Notes
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Sociologue, Université Paris X, CNRS/LADYSS – agana@u-paris10.fr.
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[1]
L’Imada est la plus petite unité administrative.
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[2]
Le système des habous est un système de dotations consistant à affecter des biens immobiliers à une œuvre pieuse ou d’utilité publique. Par cet acte, ces terres devenaient inaliénables et insaisissables. En tant que propriétaire éminent de la terre, le Bey disposait également du droit de constituer des habous. Les bénéficiaires de la fondation obtenaient aussi le droit de prélever des redevances sur les habitants des terres habouséees.
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[3]
On entend par marchandisation de la production agricole le processus par lequel les ressources nécessaires à l’activité agricole ainsi que ses produits sont transformés en biens marchands. La marchandisation implique par exemple que l’accès à la terre s’effectue de plus en plus par le biais de transactions marchandes, et de manière plus générale que les inputs et outputs agricoles sont de plus en plus mobilisés et valorisés à travers des mécanismes du marché. Les analyses en termes de marchandisation de l’agriculture attirent aussi l’attention sur le transfert de certaines tâches de production à des agences extérieures à l’exploitation, qui contribuent à réduire l’autonomie de décision des agriculteurs, transfert que certains auteurs appellent externalisation du procès de production agricole.
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[4]
Location de chaumes ou de parcelles en jachère pour le pâturage des animaux.
Introduction
1 Dans la plupart des pays, au Nord comme au Sud, les crises économiques des années 1980 et les processus de libéralisation et de mondialisation ont eu d’importantes répercussions sur l’organisation des activités productives et sur les formes de travail et de reproduction sociale de larges segments de la population. Ces changements ont contribué au développement d’une perspective critique sur la recherche en sciences sociales. Ils ont notamment remis en cause certaines hypothèses de base des théories sociologiques classiques, en particulier la généralisation du salariat dans le système capitaliste avancé, attirant l’attention sur la diversité des formes d’organisation économique et des modes d’existence (livelihoods) de groupes importants de la population, aussi bien dans les pays du Tiers Monde que dans les pays industrialisés. Ce faisant, ces dynamiques ont contribué à renouveler l’intérêt des chercheurs en sciences sociales pour l’analyse des ménages comme unité sociale de production. Plusieurs recherches menées dans les années 1990 se sont intéressées à l’analyse des liens entre les dynamiques internes des économies familiales et les structures socioéconomiques globales [Beneria, Feldman, 1992 ; Barthez, 1982]. De nombreux travaux, notamment dans le monde anglo-saxon, ont également attiré l’attention sur le dynamisme et les innovations sociales liés aux formes d’organisations économiques telles que la petite entreprise, le secteur informel et les économies domestiques, considérées autrefois comme des vestiges du passé [Portes, 1989]. Les dynamiques générées par les crises de restructuration économique ont ainsi ouvert des perspectives intéressantes pour le renouveau des théories du changement social et pour une réinterprétation des liens entre la famille et le travail, la production et la reproduction et des interactions entre la réorganisation des économies domestiques et les processus socioéconomiques globaux. Toutefois, la plupart des travaux portant sur les processus de restructuration économique (restructuring literature) se sont penchés en priorité sur l’analyse des stratégies de travail des ménages et ont eu tendance à considérer la réorganisation des stratégies familiales et des formes de travail comme des réponses conjoncturelles à la crise économique. Appréhendant les stratégies économiques des ménages essentiellement en termes de survie ou de résistance aux pressions croissantes du marché, la plupart des analyses passaient sous silence leur signification en termes de processus de stratification et de différenciation sociales [Whatmore et alii, 1991].
2 Les études du changement agraire ont donné lieu quant à elles à de vifs débats, dont les travaux d’économistes et de sociologues ruraux français se sont largement fait l’écho, particulièrement dans les années 70 [Blanc, 1997 ; Faure, 1978 ; Mollard, 1977 ; Vergopoulos, 1977 ; Mendras, 1995 ; Jollivet, 1974]. Largement dominés par des discussions théoriques, ces débats ont opposé notamment la thèse de la transition (Kautsky), qui souligne l’inéluctabilité du processus de transformation capitaliste de l’agriculture, à celle de la survivance qui insiste sur les logiques sociales spécifiques qui guident l’activité agricole [Chayanov, 1966 ; Shanin, 1971 ; Tepicht, 1973]. Par ailleurs, les théories de la modernisation ont eu tendance à considérer les transformations des économies agricoles et des sociétés rurales comme résultant avant tout de l’intervention étatique et de l’action du marché, et se sont intéressées en priorité aux processus nationaux et globaux qui déterminent les formes de production agricole.
3 À partir des années 1980, les études consacrées aux restructurations de l’agriculture ont plutôt privilégié l’analyse des impacts macroéconomiques des mouvements de libéralisation ou ont considéré leurs effets sur la population rurale principalement en termes de coûts sociaux. Le plus souvent, elles n’ont accordé qu’une place réduite à la diversité des réponses apportées par les acteurs engagés dans l’activité agricole au changement de leur environnement économique. Ce faisant elles ont eu tendance à négliger le rôle que joue les stratégies d’adaptation des ménages ruraux, dans les dynamiques de changement structurel et de réorganisation de l’activité agricole.
4 La recherche dont rend compte cet article avait au contraire pour projet de replacer les stratégies d adaptation (ou de résilience) des agriculteurs et des ménages ruraux au centre de l’analyse des processus de restructurations agricoles. Basée sur l’étude d’une communauté d’agriculteurs dans une région de la zone semi-aride tunisien et s’appuyant sur une approche du changement agraire comme un processus actif, différencié et contradictoire, cette recherche s’est fixée comme objectif de repenser les liens entre les dynamiques des ménages ruraux et le changement structurel dans l’agriculture, dans le contexte des mouvements de libéralisation économique et de la mise en œuvre des politiques d’ajustement structurel.
Le contexte national
5 L’adoption, en 1986, des programmes d’ajustement structurel a entraîné d’importants changements dans les stratégies de développement et l’orientation des politiques publiques en Tunisie : réduction des dépenses publiques et des subventions, gel des salaires, libéralisation des prix et des importations, et accent accru mis sur les exportations comme moteur de la croissance. Dans le secteur agricole en particulier, la réorientation des stratégies de développement vers des objectifs d’équilibres macro-économiques globaux, a constitué un tournant majeur dans les politiques de l’État vis à vis de l’agriculture et des agriculteurs. La réduction des subventions à la production, la libéralisation des prix agricoles et la réorganisation du système de crédit, en bouleversant les conditions de l’activité agricole, ont eu d’importantes répercussions sur les modes d’existence des ménages ruraux.
6 La réorganisation des marchés agricoles (privatisation des circuits de commercialisation et d’approvisionnement), le démantèlement des coopératives agricoles et leur transfert au secteur privé, ont profondément modifié l’équilibre des forces sociales en présence dans les activités rurales et agricoles. Ces dynamiques ont favorisé en particulier l’émergence de nouveaux acteurs économiques et sociaux (nouveaux entrepreneurs agricoles, banquiers, propriétaires de machines agricoles, commerçants) et renforcé l’emprise de ces derniers sur les économies rurales et les ressources locales.
7 En fixant de nouveaux objectifs à l’agriculture et en encourageant le développement de formes de production plus capitalistiques, les processus d’ajustement structurel ont remis en cause les mécanismes de régulation sociale qui prévalaient dans les campagnes jusqu’aux années 1980, générant ainsi de nouvelles contradictions. En particulier, la compétition croissante pour les ressources agricoles remet de plus en plus en cause l’utilisation de la terre comme mécanisme de redistribution et de reproduction sociale à la campagne, tout au moins pour certains groupes de population. Par ailleurs, la réduction de certains emplois industriels et des emplois publics, a contribué à diminuer l’offre d’emploi non agricole et par conséquent les possibilités de pluriactivité et d’émigration vers le milieu urbain.
Objectifs et méthode de recherche
8 Dans ce contexte, la recherche menée dans la région de Zaghouan, avait plus spécifiquement pour objectifs de :
- Étudier les diverses façons dont les ménages agricoles de cette région négocient les nouvelles conditions de l’activité agricole, adaptent leurs stratégies d’accès aux diverses ressources économiques et réorganisent leurs activités productives ;
- Analyser les dynamiques sociales qui sous-tendent la transformation des pratiques productives des ménages, en particulier les changements au niveau de l’organisation et des relations de travail familial ;
- Cerner les nouveaux processus de différenciation sociale que génèrent la réorganisation des systèmes de production agricole et les nouvelles stratégies de reproduction sociale des familles rurales ;
10 Du point de vue de la méthode, la recherche s’est appuyée sur l’analyse d’une série d’enquêtes et d’entretiens réalisés sur une période de près de dix ans (entre 1987 et 1995-97) auprès d’un même échantillon d’exploitations (60 ménages) de la délégation de Bir Mcherga dans le Gouvernorat de Zaghouan. Le choix de la région de Zaghouan pour conduire cette recherche était justifié par le fait qu’une analyse des restructurations agricoles examinée du point de vue des pratiques des ménages supposait l’existence de données permettant d’identifier les changements opérés au fil du temps par les familles dans l’organisation de leurs activités. Ayant réalisé plusieurs enquêtes dans la région et tissé des liens étroits avec les familles étudiées, il m’était donc possible à travers une nouvelle enquête de repérer les changements dans les choix et les stratégies socioéconomiques des ménages. Voulant étudier la réorganisation des économies familiales agricoles en liaison avec les changements de l’environnement économique, ma connaissance préalable de leurs dynamiques me permettait de resituer ces changements dans une approche historique plus large de la région et des ménages et de mieux évaluer la signification de ces changements en termes de différenciation et de reproduction sociales.
11 Les outils méthodologiques ont combiné des enquêtes par questionnaire et des entretiens ouverts, basés sur la méthode des récits de vie, et conduits avec divers membres du ménage (chefs d’exploitations, conjoints, enfants). Les soixante ménages étudiés ont été choisis dans 3 zones de la Imada [1] de Bir Mcherga, pour prendre en considération la diversité des conditions du milieu (zones de plaine et de piémont, présence ou non de ressources en eau) ainsi que celle des systèmes et des structures de production.
12 L’enquête par questionnaire a été passée auprès de 60 chefs d’exploitations dont 55 hommes et 5 femmes. Les 3 volets couverts par l’enquête (caractéristiques des ménages et les activités familiales, organisation des activités productives et du travail, relations à l’environnement) ont été appréhendés dans une approche dynamique et ont pris en compte à la fois les pratiques et les représentations sociales des agriculteurs.
13 L’étude qualitative a concerné un échantillon réduit de 25 ménages choisis parmi ceux pour lesquels les informations disponibles étaient les plus complètes. Les entretiens approfondis, conduits successivement avec les chefs d’exploitations et leurs conjoints, et dans plusieurs cas avec les filles et les fils du chef d’exploitation, avaient pour but de mieux comprendre les choix en matière de production et les stratégies de travail des membres de la famille, en tenant compte de la diversité des interprétations de la situation du ménage, des projets et aspirations des membres de la famille. Cette approche, considérant le point de vue de différents membres du ménage et les dynamiques intrafamiliales, permettait d’explorer des aspects du fonctionnement de l’économie familiale qui n’auraient pas été révélés à travers des questionnaires adressés uniquement aux chefs d’exploitation. Elle permettait également une meilleure compréhension des pratiques socioéconomiques des ménages comme résultant d’un processus de négociation au sein de la famille et de leur capacité à s’adapter au changement de leur environnement économique.
14 Dans la section qui suit sont présentés les principaux résultats de cette recherche et les enseignements théoriques et méthodologiques qui peuvent en être tirés du point de vue de l’analyse des processus de changement agraire, et en particulier des dynamiques de l’agriculture familiale.
La région de Zaghouan : contexte sociohistorique et politique
15 La région de Zaghouan est située dans un rayon de 50 à 100 km au sud-ouest de Tunis. De larges zones de la région font partie des plaines céréalières du Nord qui représentent les principaux espaces agricoles du pays. La région appartient néanmoins à la zone bioclimatique du semi-aride avec une pluviométrie annuelle de 350 à 400 mm et de grandes variabilités interannuelles. L’histoire agraire de Zaghouan met en évidence la place prédominante qu’occupe dans la région la grande propriété foncière, dont le processus de consolidation à partir de la fin du XVIIIe siècle a permis à une proportion importante de terres de passer sous le contrôle de quelques familles, souvent d’origine citadine [Sethom, 1992]. Cette place a été renforcée avec la colonisation française (1881) qui a pu étendre son emprise foncière sur la région non seulement à partir des achats faits auprès des gros « propriétaires » d’origine citadine ou des notables locaux, mais aussi en mettant la main sur les territoires « possédés » en indivision par les communautés familiales élargies et tribales, ainsi que sur les terres habous [2]. Près de la moitié des terres de la région sont ainsi passées entre les mains des colons français et italiens, installés dans des centres de colonisation, grâce à l’aide multiforme de l’administration française. Éjectées de leurs terres, les communautés familiales indivises ont dû, quant à elles, reconstituer des exploitations aux dimensions réduites sur des terres marginales, le plus souvent situées dans des zones de piémont. Une autre partie des paysans expropriés ont fourni la main-d’œuvre des exploitations coloniales.
16 Loin de permettre la restitution des terres à leurs anciens occupants, la décolonisation et surtout la nationalisation des terres en 1964 ont fait de l’État le plus gros propriétaire foncier, avec 49 % des terres de la région. Fort de cette assise foncière, l’État a mis en œuvre, de 1964 à 1969, un vaste mouvement de « coopérativisation » agricole dans la région, consistant à regrouper des petites exploitations du secteur « traditionnel » autour de fermes ex-coloniales. L’expérience coopérative, dont l’objectif était de faciliter la diffusion du « progrès technique » dans l’agriculture, à travers la constitution d’un secteur « moderne » de grandes exploitations, s’est soldée cependant par un cuisant échec et a laissé un profond traumatisme chez ceux qu’elle a touchés.
17 Jusqu’à la fin des années 1980, les systèmes agricoles de la région ont continué à être largement dominés par la céréaliculture et l’élevage extensif, et ce quelle que soit la structure d’exploitation. Par ailleurs, tout en maintenant la position dominante de la grande exploitation privée et étatique (l’État possède 38 % des terres de la région), les dynamiques agraires régionales ont permis, jusqu’à une date récente, la reproduction d’un large secteur de petites exploitations familiales basées essentiellement sur la céréaliculture et l’élevage ovin extensif, dans un contexte marqué par d’importants mouvements d’exode rural et de forts taux de pluriactivité. Ces dynamiques ont par contre limité l’émergence et la consolidation d’exploitations familiales moyennes intensives et plus diversifiées.
18 À partir du milieu des années 1980, la réorientation des politiques nationales favorise la mise en place de nouveaux programmes de développement visant la promotion d’une agriculture plus diversifiée et plus intensive, basée en particulier sur l’irrigation, la production fruitière et maraîchère, ainsi que sur l’élevage bovin intensif. Ces programmes ciblant notamment les petits et moyennes exploitations ont contribué à une plus grande intégration de ces catégories d’exploitation au système de crédit agricole dont elles avaient peu bénéficié jusque-là.
19 Les politiques de libéralisation et de privatisation se sont traduites aussi au niveau régional par le démantèlement des coopératives. Dans la délégation de Bir Mcherga, ou a été conduite cette recherche, l’ensemble des coopératives, soit 38 % des terres agricoles de la délégation, ont été transférées au secteur privé. Ces transferts, effectués dans le cadre de contrats de location de 40 ans, ont profité surtout à des promoteurs privés d’origine urbaine, mais aussi à des grands agriculteurs de la région ou d’autres régions du pays.
20 Alors que l’agriculture a continué à représenter le secteur le plus important dans l’économie de la région, en particulier en termes d’emploi de la population, sa place a néanmoins fortement décliné, en liaison avec la diversification de l’économie rurale, ainsi qu’en relation avec la migration saisonnière ou permanente vers les centres urbains, situés à des distances très proches. Le recensement de la population de 1994 confirmait déjà le déclin relatif de l’agriculture dans l’emploi de la population, les ménages agricoles représentant 39 % du total des ménages de la délégation de Bir Mcherga, 37 % de la population active étant occupée dans l’agriculture et 30 % dans le secteur industriel. Par ailleurs les statistiques du Ministère de l’Agriculture révélaient à la même époque que moins de la moitié des agriculteurs du gouvernorat de Zaghouan (44 %) étaient occupés à plein-temps sur leurs exploitations, tandis que pour 43,7 % d’entre eux l’agriculture ne représentait qu’une activité secondaire. En 2004, les exploitants consacrant l’essentiel de leur temps à l’activité agricole ne représentent plus que 22 % de la population occupée à Bir Mcherga [INS, 2004].
Libéralisation agricole et transformation des systèmes de production
21 Dans le cadre de cette recherche, les transformations observées au niveau des modèles de production de l’agriculture familiale (unité de production et de travail familial) ont été analysées comme correspondant au développement de nouvelles dynamiques de marchandisation [3] des processus de production et de reproduction de l’agriculture familiale [Gana, 1998]. Ce processus de marchandisation correspond en fait à une réorganisation des relations qui unissent les trois facteurs principaux de production, à savoir la terre, le capital et le travail. Il se manifeste en particulier par d’importants changements dans les conditions d’accès à la ressource foncière, en raison d’une plus grande compétition pour la terre, dont l’accès devient de plus en plus conditionné par la capacité d’utiliser cette dernière comme un capital productif, et pas seulement comme un instrument de survie familiale. Toutefois les nouvelles formes de marchandisation de l’activité agricole ne sont pas des processus linéaires et uniformes, mais des processus négociés et médiés par les pratiques des acteurs et revêtent donc des formes différenciées.
22 Partant de ce cadre d’analyse, la réorganisation des pratiques agricoles et les stratégies d’adaptation déployées par les ménages ont été interprétées comme renvoyant à deux types de dynamiques : 1) une dynamique d’intensification par le capital et le travail, et 2) une dynamique d’extensification basée sur des productions qui réduisent les besoins en capital.
23 Ces dynamiques se traduisent dans trois modalités de réorganisation des systèmes de production de l’agriculture familiale.
24 Un premier modèle consiste dans l’extensification des méthodes culturales et le retrait progressif de la production céréalière. Il s’observe parmi les petits agriculteurs (de moins de 10 ha) et consiste principalement en une réduction importante, voire une élimination du blé dur. En effet, dans un contexte de forte augmentation des coûts de production du blé dur, liée notamment à la réduction des subventions à la production, les stratégies des agriculteurs les plus démunis (et sans accès aux sources de financement) ont été de deux sortes :
- soit à se dégager directement de la production agricole (entendue la céréaliculture) en donnant leurs terres en métayage ou en location à d’autres agriculteurs (des parents, des voisins, des employeurs), la terre devenant ainsi une source de rente plus qu’un moyen de production ;
- soit réduire leurs dépenses et à minimiser les risques en passant à des productions plus flexibles et moins exigeantes en capital, par exemple en substituant l’orge au blé dur ou de petits élevages ovins, caprins ou avicoles à l’élevage bovin et en orientant davantage ces productions vers la recherche de revenus monétaires.
26 Un deuxième type de réorganisation des systèmes de production observé dans les petites et moyennes exploitations agricole (à partir de 20 ha) qui ont pu s’intégrer au système de crédit, pour financer des charges de production en augmentation, a consisté au contraire, en une intensification de la production céréalière et de l’élevage, qui se manifeste par une utilisation plus importante et plus systématique des semences sélectionnées et d’engrais. Ces nouvelles pratiques techniques permettent en effet de tirer un meilleur avantage des bonnes années climatiques et de valoriser au mieux des prix à la production du blé dur en hausse, désormais modulés en fonction de la qualité du grain. Cette nette tendance à l’intensification des cultures céréalières chez les agriculteurs moyens apparaît dorénavant comme une condition essentielle de la reproduction de ce groupe d’exploitants. Elle s’accompagne aussi d’une plus grande intégration de l’élevage au système de culture. L’intensification de la production animale (ovine et bovine) et le développement des pratiques de l’engraissement basées sur l’intégration des cultures fourragères, l’orientation de l’orge vers les besoins des animaux, représentent les tendances majeures de la restructuration de l’agriculture familiale, en particulier dans les exploitations moyennes où l’élevage était surtout pratiqué dans le cadre de systèmes extensifs basés sur les locations d’achaba [4].
27 L’intensification et la diversification des systèmes de production, facilitées par une intégration plus importante au système de crédit, ont souvent été dictées par les conditions plus difficiles d’accès à la ressource foncière, en particulier la hausse du prix des locations, qui a conduit de nombreux agriculteurs à abandonner des terres exploitées en faire-valoir indirect.
28 Un troisième modèle de réorganisation des systèmes de production familiaux a reposé sur le développement des cultures irriguées dans les zones ou les ressources en eau disponibles ont pu être mobilisées (à partir de puits privés ou d’aménagements réalisés par l’État). Dans les petites exploitations, les plantations et les cultures maraîchères ont fortement réduit, voire éliminé la céréaliculture et l’élevage extensifs. La reconversion des systèmes de production basés sur l’introduction des nouvelles techniques liées à l’irrigation a permis à tout un groupe de petits exploitants de surmonter les contraintes de développement liées aux superficies exiguës dont ils disposent. Guidés précédemment par des logiques de survie familiale, les stratégies de ce groupe d’exploitants ont été réorientées vers la consolidation de petites unités de production marchande et ont fortement contribué à renforcer la place de l’agriculture dans la création des revenus familiaux.
29 Mais le passage à des systèmes de production plus intensifs en capital (infrastructures d’irrigation, achats de semences et d’engrais), plus fortement soumis aux aléas du marché, nécessitant une plus grande maîtrise technique et une plus forte intégration au système de crédit, a placé ce groupe d’agriculteurs dans des situations de risques accrus, souvent aggravées par la promotion de modèles de production inadaptés aux conditions du milieu naturel, par exemple la plantation de poiriers, pommiers et pêchers sur des sols peu propices. Dans ce contexte, les stratégies d’adaptation développées par les agriculteurs irrigants ont pris différentes formes : minimisation des charges pour limiter l’endettement, développement d’activités de transformation pour augmenter la plus value tirée de la production maraîchère et pour faire face aux aléas du marché, etc. Elles ont consisté aussi à réorienter l’utilisation de l’eau d’irrigation vers des productions moins risquées, à revenir sous d’autres formes aux grandes cultures (irrigation de complément pour les céréales et les fourrages afin de stabiliser les rendements) et à intensifier la production animale (élevage bovin en particulier). Renégociant selon leurs propres termes, le passage à l’irrigation et à des productions plus intensives, tout un groupe de petits agriculteurs ont pu ainsi renforcer leur unité de production et leur position sur le marché, et la place de l’activité agricole dans les stratégies familiales de revenus.
La réorganisation des stratégies d’allocation du travail familial aux différentes activités
30 On l’a vu, la réorganisation des systèmes de production familiaux traduit de profondes transformations dans les liens qui unissent la terre au capital et une reconstitution des droits à la terre en faveur de ceux qui peuvent s’assurer un accès au marché financier et mettre en place des productions plus intensives en capital. Cette crise des modèles de reproduction de l’agriculture familiale se manifeste dans deux tendances contradictoires : d’un côté, les capacités de plus en plus réduites des agriculteurs les plus démunis à mettre en valeur la terre disponible, de l’autre côté un mouvement de diversification et d’intensification à la fois par le capital et le travail. Alors que jusque-là, la prédominance de la céréaliculture mécanisée réduisait les besoins en travail sur l’exploitation, les processus de diversification et d’intensification de l’exploitation familiale exigent aujourd’hui à la fois plus de travail et de capital. Ce qui augmente les tensions entre les besoins en travail sur l’exploitation et la nécessité de se procurer des revenus en dehors de l’exploitation. En effet, l’intensification et la diversification de l’agriculture familiale n’excluent pas la nécessité de travailler en dehors de l’exploitation. Au contraire, les dynamiques de diversification et d’intensification sont souvent conditionnées par l’existence de revenus extérieurs permettant d’investir sur l’exploitation. Ces contradictions sont exacerbées par les changements au niveau du marché de l’emploi ainsi que par les nouvelles aspirations individuelles des membres de la famille, qui contribuent dans certains cas à détourner ces derniers du travail agricole, dans d’autres cas au contraire à les faire revenir à l’exploitation. Dans ces conditions, les conflits dans l’affectation du travail familial, soit à des activités sur l’exploitation soit en dehors de l’exploitation conduisent à une réorganisation du système de division de travail sur l’exploitation ainsi qu’à une renégociation des relations familiales de travail.
31 Les stratégies de réallocation du travail familial qui accompagnent (et conditionnent) la réorganisation des systèmes de production revêtent plusieurs formes :
32 Un premier modèle de réorganisation du travail familial peut être observé dans les ménages où l’activité agricole pratiquée sur des superficies réduites fait partie d’une stratégie de survie familiale basée sur la pluriactivité. Compte tenu des capacités de plus en plus réduites de ce groupe d’agriculteurs à mettre en valeur la terre disponible, les stratégies familiales orientent ici de plus en plus souvent les hommes vers des emplois en dehors de l’agriculture. Ce mouvement s’accompagne d’une féminisation du travail sur l’exploitation. Les femmes prennent plus particulièrement en charge les activités peu exigeantes en capital comme les petits élevages, les légumineuses ou certaines tâches qui permettent de réduire certains coûts de production, en particulier ceux de l’élevage (pâturage, coupe d’herbe pour les animaux, semis, fertilisation et récolte manuels). Ces stratégies correspondent ainsi à un processus de substitution de la main-d’œuvre au capital. Dans cette catégorie d’exploitations, les stratégies d’allocation du travail familial indiquent clairement un processus de marginalisation dans les rapports de production agricole, et une sortie progressive de l’agriculture, tout au moins de la jeune génération, qui concerne surtout les hommes, mais aussi les femmes quand les niveaux d’éducation leur permettent de prétendre à des emplois non agricoles.
33 Un deuxième modèle de réorganisation du travail familial est à observer dans les exploitations où les stratégies économiques ont été orientées vers le développement de systèmes de production plus diversifiés et plus intensifs (maraîchage et production fruitière en irrigué, élevage intensif) et où la pluriactivité s’inscrit dans une logique de consolidation de l’unité de production familiale. Ici la réalisation des projets familiaux a créé de nouveaux besoins en main-d’œuvre et devient de plus en plus dépendante de la capacité des ménages à accéder au travail familial et à le mobiliser. Paradoxalement cette capacité à mobiliser la main-d’œuvre familiale devient aussi fortement liée (et dépendante de) à la capacité à mobiliser le capital, d’où les tensions qui se développent dans l’affectation du travail familial aux différentes activités agricoles et non agricoles.
34 Dans les petites exploitations marchandes, la pluriactivité qui consiste essentiellement dans des emplois salariés, le plus souvent non qualifiés, est en effet présente dans la très grande majorité des ménages. Elle mobilise un ou plusieurs membres de la famille et contribue fortement à la création des revenus familiaux. Ces revenus servent aussi de plus en plus à financer l’exploitation et ils demeurent indispensables tant que les surplus agricoles sont insuffisants et les niveaux d’endettement importants. C’est dans cette catégorie d’exploitations que les tensions entre les besoins accrus en main-d’œuvre et la nécessité de continuer à travailler à l’extérieur pour financer l’exploitation et la consommation familiale se manifestent de la manière la plus aiguë. Dans plusieurs exploitations, on note ainsi un mouvement de va-et-vient de certains membres de la famille de l’exploitation vers des emplois extérieurs et vice-versa, en fonction des résultats de l’activité agricole et des opportunités offertes par le marché du travail.
35 Dans ces conditions, la diversification et l’intensification des systèmes de production ont impliqué une mobilisation de plus en plus importante du travail des femmes, épouses et filles d’exploitants. Elles ont conduit aussi à une réorganisation profonde de la division sexuelle du travail. Dans plusieurs exploitations qui ont introduit l’irrigation, les femmes prennent en charge l’ensemble des activités agricoles, du semis à la récolte, y compris parfois la commercialisation des produits. Mais la mobilisation du travail des femmes ne suffit pas toujours à résoudre les tensions créées par le développement de systèmes de production plus intensifs en main-d’œuvre, ce qui conduit parfois les petits exploitants à réduire l’ampleur de leurs projets de diversification, à limiter par exemple le développement de l’élevage bovin.
36 La capacité à mobiliser le travail familial, qui dépend bien entendu de la composition de la famille et du cycle familial, dépend aussi de la capacité de l’exploitation à retenir les enfants en leur offrant de meilleures opportunités de travail et de revenus. C’est ce que l’on observe dans des exploitations moyennes où les processus de diversification et d’intensification, dictées par un accès plus difficile au foncier, et encouragés par l’accès à des programmes de crédit, ont ouvert de nouvelles opportunités de travail pour les enfants, encourageant en particulier les garçons à s’engager plus fortement dans les activités agricoles. Dans ces exploitations, la diversification, qui a opéré une rupture avec les modèles d’accumulation basés sur la céréaliculture et l’élevage extensif, a porté non seulement sur l’activité agricole mais aussi sur le développement d’activités annexes à l’exploitation, location de machines, service de réparation, transport de produits agricoles, etc.
37 Ces processus de diversification ont impliqué une participation plus importante des membres de la famille, hommes et femmes, sur l’exploitation et on observe un mouvement de retour, à la fois des femmes, auparavant marginalisées par la prédominance de productions fortement mécanisées ou basées sur le recours à une main-d’œuvre salariée, et de la jeune génération attirée par les conditions plus attrayantes du travail agricole.
38 Contrairement aux petites exploitations, les stratégies de réallocation du travail familial indiquent ici une plus grande capacité à mobiliser le travail familial, notamment en raison d’une meilleure capacité à générer des ressources financières. Le plus souvent pratiquées dans le cadre de l’entreprise familiale, les activités annexes ne concurrencent pas autant que le travail extérieur les activités agricoles. Par ailleurs le travail familial étant associé à des productions agricoles plus intensives en capital, il permet une meilleure productivité du travail et des niveaux de rémunération plus élevés pour les membres de la famille.
39 Les modèles de réallocation du travail familial montrent ainsi d’importantes différences dans la capacité des ménages à mobiliser le travail familial pour les activités agricoles. Ils montrent aussi que les tensions engendrées par le développement de modèles de production plus intensifs à la fois en capital et en travail sont mieux résolues dans les exploitations dont les capacités de financement et de production sont plus importantes et où la diversification des activités permet une plus grande flexibilité de l’organisation du travail.
Marchandisation et transformation des relations de travail familial
Vers un changement du statut du travail des femmes ?
40 Comme cela a été souligné, la réorganisation des systèmes de production et la nécessité de diversifier les sources de revenus monétaires ont impliqué de nouvelles formes de participation au fonctionnement de l’économie familiale et ont entraîné des changements importants dans la division du travail familial. Ces dynamiques représentent un aspect important de la restructuration de l’agriculture familiale à Bir Mcherga, puisqu’elles contribuent à renverser une situation où la prédominance de la céréaliculture tendait à limiter l’intervention des femmes dans les activités de l’exploitation, et à la réduire au travail domestique ou à des productions liées à l’autoconsommation. La diversification des systèmes de production et la nécessité de combiner différentes sources de revenus monétaires ont intensifié le travail des femmes, en particulier dans les productions destinées au marché, qu’il s’agisse de production faiblement utilisatrices d’intrants (orge, légumineuses) ou plus fortement intensives en capital (maraîchage, élevage bovin).
41 Si ces dynamiques tendent à reproduire certains aspects de la division sexuelle du travail en agriculture, en particulier la division entre le travail mécanisé et le travail manuel, et le caractère féminin de certaines activités comme celle des petits élevages, elles contribuent aussi à rendre cette division du travail moins rigide. En renforçant le rôle des femmes dans les productions destinées au marché et dans la création de revenus monétaires, ces dynamiques tendent de moins en moins à faire correspondre la division sexuelle du travail à une division entre productions marchandes et productions non marchandes. Elles contribuent par conséquent à modifier le statut du travail des femmes dans les exploitations, leur travail étant de moins en moins perçu comme un prolongement des activités domestiques mais comme un travail productif. Les discours des femmes ainsi que ceux des chefs d’exploitation illustrent clairement ce changement de perception et d’attitudes vis-à-vis du travail des femmes dans les exploitations familiales. Ils témoignent sans aucun doute d’une reconnaissance sociale de leur travail, mais la question de savoir si ces nouvelles dynamiques et attitudes correspondent à une transformation profonde de leur position sociale et économique dans la famille nécessiterait des analyses plus poussées.
42 En fait la perception qu’ont les femmes de leur statut social et de leur travail dans l’exploitation dépend de plusieurs facteurs. Elle varie en particulier en fonction de leur statut familial, épouses ou filles d’agriculteurs, et en fonction de leurs activités sur l’exploitation. Le développement de l’élevage bovin intensif, par exemple dans les petites et les moyennes exploitations qui ne peuvent recourir à une main-d’œuvre extérieure, entraîne souvent une forte surcharge en travail pour les femmes et les filles d’agriculteurs. L’analyse des discours tenus par les filles d’agriculteurs fait souvent ressortir un sentiment de frustration, voire d’oppression, qui s’exprime dans leurs aspirations à une vie meilleure, en dehors de l’exploitation familiale : se marier avec un non agriculteur ou travailler à l’extérieur, à l’usine en particulier.
43 Dans d’autres situations, la surcharge de travail entraînée par les processus d’intensification et de diversification n’est pas nécessairement perçue de manière négative par les femmes, car elle peut s’accompagner d’une plus grande prise de responsabilités dans la gestion de certaines activités (élevage par exemple) et procurer des satisfactions à la fois matérielles et symboliques. Elle contribue aussi sans aucun doute à la renégociation des rapports de travail familial et peut se traduire par une plus grande visibilité des femmes dans le fonctionnement de l’exploitation : il n’est pas rare que les ateliers d’élevage soient entièrement placés sous la responsabilité des femmes, y compris la tenue de la comptabilité. On constate également que la plus grande participation des femmes à l’activité agricole et à son organisation s’accompagne d’un processus d’autonomisation de la gestion de certaines activités sous la responsabilité exclusive des femmes. Cette gestion autonome, qui inclut la vente des produits sur les marchés et la gestion des revenus qui en sont tirés, contribue à renforcer le rôle des femmes dans l’économie familiale et à augmenter leur participation aux dépenses familiales. Elle permet aussi le développement de nouvelles activités, comme par exemple le financement de troupeaux plus importants.
Une transformation des rapports intergénérationnels ?
44 La transformation des rapports de travail familiaux se manifeste aussi dans les rapports entre générations. Si dans certains cas, les nouvelles formes d’intensification et de marchandisation de l’activité agricole contribuent à renforcer les rapports de domination au sein de la famille, dans d’autres situations, on observe au contraire que la mobilisation du travail familial ne peut être assurée qu’au prix d’un certain nombre de concessions aux droits patriarcaux et qu’en tenant compte des pouvoirs de négociation plus importants des membres de la famille, en particulier des enfants.
45 Dans les exploitations moyennes, par exemple, où l’accès à la main-d’œuvre familiale est une condition majeure de la diversification et de l’intensification, les filles et les fils d’agriculteurs (pour qui les opportunités d’emploi extérieur peuvent constituer une alternative) négocient de plus en plus leur travail sur l’exploitation en exigeant certaines compensations matérielles : par exemple des aides pour constituer un petit troupeau, de moutons ou de chèvres, et le droit de l’entretenir en utilisant les ressources de la ferme. Ces pratiques sont devenues de plus en plus fréquentes et clairement définies comme des compensations pour le travail ; et les revenus tirés de ces troupeaux gérés individuellement sont exclusivement affectés à des dépenses ou à des économies personnelles. Ces pratiques, qui indiquent un processus d’individualisation de certaines activités de production et de certains besoins de consommation, ainsi que la consolidation d’un pouvoir de négociation individuelle des membres de la famille, soulignent le fait que les exploitations familiales ne sont pas ces entités harmonieuses où tout le monde partage les même intérêts, élaborent les mêmes projets et ont les même besoins. Elles indiquent que les processus de marchandisation pénètrent également les rapports familiaux et en deviennent même une partie constitutive. Plusieurs exemples montrent en tout cas que les processus de marchandisation modifient les conditions d’accès au travail familial, en particulier des enfants. Les interviews font ressortir une prise de conscience croissante parmi les agriculteurs du rôle crucial que joue le travail familial dans la continuité des activités agricoles et montrent que sa disponibilité n’est plus considérée comme quelque chose qui va de soit.
46 L’ensemble de ces dynamiques montre ainsi que la restructuration de l’agriculture familiale dans la région que nous avons étudiée, n’est pas seulement une transformation des systèmes techniques et de production, mais qu’elle s’accompagne aussi une profonde transformation des systèmes de relations sociales sur lesquels repose l’activité agricole.
Une différenciation accrue de l’agriculture familiale
47 La réorganisation des systèmes de production et des stratégies de travail des exploitants familiaux entraîne de nouvelles dynamiques de différenciation sociale au sein de l’agriculture familiale. Les processus de restructuration des exploitations correspondent en effet à une série de ruptures dans les modèles de production et de reproduction de l’agriculture familiale :
- Rupture dans les conditions d’accès à la ressource foncière, avec fragilisation des droits à la terre basés sur la survie familiale et une reconstitution de ces droits en faveur de ceux qui peuvent l’utiliser comme capital productif ;
- Rupture dans les modèles de production et d’accumulation, qui se détournent de la monoculture céréalière ou des systèmes extensifs céréaliculture/élevage ;
- Rupture dans l’organisation du travail, dont le caractère familial se renforce nettement.
49 La réorganisation des droits à la terre en faveur de ceux qui peuvent l’utiliser comme capital productif indique en fait que la disposition de terre en soi opère de moins en moins comme facteur de différenciation et que cette dernière résulte de plus en plus de différences dans l’accès au capital et aux sources de financement. Ces dernières se traduisent d’ailleurs par une disparité de plus en plus nette des niveaux de productivité, avec des répercussions importantes sur les capacités de reproduction des exploitations. Les processus de différenciation résultent aussi des capacités inégales des ménages à s’assurer un accès continu au travail familial. Ils se traduisent dans trois dynamiques principales.
50 C’est tout d’abord la consolidation de l’exploitation familiale moyenne intensive, dont les modèles de production et d’accumulation se sont détournés des modèles céréaliers extensifs, caractéristiques des grandes exploitations basées sur le salariat. Dans ces exploitations, le passage à des modèles de production plus intensifs et diversifiés, imposé notamment par les conditions plus restrictives d’accès à la terre, et encouragé par les nouvelles opportunités de crédit, a renforcé la base familiale de l’organisation du travail. Le fonctionnement de ce modèle s’appuie aussi de plus en plus sur la pluriactivité familiale, rendue nécessaire par l’augmentation importante des coûts de production et la réduction des subventions.
51 Le deuxième aspect de la restructuration agricole est l’émergence d’un groupe de petits producteurs qui, grâce aux nouvelles opportunités de crédit et à l’irrigation, orientent de plus en plus leurs projets et leurs stratégies vers le développement d’unités de production marchande. Mais leurs efforts pour consolider leur position dans les rapports de production agricole et renforcer la part de l’agriculture dans la création des revenus familiaux se heurtent souvent aux carences des modèles de développement qui leur sont proposés (inadaptation), ce qui pose le problème de leur reproductibilité à moyen terme.
52 Enfin, les processus de recomposition sociale se manifestent dans une marginalisation croissante des petits exploitants les plus démunis, pour lesquels l’agriculture fait partie d’une stratégie de survie familiale basée sur la pluriactivité. Dans ce groupe les stratégies de survie, qui réduisent l’agriculture à des productions à faibles coûts et qui se basent de plus en plus sur le travail extérieur des membres de la famille, indiquent une sortie progressive de l’agriculture, mouvement qui risque d’être accéléré par la compétition de plus en plus serrée pour la terre.
53 L’ensemble de ces processus indique d’importants changements dans les positions sociales et économiques respectives des différents groupes d’agriculteurs, ainsi que dans leur relation à l’État et au développement agricole. Remettant en cause la possibilité d’utiliser la terre comme moyen de survie familiale et comme mécanisme de redistribution sociale, ces dynamiques redéfinissent en même temps le rôle de l’État dans le traitement des « coûts sociaux » des processus de libéralisation. Soulignons qu’une des réponses à la marginalisation des petits exploitants en survie familiale a été la mise en place d’actions de développement rural visant notamment la promotion de l’auto emploi par le biais du micro crédit.
Conclusion
54 Cette analyse des restructurations agricoles ne confirme donc pas la thèse de la « dépaysannisation » [Araghi, 1995], comme conséquence inéluctable des processus de libéralisation de L’analyse de la réorganisation des systèmes de production agricole et des stratégies de travail des ménages montre en effet, parallèlement à la marginalisation des systèmes de survie familiale, le renforcement de tout un groupe d’agriculteurs qui cherchent à se stabiliser dans des structures d’exploitation familiale moyenne, en déployant diverses stratégies qui leur permettent de saisir les opportunités nouvelles tout en minimisant leurs risques : diversification du système de production, réorientation de l’irrigation vers des productions moins soumises aux aléas du marché, développement d’un élevage intensif intégré au système de l’exploitation, renforcement de la pluriactivité familiale.
55 Au-delà des nouvelles dynamiques socioéconomiques qu’elle a permis d’identifier, la recherche menée à Zaghouan propose ainsi une nouvelle approche du changement agraire et des processus de différenciation sociale au sein de l’agriculture qui relie ces processus aux pratiques des acteurs sociaux et aux stratégies de reproduction sociale des ménages agricoles. Se démarquant aussi bien des approches linéaires du changement agraire, inspirées des théories de la modernisation ou du marxisme, que des théories de la paysannerie élaborées par des auteurs comme Chayanov [1966] ou de Mendras [1995], elle souligne le caractère contradictoire des processus de restructuration agricole et leurs effets différenciés. En s’appuyant sur les apports de la sociologie des acteurs, elle réinterroge aussi les catégories d’analyse de la sociologie rurale (paysannerie, exploitation familiale, travail familial) et réincorpore les stratégies d’acteurs dans l’analyse des changements structurels en agriculture.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
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[*]
Sociologue, Université Paris X, CNRS/LADYSS – agana@u-paris10.fr.
-
[1]
L’Imada est la plus petite unité administrative.
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[2]
Le système des habous est un système de dotations consistant à affecter des biens immobiliers à une œuvre pieuse ou d’utilité publique. Par cet acte, ces terres devenaient inaliénables et insaisissables. En tant que propriétaire éminent de la terre, le Bey disposait également du droit de constituer des habous. Les bénéficiaires de la fondation obtenaient aussi le droit de prélever des redevances sur les habitants des terres habouséees.
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[3]
On entend par marchandisation de la production agricole le processus par lequel les ressources nécessaires à l’activité agricole ainsi que ses produits sont transformés en biens marchands. La marchandisation implique par exemple que l’accès à la terre s’effectue de plus en plus par le biais de transactions marchandes, et de manière plus générale que les inputs et outputs agricoles sont de plus en plus mobilisés et valorisés à travers des mécanismes du marché. Les analyses en termes de marchandisation de l’agriculture attirent aussi l’attention sur le transfert de certaines tâches de production à des agences extérieures à l’exploitation, qui contribuent à réduire l’autonomie de décision des agriculteurs, transfert que certains auteurs appellent externalisation du procès de production agricole.
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[4]
Location de chaumes ou de parcelles en jachère pour le pâturage des animaux.