Notes
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[*]
Anthropologue, University of Illinois, et Centre d’études africaines, EHESS (Paris).
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[1]
L’appellation officielle contemporaine pour la Volta noire est Mouhoun. Cet article se rapportant à l’époque coloniale, les termes français sont utilisés par souci de clarté. Pour une description historique et une interprétation plus détaillées de la guerre du Bani-Volta, voir Saul, Royer [2001].
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[2]
Rapport du gouverneur général Van Vollenhoven à Monsieur le ministre des Colonies, 22 septembre 1917. ANSOM. 2 G 17/4.
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[3]
Rapport de l’administrateur en chef Vidal, 1er novembre 1916. ANSOM 15 G 201. Les pertes des combattants anticoloniaux sont difficiles à estimer, sans doute plusieurs dizaines de milliers de morts. Elles frappèrent surtout les hommes entre 18 et 35 ans et la structure démographique des populations villageoises s’en ressentit pendant de nombreuses années.
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[4]
Les maisons étaient constituées de groupes qui se pensaient comme des unités agnatiques, auxquelles s’agrégeaient des personnes libres, des personnes placées en gage, des enfants confiés par des maisons ruinées, et des esclaves.
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[5]
Ajustement est ici utilisé dans le sens donné à « accommodation » dans la littérature anglophone.
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[6]
On pense ici au modèle de « résistance primaire » proposé par Terence Ranger qu’il a lui-même critiqué [1968 ; 1986]. Cooper [1994] suggère que le concept de résistance limite notre compréhension de l’histoire coloniale africaine tandis que Ortner [1995], lui, voit encore quelque utilité.
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[7]
Les militaires français appelaient les attaques de villages fortifiés « guerre de tata » (« enceinte fortifiée »). Tata est considéré comme un terme bamana, la langue en usage dans l’armée coloniale, mais il semble être emprunté au wolof.
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[8]
ANSOM 4 D 64. Cette requête n’était en rien incongrue, l’Afrique ayant servi de champ d’expérimentation pour les premiers bombardements aériens qui furent conduits par les Italiens en 1911 lors de la bataille de Tripoli, suivis l’année d’après par les Français au Maroc. À défaut d’avions, les colonnes françaises dans le Bani-Volta firent un grand usage d’obus à la mélinite. Comme le bombardement aérien, les obus à la mélinite furent tout d’abord testés en Afrique, par Archinard lors de la conquête du Soudan en 1891, et par les Anglais à Omdurman en 1898.
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[9]
Vidal commente, dans son rapport sur « le tempérament même de nos administrés habitués à une existence réglée… des événements naturels qui les rend indifférents aux lois humaines… » et sur le « fanatisme violent, le mépris absolu de la mort […]. Des hommes en grand nombre, des vieillards, des femmes, des enfants, préféraient se faire tuer ou se laisser enfumer et griller dans les cases incendiées, plutôt que de se rendre […]. J’ai vu des femmes, des enfants s’enterrer vivants dans les caveaux de famille, un vieillard se pendre au-dessus du corps de son fils pour ne pas tomber entre nos mains. »
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[10]
L’étude des guerres coloniales, que l’un de ses premiers théoriciens, le colonel C.E. Callwell, appelait « small wars », s’est prolongée dans l’étude de la stratégie dite de « basse intensité » de la seconde moitié du xixe siècle, et connaît un regain d’intérêt aujourd’hui pour mieux comprendre les guerres qui opposent des protagonistes aux forces militaires très disparates, d’univers culturels différents.
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[11]
Un militaire français qui participa à la conquête de la région minyanka, au nord de Sikasso, note dans son journal que le « tata » d’un village invaincu « est couronné de sortes de cônes elliptiques allongés, surmontés chacun d’une boule de terre » [Frèrejean, 1996 : 124].
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[12]
Rapport du gouverneur général Van Vollenhoven à Monsieur le ministre des Colonies, 22 septembre 1917, op. cit. Il est intéressant de noter que ce rapport fut grandement influencé par Maurice Delafosse (alors chef du Bureau des affaires indigènes à Dakar), connu pour son approche culturaliste de l’histoire africaine. Devant l’ampleur de la guerre du Bani-Volta, Maurice Delafosse conseilla la création de la Haute-Volta en partageant le vaste HSN en deux colonies.
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[13]
Voir le très beau récit, en partie fiction, en partie chronique, « Crépuscule des dieux » de Nazi Boni [1962], et la remarquable ethnographie de J. Capron [1973] sur les Bwa.
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[14]
La popularité des protections magiques dans les guerres africaines montre qu’il ne faut pas réduire ces objets à une fonction de protection [Royer, 2002]. Dans la guerre civile qui déchire la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002, des groupes d’insurgés portent sur le front une protection contre les balles.
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[15]
Les « rebelles » sont fréquemment dénoncés dans la littérature coloniale comme « féticheurs » ou « sorciers ». Le succès de beaucoup d’entre eux était dû à leur charisme et à leur détermination et non à leur statut social ou religieux.
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[16]
« L’affaire des marabouts » débuta en 1914 avec la découverte, par un administrateur, d’un appel à la révolte émanant de centres musulmans du bassin de la Volta. Une campagne de répression extrêmement brutale s’ensuivit contre les dignitaires musulmans de la région, qui avaient pourtant adopté une politique d’« accommodation ». Ceux qui survécurent à la répression furent graciés en 1917 par manque de preuves et en reconnaissance de leur soutien aux Français en 1915-1916.
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[17]
Une exception fut la résistance armée des Lobi dans le sud-ouest du Burkina Faso. Dans les années trente, avec un regain dans les années quarante, une manifestation anticoloniale originale prit la forme d’un mouvement de conversion religieuse « sans révélation, ni révolution » [Comaroff, 1991 ; 1997], Des jeunes, provenant de la plupart des mêmes villages bwa et marka qui avaient pris les armes contre le régime colonial en 1915-1916, professèrent un intérêt soudain pour la religion catholique, mais une fois catéchumènes, ils refusèrent de payer l’impôt et de participer au travail forcé, et s’engagèrent dans des actions violentes contre les chefs de canton nommés par l’administration.
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[18]
Dans les quelques rares écrits contemporains en Jula décrivant les événements de 1915-1916, le terme « muruti », d’origine arabe (communication de Tal Tamari), qui signifie « révolte », est utilisé, bien qu’il ne semble pas l’avoir été à l’époque de la guerre de 1915-1916. Voir, par exemple, les brochures intitulées « Bonakaw ka muruti » (« La révolte des gens de Bona » et « Horonyakelew », Bobo-Dioulasso, Imprimerie de la Savanne, 1992 ; 1995). Dans cette dernière brochure, un chapitre, intitulé « Sanblaw ka muruti » (« La révolte des Sambla »), est consacré à la participation sambla à la guerre de 1915-1916, tandis que les conflits précoloniaux décrits dans les autres chapitres rentrent tous dans la catégorie « kele » (guerre).
1À la fin de la saison des pluies de l’année 1915, les représentants d’une ligue d’une douzaine de villages de la boucle de la Volta (Burkina-Faso [1]) se rassemblèrent autour de l’autel du culte de la terre du village de Bona, où ils prêtèrent serment de prendre les armes contre le pouvoir colonial et de ne les déposer qu’après son départ définitif. Ainsi débuta l’une des dernières et des plus meurtrières guerres coloniales de l’Afrique de l’Ouest. Après avoir mis en déroute les premières expéditions punitives, les combattants anticoloniaux repoussèrent, en décembre 1915, une colonne militaire qui comprenait des bataillons provenant de différentes colonies de l’Afrique occidentale française (AOF) renforcée par une unité d’artillerie. La guerre se propagea alors rapidement au-delà de la boucle de la Volta, à l’est dans le cercle de Ouagadougou, et à l’ouest jusqu’aux rives du fleuve Bani, dans les cercles de San, Koutiala et Bandiagara (Mali actuel). Le gouvernement de l’AOF mit sur pied une nouvelle colonne militaire d’une puissance de feu considérable qui se lança, en février 1916, dans une campagne de destruction systématique. Un mois plus tard, la colonne revint à Dédougou, sa base de départ, après avoir épuisé ses munitions dans l’attaque des villages fortifiés de la région. Malgré l’état de dévastation du pays, la population célébra le repli des troupes coloniales comme une victoire. En avril 1916, avec le renfort de nouveaux régiments et de nouvelles armes et munitions, deux colonnes opérèrent simultanément dans les régions de la Volta et de San, bombardant et pillant les villages sur leur chemin. Ce ne fut que vers la mi-septembre que le commandement français estima avoir éliminé toute opposition armée, bien qu’il dût maintenir ses troupes pendant plusieurs mois dans des postes militaires dispersés dans toute la région.
2La victoire de l’administration coloniale ne fut possible que grâce à la mobilisation des « effectifs les plus considérables et l’armement le plus puissant qui aient été employés jusqu’à ce jour en AOF [2] ». Environ 5 000 soldats prirent part aux colonnes, appuyés par la force de feu de six canons et de quatre unités de mitrailleuses. Le conflit engloba une population de 800 000 à 900 000 personnes comprenant une grande variété de populations, Marka, Bwa, Samo, Fulbe (Peul), Tusiã, Sambla, Minianka, Bobo, Lela, Nuna, et Winye (Ko). Les forces anticoloniales ne disposaient que d’arcs, de fusils à pierre, et d’un petit nombre de fusils à répétition périmés, dont une partie avait été achetée à des commerçants et le reste fabriqué sur place par les forgerons qui produisaient aussi les balles, la poudre, et les pointes de flèches. Un rapport officiel estima que, venant à la suite d’une série de soulèvements dans la colonie du Haut-Sénégal et Niger (HSN), ce « mouvement insurrectionnel faillit mettre en péril notre domination même dans toute l’étendue de la boucle du Niger [3] ».
3L’ampleur de cette guerre soulève un certain nombre de questions. En premier lieu, elle invite à un nouveau regard sur l’histoire et l’ethnographie de cette région. Quelles formes d’organisation sociale, culturelle et politique ont rendu possible la mobilisation de populations dépourvues d’institutions centralisées et comment ont-elles pu coexister ou s’articuler avec le régime colonial pendant une vingtaine d’années ? Par ailleurs, les interprétations divergentes des belligérants sur la nature du conflit posent le problème de la guerre coloniale. Comment la population a-t-elle pu être convaincue de la victoire ? L’une des difficultés majeures à rendre compte de la guerre du Bani-Volta est de dépasser un sens de l’inéluctable, fondé sur l’échec assuré de toute opposition armée au pouvoir colonial. Le déséquilibre énorme des forces militaires européennes et locales apparaît comme une caractéristique tellement incontournable de la rencontre coloniale qu’il est relayé dans un grand nombre de modèles historiques et anthropologiques, y compris ceux qui proposent d’inverser la perspective en mettant en avant « la vision des vaincus » plutôt que celle du vainqueur. Comme nous le verrons, cette transposition n’est pas une approche pertinente car, en 1915-1916, longtemps après la période de la conquête de la région, les gens du pays parlaient d’une guerre et non d’un mouvement de résistance ou d’une rébellion.
La politique de la guerre
4Quand le village marka de Bona engagea les hostilités en novembre 1915, l’administration était très mal préparée pour faire face à ce genre d’événement, non seulement militairement, mais aussi conceptuellement, même si ses agents professaient une profonde compréhension des sociétés placées sous leur commandement. À l’époque de la conquête, achevée en 1898, les Français, peu nombreux, s’étaient servis des chefs de maisons d’obédience musulmane, dont les principales activités étaient la guerre et le commerce, pour asseoir leur emprise sur la région (notamment des Fulbe de Barani et de Dokuy situés entre le Bani et la Volta, les Karantao dans l’est de la boucle de la Volta, et les Watara dans la région de Bobo-Dioulasso [4]). Les chefs de maison de guerre, s’estimant alliés des Français, firent valoir le maintien de leurs prérogatives par rapport à certaines communautés villageoises, c’est-à-dire par rapport à leurs habitants. Les Français, qui aspiraient à une mainmise totale sur le territoire et ses habitants, traduisirent à tort les revendications des chefs comme une ambition territoriale légitime, mais vaine, de la part de ceux qu’ils considéraient comme des auxiliaires. Cette interprétation erronée reposait sur une double méprise provenant, d’une part, de la méconnaissance des relations entre communautés musulmanes et non musulmanes et, d’autre part, des rapports historiques entre pouvoirs militaires et communautés villageoises.
5En dépit de différences considérables, les musulmans et la majorité non musulmane de la population ne constituaient pas deux secteurs indépendants de la société, une vue malheureusement perpétuée par les domaines de spécialisation universitaire. Ils faisaient partie d’un même ensemble régional construit par des échanges économiques et religieux, et par des alliances et rivalités entre maisons musulmanes et communautés locales. Les dignitaires musulmans jouaient le rôle d’émissaires, d’arbitres, de conseillers, de devins, et représentaient une source importante de protection mystique sous la forme de charmes et amulettes pour les non-musulmans. Des différentes maisons qui avaient mené des guerres dans la région avant de s’allier aux Français lors de la conquête, seuls les Karantao s’étaient engagés dans des jihad contre les populations locales, mais aussi contre des centres musulmans, suivant l’exemple de grands conquérants musulmans de l’Ouest africain du siècle dernier. L’entreprise guerrière des Karantao fut un échec et ils ne parvinrent pas à remettre en cause les relations complexes entre musulmans et non-musulmans.
6La deuxième grande méprise des Français porta sur la nature du pouvoir militaire. La conquête de la boucle de la Volta n’avait rencontré qu’une opposition dispersée et mal organisée. Jusqu’à la période de la première guerre mondiale, les actes de résistance passive ou violente, face aux exigences toujours plus nombreuses des nouveaux conquérants, ne semblaient pas capables de menacer le régime colonial qui avait subjugué le pays à l’aide d’anciens chefs de guerre ralliés aux Français, de commis administratifs corrompus, et de colonnes punitives incessantes. Dans les sociétés hiérarchisées, chefs et notables avaient tendance à adopter une politique de conciliation dans l’attente d’un changement de rapport de forces. Dans les sociétés du Bani-Volta, sans organisation politique centralisée, les chefs rituels, appelés masa par les populations mandé telles que les Marka et les Sambla, étaient ignorés des administrateurs coloniaux qui nommèrent des chefs de village. Les commandants de cercle pouvaient alors se féliciter dans des comptes rendus à leurs supérieurs de l’assentiment général de la population à l’occupation coloniale, à l’exception de quelques centres d’insoumission irréductibles, mais isolés.
7Pour les gens du pays, cette attitude de consentement apparent n’était, cependant, qu’une réponse temporaire à une nouvelle donne politique. Ils considéraient les Français comme des étrangers, puissants mais distants, et, comme ils l’avaient fait avec les conquérants du passé, ils s’inclinaient devant la « force » (fanga), mais ne renonçaient pas pour autant à leur indépendance et à leurs territoires. La population suivait en cela un code implicite de l’époque précoloniale régissant les rapports entre maisons de guerre et populations locales, qui supposait une certaine autonomie et des gestes réciproques périodiques aboutissant à une sorte de modus vivendi entre les deux parties. Les nouveaux conquérants ne devaient pas se comporter différemment des Fulbe et des Watara qui avaient montré peu d’empressement ou de succès à transformer le mode de vie des gens ou à s’engager dans du prosélytisme religieux. Cette divergence de vue radicale de l’autorité coloniale et de la population sur la nature des relations entre communautés villageoises et une puissance militaire supérieure forme la toile de fond de la guerre de 1915-1916. Cette situation semblait sans issue comme l’explique un orateur dans une réunion appelant à la guerre :
« Les Blancs sont venus chez nous ; nous les avons acceptés croyant qu’ils se comporteraient comme les Peuls [Fulbe], c’est-à-dire sans se mêler de nos affaires… Tout leur appartient désormais dans ce pays : nos biens, nos femmes, nos enfants, et nous-mêmes. Qu’est-ce qu’il nous reste encore ? Ils ridiculisent et même interdisent nos coutumes et les choses sacrées héritées de nos aïeux, les cicatrices, pour que nous ne reconnaissions plus nos enfants… ».
9Dans son rapport officiel sur « les causes de la révolte », l’administrateur en chef Vidal écrivait presque en miroir :
« Nos populations rurales… s’étonnent… de nos préoccupations multiples… Nos soucis constants d’ordre, de discipline, d’hygiène, l’application de nos principes de justice… sont pour elles une source de gêne constante ».
11Cette « gêne » était rejetée par la population comme un processus d’aliénation impitoyable. Plus de quinze ans après la conquête, l’administration française se trouvait toujours aussi peu indispensable aux yeux des Africains. Le lieutenant-gouverneur du HSN écrivait en 1916 que la région Bani-Volta était :
« peuplée de races frustres, dénuées de besoins… et chez lesquelles, malgré des efforts soutenus nous n’avons pas encore pu faire naître – à défaut de sympathie – des raisons d’intérêt susceptibles de nous les attacher [ANSOM 4 D 57] ».
13Tout en bouleversant la vie de tous les jours et la reproduction des communautés locales, le système colonial n’avait pas, jusqu’alors, réussi à impliquer la population dans sa vision culturelle et politique. Cependant, avec la période de la première guerre mondiale, de nouvelles exigences politiques et économiques, dont le recrutement forcé, donnèrent aux populations le sentiment paradoxal d’une perte imminente et absolue de toute autonomie et de fragilisation du régime colonial.
14Les deux grilles de lecture opposées, ajustement à une puissance militaire étrangère et assujettissement total exigeant de la population la loyauté de sujets envers une autorité légitime, éclairent d’autres épisodes de l’histoire coloniale en Afrique de l’Ouest [5]. Elle met en cause la distinction entre résistance armée à l’époque de la conquête coloniale, généralement perçue comme une réaction de rejet, sans véritable projet, et « rébellion », en référence aux mouvements de révolte une fois la conquête achevée [6]. Ceux qui sont restés dans l’histoire comme des héros de la lutte contre le conquérant européen, tel un Amadu Seku ou un Samori Ture au Soudan français, l’ont été contre leur volonté, malgré leurs tentatives de conciliation, l’expansion européenne ayant coupé court à leurs projets politiques. D’autre part, cette distinction ne rend pas compte de la perception locale des événements de 1915-1916. Elle rend équivoque la question de légitimité en laissant entendre que les populations africaines avaient abdiqué devant la conquête coloniale car elles se pensaient militairement vaincues. Comme le remarque un rapport portant sur l’ensemble des opérations militaires en AOF entre 1914 et 1918, « nous nous sommes toujours trouvés en face de populations qui prétendaient n’avoir jamais été soumises » [CHETOM 15 H 29].
15Les mouvements de résistance africains ont fait l’objet de typologies, toutes très similaires les unes aux autres, qui, comme tout exercice de classification, apportent un éclairage utile, mais ignorent ou transforment les mouvements qui ne correspondent pas aux modèles proposés conduisant ainsi à des conclusions très fragiles, telles que l’absence de mouvement anticolonial de grande ampleur en Afrique de l’Ouest. La « révolte de la Volta », quand elle est mentionnée, rentre dans la catégorie des soulèvements paysans, par opposition aux mouvements de masse (tels que le Maji-Maji au Tanganyika de 1905 à 1907, la guerre du Kongo-Wara en Afrique centrale de 1927 à 1932, ou l’insurrection Mau-Mau au Kenya de 1952 à 1956). La guerre de la Volta fut cependant comparable à ces mouvements, par le nombre de ses combattants et, malheureusement, de ses victimes. La question n’est pas de décider quelle fut la guerre anticoloniale la plus meurtrière, mais de remettre en cause l’utilisation systématique de termes tels que « rébellion » et « révolte » en les liant au rapport de forces militaire, une perspective qui n’est pas celle des populations locales.
La pratique de la guerre
16De même que les mouvements de résistance, la guerre a constitué un champ d’étude propice à l’établissement de typologies qui oscillent entre deux pôles, l’un nommé ici « guerre de proximité » (couramment appelée « petite guerre », « guerre primitive » ou « ritualisée ») et l’autre « guerre totale » (qui englobe la guerre de conquête et coloniale).
17Dans la région Bani-Volta, comme cela était aussi souvent le cas ailleurs en Afrique, les guerres de proximité opposaient deux villages peu éloignés, en période de saison sèche, toujours à l’extérieur du village attaqué, et sans intention d’y pénétrer. Elles étaient l’occasion pour les hommes jeunes de se faire un nom, et s’achevaient après un jour ou deux, souvent suite à la capture ou la mort de quelques individus. Les affrontements étaient donc limités dans le temps et dans l’espace, et évoluaient selon des règles prescrites d’avance. Les assaillants étant toujours victorieux, les victoires et les défaites étaient temporaires, et les conflits pouvaient aussi bien se régler après un an ou deux, que se perpétuer pendant de nombreuses années avant qu’un accord y mette fin. On peut se demander s’il s’agit là de guerre ou de vendetta, si l’on accepte la proposition, par ailleurs contestable, que la première est une recherche de suprématie et produit du changement et la deuxième prend la forme d’un rapport d’échange qui se perpétue en transformant l’offensé en offenseur, et vice-versa. Il semblerait qu’il s’agisse plutôt d’une dynamique de tension dont tiraient profit les individus et les groupes.
18Ces conflits localisés et périodiques étaient fort différents des guerres prédatrices ou de conquête menées par des chefs de guerre africains précoloniaux, puis par les Européens. Des alliances intervillageoises dont le but était strictement militaire avaient à leur tête des maisons de guerre résidant dans ce que l’on pourrait appeler des « villages forts ». Ces villages formaient de véritables forteresses, entourées de murailles crénelées ou protégées par des murs aveugles reliant les maisons entre elles dont les ouvertures étaient tournées vers l’intérieur. Un village fort pouvait menacer, ou même attaquer des villages clients mais, à moins d’une résistance obstinée, il était dans son intérêt de respecter les villages qui participaient à la force d’ensemble de sa ligue. La perspective des villages alliés à un village fort n’était donc pas celle de vaincus qui auraient offert une reddition sans conditions, mais celle de partenaires qui, bien que militairement faibles, conservaient une relative autonomie politique.
19En 1915, les combattants anticoloniaux avaient opté pour une « guerre de tata », comme dans le passé, car l’architecture des villages n’avait pas changé [7]. Ils imposèrent leur stratégie aux militaires français en étalant la guerre dans le temps et dans l’espace : pas de batailles en terrain découvert mais dans des villages fortifiés qu’ils choisissaient par avance, des chocs frontaux de préférence à des actions de guérilla. Au contraire du mode de guerre européen, cette stratégie ne cherchait pas à engager toutes les forces disponibles dans des batailles décisives mais marquait une préférence pour une guerre prolongée. Sans canon, le grand instrument de la conquête française, les tata les plus importants étaient des forteresses quasi inexpugnables. Un pilonnage intensif ouvrait des brèches dans lesquelles les tirailleurs s’élançaient à l’assaut. Les assiégés résistaient le plus longtemps possible, forçant l’assaillant à gaspiller autant de munitions que possible et, la nuit venue, s’échappaient par petits groupes pour se concentrer dans un autre village pendant que les tirailleurs détruisaient le village abandonné. La colonne partait alors attaquer le village où s’étaient concentrées les forces anticoloniales pendant que les villages laissés derrière étaient reconstruits par la population dont toutes les catégories furent mises à contribution dans l’effort de guerre. Le transport de bois, d’eau et de terre pour la reconstruction des fortifications et des maisons en pisé, ainsi que de vivres et de bétail sur de grandes distances, était généralement confié aux femmes et aux enfants qui jouèrent aussi un rôle central dans la propagande et les renseignements.
20Le mouvement d’un village à un autre fut une des clés de la réussite des combattants anticoloniaux. Après les premières défaites des troupes coloniales, et face à la stratégie déployée par l’ennemi, le lieutenant-gouverneur du HSN, sachant que les colonnes allaient manquer rapidement de munitions, demanda « des moyens modernes de destruction… et surtout un aéroplane, qui tout en impressionnant très fort les rebelles, causeraient des dégâts tels qu’ils abandonneraient leurs villages sans attendre l’assaut [8] ». Cette volonté de violence sans limite n’était pas en contradiction avec « la mission civilisatrice », qui servait de justification à l’action coloniale car elle était provoquée par la nature même de l’ennemi [9].
21L’option de guerre totale retenue par l’administration était caractéristique des guerres coloniales : destruction méthodique des villages, dévastation et pillage des réserves de nourriture et des récoltes, et utilisation des femmes et des enfants comme otages. Un autre trait distinctif des guerres coloniales était la supériorité numérique des combattants anticoloniaux opposée à la supériorité des armes des troupes coloniales. La guerre débuta par une déclaration au village de Bona mais connut une fin étalée, la défaite totale de l’un des belligérants, emblématique des guerres coloniales, ne rendant pas nécessaire une capitulation officielle. La guerre du Bani-Volta opposait deux systèmes socioéconomiques, culturels et politiques étrangers l’un à l’autre, mais les combattants anticoloniaux ne concevaient pas la guerre selon les capacités militaires ou l’organisation politique et culturelle des adversaires [10]. Même la conquête française a été interprétée par les acteurs locaux comme un catalyseur qui a réorganisé localement les rapports de pouvoir. Le conflit de 1915-1916, qui donna l’occasion de renouveler ou renier des alliances passées, est évoqué dans la tradition orale comme une guerre entre deux adversaires indépendants. Dans le pays marka où le mouvement a débuté, et dans beaucoup de communautés de la boucle de la Volta, on se rappelle ce conflit sous le nom de « Bona Kele », c’est-à-dire la guerre de Bona. Dans les langues vernaculaires « guerre » est souvent le même mot que « arc » (en langue Bwa « hyen », en Nuna « twa », en Bobo « kun », en Sambla « kaa », en Samo « zia »).
22La notion de rébellion n’existait pas car, quelles que fussent les disparités technologiques entre protagonistes, les ennemis (ou alliés) n’étaient jamais considérés comme supérieurs, tant sur un plan moral que militaire, une domination militaire pouvant toujours être remise en cause ou expliquée par des facteurs d’ordre mystique. La conquête militaire fulgurante des Européens imposa l’image d’un adversaire irrésistible mais dont la suprématie était momentanée et ne pouvait se transformer en une relation durable d’assujettissement. Le succès, la connaissance, et le pouvoir des entités supranaturelles étant perçus comme étroitement imbriqués, la présence française, avec toutes ses abominations, était interprétée selon un ordre moral menacé qu’il fallait rétablir. Les premières victoires de 1915 avaient confirmé les augures et rituels sacrificiels conduits pendant les préparatifs de la guerre qui avaient prédit que la « force » allait changer de camp. Les célébrations qui suivaient les victoires étaient autant d’occasions de confirmer le nouveau rapport de forces. Les effets personnels et le matériel militaire abandonnés par les troupes coloniales étaient exhibés dans le plus grand nombre de villages possible dans le but de détruire définitivement l’aura d’invulnérabilité attribuée aux Français. La mort et les blessures d’officiers français furent présentées, hors de toute proportion, comme de grandes victoires qui se transformaient, la distance aidant, en rumeurs généralisées sur la mort ou le départ de tous les Français.
23La dimension mystique en tant que partie intégrante de la guerre ressort clairement dans les quelques témoignages de combats ayant eu lieu dans les années précédant l’occupation coloniale. L’attaque de villages fortifiés était une entreprise extrêmement périlleuse, non seulement pour des questions d’ordre tactique mais pour des raisons moins tangibles, prenant la forme de pouvoirs occultes, qui insufflaient une véritable terreur aux assaillants. En 1890, le capitaine Quiquandon, détaché auprès du chef Tieba à Sikasso dans le sud-est du Mali encore indépendant, avait assisté à l’attaque du village de Kinian. Celle-ci s’interrompit brusquement quand Kouroumina, le faama (chef) de Kinian, apparut dans une brèche de la muraille entourant le village afin d’encourager ses soldats. Quiquandon rapporta « une barrière de crainte à renverser chez les sofas (soldats), un charme à briser… Un village de faama ne se prend pas comme cela, me disaient-ils ; on ne sait jamais ce qu’il y a dans un village comme cela ; Kouroumina a de forts gris-gris [11]… » [Quiquandon, 1891 : 4679.] En 1898, les Français attaquèrent Sikasso, alors sous le commandement de Babemba, un frère de Tieba. Considéré comme le plus grand fait d’armes de la conquête de l’Afrique de l’Ouest, l’assaut ne fut lancé qu’après des journées de bombardement intensif. Arrivés au pied de la résidence de Babemba, les tirailleurs furent saisis de peur alors que toute résistance avait cessé. Le bombardement dut reprendre durant une heure et demie avant que les tirailleurs n’acceptent de lancer l’assaut. Selon les traditions locales, la prise de la forteresse ne fut possible que parce qu’un homme de l’entourage de Babemba était passé à l’ennemi. Les barrières d’ordre mystique brisées par la trahison étaient une explication populaire pour la chute de centres militaires importants.
24Le décalage entre les visions locale et coloniale de la guerre n’empêcha pas le respect et même l’admiration des officiers français envers la valeur et la stratégie de ceux qu’ils combattaient. La perspective française sur la nature du conflit de 1915-1916 évolua rapidement entre l’annonce d’une « insurrection » dans une des régions considérées les plus « primitives » de l’AOF, et la prise de conscience que les opérations allaient nécessiter la mobilisation de toutes les troupes et moyens logistiques disponibles dans le cadre d’une campagne militaire prolongée. Les premiers officiers français envoyés sur place se réjouissaient d’une opportunité d’avancement dûment gagné après quelques victoires écrasantes qui mettraient rapidement fin au mouvement. Ce n’était pour eux qu’une de ces innombrables colonnes de répression, dont le succès reposait sur une ou deux batailles décisives et qui prenaient le nom de « tournée de police » car, selon le gouvernement français, il n’y avait plus de guerre depuis la conquête coloniale. Mais l’ampleur des événements et les dépenses financières qu’ils occasionnèrent provoquèrent un échange de vues au plus haut niveau entre le gouverneur général de l’AOF, Marie-François Clozel, et le ministre des Colonies, Gaston Doumergue, sur la nature même du conflit. S’il s’agissait d’une guerre, le Gouvernement français devait en assumer la charge financière. Si, au contraire, il ne s’agissait que d’une menace à l’ordre public, les dépenses devaient être retenues sur le budget du gouvernement de l’AOF. Dès mars 1916, Clozel présenta le conflit comme une guerre, dont il rejetait l’origine sur le recrutement militaire forcé (« l’impôt du sang ») destiné au front européen, évitant ainsi des critiques éventuelles envers son administration. De Paris, Doumergue lui objecta qu’« il ne s’agissait nullement d’opérations de guerre, mettant en cause le principe de souveraineté, mais bien d’opérations de simple police, dans une région conquise depuis longtemps… » [F. M. Série Affaires politiques. Carton 2801/6]. Les deux parties admettaient le postulat, bien connu depuis Clausewitz, de la guerre confrontant deux communautés politiques se pensant en tant que telles, plaçant implicitement le loyalisme des populations africaines et la légitimité de la présence française au centre du débat. Mais l’entité politique de l’ennemi demeurait un mystère pour l’administration.
Guerre et société
25La vision coloniale de la région Bani-Volta habitée par des sociétés villageoises autonomes rattachées par le seul lien de l’appartenance ethnique semblait exclure la possibilité d’un mouvement de grande échelle comme celui de 1915-1916. En absorbant, en éliminant ou en négligeant les acteurs politiques régionaux les plus importants, les militaires français, et les civils qui leur succédèrent, construisirent une image de sociétés « anarchiques », démunies d’organisation politique centralisée, qui posaient, certes, des problèmes d’administration mais qui ne pouvaient pas présenter une menace d’ordre militaire. Les administrateurs, incapables de sortir d’un cadre ethnique ou villageois, n’étaient pas en mesure de soupçonner des structures sous-jacentes rendant possible la mise en place de coordinations intervillageoises. À la grande surprise du gouverneur général, les frontières ethniques et linguistiques ne constituèrent pas un obstacle à l’expansion du mouvement anticolonial :
« Cette rébellion… eut l’aspect d’une guerre populaire, presque nationale… La volonté de se débarrasser de notre joug amena une coordination d’efforts que personne n’aurait crue possible entre des groupements n’ayant les uns avec les autres aucun lien politique, ni ethnique, ni religieux [12]. »
27Cette vision ethnique d’une masse africaine, autrement indifférenciée, a longtemps servi de schème opératoire dans la tradition ethnologique euro-américaine.
28L’opposition armée au colonisateur en Afrique a fait l’objet d’un grand nombre d’articles et de mémoires – plus rarement de livres – fréquemment intitulés « La révolte ou rébellion de… » suivi du nom d’un leader ou d’un groupe ethnique. La guerre de 1915-1916 est devenue « la révolte des Bwa » (ou des Bobo, comme ils étaient aussi appelés) car les premières descriptions et analyses notables sur cette guerre font partie d’ouvrages portant sur les Bwa [13]. Cependant, si les communautés bwa ont particulièrement souffert de cette guerre, ce n’est pas en tant que bwa. Le mouvement n’a pas été initié par des Bwa, et des communautés bwa se sont rangées du côté des forces coloniales. L’adhésion au mouvement n’était pas liée à une quelconque affiliation ethnique – les frontières culturelles et linguistiques ne formant pas, alors, un réceptacle politique pour l’organisation d’un mouvement – mais reflétait l’appartenance à des groupes et à des réseaux formés par des liens de parenté, de résidence, ou d’alliance entre villages ou quartiers de villages. Il n’était pas rare de s’opposer à un village voisin parlant la même langue et de s’allier, souvent par le biais de cultes religieux, à des villages éloignés parlant une langue étrangère. Lignages, quartiers, centres militaires et économiques, et non l’identité ethnique, constituaient les principaux opérateurs sociaux.
29Deux formes distinctes de relations intervillageoises permirent l’expansion de la guerre dans les communautés où les autorités de la région de Bona n’avaient pas d’influence directe. La première était constituée par des confédérations territoriales qui étaient fondées sur l’histoire du peuplement en concédant la séniorité rituelle au premier village fondé dans la région. Le « village-mère » abritait l’autel original du culte de la terre, appelé Suru chez les Marka, placé sous la responsabilité du chef de terre dénommé masa. Dans la région de la Volta, le masa est essentiellement une figure rituelle, opposée au pouvoir guerrier, et dont l’autorité repose sur des pouvoirs associés à la fertilité. Des alliances intervillageoises d’un tout autre type, que nous avons déjà abordées, avaient un but strictement militaire avec à leur tête des maisons de guerre résidant dans des « villages forts ». Dans la période précédant la conquête coloniale, les conflits armés étaient souvent la manifestation d’une reconfiguration de rapports de forces entre des pouvoirs anciennement, ou nouvellement, en place. Des chefs de guerre déclenchaient les hostilités, opérant un réalignement des oppositions locales pour aboutir à la formation de nouvelles alliances. Dans une série d’études sur la guerre dans les sociétés burkinabées, prenant pour exemples la guerre de 1915-1916 et la conquête coloniale de la société mooga du Yatenga [1993 ; 1999], M. Izard suggère qu’en cas d’agression extérieure, le « territoire villageois » devenait subordonné à un « territoire intercommunautaire » constitué par une alliance régionale de communautés villageoises. Il est important de remarquer que, si la pratique de la guerre impose un temps de la guerre, dont les débuts et la fin sont marqués par divers rituels et cérémonies, les alliances villageoises qui se manifestent en temps de guerre ne surgissent pas seulement par nécessité, mais participent à la construction d’un espace régional en temps de paix.
30Pour simplifier un système complexe de relations intervillageoises, on peut se représenter des villages érigés en centres militaires qui tissaient des réseaux de villages clients, lesquels se superposaient aux confédérations territoriales fondées sur l’antériorité du peuplement et les réseaux de cultes de la terre. Les villages marka qui prirent l’initiative de la révolte en 1915 appartenaient à une même coalition politique et militaire, qui, sous la direction de Bona, avait joué un rôle prédominant, avant la colonisation, dans la lutte contre les Karantao musulmans de Wahabu et leurs alliés Zaberma. Parmi ces villages, Bona, Datomo, Tunu et Yankaso étaient rituellement subordonnés au Suru du village de Banu mais les autres villages étaient subordonnés au Suru du village de Danguna. Une des grandes réussites des chefs anticoloniaux fut d’articuler les deux espaces rituels et militaires, leur permettant ainsi de rassembler, en un temps très bref, de 15 000 à 20 000 guerriers, même au plus fort du conflit quand les engagements se succédaient à un ou deux jours d’intervalle.
31Outre les alliances autour de villages forts, des alliances très larges, mais temporaires, pouvaient se bâtir sur la base d’un projet spécifique. Si la guerre peut s’organiser à partir d’entités culturelles, politiques, économiques ou militaires préalables, elle peut aussi les créer. Ainsi, en 1897, le commandant Destenave, un des conquérants de la région, suspecta les Samo, les Moose du Yatenga, et les Bwa « d’organiser une sorte de ligue pour résister à notre autorité » et d’avoir même envoyé des émissaires chez les Dogon. Les historiens de la région [Kambou-Ferrand, 1984 : 189 ; Hubbell, 1997 : 72-4], pour des raisons opposées, se montrent très sceptiques quant à l’existence d’une telle coalition interethnique, et sont d’avis que les chefs alliés aux Français avaient inventé ce vaste complot afin de justifier une répression militaire accrue. Mais, si l’on s’éloigne d’un modèle ethnique, il n’y a pas de raison de douter de l’existence d’une coordination régionale, qui n’était pas fondée sur des alliances entre groupes ethniques, mais sur un projet politique impliquant divers secteurs de la population, dans un but précis, et donc limité dans le temps. Dans l’histoire de la boucle de la Volta, on retrouve fréquemment ce type de coalition régionale, comportant des populations d’origines ethniques variées, par exemple dans la lutte contre les jihad des Karantao au xixe siècle, ou plus au sud dans la région de Bobo-Dioulasso et de Banfora contre les raids des armées de Sikasso. La « sorte de ligue » entrevue par Destenave correspond exactement à l’entente organisée par les chefs anticoloniaux de 1915-1916, qui avaient d’ailleurs envoyé des émissaires jusqu’à Sofara dans le cercle de Bandiagara, aux confins du pays dogon.
32Le rôle essentiel des alliances intervillageoises dans la guerre de 1915-1916 ne suppose pas le village comme un ensemble homogène. De même que le groupe ethnique ne représentait pas une entité naturelle, la communauté villageoise ne formait pas une entité sociologique élémentaire. Les villages étaient, et sont toujours, divisés en quartiers (sokala en jula), eux-mêmes divisés en sous-quartiers, formés par des groupes, pensés comme des unités agnatiques, qui ont migré ensemble, auxquels se sont agrégés par la suite (de gré ou de force) d’autres migrants. Ces ensembles sont appelés « maisons » dans la plupart des langues de cette région. Les décisions villageoises étaient prises par consensus par les représentants de chaque maison. Cependant, une absence de consensus n’était pas sans offrir des possibilités dans l’éventualité d’une menace extérieure. Elle pouvait être une excuse pour prolonger des négociations, ou pouvait servir une stratégie de duplicité selon laquelle une partie du village adoptait une position conciliatrice et l’autre une attitude agressive. Vers la fin de la guerre de 1915-1916, à l’approche d’une colonne militaire, un groupe de villageois était souvent maintenu à l’écart, prêt à intervenir si l’engagement ne tournait pas en leur faveur, afin d’essayer de sauver ce qui pouvait l’être, en faisant porter toutes les responsabilités sur le groupe de combattants qui s’enfuyait vers un autre village. Inversement, un groupe pouvait accueillir la colonne en présentant sa soumission pour éviter l’attaque du village, alors qu’à l’intérieur des murs les hommes en armes étaient prêts à attaquer la colonne une fois passé le village. En cas d’échec, les représentants villageois incriminaient les divisions au sein de la communauté pour expliquer leur attitude.
33Les communautés villageoises absorbaient aussi des corporations et des groupes professionnels, y compris des bandes de guerriers et d’aventuriers, auxquels s’ajoutaient des captifs et des esclaves, qui vivaient de brigandages et de rackets, et du pillage des caravanes de commerçants. Des opportunités de se sédentariser se présentaient occasionnellement – installation d’un groupe auprès d’un homme fort, ou invitation pour organiser la défense d’un village – et donc d’adopter un mode de vie paysan, de s’adonner à l’agriculture, de prendre des épouses dans le village, de suivre les coutumes locales, et de fonder une maison. Les rituels d’initiation, les sociétés religieuses et les complexes de masques spectaculaires (qui ont fait la renommée des sociétés de l’Ouest Volta), qui régulaient la vie adulte, n’étaient pas étrangers au domaine guerrier. L’institution dont la dimension militaire était la plus évidente était le système de classes d’âge. Chez les Marka, les hommes en âge de combattre, les kambele, apprenaient la solidarité et la pratique de la guerre. Ils jouèrent un rôle majeur dans les premiers succès des combattants anticoloniaux.
34La réactivation des liens intervillageois, dont le principe avait survécu à l’occupation coloniale, ne fut possible que sous l’impulsion de personnalités charismatiques. L’image populaire et médiatique de sociétés « tribales » offrant une opposition désordonnée et même suicidaire aux troupes coloniales est à l’opposé de ce que fut la guerre de 1915-1916. Les principaux acteurs qui exhortèrent la population à déclencher la guerre s’étaient engagés dans un long travail de préparation, étant pleinement conscients du rapport de forces inégal et des risques qu’ils encouraient. Ils savaient aussi que les combattants, dont la principale activité économique était l’agriculture, se battraient aussi longtemps qu’ils auraient confiance dans leur maîtrise de l’art de la guerre et dans la protection de leurs puissances tutélaires.
35Le principal instigateur des préparatifs de guerre fut Yisu Kote, du village de Bona. Il a laissé l’image d’un homme infatigable allant de village en village pour inciter la population à prendre les armes. Il portait sur lui les attributs des kambele, la classe d’âge des guerriers marka : un sifflet, et deux cordes (dafu), l’une enroulée autour de la tête, et l’autre accrochée au cou. Le dafu devint l’emblème du mouvement porté par tous les combattants, indépendamment de leur affiliation ethnique, qui reconnaissaient la prééminence militaire et rituelle du commandement de la région de Bona. En dehors de l’espace culturel marka, le dafu donna lieu à un glissement d’interprétation qui le transforma en un objet de pouvoir faisant revenir à la vie les guerriers tués par les balles ennemies [14]. Les démarches de Yisu étaient appuyées par le prestige d’un autel qu’il avait hérité en ligne agnatique de son grand-père Dwan, un chef de guerre qui avait joué un rôle prépondérant dans la lutte contre les jihad des Karantao. Cet autel appartenait à une catégorie de culte connue sous le nom générique de ku (« queue ») en Jula, kwo en Marka. Il consistait en une poche de cuir en forme de queue d’animal renfermant divers objets et substances tels que racines, branches et os. Dénommé « le féticheur de Bona » dans les rapports de l’administration coloniale, Yisu ne détenait cependant de charges précises ni dans les institutions villageoises ni dans l’alliance dont son village faisait partie [15], mais il fut secondé par son cousin, Yike Kote, dont la charge prestigieuse de peren-kie, chef des kambele, lui permit de rallier l’ancienne alliance militaire de Bona dans une déclaration de guerre contre « l’homme blanc ».
36Malgré son rôle essentiel d’inspirateur, la guerre ne fut pas identifiée à Yisu Kote, comme ce fut le cas d’autres mouvements anticoloniaux africains habituellement associés à un personnage devenu légendaire. L’extension de la guerre ne fut possible que grâce aux nombreux notables locaux qui reconnurent l’autorité des quelques grands chefs qui se partagèrent l’organisation militaire du territoire. À l’ouest de la boucle de la Volta, l’important village de Sanaba, qui avait reçu la visite de Yisu Kote en 1915, devint le représentant de Bona dans la région de San. Une partie des prises de guerre de cette région allait à Sanaba, qui en dirigeait à son tour quelques-unes sur Bona. Mais en mars 1916, El Hajj Adama Dembele, un notable musulman habitant le village de Kula (Mali), reconnut l’autorité de Dasa, l’émissaire des chefs marka de la région de Bona, et reçut sous son commandement toute la partie septentrionale de la région située entre la Volta et le Bani – le nord du cercle de San et le sud du cercle de Bandiagara. El Hajj Adama Dembele envoya alors des présents aux chefs non musulmans de Bona et de Sanaba qui lui demandèrent d’adopter le port du dafu. Dasa, lui-même, dirigea les opérations de la partie sud du cercle de San et de la région à l’ouest de la Volta. À l’est de la boucle de la Volta, dans le pays Gurunsi, le mouvement fut organisé par les représentants marka, Dawule et Lasana. À leurs côtés émergea une figure gurunsi devenue mythique, Yombie, qui avait passé de nombreuses années comme sofa de statut servile dans la maison d’un naaba mooga qui partageait son temps entre occupations guerrières et commerçantes. Yombie, comme quelques-uns de ses mentors marka, cultivait une certaine ambiguïté religieuse entre islam et pratiques locales qui ajoutait à son aura de mystère et à ses pouvoirs.
37Les positions religieuses équivoques de quelques chefs de guerre, et la subordination de musulmans aux cultes « païens » de Bona se fondaient sur une longue histoire d’échanges et de conflits, ignorée dans les rapports de l’administration coloniale qui décrivent la guerre de 1915-1916 comme une « révolte fétichiste ». L’assemblage composite d’itinéraires personnels que comprenait ce leadership – membre des peren-kie dans le pays marka, dignitaire musulman isolé au sein d’une population observant des pratiques religieuses locales, sofa qui retrouve sa liberté – ne reflétait donc pas une réaction de solidarité originale de divers secteurs de la société africaine face à un ennemi commun. On retrouve d’ailleurs les mêmes parcours dans les biographies des grands chefs de guerre précoloniaux de la région. Ce qui était nouveau était la reconnaissance par tous les combattants de l’autorité d’un groupe de chefs de guerre symbolisée par le dafu et sanctionnée par l’envoi à Bona d’animaux sacrificiels et de parts symboliques du butin en cas de victoire. En contrepartie, les chefs locaux recevaient des dons et des objets sacrés liés aux autels de culte de Bona. Bien que des cultes religieux aient souvent été au centre d’échanges régionaux, une organisation hiérarchique reliant des chefs locaux à travers un vaste territoire ne semble pas avoir existé à l’époque précédant la conquête coloniale (mais sa possibilité même nous oblige à porter un regard critique sur les travaux ethnographiques et historiques de ces sociétés).
38Si cette organisation spatiale et hiérarchique procédait en partie d’une logique culturelle et politique préexistante, elle était aussi une création originale, et, au-delà, une réponse aux opportunités et contraintes offertes par l’administration coloniale. Ainsi, pour les chefs anticoloniaux, « l’affaire des marabouts », qui précéda de quelques mois la déclaration de guerre du village de Bona, en opposant leur vieil ennemi, les musulmans Karantao, à leur nouvel ennemi, les Français, leur offrit l’opportunité de supplanter les deux à la fois [16]. Leurs aspirations n’étaient pas uniquement tournées vers le passé et vers la reconstitution de structures politiques inopérantes. Quelques-uns des chefs les plus importants paraissaient même avoir repris des éléments du langage hégémonique de l’administration coloniale. Les chefs de guerre de la région de Bona déclarèrent, par exemple, qu’après la victoire ils remplaceraient les Français et qu’ils imposeraient des taxes, et Yombie proclama qu’il irait s’installer à Ouagadougou, chef-lieu de cercle et siège du Mogho Naba, considéré par les Français comme « l’empereur des Mossi ».
Retour sur l’événement
39La guerre du Bani-Volta constitua l’épilogue de la période de la conquête militaire mais l’échec des combattants anticoloniaux ne fut pas un retour au statu quo. Suite à la dévastation de 1916, une nouvelle guerre était inconcevable et matériellement impossible. Les différentes formes de résistance à venir, politiques, économiques, culturelles et religieuses, ne purent être organisées qu’à partir des institutions coloniales [17]. L’évocation locale du conflit est ambiguë, le coût humain ayant éclipsé de la mémoire collective les espoirs sur lesquels avait été fondée cette entreprise. Quelques descendants de grands chefs de la guerre de 1915-1916 trahissent une fierté discrète, et beaucoup saluent le courage de ceux qui se sont battus contre « le Blanc ». Mais le sentiment qui prévaut est celui d’une erreur tragique aux proportions catastrophiques, au point qu’il n’est pas rare de constater un certain mépris envers des ancêtres qui n’auraient pas compris le sens de l’histoire, niant ainsi toute valeur d’événement au conflit [18]. Les deux attitudes, le comportement des combattants anticoloniaux sûrs de leur victoire et la condamnation de leurs descendants, peuvent être expliquées par une même interprétation de l’action et de l’initiative humaine qui privilégie l’efficacité. Une appréhension du monde renforcée par une conception du progrès qui honore l’ambition et le succès personnel, et ne laisse que peu de place à la nostalgie et à la sublimation du martyre.
40Pour les combattants anticoloniaux, le motif de la guerre était clair : repousser l’étranger européen hors de chez eux. La question ne se posait pas dans le camp colonial où l’on débattit longtemps des raisons du conflit, réaction au recrutement, attitude répressive des administrateurs locaux, politique indigène erronée, etc. Dans les ouvrages d’histoire, la guerre du Bani-Volta n’est mentionnée que comme réaction au recrutement militaire sur fond de mécontentement généralisé et de soulèvements contre le pouvoir colonial. Les conflits armés avaient touché une grande partie de l’AOF, depuis le Borgu (Nord Bénin) jusqu’au Beledugu (Mali) et une partie du Sahel. La résistance au recrutement forcé, extrêmement pénible pour les populations, fut parfois l’occasion du déclenchement des hostilités (dans le Bani-Volta et le Beledugu par exemple). Mais dans tous les cas, ce fut la perception de l’affaiblissement du contrôle de l’administration française à l’approche de la première guerre mondiale, déjà précaire et sporadique, qui fit espérer une fin imminente du régime colonial. Aux yeux des populations locales, les campagnes de recrutement militaire forcé témoignaient de la perte de contrôle de l’administration.
41Pour l’administration coloniale, l’ère nouvelle introduite par la guerre du Bani-Volta permit l’abandon des différentes politiques indigènes telles que la « politique des races » et la politique de « l’apprivoisement ». En théorie destinés à libérer les populations africaines du joug féodal traditionnel et à les assimiler progressivement dans le monde moderne tout en respectant les cultures locales, ces programmes étaient dans la pratique des instruments de contrôle politique. Les dévastations et le traumatisme de la guerre dispensèrent le régime colonial de tout besoin de légitimité, effaçant du même coup la pertinence de politiques indigènes en faveur de programmes de « mise en valeur » économique.
Bibliographie
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Archives
- ANSOM : Archives nationales section Outre-mer.
- CHETOM : Centre d’histoire et d’étude des territoires d’Outre-mer.
- FM : Fonds ministériel.
Mots-clés éditeurs : culture militaire, guerre coloniale, dynamiques sociales, Burkina-Faso, Mali, résistance
Date de mise en ligne : 01/01/2011.
https://doi.org/10.3917/autr.026.0035Notes
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[*]
Anthropologue, University of Illinois, et Centre d’études africaines, EHESS (Paris).
-
[1]
L’appellation officielle contemporaine pour la Volta noire est Mouhoun. Cet article se rapportant à l’époque coloniale, les termes français sont utilisés par souci de clarté. Pour une description historique et une interprétation plus détaillées de la guerre du Bani-Volta, voir Saul, Royer [2001].
-
[2]
Rapport du gouverneur général Van Vollenhoven à Monsieur le ministre des Colonies, 22 septembre 1917. ANSOM. 2 G 17/4.
-
[3]
Rapport de l’administrateur en chef Vidal, 1er novembre 1916. ANSOM 15 G 201. Les pertes des combattants anticoloniaux sont difficiles à estimer, sans doute plusieurs dizaines de milliers de morts. Elles frappèrent surtout les hommes entre 18 et 35 ans et la structure démographique des populations villageoises s’en ressentit pendant de nombreuses années.
-
[4]
Les maisons étaient constituées de groupes qui se pensaient comme des unités agnatiques, auxquelles s’agrégeaient des personnes libres, des personnes placées en gage, des enfants confiés par des maisons ruinées, et des esclaves.
-
[5]
Ajustement est ici utilisé dans le sens donné à « accommodation » dans la littérature anglophone.
-
[6]
On pense ici au modèle de « résistance primaire » proposé par Terence Ranger qu’il a lui-même critiqué [1968 ; 1986]. Cooper [1994] suggère que le concept de résistance limite notre compréhension de l’histoire coloniale africaine tandis que Ortner [1995], lui, voit encore quelque utilité.
-
[7]
Les militaires français appelaient les attaques de villages fortifiés « guerre de tata » (« enceinte fortifiée »). Tata est considéré comme un terme bamana, la langue en usage dans l’armée coloniale, mais il semble être emprunté au wolof.
-
[8]
ANSOM 4 D 64. Cette requête n’était en rien incongrue, l’Afrique ayant servi de champ d’expérimentation pour les premiers bombardements aériens qui furent conduits par les Italiens en 1911 lors de la bataille de Tripoli, suivis l’année d’après par les Français au Maroc. À défaut d’avions, les colonnes françaises dans le Bani-Volta firent un grand usage d’obus à la mélinite. Comme le bombardement aérien, les obus à la mélinite furent tout d’abord testés en Afrique, par Archinard lors de la conquête du Soudan en 1891, et par les Anglais à Omdurman en 1898.
-
[9]
Vidal commente, dans son rapport sur « le tempérament même de nos administrés habitués à une existence réglée… des événements naturels qui les rend indifférents aux lois humaines… » et sur le « fanatisme violent, le mépris absolu de la mort […]. Des hommes en grand nombre, des vieillards, des femmes, des enfants, préféraient se faire tuer ou se laisser enfumer et griller dans les cases incendiées, plutôt que de se rendre […]. J’ai vu des femmes, des enfants s’enterrer vivants dans les caveaux de famille, un vieillard se pendre au-dessus du corps de son fils pour ne pas tomber entre nos mains. »
-
[10]
L’étude des guerres coloniales, que l’un de ses premiers théoriciens, le colonel C.E. Callwell, appelait « small wars », s’est prolongée dans l’étude de la stratégie dite de « basse intensité » de la seconde moitié du xixe siècle, et connaît un regain d’intérêt aujourd’hui pour mieux comprendre les guerres qui opposent des protagonistes aux forces militaires très disparates, d’univers culturels différents.
-
[11]
Un militaire français qui participa à la conquête de la région minyanka, au nord de Sikasso, note dans son journal que le « tata » d’un village invaincu « est couronné de sortes de cônes elliptiques allongés, surmontés chacun d’une boule de terre » [Frèrejean, 1996 : 124].
-
[12]
Rapport du gouverneur général Van Vollenhoven à Monsieur le ministre des Colonies, 22 septembre 1917, op. cit. Il est intéressant de noter que ce rapport fut grandement influencé par Maurice Delafosse (alors chef du Bureau des affaires indigènes à Dakar), connu pour son approche culturaliste de l’histoire africaine. Devant l’ampleur de la guerre du Bani-Volta, Maurice Delafosse conseilla la création de la Haute-Volta en partageant le vaste HSN en deux colonies.
-
[13]
Voir le très beau récit, en partie fiction, en partie chronique, « Crépuscule des dieux » de Nazi Boni [1962], et la remarquable ethnographie de J. Capron [1973] sur les Bwa.
-
[14]
La popularité des protections magiques dans les guerres africaines montre qu’il ne faut pas réduire ces objets à une fonction de protection [Royer, 2002]. Dans la guerre civile qui déchire la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002, des groupes d’insurgés portent sur le front une protection contre les balles.
-
[15]
Les « rebelles » sont fréquemment dénoncés dans la littérature coloniale comme « féticheurs » ou « sorciers ». Le succès de beaucoup d’entre eux était dû à leur charisme et à leur détermination et non à leur statut social ou religieux.
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[16]
« L’affaire des marabouts » débuta en 1914 avec la découverte, par un administrateur, d’un appel à la révolte émanant de centres musulmans du bassin de la Volta. Une campagne de répression extrêmement brutale s’ensuivit contre les dignitaires musulmans de la région, qui avaient pourtant adopté une politique d’« accommodation ». Ceux qui survécurent à la répression furent graciés en 1917 par manque de preuves et en reconnaissance de leur soutien aux Français en 1915-1916.
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Une exception fut la résistance armée des Lobi dans le sud-ouest du Burkina Faso. Dans les années trente, avec un regain dans les années quarante, une manifestation anticoloniale originale prit la forme d’un mouvement de conversion religieuse « sans révélation, ni révolution » [Comaroff, 1991 ; 1997], Des jeunes, provenant de la plupart des mêmes villages bwa et marka qui avaient pris les armes contre le régime colonial en 1915-1916, professèrent un intérêt soudain pour la religion catholique, mais une fois catéchumènes, ils refusèrent de payer l’impôt et de participer au travail forcé, et s’engagèrent dans des actions violentes contre les chefs de canton nommés par l’administration.
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Dans les quelques rares écrits contemporains en Jula décrivant les événements de 1915-1916, le terme « muruti », d’origine arabe (communication de Tal Tamari), qui signifie « révolte », est utilisé, bien qu’il ne semble pas l’avoir été à l’époque de la guerre de 1915-1916. Voir, par exemple, les brochures intitulées « Bonakaw ka muruti » (« La révolte des gens de Bona » et « Horonyakelew », Bobo-Dioulasso, Imprimerie de la Savanne, 1992 ; 1995). Dans cette dernière brochure, un chapitre, intitulé « Sanblaw ka muruti » (« La révolte des Sambla »), est consacré à la participation sambla à la guerre de 1915-1916, tandis que les conflits précoloniaux décrits dans les autres chapitres rentrent tous dans la catégorie « kele » (guerre).