriot, 2004]. Les hommes laissent femme et enfants à la maison, éventuellement avec les parents. Les femmes doivent donc gérer seules toutes les activités quotidiennes et prendre les décisions. Ceci représente un réel fardeau puisqu’elles doivent non seulement subvenir aux besoins de la famille mais aussi prendre soin des enfants et des personnes âgées [Macfarlane, Gurung, 1990], sans parler de la responsabilité de prendre seule la bonne décision [Kaspar, 2005], ou de supporter le tourment d’être physiquement séparée de son mari, ne sachant pas pour combien de temps [Shrestha, Conway, 2001]. Leur statut de chef de famille n’est que temporaire, et en aucun cas réellement reconnu par la société. Elles-mêmes se considèrent rarement comme le chef de famille [5], même si elles ont gagné en autonomie dans les prises de décisions du fait de l’absence de leur mari. Elles participent en outre à des activités qui étaient purement masculines, telles que la maintenance et la réparation de canaux d’irrigation dans certains villages, et sont davantage engagées dans de nombreuses tâches, conduisant à une féminisation de l’agriculture. Pour les activités encore masculines comme le labour, le portage à la récolte des gerbes de riz assemblées en grosses bottes, la conduite de la bufflesse au buffle, l’irrigation des rizières dans certains villages, les femmes doivent faire appel à un proche de la famille ou alors rémunérer quelqu’un à la tâche, avec l’argent envoyé par le mari migrant.

18Ainsi, jusqu’au milieu des années 1990 les migrations de travail sont des migrations de subsistance en écho à une agriculture de subsistance (essentiellement pluviale). Ces migrations « traditionnelles » permettent un peu l’achat de terres mais permettent surtout la survie. La mobilité est inscrite dans le fonctionnement des systèmes ruraux [Bishop, 1990]. Pour l’agriculture népalaise, les principales conséquences des nombreuses migrations masculines vers l’étranger furent donc la monétarisation accrue des échanges, un déséquilibre du sex-ratio qui induisit une féminisation de l’agriculture et une réorganisation du travail agricole.

19Parallèlement, les investissements étatiques dans le Téraï (éradication du paludisme, infrastructures routières, aménagements hydrauliques modernes…) ont participé à rendre la plaine attractive qui, sous l’effet du flux migratoire, a connu une augmentation des surfaces agricoles au détriment des forêts et espaces de pâturage (de 20 à 25 % selon les estimations [Gurung, 1999]), et une hausse de sa production agricole. Les migrations internes ont accru la densité de population dans le Téraï et impulsé une intensification du cycle agricole (jusqu’à trois cultures par an si l’eau est disponible). S’installer dans le Téraï est associé à l’idée d’une accession à l’auto-suffisance alimentaire ainsi qu’à une vie agricole et domestique plus facile.

Nouvelles migrations, nouvelles aspirations et changements agricoles

20L’explosion démographique du Népal a non seulement conduit aux mobilités internes, mais elle a aussi entraîné une diffusion des migrations de travail dans tout le pays (carte 2). Les migrations vers l’Inde existent toujours (1 à 3 millions de Népalais y travaillent [NIDS, 2011]) mais s’y ajoutent depuis le milieu des années 1990, de nouvelles destinations, plus lointaines.

Les nouvelles migrations : plus lointaines, plus rémunératrices

21Les nouvelles destinations de migration de travail sont essentiellement la Malaisie et les pays du Golfe, couvrant plus de 90 % du flux de travailleurs [6], les femmes représentant 15 % des migrants en 2011 contre 11 % en 2001. Les flux de migrations internationales augmentent sans cesse : en 2010, 375 000 personnes sont parties en direction de la Malaisie ou du Golfe persique et au moins autant ont passé la frontière indienne alors qu’il n’y avait eu que 204 000 départs en 2006 [NIDS, 2011]. Les Népalais à l’étranger (hormis l’Inde) seraient au moins 2,5 millions [NIDS, 2011] et les migrants internationaux représenteraient donc au moins 15 % de la population totale. Environ un tiers de la population active masculine est aujourd’hui absente.

22Ces migrations lointaines se distinguent des précédentes, en Inde par : un investissement initial élevé (d’environ 1 000 à 1 200 €, généralement empruntés localement) ; la nécessité de passer par une agence de recrutement, cette procédure permettant à des populations [7] ou villages qui ne connaissaient pas l’exil temporaire lointain et n’avaient pas de réseau en Inde d’accéder à cette nouvelle forme de migration ; des salaires généralement plus élevés qui poussent des centaines de milliers de jeunes hommes – leur moyenne d’âge est de 26 ans [Shishido, 2011] – à tenter l’expérience ; le contact avec une culture complètement différente et souvent l’accès à une technologie moderne qui alimente un désir de confort matériel, une appétence pour les produits technologiques [Bruslé, 2012] ; l’absence de retour pendant deux à quatre ans mais un contact téléphonique régulier avec les membres de la maison.

23Ces migrations, sur contrat de deux ans renouvelables, sont recherchées car beaucoup plus rémunératrices que le travail en Inde [8]. Ceux qui réussissent le mieux – tel cet homme d’un village du Téraï qui a investi dans un terrain près de la route, y a construit des appartements et vit de sa rente immobilière – sont des modèles ou des idéaux de réussite. Pourtant, les exemples de personnes s’étant fait abuser par l’agence et n’ayant pas gagné le salaire prévu, ou ayant obtenu un très faible gain, ne sont pas rares et n’amenuisent pas le désir d’émigration qui est particulièrement fort. Dans les villages, l’effet d’entraînement est un facteur non négligeable qui explique que les hommes, les plus jeunes en particulier, partent.

24Dans le Golfe ou en Malaisie, les hommes découvrent de nouveaux modes de travail, sont en contact avec davantage de modernité matérielle et leurs expériences changent la manière dont ils envisagent leur futur. L’agriculture, comme activité héritée et non choisie, perd de sa valeur, et ne représente pas la modernisation à laquelle ils aspirent. Les migrations internationales, qui ont officiellement augmenté de 1 million en 10 ans (soit une multiplication par 2,4 alors que dans le même temps la population n’a crû que de 12 %) [CBS, 2012], participent pleinement aux changements de la société et aux nouvelles aspirations. Même des hommes pour qui migrer n’est pas une nécessité vitale s’expatrient : « Tout le monde part dans mon village. Il n’y a plus personne de mon âge. Je me suis dit, moi aussi, je vais découvrir ce qu’est l’étranger » (Birendra M., travailleur au Qatar depuis 2008). Ainsi, ces nouvelles migrations ne sont plus strictement liées aux problèmes de subsistance ou à une pression démographique sur les terres.

Migrations lointaines, main-d’œuvre et agriculture

25En quoi ces migrations influent-elles sur l’agriculture autrement que les migrations « traditionnelles » qui étaient déjà dans les années 1990 à l’origine d’une agriculture caractérisée par une monétarisation accrue des échanges et un déséquilibre du sex-ratio ? Tout d’abord ces tendances n’ont fait que s’accentuer, du fait du manque de main-d’œuvre masculine. Quelques chiffres marquants : dans un village de Gulmi, les trois-quarts de la population active masculine étaient absents en 2008 (contre la moitié en 1992 [Aubriot, 2010]) ; dans le même village, 30 % (contre 25 % en 1992 [9]) des maisons étaient tenues par des femmes [Aubriot, 2010] ; dans le district de Sunsari dans l’est du Téraï, sur la quarantaine de maisons d’un village, seules trois n’ont pas de migrants, et les autres ont une à trois personnes à l’étranger. Pour le migrant, les liens avec la famille restent constants, mais ceux avec l’agriculture se distendent et les hommes perdent leur pouvoir de décision au sein du village, au profit des femmes [Gartaula et al., 2010 ; Kaspar, 2005]. Quant à la monétarisation des échanges au sein des relations agricoles, elle s’accroît, du fait des travaux masculins que la femme ne peut accomplir et pour lesquels elle emploie un salarié, mais aussi du fait de la régression de la pratique de l’entraide, les maisonnées n’ayant pas assez de main-d’œuvre pour répondre à l’échange. Un troisième élément lié à ces nouvelles migrations rémunératrices et à la monétarisation accrue des échanges s’y ajoute : les maris conseillent à leur femme de ne pas faire seule tous les travaux et d’employer quelqu’un avec l’argent envoyé, que ce soit en montagne ou en plaine. Un quatrième facteur, en plaine, est lié à la mécanisation progressive depuis dix à vingt ans de l’agriculture – utilisation de tracteurs et motoculteurs multi-usages pour le labour et le transport de marchandises notamment, de batteuses et récemment de quelques moissonneuses-batteuses – qui implique des rémunérations en numéraire. Si les migrations traditionnelles avaient déjà ouvert la voie, à travers la monétarisation des échanges, à la rupture des relations clientélistes traditionnelles qui impliquaient l’échange du travail contre du grain – les travailleurs préférant de l’argent et non plus du grain, se tournant en outre vers les marchands et non plus les propriétaires terriens pour emprunter [Aubriot 2004] –, la loi passée par les maoïstes d’empêcher tout travail non rémunéré a fait diminuer le nombre de travailleurs attachés à un propriétaire terrien pour lequel ils devaient souvent travailler gratuitement (observations d’ouvriers agricoles dans deux villages de l’ouest du Népal, en basse montagne et dans la plaine), et le besoin toujours croissant d’argent y a mis un terme.

26Le déficit en main-d’œuvre, notamment en hommes dans la force de l’âge, est largement ressenti dans les exploitations agricoles. En montagne, les enfants sont mis à contribution pour des travaux de portage et travaux des champs ; les champs peu rentables, ou lointains sont laissés en friche ou prés de fauche (observation d’ouvriers agricoles à Khotang, district de basse montagne à l’est, mais aussi en moyenne montagne à l’ouest par Khanal, Watanabe, 2006) ; la productivité de la terre baisse en l’absence d’investissements [Adhikari, Hobley, 2011].

27Partout le coût de la main-d’œuvre augmente et dans le Solu Khumbu par exemple, district de l’est du pays en zone de haute et moyenne montagne, il explique l’utilisation depuis huit ans de mules comme animaux de bât pour porter les denrées depuis les routes jusque sur le trek de l’Everest [Duplan, 2011]. Dans l’est du Téraï, les villageois de plusieurs hameaux disent avoir moins semé de blé cet hiver au profit des lentilles en raison des pratiques culturales telles que le labour, coûteuses en main-d’œuvre.

28L’un des principaux changements récents apportés par les migrations lointaines s’observe, en montagne mais surtout en plaine, dans le mode de tenure foncière. Les familles de migrants qui bénéficient d’envois de fonds suffisants louent leurs terres aux plus pauvres qui n’ont pas pu partir. Le métayage s’accroît. Parfois, dans le Téraï, ce métayage ne concerne que les cultures autres que le riz : la famille bénéficiant de versements extérieurs par le(s) migrant(s) cultive elle-même le riz mais loue la terre pour les autres saisons agricoles. Cet accroissement du métayage a un autre effet local : les ouvriers agricoles se font rares puisque travaillant directement des terres, renforçant le manque de main-d’œuvre. La terre des migrants est donc travaillée, dans le cas de mise en métayage, par les plus pauvres du village, ceux qui n’ont pas pu emprunter pour s’expatrier faute de terres à hypothéquer.

Au retour du migrant

29Quand les migrants rentrent au village, il peut s’agir d’un court séjour avant un autre départ ou d’un retour d’une durée plus longue, indéfinie. Dans le cas des quelques mois de vacances, ils ne travaillent pas la terre : les jeunes hommes en profitent pour parader, dépenser et se faire une place au village. Dans l’autre cas, c’est le moment où le migrant a le choix entre revenir à ses activités d’avant ou démarrer quelque chose de nouveau. Le croisement des enquêtes de terrain et d’autres études donne l’impression d’une dichotomie entre les désirs des jeunes migrants et la réalisation de leurs souhaits. En effet, lorsque les jeunes Népalais (de moins de trente ou trente-cinq ans environ) au Qatar parlent de leur retour au Népal, il est très rare qu’ils évoquent un retour à l’activité de leur père, l’agriculture. Ceux qui ont passé cinq ou dix ans dans les pays du Golfe, s’ils ont réussi à épargner, ont acheté de la terre, non pas en montagne mais dans la plaine, et si possible du terrain à bâtir à proximité d’une ville. Quelle ne fut pas la déception d’un jeune rencontré au Qatar en 2008, qui après avoir passé quinze ans à envoyer de l’argent à son père réalisa que ce dernier avait acheté des rizières et non une parcelle en ville, comme demandé ! Le décalage générationnel d’aspirations s’illustre parfaitement dans cet exemple. Dans les montagnes, « les migrants qui réussissent le mieux partent dans le Téraï, les autres restent » (propos recueillis par OA à Khotang). Par ailleurs, le désir de ville, qui colporte des idées de développement, de meilleure éducation et de vie plus facile, est très fort. Dès lors, si le retour envisagé est une translation du village ancestral vers l’urbain, le changement d’activité est aussi désiré. À cause d’un détour à l’étranger, mais aussi parce que les niveaux d’éducation ont augmenté, les jeunes hommes considèrent l’agriculture comme une activité du passé, dévalorisée, qui ne permet pas de garder des « vêtements propres » [Gartaula et al., 2010 ; Gurung, 2012]. « Les jeunes dans mon village ont honte de labourer » disait un homme d’une vingtaine d’années travailleur au Qatar.

30La notion de « business » est particulièrement développée et opposée à l’agriculture. Pour gagner sa vie, monter un commerce ou avoir sa propre échoppe est considéré comme une activité plus gratifiante que celle d’agriculteur. Avec le commerce, les bénéfices sont censés arriver rapidement, contrairement à l’agriculture dont les fruits sont incertains et éloignés dans le temps. De même, il n’est pas rare que les jeunes migrants du Téraï aillent chercher du travail dans une ville voisine. « Le travail de maçon est plus facile que celui de paysan » explique ainsi une femme qui besogne en plein soleil. Il est intéressant de constater que les discours des hommes et femmes d’une quarantaine d’années, collectés au début des années 2000 à l’ouest du Népal, insistaient sur la nécessité de se nourrir des fruits de son travail agricole. Manger des denrées achetées était vu comme indigne. Aujourd’hui, les jeunes générations se sont faites à l’idée de ne pas produire eux-mêmes ce qu’ils mangent. Travailler pour de l’argent et non plus pour des aliments à produire soi-même est sans doute un changement de paradigme important dans les rapports des Népalais à la terre.

31Il faut néanmoins se garder de prédire la fin de l’agriculture, car les migrants de retour n’ont pas tous la possibilité d’arrêter l’agriculture, comme l’indiquent nos entretiens avec ceux de plus de 35 ans ou dont l’expérience ne fut pas fructueuse, ou encore comme le montre une étude de la Banque mondiale [Shishido, 2011]. Ainsi, selon cette dernière, 48 % des migrants, à leur retour, reviennent à l’activité pratiquée avant le départ, notamment l’agriculture. La même proportion souhaite repartir à l’étranger : il semble donc que les migrants ne considèrent pas l’agriculture comme l’activité conforme à ce qu’ils veulent faire de leur vie, même s’ils doivent le faire.

32Enfin, même si l’agriculture est pour beaucoup une agriculture de subsistance, certains pratiquent également une agriculture commerciale ou une agriculture vivrière marchande. Ainsi lié à l’urbanisation et au développement des échanges marchands, le développement du maraîchage (périurbain mais aussi en zones profondément rurales) est saisissant : il couvre tous les axes le long des routes qui mènent à Kathmandu afin d’approvisionner les urbains mais aussi les touristes, se retrouve dans tous les villages à proximité d’une route ou d’un marché (en montagnes comme dans la plaine), et il est réalisé soit par des couples soit par les femmes, certaines recevant une formation par des organisations non gouvernementales. Dans une économie de marché qui n’est pas encore parvenue au stade d’une société de consommation telle que l’Occident la connaît, gagner de l’argent rapidement est valorisé. Pour certains migrants, cela peut aussi se matérialiser dans l’agriculture, mais dans une agriculture vivrière marchande éloignée des productions d’autosubsistance : plantations de café, de gingembre ou de cardamome. D’autres choisiront de se spécialiser dans le maraîchage, l’élevage de volailles en batterie ou la pisciculture à destination des marchés urbains ou locaux. Ces choix ne se matérialiseront pas toujours, étant donné les difficultés et les risques qu’entreprendre au Népal représente. Mais si à terme ces évolutions se concrétisent, l’agriculture d’autosubsistance pourrait devenir une activité par défaut, une occupation de pauvres qui n’ont pas les ressources nécessaires pour s’affranchir de l’incertitude de l’état de paysan en Himalaya ni du faible niveau économique du statut de métayer.

Conclusion

33Le schéma népalais d’une distanciation de l’agriculture après un passage par l’émigration est intéressant en ce que la rupture, ou le début constaté d’une forme de rupture entre les nouvelles générations et la terre, ne passe pas forcément par un exode rural. Il nous montre que le séjour à l’étranger est un moment décisif pour comprendre comment les liens à l’agriculture se distendent : les liens à la terre eux-mêmes se font plus lâches, même sans passage à l’urbanité.

34Finalement, n’assistons-nous pas une certaine urbanisation sinon du pays, du moins des comportements ? Le Népal est dans une phase de transition vers l’urbanité, dont les signes ne seraient pas uniquement de l’ordre de l’urbanisation effective des paysages mais aussi de l’ordre d’une distanciation vis-à-vis de l’agriculture et des activités manuelles attachées au monde rural. Les nouvelles générations, influencées par leurs expériences de salariat, d’argent gagné rapidement, veulent s’affranchir d’une activité considérée comme appartenant au passé. Produire sa propre nourriture n’est plus un idéal. L’autonomie ne passe plus par le travail de l’araire mais, idéalement, par le commerce. Si l’urbanisation reste modérée, les comportements des migrants de retour montrent que les nouvelles générations d’hommes et de femmes élevées à la campagne souhaitent un autre mode de vie pour eux et leurs enfants. Ils estiment que l’agriculture ne peut plus le leur permettre. De Haas [2008] rappelle que parmi les effets négatifs de la migration internationale recensés par les chercheurs dans les zones de départ, la pénétration d’idées et de goût urbains induit une rupture avec les institutions traditionnelles. L’agriculture et les autres secteurs ruraux sont rejetés par les jeunes générations, la « culture de la migration » [Cohen, 2004] entraînant, par l’imposition de normes liées au départ, de plus en plus d’émigration.

35L’étude des rapports entre migrations et agriculture met en exergue une situation de transition d’une société rurale principalement basée sur l’agriculture à une société encore rurale mais aux aspirations urbaines basées sur des activités de services. La base productive change, même si en valeur l’agriculture représente encore la part la plus importante du PIB. Dans ce contexte, les migrations internationales sont à la fois un changement, un accélérateur et une conséquence de ces changements. On peut donc dire que les migrations vers les nouvelles destinations jouent d’une part pour une agriculture davantage marchande, et d’autre part, pour les plus pauvres, une agriculture vivrière de subsistance uniquement.

36Toutefois, la dépendance du Népal vis-à-vis des migrations internationales, le statut précaire des migrants dans les pays d’accueil (ils peuvent être renvoyés du jour au lendemain) et le peu d’influence du pays sur la situation économique mondiale induisent des risques. En cas de retournement de la conjoncture ou de problèmes politiques dans les pays d’immigration, le retour au Népal pourrait se traduire par un retour à la terre. Celle-ci reste pour beaucoup, malgré un certain désamour, une assurance pour le futur en cas de coup dur.

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Notes

  • [*]
    Agro-ethnologue, CNRS, Centre d’études himalayennes.
  • [**]
    Géographe, CNRS, Centre d’études himalayennes.
  • [1]
    Site internet de la Banque mondiale.
  • [2]
    Pluviométrie passant d’environ 2 000 mm à 1 000 mm en plaine, de plus de 2 000 mm à 1 200 mm en basse montagne, et de 800 à 200 mm en haute montagne.
  • [3]
    Concept qui peut être rapproché de celui de « capacité de charge environnementale » (carrying capacity) qu’utilise Schroll [2001, p. 129] quand il décrit les interrelations entre la population, la main-d’œuvre disponible, les ressources naturelles et la technologie.
  • [4]
    Les Gurkhas sont des mercenaires népalais employés dès le début du xixe siècle dans l’armée britannique.
  • [5]
    Ce point a également été observé par Kaspar [2005, p. 93] malgré le titre du livre qui suggère le contraire.
  • [6]
    Est comptabilisée comme migrant toute personne absente du ménage depuis plus de six mois au moment du recensement.
  • [7]
    Au début des années 1980, il était mal vu pour les Tharu (population du Téraï) de Dang de quitter le village pour chercher du travail au milieu des « étrangers » ; lors du travail de terrain de G. Krauskopff [1989, p. 56], un seul homme pauvre le fit, en tant que journalier sur un marché, et fut jugé sévèrement par les villageois, la communauté cherchant alors à préserver son isolement. Les Tharu de l’est du Népal, dans des villages du district de Sunsari, nous ont rapporté que rares sont les membres de leur communauté qui avaient émigré à la recherche de travail, avant ces migrations lointaines.
  • [8]
    Une étude de 4 661 contrats de travail pour le Qatar indique que le salaire moyen mensuel proposé est de 183 € [Bruslé, 2012], contre des revenus deux à quatre fois moindres en Inde. Au Népal, les salaires journaliers des ouvrières agricoles sont de 1,40 € en montagne et de 1,80 € en plaine tandis que ceux des hommes sont respectivement de 1,80 € et de 2,70 €.
  • [9]
    Échantillons de 100 maisonnées pour un village de 150 maisons. Parmi les familles nucléaires, 44 % étaient tenues par des femmes seules. Contre toute attente, le nombre de familles nucléaires a diminué entre 1992 et 2008 et le nombre de familles élargies augmenté : sans doute les familles préfèrent-elles ne pas se séparer pour éviter un nombre accru de maisons tenues uniquement par des femmes et les difficultés managériales que cela induit.
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