Notes
-
[1]
Edmond Samuel, Mémoires d’un juif de Bagdad : derniers jours d’un exil, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 199.
-
[2]
Sophie Nizard, L’Économie du croire, Une anthropologie des pratiques alimentaires juives en modernité, Thèse de Sociologie, EHESS, 1997.
-
[3]
Joan Nathan, Quiches, Kugels, and Couscous : My Search for Jewish Cooking In France, New York, Alfred A. Knopf, 2010.
-
[4]
Joëlle Bahloul, Le Culte de la table dressée : rites et traditions de la table juive algérienne, Paris, A.-M. Métailié, 1983, p. 19.
-
[5]
Gilles-Lucien Benguigui, « L’École Gilbert Bloch », Archives Juives, revue d’histoire des Juifs de France, n° 42/2, 2e semestre 2009, pp. 57-66 ; Yaacov Loupo, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les juifs du Maroc, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Emmanuelle Polack, « Découvrir le Toît Familial, foyer d’étudiants juifs à Paris, 1952-2000 », Archives juives, revue d’histoire des Juifs de France, n° 37, 2e semestre, 2004, pp. 127-134.
-
[6]
Les documents sur le Foyer Israélite sont peu nombreux et les éléments versés aux Archives de l’Académie de Paris sont lacunaires.
-
[7]
Journal télévisé, Antenne 2, 27 mars 1979, http://www.ina.fr/video/CAB7900523801.
-
[8]
Doris Bensimon, L’Intégration des Juifs nord-africains en France, Paris/La Haye, Mouton, 1971.
-
[9]
Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d’Algérie. Hier et aujourd’hui. Mémoires et Identité, Toulouse, Privat, 1989 ; Yolande Cohen, « Migrations de juifs marocains à Montréal : mémoire, histoire (orale) et récit », Journal of Modern Jewish Studies, 10 : 2, 2011, pp. 245-262 ; Yolande Cohen et Martin Messika, « Sharing and Unsharing Memories of Jews of Moroccan Origin in Montréal and Paris Compared », Quest. Issues in Contemporary Jewish History. Journal of Fondazione CDEC, n° 4, novembre 2012.
-
[10]
Alessandro Portelli, « What Makes Oral History Different », in Robert Perks et Alistair Thomson (dir.), The Oral History Reader, London, Routledge, 2006, pp. 63-74.
-
[11]
Originaires de Tunisie, Henri est arrivé en région parisienne en 1964 à l’âge de 16 ans, Gérard en 1961 à l’âge de 11 ans et Aviva à l’âge de 20 ans en 1965. Raymond est natif d’Oran ; il s’est installé à Paris en 1954 à l’âge de 18 ans. Jean-Michel né lui aussi à Oran, est arrivé en France en 1953, après l’obtention de son baccalauréat.
-
[12]
Née à Marrakech, Sarah est venue à Paris pour y faire ses études supérieures en 1973, à l’âge de 18 ans.
-
[13]
Archives de la Fondation CASIP-COJASOR, Série 3B, Assemblée générale du 24 mai 1967.
-
[14]
Le Comité parisien des œuvres sociales en faveur des étudiants (COPAR) est créé le 11 septembre 1939. La dénomination de cette institution a changé à la fin des années 1940, avant que la loi du 16 avril 1955 établisse le Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires (CNOUS) ainsi que des Centres Régionaux des Œuvres Universitaires et Scolaires (CROUS).
-
[15]
L’Arche, janvier 1971.
-
[16]
Archives de l’Académie de Paris, Fonds du COPAR/CROUS, AJ/16.9150, Courrier du Vice-Président de l’UEJF, au Directeur du COPAR, 18 juin 1954.
-
[17]
Ibid., Courrier du Secrétaire général au vice-Président de l’UEJF, 21 juin 1954.
-
[18]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013
-
[19]
Entretien avec Sarah, Paris, 2010.
-
[20]
Entretien avec Gérard, Paris, 2013.
-
[21]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013.
-
[22]
Les archives concernant le Foyer Israélite contiennent la liste des menus transmis au COPAR/CROUS entre l’année universitaire 1952-1953 et l’année 1955-1956. Nous avons saisi les menus proposés le midi et le soir durant la première semaine de chaque mois ou, à défaut, durant la semaine suivante. Pour certaines années, les archives ne contiennent pas tous les menus, ce qui explique les différences entre le nombre des semaines saisies selon les années : 10 en 1952-1953, 9 en 1953-1954, 6 en 1954-1955 et 6 en 1955-1956, soit 178 jours et 356 repas. Ces données sont tirées des listes hebdomadaires des menus, Archives de l’Académie de Paris, Fonds COPAR/CROUS, AJ/16/9163.
-
[23]
Il n’est pas possible de connaître le détail des recettes proposées ainsi que les viandes qui composaient les plats. Nous avons donc procédé à des regroupements et intégré le goulash dans les recettes composées de bœuf. Richard Telely, Hungarian rhapsodies : essays on ethnicity, identity and culture, Seattle, University of Washington Press, 1997.
-
[24]
Joëlle Bahloul, op. cit. p. 46.
-
[25]
Entretien avec Henri, Paris, 2013.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Entretien avec Raymond, Paris, 2010.
-
[28]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013.
-
[29]
Doris Bensimon, Les Juifs de France et leurs relations avec Israël : 1945-1988, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 100.
-
[30]
L’Arche, janvier 1971.
-
[31]
Pauline Bebe, Qu’est-ce que le judaïsme libéral, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 70. Les informations concernant ce lieu sont rares et, d’après les entretiens, sa fréquentation ne dépendait pas d’une affiliation au judaïsme libéral.
-
[32]
Entretien avec Jean-Michel, Paris, 2009.
1Dans son ouvrage autobiographique, Edmond Samuel, qui est né en Égypte, décrit ainsi le Foyer Israélite, une cantine cacher située rue de Médicis dans le VIe arrondissement de Paris où son frère prenait ses repas : « C’était un restaurant qui avait du charme, avec une terrasse donnant sur la rue, géré par Mr Sandler, un vieil homme barbu, la Kippa sur la tête et dont l’allure rappelait les habitants des Shtetls » [1]. Recourir à l’image traditionnelle des shtetls pour décrire le gérant du restaurant semble faire du Foyer israélite un symbole du judaïsme d’Europe de l’Est au cœur du Quartier Latin. Cette perception rappelle que le restaurant de la rue de Médicis, élément de la vie quotidienne d’une génération d’étudiants parisiens, constitue un lieu d’observation pour étudier les migrants juifs d’Afrique du Nord ainsi que les conditions de leur rencontre avec le judaïsme français.
2D’une façon générale, on sait que, tout en stimulant l’offre de nourriture cacher [2], l’installation des migrants d’Afrique du Nord a transformé les pratiques culinaires juives françaises, définies récemment par une Américaine, auteure de livres de cuisine à succès, par la trilogie : « Quiches, Kugels et Couscous » [3]. Ce mouvement a également influé sur les plats nord-africains dits traditionnels, comme le rappelle Joëlle Bahloul dans son étude sur les pratiques culinaires des Juifs originaires d’Algérie en France [4]. Expression d’une évolution culturelle post-migratoire, la cuisine juive sera envisagée ici à partir de deux dimensions. Encadrée par des règles de la cacherout, cette cuisine est d’abord celle d’une population appartenant à une aire culturelle définie, ici l’Afrique du Nord – Algérie, Maroc et Tunisie –, qui déploie des spécialités diverses. À la question du respect de la cacherout s’ajoute en second lieu celle de la rencontre entre les natifs d’Afrique du Nord et d’autres spécialités culinaires, qu’elles soient définies comme juives ou non.
3Interroger le maintien ou la transformation des pratiques culinaires dans une perspective générationnelle en centrant l’examen sur une population spécifique d’étudiants apporte une dimension particulière. En effet, ces jeunes gens quittent leur pays de naissance et parfois la sphère familiale, et entrent dans la vie étudiante. Or, ces expériences s’inscrivent dans une période de développement des institutions juives destinées à accompagner, en France, les étudiants juifs originaires d’Afrique du Nord. L’École Gilbert Bloch, les centres talmudiques installés en France en constituent des exemples, tout comme l’aide au logement fournie aux garçons par le foyer du Toit Familial de la rue Guy Patin à Paris, aux jeunes filles par l’OSE au foyer « Chez nous » à Versailles et par le foyer Laure Weil à Strasbourg [5]. À côté de ces institutions qui participent des politiques de logement et d’encadrement de ces Juifs nouvellement arrivés d’outre-Méditerranée, le Foyer Israélite ne propose qu’une offre de restauration. Situé au 5, rue de Médicis à Paris, à proximité de la Place de la Sorbonne, il a été ouvert en 1920, dans un premier temps pour une clientèle d’immigrants. Fermé pendant la guerre, il est rouvert en 1946 [6]. Lieu de résonnance des événements politiques et communautaires, il est contesté en mai 1968 par des jeunes étudiants juifs critiques des institutions, avant d’être au cœur de l’actualité le 27 mars 1979, lorsqu’il fait l’objet d’un attentat à la bombe [7].
4Quant à la migration des Juifs d’Afrique du Nord, elle a été étudiée dans une perspective sociologique, par le biais d’entretiens permettant d’analyser les déterminants de leur départ ou les conditions de leur accueil en France [8], mais aussi dans une perspective d’histoire orale afin d’analyser la question de la mémoire [9]. Centrer le regard sur ce restaurant universitaire et la nourriture qu’on y sert est un autre biais pour appréhender la manière dont ces migrants en France, et à Paris en particulier, ont vécu leur arrivée dans la capitale. Nous utiliserons les témoignages pour éclairer leurs impressions, non sans savoir combien l’oubli, les mécanismes de reconstructions mémorielles façonnent les récits [10]. Ces derniers pourront être confrontés avec d’autres faits, reconstitués à partir des quelques sources d’archives disponibles pour les années 1950. Elles permettent de rendre compte, de manière certes partielle, de l’offre culinaire proposée par le restaurant. Nous tenterons en particulier de voir, à travers la rencontre d’étudiants natifs d’Afrique du Nord avec les institutions de restauration juives françaises, et dans ce cas parisiennes, comment ils vivent le respect ou non des règles liées à la pratique religieuse. Mais outre cet aspect, nous appréhenderons aussi le restaurant universitaire cacher comme une zone où peut s’établir un lien entre le pays d’origine quitté et le pays où les nouveaux arrivants s’installent grâce à des récits de natifs d’Afrique du Nord familiers du Foyer Israélite pendant leurs années étudiantes [11], mais aussi de ceux de personnes qui en connaissaient l’existence sans le fréquenter [12].
Un restaurant cacher au cœur du réseau estudiantin parisien
5Avant l’ouverture en 1967 du Centre Edmond Fleg, rue de l’Éperon [13], le restaurant de la rue de Médicis est le seul lieu qui offre de la nourriture cacher aux étudiants du Quartier Latin. Telle est la fonction première du restaurant, par ailleurs reconnue par les autorités universitaires. En effet, le Foyer Israélite est agréé par le Centre national des œuvres en faveur de la jeunesse scolaire et universitaire (COPAR) puis par le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) qui disposait aussi de restaurants en gestion directe [14]. Le Foyer Israélite propose des repas aux étudiants selon un tarif encadré (1,75 francs en 1971) [15]. Cet agrément témoigne de l’acceptation par les autorités universitaires d’une offre de nourriture cacher au Quartier Latin. En juin 1954, le vice-président de l’Union des étudiants juifs de France demande au secrétaire général du COPAR d’autoriser l’ouverture du restaurant universitaire dès le 1er septembre, afin de faciliter la vie des « étudiants juifs religieux qui ne peuvent prendre leur repas dans d’autres restaurants la nourriture de ces établissements n’étant pas rituelle » [16]. L’administration des œuvres sociales lui oppose un refus, rappelant que les restaurants agréés ne peuvent bénéficier de la subvention accordée par l’État que durant la période universitaire, soit pas avant le 1er octobre et pas après le 13 juillet. Mais elle souligne aussi que « toutes les organisations officielles ne doivent avoir aucune attache politique ni confessionnelle » et que l’agrément accordé du Foyer israélite comme restaurant universitaire constitue « une dérogation spéciale constituant une faveur exceptionnelle » [17]. Nous ignorons quels sont les ressorts de cet agrément, mais il n’en constitue pas moins une reconnaissance tant d’une forme de présence étudiante juive que de ses besoins en termes de nourriture rituelle.
6À en croire les entretiens que nous avons collectés, le fait que le restaurant serve de la nourriture cacher constitue pour certains étudiants une motivation pour le fréquenter, ce qui permet de tracer une forme de continuité, en ce qui concerne les pratiques de respect de la cacherout, entre la période précédant le départ du pays de naissance et la période qui suit la migration. C’est le cas d’Henri, arrivé en France de Tunisie en 1964 pour y faire ses études universitaires. Pour Aviva, venue à Paris à l’âge de 20 ans, « c’était invraisemblable de pas manger cacher » dans les premiers temps de son séjour en France [18]. Alors que, travaillant dans une école, elle commence à déjeuner à la cantine, c’est progressivement qu’elle se met à consommer de la viande non cacher tout en maintenant l’interdit du porc. D’autres entretiens menés avec des jeunes qui n’ont pas fréquenté le Foyer montrent qu’eux aussi, au début de leur séjour en France, ont respecté les règles de cacherout. Ainsi, Sarah, originaire du Maroc, n’aurait consommé de la nourriture non cacher que deux ans après son arrivée, lors d’un voyage en Israël : « je m’en suis pas rendu compte », dit-elle. Puis, de retour en France, elle s’est montée, dit-elle, « moins regardante » jusqu’à son mariage [19]. En fait, il n’est pas possible de procéder à une généralisation, mais la majorité des témoins interrogés indiquent avoir observé les règles de cacherout dans les premiers temps de leur installation à Paris. L’un d’entre eux, Gérard, âgé de onze ans à son arrivée en France, avait été placé en internat dans une école juive. C’est plus tard, alors qu’il est étudiant en médecine, qu’il cesse de manger exclusivement de la nourriture cacher [20].
Menus et mémoire des mets
7Les récits des étudiants ayant fréquenté le Foyer Israélite restent dans un certain flou à propos des menus et les témoignages sur ce point sont particulièrement lacunaires. Ainsi Henri se souvient-il qu’on y proposait des « plats de cantine de l’époque » comme du céleri rémoulade ou des carottes râpées, du rôti et de la viande en sauce. Interrogé sur ce point, Aviva répond : « Je sais plus trop ce qu’on mangeait », tout en citant les spaghettis à la sauce tomate [21]. Henri comme Aviva ne se rappellent pas y avoir mangé de plats traditionnels de la cuisine tunisienne même si Henri pense avoir mangé du couscous « à la fin » de la période où il fréquentait le restaurant. Par ailleurs, Aviva n’y a pas découvert de plats inconnus.
8Les imprécisions relatives aux menus servis au Foyer Israélite sont difficiles à dissiper étant donné le petit nombre de documents d’archives dont nous disposons. Des changements de direction à la tête du restaurant ou encore de cuisinier peuvent avoir conduit, par ailleurs, à des évolutions dans l’élaboration des menus. Nous sommes néanmoins en mesure de dresser, à partir des menus proposés de 1952 à 1956, une esquisse des nourritures servies au moins durant cette période [22]. Bien entendu, les menus font apparaître l’absence de produits lactés, spécificité liée au respect des règles de cacherout. Ainsi les fruits constituent-ils la majorité des desserts. Seule une analyse plus fine et une comparaison avec d’autres restaurants universitaires permettraient d’interroger plus avant ses spécificités, mais certains traits se dégagent malgré tout. En premier lieu, la viande est présente dans 95 % des déjeuners et 89 % des dîners de notre échantillon. Il est, là encore, difficile de déterminer la nature des viandes servies car elle n’est pas précisée pour chaque plat. Compte tenu cependant des éléments mentionnés et grâce à des recoupements [23], nous pouvons néanmoins affirmer la primauté du bœuf (80 % de la viande servie au déjeuner et 79 % de la viande servie au dîner), la plus faible présence du veau (21 % et 10 %), ainsi que l’absence de la volaille (poulet ou dinde) et de l’agneau. Par rapport aux analyses de Joëlle Balhoul qui souligne l’importance du bœuf dans les repas des familles qu’elle étudie, ces données ne laissent ainsi pas percevoir une spécificité du Foyer Israélite [24].
9L’analyse des menus proposés permet de voir que, tout en offrant des plats de différentes origines, le restaurant constitue un lieu marginal de découverte de la cuisine dite ashkénaze pour les nouveaux arrivants d’Afrique du Nord. La nourriture cacher n’est pas réduite, dans le restaurant, à des mets d’une origine particulière. Ainsi, les propos d’Henri semblent valoir pour les années 1950. Ainsi les mets à base de bœuf sont-ils désignés comme étant du « beafteck » (46 reprises), du « bœuf mode » (15 reprises) ou encore du « bœuf mironton » (14 reprises). Les intitulés laissent apparaître sinon l’origine, du moins les caractéristiques de certains plats comme la salade norvégienne ou la salade russe qui ne peuvent pas être définis comme des spécialités juives. Le restaurant a proposé à treize reprises du « goulash » (parfois avec la mention « hongrois » ou « hongroise ») et, à une reprise, du « chalett alsacien », sans doute du cholent, un plat traditionnel ashkénaze. Rares, les plats manifestement d’origine d’Afrique du Nord ne sont toutefois pas absents. Ainsi, sur les menus proposés sur une durée de 178 jours, le couscous apparaît-il à onze reprises, le vendredi soir au dîner. Le plat peut être nommé simplement « couscous » mais il est parfois précisé : « Couscous A l’Algérienne » ou « couscous Tunisien ».
10En l’état des sources consultées, il semble donc difficile de considérer ce restaurant universitaire comme un lieu de découverte de la cuisine dite ashkénaze pour les étudiants natifs d’Afrique du Nord. Néanmoins, ces menus témoignent d’une forme de perméabilité entre différentes traditions culinaires comme le montre le menu du vendredi 24 octobre 1952 qui propose pour le dîner aux étudiants clients du restaurant du kougel (« cougeul alsacien » [sic]), un gâteau de pommes de terre ou de pâtes, du « couscous » et en dessert, un « roulé à la confiture ».
11Si la nature des plats consommés au Foyer Israélite n’a pas laissé de souvenirs impérissables aux interviewés, la qualité de la nourriture est l’objet, dans leurs récits, de critiques exprimées dans un vocabulaire plus relâché que dans le reste de l’entretien. Henri se souvient du climat familial qui régnait dans le restaurant et de n’avoir jamais « grogné » contre la qualité de la nourriture qu’on y servait, mais il le définit comme « pas cher ni bon » [25]. Ce restaurant était le seul lieu où il pouvait manger cacher et il avait le sentiment d’être « un client captif, quoiqu’on te met dans l’assiette, tu le bouffes » [26]. Raymond, arrivé à Paris d’Alger en 1954, est plus sévère puisque lui se souvient d’un restaurant « très sale et très mauvais » dont se détournaient au fur et à mesure les étudiants du Foyer de la rue Guy Patin qu’il connaissait, quand d’autres préparaient leur nourriture dans leur chambre [27]. Quant à elle, Aviva se souvient que « c’était pas très raffiné » et que les plats étaient « assez sommaires » mais que « c’était chaud, c’était cacher, et ça nous nourrissait […] de la bouffe quoi » [28].
12La piètre qualité du restaurant universitaire, remémorée ici comme une dimension de la vie quotidienne étudiante, a suscité, semble-t-il, des récriminations dans les cercles étudiants juifs. Doris Bensimon rappelle, par exemple, que l’occupation par des étudiants du siège du Consistoire central le 21 mai 1968 a eu pour point de départ une revendication relative à la mauvaise qualité de la nourriture servie au Foyer Israélite, avant que la critique ne prenne plus généralement les institutions juives pour cible [29]. De même, Méïr Waintrater semble répondre à des critiques lorsqu’il écrit, à propos du restaurant de la rue de Médicis dans un article intitulé « Détente au restau « U » » : « au reste, les « restau « U » n’ont jamais eu une réputation de relais gastronomiques [30] ».
« On s’en fichait un peu de la nourriture »
13Approcher le Foyer Israélite par le biais de la nourriture ne suffit pas, cependant, à rendre compte de l’expérience et des souvenirs des jeunes qui s’y rendaient. Les récits collectés donnent également un aperçu de la manière dont ces étudiants vivaient la migration et du rôle social tenu par le restaurant.
14Les récits témoignent que, plus qu’un lieu uniquement dédié à la nourriture, l’endroit joue un rôle important comme lieu de rencontres et comme lien social. C’est le sens des propos d’Henri qui se rappelle y retrouver toujours des amis : « on s’en fichait un peu de la nourriture ». Gérard qui, étudiant, ne mangeait pas uniquement cacher, se rendait au Foyer Israélite parce qu’il y « rencontrai[t] des gens ». Chaque interviewé inscrit sa fréquentation du restaurant dans une géographie et un parcours collectif de sociabilité estudiantine qui déborde l’espace d’une seule institution juive. Ainsi, Gérard évoque le « triangle d’or » composé du Foyer Israélite, du café Le Petit Suisse, situé rue de Vaugirard, et du Centre Hillel qui se trouvait à proximité. Créé par le rabbin Zaoui de l’Union israélite libérale de France (ULIF) afin de constituer un espace de rencontre pour les étudiants [31], il est défini par Gérard comme un « sas d’un cours à l’autre » ou par Henri comme un lieu « post resto ». Les étudiants « [pouvaient] prendre un café, se souvient Jean-Michel, on se retrouvait, quand on avait un creux pour les cours, on allait travailler là-bas ; et il y avait parfois des conférences » [32]. Henri ajoute du reste à ce parcours le Centre Edmond Fleg, rue de l’Éperon, où il pouvait manger cacher et qui constituait un lieu « plus chaleureux », selon lui, rendu « moins glauque que Médicis » par l’offre de conférences. Aviva, pour sa part, se souvient du café Le Rostand, ainsi que d’un autre café qu’elle fréquentait aussi à proximité du boulevard Saint-Germain. Ces divers lieux constituaient autant d’espaces d’échanges et de rencontres.
15Le récit d’Aviva fait apparaître la nature de ces réseaux amicaux. Dans ces différents lieux, elle rencontre des Juifs tunisiens qui sont des anciens condisciples de lycée en Tunisie : « on savait qu’on allait croiser des têtes connues, et ça faisait du bien ». Dans son cas au moins, ces rencontres permettent de remédier aux affres du dépaysement et du sentiment de décalage des premiers temps. Ce n’est que lors de la guerre des Six Jours en 1967 et à l’occasion des réunions organisées alors entre étudiants qu’elle a « élargi [s]on cercle » d’amis. Mais, avant ces événements, elle n’a pas le souvenir d’avoir rencontré de Juifs français ou d’origine européenne et conclut que ce n’était pas « un lieu de melting-pot ». Henri ne se souvient pas avoir rencontré beaucoup d’étudiants originaires d’Europe mangeant cacher ; ces derniers, estime-t-il, « étaient plus à la LCR », la Ligue Communiste Révolutionnaire, un mouvement politique d’obédience trotskyste au sein de laquelle étaient réputés militer de nombreux jeunes Juifs. Ces propos permettent de rendre compte de la perception, certes reconstruite, du groupe qui fréquente le restaurant plus qu’ils ne prouvent, à vrai dire, l’absence rue de Médicis d’étudiants juifs français ou originaires d’Europe de l’Est. Pour autant, ce lieu, qui est partie intégrante du quotidien de ces jeunes, semble constituer un espace familier qui n’a été le cadre ni de rencontres hors d’un cercle défini ni de la découverte d’une nourriture nouvelle par rapport à ce qu’ils connaissaient dans leur pays de naissance.
16Ainsi, parmi les anciens étudiants interviewés, la rencontre avec la cuisine dite ashkénaze s’est faite ailleurs qu’au Foyer Israélite. Pour Henri, c’est dans un restaurant parisien, Flambaum, qu’elle a eu lieu, tandis que Gérard a découvert à l’internat de l’école Lucien de Hirsch certaines spécialités comme la carpe farcie ou un pain azyme (matzot) différent de celui qu’il mangeait à Tunis - dur, se souvient-il, comme « du béton armé ». Aviva, en écho à ses propos sur le cercle restreint d’originaires d’Afrique du Nord qui était le sien, indique avoir découvert la cuisine juive d’Europe de l’Est, non pas en France mais lors d’un séjour en Israël au début des années 1970.
17Institution juive intégrée au réseau des œuvres parisiennes et à l’espace estudiantin, le Foyer Israélite constitue un lieu d’observation des pratiques des étudiants originaires d’Afrique du Nord. Il représente pour les nouveaux arrivants à Paris un moyen de manger de la nourriture cacher mais sans qu’y soit associées des découvertes culinaires particulières. Le restaurant universitaire constitue ainsi un espace dans lequel manger cacher n’est plus lié à des spécialités juives, ou à l’espace familial, mais à des plats « de cantine » pour reprendre l’expression d’Henri, si banals qu’ils ont été oubliés. En ce sens, la déconnexion entre des spécialités culinaires définies comme juives et le fait de manger cacher permet d’envisager le restaurant comme un lieu à la fois permettant une continuité avec l’espace familial et le respect des règles de cacherout, mais aussi de rupture puisque les plats servis y sont différents. Enfin, au-delà d’une analyse en termes de nourriture, ce restaurant participe d’une approche géographique des espaces de vie d’une population en migration.
Notes
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[1]
Edmond Samuel, Mémoires d’un juif de Bagdad : derniers jours d’un exil, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 199.
-
[2]
Sophie Nizard, L’Économie du croire, Une anthropologie des pratiques alimentaires juives en modernité, Thèse de Sociologie, EHESS, 1997.
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[3]
Joan Nathan, Quiches, Kugels, and Couscous : My Search for Jewish Cooking In France, New York, Alfred A. Knopf, 2010.
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[4]
Joëlle Bahloul, Le Culte de la table dressée : rites et traditions de la table juive algérienne, Paris, A.-M. Métailié, 1983, p. 19.
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[5]
Gilles-Lucien Benguigui, « L’École Gilbert Bloch », Archives Juives, revue d’histoire des Juifs de France, n° 42/2, 2e semestre 2009, pp. 57-66 ; Yaacov Loupo, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les juifs du Maroc, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Emmanuelle Polack, « Découvrir le Toît Familial, foyer d’étudiants juifs à Paris, 1952-2000 », Archives juives, revue d’histoire des Juifs de France, n° 37, 2e semestre, 2004, pp. 127-134.
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[6]
Les documents sur le Foyer Israélite sont peu nombreux et les éléments versés aux Archives de l’Académie de Paris sont lacunaires.
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[7]
Journal télévisé, Antenne 2, 27 mars 1979, http://www.ina.fr/video/CAB7900523801.
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[8]
Doris Bensimon, L’Intégration des Juifs nord-africains en France, Paris/La Haye, Mouton, 1971.
-
[9]
Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d’Algérie. Hier et aujourd’hui. Mémoires et Identité, Toulouse, Privat, 1989 ; Yolande Cohen, « Migrations de juifs marocains à Montréal : mémoire, histoire (orale) et récit », Journal of Modern Jewish Studies, 10 : 2, 2011, pp. 245-262 ; Yolande Cohen et Martin Messika, « Sharing and Unsharing Memories of Jews of Moroccan Origin in Montréal and Paris Compared », Quest. Issues in Contemporary Jewish History. Journal of Fondazione CDEC, n° 4, novembre 2012.
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[10]
Alessandro Portelli, « What Makes Oral History Different », in Robert Perks et Alistair Thomson (dir.), The Oral History Reader, London, Routledge, 2006, pp. 63-74.
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[11]
Originaires de Tunisie, Henri est arrivé en région parisienne en 1964 à l’âge de 16 ans, Gérard en 1961 à l’âge de 11 ans et Aviva à l’âge de 20 ans en 1965. Raymond est natif d’Oran ; il s’est installé à Paris en 1954 à l’âge de 18 ans. Jean-Michel né lui aussi à Oran, est arrivé en France en 1953, après l’obtention de son baccalauréat.
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[12]
Née à Marrakech, Sarah est venue à Paris pour y faire ses études supérieures en 1973, à l’âge de 18 ans.
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[13]
Archives de la Fondation CASIP-COJASOR, Série 3B, Assemblée générale du 24 mai 1967.
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[14]
Le Comité parisien des œuvres sociales en faveur des étudiants (COPAR) est créé le 11 septembre 1939. La dénomination de cette institution a changé à la fin des années 1940, avant que la loi du 16 avril 1955 établisse le Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires (CNOUS) ainsi que des Centres Régionaux des Œuvres Universitaires et Scolaires (CROUS).
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[15]
L’Arche, janvier 1971.
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[16]
Archives de l’Académie de Paris, Fonds du COPAR/CROUS, AJ/16.9150, Courrier du Vice-Président de l’UEJF, au Directeur du COPAR, 18 juin 1954.
-
[17]
Ibid., Courrier du Secrétaire général au vice-Président de l’UEJF, 21 juin 1954.
-
[18]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013
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[19]
Entretien avec Sarah, Paris, 2010.
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[20]
Entretien avec Gérard, Paris, 2013.
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[21]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013.
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[22]
Les archives concernant le Foyer Israélite contiennent la liste des menus transmis au COPAR/CROUS entre l’année universitaire 1952-1953 et l’année 1955-1956. Nous avons saisi les menus proposés le midi et le soir durant la première semaine de chaque mois ou, à défaut, durant la semaine suivante. Pour certaines années, les archives ne contiennent pas tous les menus, ce qui explique les différences entre le nombre des semaines saisies selon les années : 10 en 1952-1953, 9 en 1953-1954, 6 en 1954-1955 et 6 en 1955-1956, soit 178 jours et 356 repas. Ces données sont tirées des listes hebdomadaires des menus, Archives de l’Académie de Paris, Fonds COPAR/CROUS, AJ/16/9163.
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[23]
Il n’est pas possible de connaître le détail des recettes proposées ainsi que les viandes qui composaient les plats. Nous avons donc procédé à des regroupements et intégré le goulash dans les recettes composées de bœuf. Richard Telely, Hungarian rhapsodies : essays on ethnicity, identity and culture, Seattle, University of Washington Press, 1997.
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[24]
Joëlle Bahloul, op. cit. p. 46.
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[25]
Entretien avec Henri, Paris, 2013.
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[26]
Ibid.
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[27]
Entretien avec Raymond, Paris, 2010.
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[28]
Entretien avec Aviva, Paris, 2013.
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[29]
Doris Bensimon, Les Juifs de France et leurs relations avec Israël : 1945-1988, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 100.
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[30]
L’Arche, janvier 1971.
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[31]
Pauline Bebe, Qu’est-ce que le judaïsme libéral, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 70. Les informations concernant ce lieu sont rares et, d’après les entretiens, sa fréquentation ne dépendait pas d’une affiliation au judaïsme libéral.
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[32]
Entretien avec Jean-Michel, Paris, 2009.