NOTES
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[*]
Cette étude a bénéficié du soutien matériel de la Fondation du Judaïsme français. Nous remercions chaleureusement sa directrice, Mme Nelly Hansson.
Ce travail commence en 1807, date où les consistoires israélites sont constitués et les conversions mentionnées dans les registres à l’archevêché de Paris. Il s’arrête à la Grande Guerre, qui selon nous, met un terme au XIXe siècle. -
[1]
Jean-Luc Blaquart, Nos traditions de conversions, approche philosophique et théologique, La conversion religieuse, sous la direction d’Emmanuel Godo, Imago, 2000, p. 17.
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[2]
Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, École des Chartes, 1998.
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[3]
Archives israélites, octobre 1861, p. 557.
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[4]
L’étude effectuée repose sur les archives de l’archevêché de Paris (registre des abjurations 4°rE-6 1807-1878, registre des abjurations 1879-1903 et registre des conversions et baptêmes 1904-1928), la série 3mi des Archives de la Seine pour les baptêmes de 1792 à 1859 et le Mémorial des baptêmes 1842-1958 déposé en la congrégation Notre-Dame de Sion. Pour compléter nos informations, nous avons utilisé L’Ami de la religion et du roi, 1814-1862.
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[5]
D. P. L. B. Drach, De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, Paris, Mellier, 1844, t. 1, p. 26. Sur Drach, consulter la thèse de Paul Catrice, L’Harmonie entre l’Église et la Synagogue d’après la vie et les œuvres de Paul Drach, ancien rabbin et orientaliste chrétien, Lille, 1978, et Monique Nahon, « David, Paul, Louis, Bernard Drach, rabbin, abbé et théologien catholique », Archives juives, n° 34/2, 2e semestre 2001, pp. 122-126.
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[6]
Archives de l’archevêché de Paris, extrait de l’acte d’abjuration de Julienne Bertrand, 17 octobre 1835. Nous remercions particulièrement le père Philippe Ploix, archiviste de l’Archevêché, pour son accueil et son soutien ainsi que Mgr de Tarragon, chancelier de l’archevêché de Paris.
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[7]
Abbé Labouderie, Discours prononcés à Notre-Dame le 7 mars 1817 à l’occasion du baptême et du mariage du Sieur A-J-S-L. Jacob, Paris, 1817.
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[8]
Environ 8 500 âmes en 1830, 18 000 en 1850 et 40 000 en 1872 pour une population parisienne de 1 million en 1850 et de 1,8 million en 1872.
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[9]
Les registres n’indiquent pas toujours la date de naissance des néophytes. Il faut alors recourir à leur dossier personnel. Ce travail repose sur un échantillon de 213 personnes (21 à 80 ans pour les hommes et 21 à 75 ans pour les femmes).
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[10]
P. L. B. Drach, op. cit., pp. 26 et 224-226. Pour une meilleure approche des convertis célèbres, consulter la Nouvelle encyclopédie théologique, t. 33 : Des Conversions, Paris, Migne, 1852. Voir aussi Théodore Ratisbonne, Mes souvenirs, Notre-Dame de Sion, 1966.
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[11]
L’Ami de la religion et du roi, décembre 1822.
-
[12]
François Delpech, « Notre-Dame de Sion et les Juifs », dans Sur les Juifs. Études d’histoire contemporaine, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, pp. 321-373.
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[13]
Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, CNRS Éditions, 1998, pp. 170-174. L’auteur conclut p. 174 : « L’enjeu de l’Affaire Dreyfus est donc ambigu ; si elle n’est pas pour de nombreux juifs le moment d’une prise de conscience de leur judéité, elle représente aussi pour certains la découverte ou la confirmation non de leur sentiment national français, mais de leur adhésion à un nationalisme français en plein renouveau. Ce sera une condition de leur conversion… ».
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[14]
On dénombre ainsi une vingtaine de familles comptant chacune plus de deux enfants, par exemple les familles Jean-Baptiste Daniel avec 5 enfants (1839), Joseph Nathan avec 4 enfants (1851) et Rothembourg avec 5 enfants (1860).
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[15]
François Delpech, op. cit., p. 346.
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[16]
Archives de l’archevêché de Paris, registre 4°rE-6, et Mémorial des baptêmes de Notre-Dame de Sion pour ces années.
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[17]
Voir Libermann (1802-1852). Une pensée et une mystique missionnaires, sous la direction de Paul Coulon et Paule Brasseur, Paris, Cerf, 1988.
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[18]
Ainsi Isaac-Beer Schwabe, originaire de Bavière, se convertit à 47 ans en 1830, Léopold Loewenstein, originaire de Varsovie, à 24 ans en 1853, Théodore Weinreb, venu d’Autriche, à 61 ans en 1912.
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[19]
Par ailleurs 35 % des néophytes sont nés à Paris ou dans sa banlieue et 29 % en province, en majorité en Alsace et en Lorraine. Renseignements tirés des registres déposés aux archives de l’archevêché de Paris. Sur un échantillon de 617 personnes, nous avons relevé 36 % d’étrangers dont 31 % venant d’Allemagne et d’Autriche (70 cas), 22 % de Pologne et de Russie (49 cas), 10 % des États-Unis et d’Angleterre (22 cas), 6 % d’Algérie et de Tunisie (14 cas).
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[20]
Sur l’affaire Lazare Terquem, consulter le dossier déposé aux Archives Nationales (désormais AN) : F7/11031, les archives du Consistoire central (désormais CC) : registre 1B.4, procès verbaux, 1832-1848, séance du 2 mars 1845, et celles du consistoire israélite de Paris (désormais ACIP) : registre AA.3, procès verbaux, 1839-1847, séance du 11 février 1845.
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[21]
La correspondance d’Olry Terquem a été publiée dans les Archives israélites en 1845 (pp. 184-190, 308-311, 453-474). L’extrait cité est tiré de La Vérité israélite, 1861, p. 327. Lire aussi Philippe-E. Landau, « Olry Terquem (1782-1862). Régénérer les juifs et réformer le judaïsme », Revue des études juives, t. 160, janvier-juin 2001.
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[22]
On peut évoquer par exemple l’affaire des obsèques catholiques de Léon Gozlan en 1866. Cf. Georges Jessula, « Léon Judas Gozlan, journaliste, écrivain », dans Archives juives, n° 28/2, 2e semestre 1995, pp. 108-110. (N.D.L.R.)
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[23]
Se reporter à ce sujet à l’article de Danielle Delmaire dans ce même numéro.
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[24]
Sur l’affaire Gerson Braun, consulter aux AN le dossier F7/11031. Pour l’affaire de Riom, voir Dominique Jarrassé, « L’Affaire de la juive », dans Les Juifs de Clermont, une histoire fragmentée, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 171-190. David Cohen, La Promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire, Aix-en-Provence, Université de Provence, t. 2, 1977, pp. 719-723.
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[25]
ACIP, carton B.33, lettre du 11 avril 1856.
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[26]
Archives israélites, 10 juin 1852.
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[27]
Sur Désiré Pollonais, décédé en août 1902, cf. M. Drouin et G. Jessula, « Désiré, David, Pollonais, homme politique et notable niçois », Archives Juives, n° 31/1, 1er semestre 1998, pp. 121-123. (N.D.L.R.)
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[28]
Au sujet de David Drach, devenu Paul, Louis, Bernard, consulter AN F7/9430. Sur l’enlèvement de ses enfants, lire P. L. B. Drach, op. cit., pp. 74-85, et Ignace-Xavier Morel, Renseignements relatifs à la persécution dont M. Drach, rabbin converti, a été l’objet, Mémorial catholique, mars 1826.
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[29]
Daniel Amson, Adolphe Crémieux. L’oublié de la gloire, Paris, Seuil, 1988, pp. 147-149, 155-158.
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[30]
Archives israélites, 1er avril 1852.
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[31]
P. L. B. Drach, Lettre d’un rabbin converti aux israélites ses frères sur les motifs de sa conversion, Paris, 1825, p. 26.
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[32]
P. L. B. Drach, Le Pieux Hébraïsant, Paris, 1853, p. XIV.
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[33]
Archives israélites, 13 janvier 1881 et 23 janvier 1902.
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[34]
Cette estimation repose sur les archives du consistoire israélite de Paris, registres de mariages (série GG, de 1822 à 1914) et cartons relatifs à la correspondance (série B).
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[35]
Les documents conservés dans les archives consistoriales contiennent peu d’informations sur les néophytes. L’étude a été faite d’après un échantillon de 17 hommes (de 24 à 44 ans) et de 41 femmes (de 18 à 62 ans).
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[36]
Sur les conversions à Strasbourg, consulter Pierre-Yves Touati, « Le registre de circoncisions de Moshe et Shimon Blum 1816-1870 », Revue des études juives, janvier-juin 1983, pp. 123-128.
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[37]
Cité dans le Bulletin de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus, n° 6, 1998, p. 78. Sur cet exemple édifiant, consulter les Archives israélites, 24 novembre et 22 décembre 1898.
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[38]
Étude réalisée sur un échantillon de 104 personnes.
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[39]
ACIP, cartons B. 79 et 80.
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[40]
Archives israélites, 12 janvier 1882.
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[41]
Renseignements tirés des Archives de la Seine (série 5mi.2351) et des archives du Consistoire central (registre 1B.3).
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[42]
ACIP, registre GG.32, mariages ; Archives israélites, 22 janvier 1885.
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[43]
Le Lien d’Israël, juillet 1855.
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[44]
Archives israélites, mai 1867.
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[45]
ACIP, carton B.7, lettre du 26 novembre 1819.
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[46]
Mais Berthe Langier suit une formation de 15 jours seulement et Louise Descoins de 3 semaines.
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[47]
Cf. Monique Lévy, « Juda Lubetski, rabbin », Archives juives, n° 34/2, 2e semestre 2001, pp. 128-130. (N.D.L.R.)
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[48]
ACIP, carton B.85, rapport du 28 janvier 1909.
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[49]
ACIP, tribunal rabbinique d’Alger, 1919-1939.
1La conversion qui signifie une « rupture avec un modèle culturel » autant qu’une adhésion à un autre, entraîne nécessairement un changement individuel qui définit toujours une nouvelle approche théologique [1]. Intérieure, personnelle, motivée par des raisons tantôt religieuses, tantôt sociales, ce qui n’exclut pas l’intérêt pragmatique notamment lors d’un mariage exogamique, elle conduit l’individu à s’engager dans une autre voie, à s’orienter vers un nouveau destin qui met un terme à son passé.
2Cette démarche intime ne laisse pourtant pas indifférentes les institutions religieuses. Jusqu’à la Monarchie de Juillet, la conversion des protestants au catholicisme mais aussi celle des israélites est un enjeu politique pour l’Église. Il s’agit alors « de victoires proclamées dans la grande croisade entreprise pour reconquérir la société post-révolutionnaire [2]. » Le judaïsme qui n’ambitionne pas les conversions et même « les redoute, les admet avec répugnance » y est pourtant confronté dès lors que les israélites contractent des unions mixtes [3]. La déjudaïsation amorcée depuis l’œuvre émancipatrice de la Révolution française se traduit par une ignorance et une indifférence religieuses qui facilitent les contacts entre les diverses communautés malgré les tentatives consistoriales pour enrayer ce phénomène. De même, le déclin relatif de l’Église, en dehors de son réveil sous la Restauration, permet à nombre de catholiques parisiens d’approcher les Juifs.
3L’étude des conversions n’est pas un travail aisé. Si l’Église catholique s’en est longtemps servie comme d’une arme pour triompher des autres cultes, depuis elle s’est tue. Quant au judaïsme, il n’en a jamais tiré une quelconque gloire. Néanmoins, des sources existent. Mise à part la presse confessionnelle, les archives de l’archevêché de Paris et celles de la congrégation Notre-Dame de Sion détiennent toutes les informations sur les convertis au catholicisme [4]. Dans les registres conservés, l’origine et l’âge des néophytes sont mentionnés. En revanche, comme le protestantisme, le judaïsme semble avoir gardé bien moins d’informations sur ceux qui viennent à lui. Les archives font défaut dans les consistoires israélites. Les conversions au judaïsme n’ont jamais été consignées dans un registre au cours du XIXe siècle. Le seul qui ait existé, ouvert lors de la création du tribunal rabbinique en 1906, a été détruit en 1940 afin de ne pas causer de tort aux convertis. Ne subsistent donc que des listes de noms éparses et quelques lettres motivées. Pour reconstituer cet ensemble, il a fallu puiser à d’autres sources, dans les registres de mariages et de décès où est souvent mentionnée la qualité du prosélyte.
4C’est la conversion subite du rabbin David Drach en 1823 qui, ayant attiré notre attention, est à l’origine de ce travail. Brillant orateur et fin lettré, gendre du grand rabbin Emmanuel Deutz et directeur de l’école consistoriale de Paris, il bouleverse le cours de son existence puis cherche à entraîner ses anciens coreligionnaires vers le catholicisme : « Suivez, je vous en conjure, l’exemple de tant d’israélites qui, depuis quelques années, reviennent en foule […] à la sainte foi catholique, la véritable religion de nos pères [5]. » Hormis certains néophytes célèbres qui justifient leur acte comme David Drach, Isidore Goschler, Jules Level et Théodore Ratisbonne, les récits de conversion sont rares. Furent-ils donc si nombreux ceux qui abandonnèrent le judaïsme au XIXe siècle ? Y eut-il vraiment en France, comme en Allemagne ou en Autriche, des grandes vagues de conversions ? À l’inverse, le judaïsme, si ignoré et souvent méprisé, fit-il des émules ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre ici.
L’Église à la conquête des âmes juives
5L’abjuration des Juifs, le désir de les faire « renoncer à l’endurcissement et à l’aveuglement » et reconnaître « les Évangiles et les autres livres du Nouveau Testament contenant la parole de Dieu… [6] » comptent au nombre des ambitions que l’Église n’a jamais abandonnées. À ses yeux, seul l’abandon du judaïsme peut leur apporter le salut et leur permettre d’échapper aux « malédictions qui enveloppaient le peuple juif, à cause de l’horrible déicide dont il se rendit coupable… [7] ».
6De 1807 à 1914, près de 877 israélites rejoignent à Paris les rangs du catholicisme apostolique et romain sur les 10 820 convertis provenant d’autres cultes, notamment protestant et anglican, soit 8 % du total. Ce chiffre peut paraître faible comparé aux vagues de conversions contemporaines dans les États allemands ou italiens mais la communauté parisienne est numériquement restreinte [8], et les Juifs, citoyens français ayant accès à toutes les professions, ne subissent pas de pressions de la part des autorités. L’âge moyen des néophytes adultes est de 35 ans pour les hommes et de 32 ans pour les femmes, ce qui peut traduire des conversions motivées par un futur mariage [9].
7Contrairement à ce que le rabbin converti David Drach a cru, les conversions sous la Restauration et la Monarchie de Juillet ne sont pas nombreuses alors même que l’Église tente d’affirmer sa force et célèbre bruyamment ses conquêtes les plus marquantes [10]. Moins de 160 cas sont recensés mais certains sont significatifs comme ceux des enfants d’Élie Mardochée-Mévil en 1822, issus d’une « famille riche et accréditée de leur nation », et bien sûr celui de David Drach [11]. Fraîchement émancipés mais attachés à leur tradition et méfiants à l’égard des chrétiens, peu de Juifs, même pauvres et ignorants, décident de quitter le judaïsme. Il n’est guère que certains lettrés comme Louis d’Eichtal (1820), Mathis Mayer-Dalmbert (1821) et quelques commerçants aisés pour s’affranchir. Encouragé par la conversion de Drach, L’Ami de la religion et du roi mentionne régulièrement les conversions à partir de 1826 dans sa rubrique « Baptêmes de Juifs » qui disparaît en 1851, faute d’exemples retentissants.
8Sous le Second Empire, le mouvement s’accentue avec 222 cas et concerne tous les milieux sociaux. La congrégation de Notre-Dame de Sion, fondée par le père Théodore Ratisbonne en 1843, se montre alors très active [12]. Mais c’est surtout sous la Troisième République, alors que les Juifs sont parfaitement intégrés et participent aux efforts du régime, que les conversions progressent avec 496 cas. L’indifférence religieuse et peut-être l’émergence de l’antisémitisme ont conditionné ces choix. Pendant l’affaire Dreyfus, de 1895 à 1906, près de 193 personnes abandonnent le judaïsme dont certaines issues de la grande bourgeoisie, ainsi les familles Cahen d’Anvers en 1895 et Fould-Gradis en 1897. Quelques-uns se convertissent par opportunisme ou pour se désolidariser de la communauté comme Maurice Worms, juge à la cour de Versailles (1896), Arthur Meyer (1901) et Gaston Pollonais (1902). Toutefois, le mouvement était déjà amorcé puisque 204 individus se convertissent avant l’Affaire. Sans doute, faut-il aussi prendre en considération l’évolution numérique de la communauté qui gagne 20 000 âmes en l’espace de 40 ans, et les progrès des mariages exogamiques [13].
9Les conversions concernent pour 75 % des adultes (dont 48% de femmes) et pour 25 % des enfants mineurs, les néophytes recevant le plus souvent pour nouveaux prénoms ceux de Paul et de Marie. La proportion importante d’enfants s’explique aisément : souvent ce sont des familles entières qui se convertissent [14], tandis que des femmes juives, souvent mariées à un chrétien et désireuses de régulariser leur situation, entraînent leurs enfants dans la conversion comme Jeanne Richard née Manuel et ses 3 enfants en 1852. Parfois la conversion des enfants précède celle de la mère : Anne Joliet née Lévy abjure en 1854 tandis que ses 3 enfants sont catholiques depuis 1846. La congrégation de Notre-Dame de Sion s’attache à convertir les familles dépourvues n’ayant « ni principes religieux, ni conscience, ni moralité [15]. » Entre 1843 et 1845, une vingtaine de jeunes filles lui sont ainsi confiées. Pour l’année 1846, 10 des 22 conversions effectuées par le père Théodore concernent des mineurs. En 1860, 9 cas sur 11 impliquent des enfants [16].
10Plusieurs jeunes femmes acceptent, dans la perspective d’un mariage, l’abandon de leur foi première ; ainsi Esther Morange le 3 avril 1853 qui épouse le lendemain Ernest Barry, ou Augusta Ermann, convertie et mariée le même jour en avril 1905. Très peu de femmes se convertissent par foi pure. Un seul cas, et combien éloquent, mérite d’attirer notre attention, celui d’Alice Kahn née Gompertz, mère de famille qui écrit à un prêtre en 1882 : « Des puissantes raisons de famille et surtout ma mère, dont la foi dans la religion juive est inébranlable, sont des raisons suffisantes pour me faire garder le silence sur mon abjuration. […] Je ne désire rien d’autre que de devenir une enfant de l’Église… ». Quelques femmes mariées à la synagogue abjurent en secret mais ce sont des cas fort rares, moins de 6 à notre connaissance.
11Le mariage intervient également dans les motivations des hommes mais il semble que peu d’entre eux aient abjuré uniquement en vue de contracter une union. Si, dans l’ensemble, les femmes sont plutôt prêtes à renier le judaïsme pour se marier, les hommes sont plus réticents. À cela plusieurs raisons, en particulier une meilleure éducation religieuse, l’honneur du nom et l’héritage de la tradition, même si la plupart, hormis David Drach et les quatre frères Libermann, n’ont vécu qu’un judaïsme approximatif et bénéficié que d’une éducation religieuse sommaire [17]. C’est l’évolution sociale, le désir de réussite professionnelle et surtout l’indifférence à l’égard de la foi de leurs pères qui ont raison de leur judaïsme. Très rares sont les hommes qui se convertissent pour régulariser une situation familiale. Beaucoup d’entre eux sont des célibataires en rupture avec le milieu juif, d’où le nombre non négligeable d’étrangers venus surtout des Empires allemand, autrichien et russe qui délaissent le judaïsme et ceci à tous les âges [18]. La proportion des étrangers (hommes et femmes confondus) atteint en effet 36 % des conversions totales entre 1807 et 1914 [19]. Toutefois, si les Juifs originaires des pays germaniques se convertissent surtout sous la Monarchie de Juillet, ceux des pays slaves effectuent la rupture sous la Troisième République, ce qui concorde avec les vagues d’immigration respectives. N’ayant plus à subir les pressions ayant cours dans leurs pays d’origine, il est étonnant qu’ils aient choisi la France et Paris pour abjurer. Serait-ce en vue d’un mariage, par commodité ou par simple volonté de rompre avec l’identité juive ? Certains d’entre eux exercent des professions honorables, ainsi 6 médecins et 2 pianistes, dont Hermann Cohen, ancien élève de Franz Liszt en 1847.
12La politique de l’Église à l’égard de la conversion des israélites se modifie à la fin de la Monarchie de Juillet. Si les apostasies augmentent, elles sont plus discrètes. Certains scandales se produisent néanmoins. L’affaire du docteur Lazare Terquem converti sur son lit de mort en février 1845 par l’abbé Théodore Ratisbonne, en présence de sa femme et de sa belle-famille – les époux Daniel qui abjurent en 1837 –, interpelle les membres du Consistoire qui protestent « contre la prétendue conversion au catholicisme » auprès des autorités sans obtenir gain de cause [20]. Son frère Olry Terquem, auteur des fameuses Lettres tsarphatiques, estimant que le docteur Terquem « était non seulement israélite, mais encore anti-catholique au suprême degré », condamne avec énergie le comportement du père Ratisbonne qui « travaillé d’une maladie qu’on peut appeler la baptisalgie » serait prêt à arroser « d’eau lustrale tout un cimetière israélite [21]. »
13Cette tragédie n’est pas la seule du genre [22]. Souvent en particulier, des prêtres et des sœurs zélés tentent de convertir les mourants et les enfants en milieu hospitalier et carcéral. Citons le cas des filles Devalabrègue à Paris en 1836, des enfants Bluth à Paris en 1854 [23], du soldat Gerson Braun à Marseille en 1859, de la mineure Élisabeth Linnewiel à Riom en 1860 et de Brunette Lévy à Reims en 1862 [24]. Les institutions consistoriales se montrent alors plus attentives, envoyant régulièrement des aumôniers dans les hôpitaux et les prisons. Le grand rabbin de Paris, Lazare Isidor, s’inquiète que des jeunes filles détenues et transférées à Tours soient « exposées au baptême » en ce lieu « exclusivement dirigé par des religieuses » car elles « ne pourront jamais résister aux insinuations, voire même aux injonctions de leur directrice [25]. » Aux membres du Consistoire central il demande de faire le nécessaire auprès du ministre de l’Intérieur et des Cultes pour leur retour à Paris. L’hôpital israélite, inauguré dans la capitale en 1852, est aussi une réponse aux conversions forcées : « qui n’a souvent gémi sur ces attentats moraux que des ecclésiastiques d’un zèle outré se sont quelquefois permis […] sur des moribonds qu’ils veulent faire entrer, bon gré mal gré, dans le sein de l’Église… [26] ».
14Dès 1870, les inquiétudes des dirigeants consistoriaux semblent disparaître. Pourtant, si le régime républicain, l’évolution des mœurs et des sentiments religieux atténuent nettement l’influence de l’Église, la progression des conversions qui, à la fin du siècle, concernent surtout des adultes, n’en est pas pour autant stoppée.
15L’apostasie est personnelle, mais elle bénéficie parfois de complicités familiales et amicales. Ainsi David Drach enseigne-t-il le catéchisme à son ami Jacob Libermann (1826), conseille-t-il à son beau-frère Simon Deutz de se rendre à Rome (1828) et participe-t-il en tant que parrain à la conversion de Marie Wurmser faite par l’abbé Théodore Ratisbonne (1842). Les époux Daniel sont au chevet de leur beau-frère, le docteur Lazare Terquem, en 1845. Irma Schwob, convertie avec sa fille en 1881, est la marraine de la famille Polack venue de Prague. Ce phénomène se produit surtout à la fin du siècle, notamment dans les familles de la haute bourgeoisie proches de la noblesse. En juin 1895, Élisabeth Cahen d’Anvers a pour marraine la princesse Ferdinand de Lucinge-Faucigny née Cahen d’Anvers ; Élisabeth Ratisbonne, elle, a pour marraine en 1897 la marquise Berthe de Broc née Worms de Romilly. Les influences sociales et familiales ne sont pas à négliger dans ces cercles où la judéité est désormais inexistante. Dans ce milieu, il n’est pas rare qu’un converti se marie avec un israélite. Gaston Gradis converti en 1905, fils de Raoul et de Suzanne née Fould, elle-même convertie en 1897, s’unit à Georgette Deutsch de la Meurthe en l’église Saint-Honoré d’Eylau le 26 juin 1918.
Le judaïsme parisien face aux conversions
16Lorsqu’un Juif abandonne la foi de ses pères, son acte entraîne un drame familial et une rupture, souvent définitive. Le néophyte a toujours conscience des risques encourus. Seule sa détermination lui permet de s’affranchir du joug familial et du poids de la tradition. Si, au regard de ses parents, son reniement est considéré comme un geste de folie, aux yeux de ses anciens coreligionnaires il est désormais le renégat. D’où le fait que souvent les convertis ont déjà rompu avec leur milieu par un mariage exogamique ou font ce choix accompagné de leur conjoint et de leurs enfants ou bien encore sont des étrangers dépourvus de famille. Rien d’étonnant donc à ce que les néophytes soient à 65 % originaires de province et de l’étranger. Beaucoup d’entre eux viennent à Paris en étant célibataires et sont donc coupés de leur milieu. Si tel n’est pas le cas, il est très fréquent que la personne abjure une fois ses parents décédés ; ainsi Gaston Pollonais se convertit en octobre 1902, deux mois après la mort de son père [27]. Plus de 80 jeunes femmes attendent la disparition de leurs parents pour choisir le catholicisme, telle Marie Bloch en septembre 1856 : « Immédiatement après son abjuration, Marie Henriette Stéphanie, fille légitime de Louis Bernard Bloch et de Judith Lévy, son épouse, tous deux décédés, a été baptisée. » Les craintes des convertis sont sincères. Alice Kahn née Gompertz préfère garder le secret de son baptême car sinon « [sa] mère en mourait de chagrin ».
17Il faut beaucoup de détermination au néophyte pour affronter, outre sa famille, sa communauté d’origine. Lorsque David Drach se convertit en avril 1823, le notable Olry Worms de Romilly le réprimande vivement et Jacques Javal, chez qui il fut précepteur en 1810 à Colmar, refuse de le saluer. À son retour à Paris en novembre 1824, après qu’il ait récupéré ses enfants à Londres, son beau-frère Simon Deutz et d’autres anciens coreligionnaires l’injurient, lui font « les menaces les plus violentes » et « cherchent l’occasion de lui enlever une seconde fois ses enfants [28]. » Le rabbin Libermann de Saverne, apprenant que son fils Jacob s’est converti, lui envoie une lettre très dure dans laquelle il le maudit. Le père d’Isidore Goschler, s’apercevant que son fils est résolu à abjurer, essuie « des larmes grossières » tandis que sa femme tente de raisonner le jeune homme.
18Par sentiment de l’honneur et parce qu’ils représentent la communauté, deux présidents du Consistoire central préfèrent donner leur démission suite à la conversion d’un proche : Olry Worms de Romilly en novembre 1843, après le mariage de sa petite-fille avec M. de Grouchy, et Adolphe Crémieux en juillet 1845, après la conversion secrète de ses deux filles [29].
19La communauté juive ne pardonne jamais aux convertis. Quand David Drach décède en 1865, il demeure pour les Archives israélites « l’un des plus célèbres apostats israélites de nos jours » ; « nous avons écrit apostat, conclut l’hebdomadaire, mais nous aimerions mieux dire converti, car ce dernier terme n’implique point d’aigreur dans la bouche de ceux qui le prononcent… ». Il en est de même lors de la mort de Théodore Ratisbonne en 1884 qui, selon L’Univers israélite du 12 novembre, « a fait maintes blessures dans ce demi-siècle. » Lorsque Gaston Pollonais se convertit, le dreyfusard Isaïe Levaillant se montre très dur à son égard dans L’Univers du 7 novembre 1902 : « Il y a un Pollonais catholique, apostolique et romain avec lequel nous n’avons rien de commun. […] Si, en effet, sa conversion n’a été consacrée officiellement que la semaine dernière à l’église Saint-Thomas d’Aquin, elle était déjà virtuellement consacrée le jour où il s’était enrôlé parmi les défenseurs de l’ancien état-major ».
20Les rabbins comme les journalistes estiment que les conversions des israélites sont toujours intéressées. Israël Vidal accusent pour sa part « les séductions de l’orgueil et les appâts grossiers de la cupidité [30]. » Dans ses quatre études sur les conversions publiées dans les Archives israélites entre juillet et novembre 1854, Isidore Cahen condamne les « abnégations qui ne sont que des trafics inspirés par la faim ou par la convoitise », puis s’intéresse aux conversions des financiers, des savants et des artistes. Pour l’auteur, c’est l’abus des plaisirs terrestres, la vanité des distinctions sociales et l’indifférence religieuse qui poussent certains israélites à se convertir. Il reconnaît cependant que la dénomination si péjorative de « juif » et les tentatives de quelques prêtres ultramontains, « la plupart juifs convertis », peuvent bouleverser des esprits qui doutent. Seule la tolérance entre les cultes peut conduire à la sérénité.
21Isidore Cahen a raison de souligner que l’immense majorité des Juifs qui abjurent sont ignorants ou indifférents en matière religieuse et que certains israélites convertis font preuve d’un zèle rare auprès de leurs anciens coreligionnaires. Depuis 1825, David Drach se montre particulièrement offensif et incite les Juifs à fuir « l’infidélité » et « la damnation éternelle [31]. » Il réitère ses appels dans son ouvrage fondamental De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue publié en deux tomes en 1844 et dans Le Pieux Hébraïsant dans lequel il espère que les prières chrétiennes traduites en hébreu sauront augmenter « la piété des uns [les catholiques] » et convertir « le cœur des autres [les Juifs] [32]. » L’abbé Théodore Ratisbonne puis son frère Alphonse avec la congrégation Notre-Dame de Sion, comme les frères Lémann, mènent campagne pour convertir les israélites. En réaction, les consistoires se montrent plus vigilants sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire en soutenant la création d’hôpitaux israélites, en développant l’aumônerie israélite dans les prisons et en encourageant la publication des livre destinés à la jeunesse.
22Les efforts déployés n’enrayent pas pour autant la progression des conversions et des mariages mixtes. Ce sujet précisément commence à préoccuper les dirigeants communautaires sous la Troisième République et plus particulièrement à partir des années 1880. Les Archives israélites craignent que les enfants issus de ces couples ne sombrent dans la multitude. En 1881 les propos se font alarmants : « c’est la dégénérescence de Jacob qui se prépare à un très bref délai. » Vingt ans plus tard, Hippolyte Prague constate amèrement : « La ronde des mariages mixtes, un moment interrompue pendant l’Affaire et la tempête antisémite, reprend de plus belle. […] L’antisémitisme, qui s’entend si bien à entretenir les haines de toute sorte et les suspicions les moins légitimes, est en baisse. Et la débandade en Israël, que le danger avait paralysée, recommence [33]. »
23Toutefois, certaines de ces unions exogamiques conduisent à la conversion au judaïsme de l’un de leurs membres.
De chrétien, devenir israélite
24Contrairement à l’impression des israélites, de nombreuses conversions au judaïsme se sont produites au XIXe siècle, malgré l’hostilité chrétienne et l’antisémitisme ambiant. Certes, bien des conversions résultent de considérations d’intérêt ou de la conclusion d’une union mixte ; il n’empêche que tous les candidats, dûment avertis par les rabbins des difficultés à surmonter, ont bénéficié d’une formation religieuse.
25Ainsi, de 1807 à 1914, environ 497 protestants et catholiques acceptent les conditions de la conversion, à savoir : un enseignement général sur la Tora, les fêtes et les lois, la circoncision pour les personnes de sexe masculin (enfants compris) et enfin le bain rituel pour les deux sexes [34]. Étant donné le caractère minoritaire de la communauté, le niveau d’exigence des lois rabbiniques et la persistance des préjugés, ce chiffre est important. Comme dans le catholicisme, les convertis choisissent un nouveau prénom. Abraham et Jacob pour les hommes et Sara et Rachel pour les femmes sont les plus fréquents.
26Les néophytes d’origine chrétienne semblent nettement plus jeunes que les convertis d’origine juive puisque l’âge moyen est de 27,5 ans pour les hommes, dont 55 % compris entre 24 et 26 ans, et de 27 ans pour les femmes, dont 52 % entre 20 et 30 ans [35]. Bien évidemment, le motif du mariage n’est pas à exclure car il s’agit toujours de célibataires. À Strasbourg, la moyenne de l’âge des hommes convertis est sensiblement plus élevée : 31 ans [36].
27Ces conversions sont à 91% le fait d’adultes (dont 71 % de femmes). Malgré l’aspect dissuasif de la circoncision, un converti sur cinq est un homme (un sur quatre pour le catholicisme). Les mineurs, soit un cas sur dix (un sur quatre chez les Juifs convertis), ne sont guère nombreux. Souvent, la femme d’origine chrétienne et mariée avec un israélite régularise sa situation en même temps que celle de ses enfants, comme Mme Bernheim et ses 4 rejetons en 1909. Près de 12 % des femmes ont déjà épousé civilement un israélite. Environ une vingtaine de familles font ce choix, surtout à partir des années 1890.
28L’évolution des mentalités et la meilleure intégration des israélites permettent aux chrétiens d’envisager une telle union et de se convertir pour l’occasion. Les conversions, rarissimes avant 1850 (10 cas), progressent sous le Second Empire (22 cas) pour devenir importantes sous la Troisième République (466 cas). L’affaire Dreyfus a toutefois ralenti le mouvement puisque nous ne dénombrons que 82 cas entre 1895 et 1906. Pourtant, certains individus se convertissent alors par solidarité avec leur conjoint, comme le 15 décembre 1898 Élisabeth Dayre, l’épouse du poète Gustave Kahn : « Les troubles actuels, les luttes des antisémites contre les sémites, me font plus qu’un désir, un devoir de me rapprocher davantage encore de mon mari ne laissant même pas subsister entre nous cette question de religion [37]. »
29Plus de 53 % des personnes converties au judaïsme sont nées à Paris où la déchristianisation est forte, contre environ 35 % en province et 12 % à l’étranger dont la moitié sont originaires d’Angleterre [38]. Ces individus, éloignés géographiquement de leur famille, bénéficient de l’anonymat dans la vaste capitale. Quelques candidats sont soutenus par leurs parents comme Louise Descoins qui souhaite épouser un Juif. Son père, commissaire de police, intervient auprès du grand rabbin de Paris Jacques-Henri Dreyfuss le 19 janvier 1907. Le 20 février, sa fille est convertie [39]. Mais cet exemple ne doit pas cacher les drames qui se jouent dans les familles hostiles à un tel acte. Un protestant nommé Blanchard, qui souhaite épouser une jeune Juive, demande à ce « que la chose soit très discrète ». Monsieur Surirey, converti en 1882, divorce de sa femme car « son zèle pour la nouvelle foi est tel qu’il a insisté auprès de sa femme pour qu’elle suivit son exemple. Il paraît que, sur le refus de celle-ci, qui s’explique très bien et contre lequel on ne saurait élever des critiques, il s’est séparé d’elle [40]. »
30Rares sont les conversions motivées par une attirance pour le Dieu d’Israël : 2,5 % des prosélytes. Quelques cas, mettant très souvent en cause des hommes, se distinguent pourtant. Outre Monsieur Surirey, retenons celui de Jean-François devenu Abraham Cagnard. Né catholique à Paris en 1769, le cordonnier Jean-François Cagnard adopte la religion israélite avec sa femme Adèle vers 1800. Est-ce au contact des Juifs du quartier du Marais (ils résident rue Sainte-Croix de la Bretonnerie) qu’ils découvrent le judaïsme ? Au moins trois enfants naissent de leur union et reçoivent tous des prénoms israélites : Hindel (1809), Jacob (1815) et Abraham (1818). En 1821, il devient garçon de bureau au Consistoire central, puis gardien de la synagogue portugaise. Ayant une solide connaissance des coutumes portugaises, il assume ensuite le rôle de ministre-officiant jusqu’à sa mort en 1848. L’Univers israélite de décembre 1850 rend hommage à ce converti sincère qui « pendant les derniers 51 ans de sa vie […] a rempli tous les devoirs religieux avec une sainte et infatigable activité [41]. » La conversion de couples chrétiens est rarissime. Nous n’en avons recensé qu’un seul autre, celui de Frédéric Vérich (32 ans) et de Marie Debay (24 ans) qui s’épousent en janvier 1885 après s’être convertis [42].
31Un professeur de droit canonique nommé Erba venu d’Italie et né de père israélite se convertit lui aussi pour de nobles raisons le 4 juillet 1855 : « Il n’est guidé par aucun motif humain, il ne veut ni se marier, ni être placé, il n’a pas demandé l’ombre d’un service à personne. […] Il est toujours consolant, et surtout de nos temps, de voir des actes de foi non entachés de motifs terrestres [43] ». Henri Muller de Saint-Dié dans les Vosges, après une quête personnelle, abandonne le catholicisme en 1909 car « depuis l’âge de 13 ans, c’est à dire depuis que j’ai pu réfléchir, je n’ai pas pu croire aux absurdités de la religion chrétienne et je me suis fait une religion. Je crois en un Dieu et à ses Prophètes ».
32Mais dans la majorité des cas, les personnes se convertissent en vue d’un mariage, souvent pressées de le faire par la famille du futur conjoint israélite comme en témoigne Marcel Schmidt (35 ans) : « la famille de ma fiancée y mettant opposition à cause de nos différences de religion puisque je suis catholique. »
33Quelques-uns, surtout des Juifs étrangers, retournent au judaïsme après avoir épousé une autre religion. Ainsi Georges Pychnoff, converti à l’orthodoxie, qui souhaite corriger sa « faute » et tenir sa « promesse » à son père mourant, et Emmanuel Sevelo, devenu musulman en Turquie. Le phénomène se produit parfois en sens inverse. Anna Gotard, convertie au judaïsme en 1887, redevient catholique une année plus tard, sans doute parce que son mariage avec un israélite n’a pas abouti. Quelques enfants dont le père a épousé la foi juive choisissent la religion catholique, souvent pour se marier avec des chrétiens comme ceux de Noël Bardac, converti en 1879, et de Georges de Wilde, en 1887. Il semble cependant que les enfants des convertis restent généralement dans la religion juive et concluent des unions avec des israélites. Tel est le chemin que suivent les enfants d’Albert Leroy de Bonneville, converti en 1880 après avoir épousé la fille de Prosper Lunel, notable de la synagogue Buffault. Son fils Robert-Élie, tombé glorieusement en mai 1918, est enterré religieusement et sa fille s’unit au cours des années vingt avec un Juif originaire d’Algérie.
34Le judaïsme attire peu les membres des professions libérales et davantage ceux de la petite bourgeoisie urbaine. Si les femmes sont couturières ou employées de magasins, elles demeurent au foyer après leur mariage. Les hommes sont surtout des secrétaires et des employés. L’élément ouvrier est suffisamment rare pour que la presse israélite le mentionne [44]. Trois personnes issues de la petite noblesse optent pour le judaïsme afin d’épouser un(e) israélite appartenant dans tous les cas à la moyenne bourgeoisie.
35En ce siècle, le judaïsme attire donc des néophytes, majoritairement poussés par des motifs intéressés. S’il est vrai que les lois rabbiniques interdisent en principe toute conversion suscitée par l’amour, la force ou un intérêt quelconque, les rabbins parisiens ont toujours adopté une ligne très souple en la matière. Dès novembre 1819, les grands rabbins Michel Seligmann, Abraham de Cologna et Emmanuel Deutz définissent la conduite à adopter à l’égard des enfants issus des mariages exogamiques : « Tout enfant né d’une mère non israélite devient israélite toutes les fois que l’on aura rempli à son égard les cérémonies indispensablement (sic) requises pour tout autre prosélyte, ces cérémonies sont : 1. Pour les mâles la circoncision ; 2. Pour les enfants de l’un et l’autre sexe l’immersion dans le bain rituel en présence de trois israélites revêtus autant que faire se peut du caractère rabbinique [45]. » Cette règle semble avoir été appliquée jusqu’à l’avènement du grand rabbin Zadoc Kahn au consistoire de Paris en 1868.
36Puis, sous la pression des unions mixtes qui se développent au cours de la Troisième République, les rabbins se montrent plus rigoureux. Dès 1886, le grand rabbin de Paris, aidé par deux collègues, reçoit le candidat en particulier, tente de le faire renoncer à son projet et finalement l’instruit s’il persiste. En 1889, Jeanne Rain peut s’immerger dans le bain rituel de la rue Villehardouin puisqu’elle « connaît les croyances et les pratiques du judaïsme » tandis que Mathilde Chalier doit repasser une interrogation orale auprès du grand rabbin en 1890.
37À la fin du siècle et jusqu’en 1914, l’instruction dure en moyenne quatre semaines, parfois davantage si les résultats ne sont pas concluants [46]. Mais en général le tribunal rabbinique institué en 1906 convertit assez vite bien qu’il soit confié désormais à des rabbins orthodoxes dont Moïse Weiskopf et Juda Lubetski [47]. Du 26 janvier 1906 au 25 janvier 1909, le tribunal rabbinique réalise 49 conversions dont celles de 36 femmes et de 8 enfants. Il veille avant tout à ce que la conversion ne soit pas « le point de départ de divisions dans les familles » et reconnaît avec amertume que « toutes ces conversions ont eu pour conséquence un mariage ou la consécration religieuse du mariage civil célébré antérieurement à la conversion [48]. »
38Aussi bien pour le judaïsme que pour le catholicisme, les conversions concernent davantage les femmes, ce qui souligne l’impact dominant de la religion du conjoint. Dans une société régie par le Code civil où l’homme détient l’autorité, ceci se comprend. Reste que les femmes semblent prêtes à faire des concessions dans le cadre d’un mariage exogamique. L’influence familiale plus que le poids de la tradition joue souvent un rôle déterminant.
39Au regard de cette étude, il faut noter que le catholicisme attire proportionnellement moins de Juifs sous la Troisième République, surtout après 1906, date à partir de laquelle un net déclin s’affirme. Les unions civiles se multiplient et l’Église, dans une grande ville comme Paris, voit son influence diminuer. Le judaïsme, sans le désirer, rivalise alors dans les conversions avec le catholicisme et même peut le dépasser puisque 172 chrétiens deviennent israélites entre 1906 et 1914, tandis que 99 Juifs choisissent le christianisme. Ce phénomène s’accentue au cours des années vingt et trente et concerne aussi l’Algérie [49]. En moyenne, 15 à 20 personnes se convertissent au judaïsme chaque année à Paris entre 1919 et 1939. Pourtant, le judaïsme souffre lui aussi de l’indifférence religieuse et les rabbins essaient de réveiller la conscience religieuse des israélites. L’affaire Dreyfus a peut-être conduit certains Juifs indifférents à renouer avec leur judéité. L’autorité républicaine a sûrement stabilisé et conforté la communauté dans son intégration en tant que minorité. Pour beaucoup d’israélites, les valeurs républicaines sont identiques à celles prônées par le judaïsme comme le rappelle le rédacteur des Archives israélites du 30 avril 1914 : « c’est un fait d’expérience historique que le Juif, en général, a une prédilection marquée pour les institutions démocratiques, que c’est un libéral d’instinct, un républicain né. Il n’y a donc plus de raison à abandonner la foi de ses pères dans une société qui défend la méritocratie et la laïcité. »
40Les immigrés juifs, venus d’Europe centrale à la fin du siècle et attachés à la tradition, exigent, lorsqu’ils contractent des unions mixtes, que la conjointe devienne israélite. Ainsi, dès les années 1890, plus de 60% des conversions s’inscrivent dans la perspective d’un mariage avec un Juif russe ou roumain.
41La France et plus particulièrement Paris n’a pas connu de grandes vagues de conversions comme ce fut le cas en Allemagne, en Autriche et en Italie. Si nous admettons que 5 % des conversions n’ont pas été déclarées à l’Archevêché et que 5 % ont été faites au profit du protestantisme, pas plus de 1 000 israélites ont abjuré en l’espace d’un siècle.
NOTES
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[*]
Cette étude a bénéficié du soutien matériel de la Fondation du Judaïsme français. Nous remercions chaleureusement sa directrice, Mme Nelly Hansson.
Ce travail commence en 1807, date où les consistoires israélites sont constitués et les conversions mentionnées dans les registres à l’archevêché de Paris. Il s’arrête à la Grande Guerre, qui selon nous, met un terme au XIXe siècle. -
[1]
Jean-Luc Blaquart, Nos traditions de conversions, approche philosophique et théologique, La conversion religieuse, sous la direction d’Emmanuel Godo, Imago, 2000, p. 17.
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[2]
Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, École des Chartes, 1998.
-
[3]
Archives israélites, octobre 1861, p. 557.
-
[4]
L’étude effectuée repose sur les archives de l’archevêché de Paris (registre des abjurations 4°rE-6 1807-1878, registre des abjurations 1879-1903 et registre des conversions et baptêmes 1904-1928), la série 3mi des Archives de la Seine pour les baptêmes de 1792 à 1859 et le Mémorial des baptêmes 1842-1958 déposé en la congrégation Notre-Dame de Sion. Pour compléter nos informations, nous avons utilisé L’Ami de la religion et du roi, 1814-1862.
-
[5]
D. P. L. B. Drach, De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, Paris, Mellier, 1844, t. 1, p. 26. Sur Drach, consulter la thèse de Paul Catrice, L’Harmonie entre l’Église et la Synagogue d’après la vie et les œuvres de Paul Drach, ancien rabbin et orientaliste chrétien, Lille, 1978, et Monique Nahon, « David, Paul, Louis, Bernard Drach, rabbin, abbé et théologien catholique », Archives juives, n° 34/2, 2e semestre 2001, pp. 122-126.
-
[6]
Archives de l’archevêché de Paris, extrait de l’acte d’abjuration de Julienne Bertrand, 17 octobre 1835. Nous remercions particulièrement le père Philippe Ploix, archiviste de l’Archevêché, pour son accueil et son soutien ainsi que Mgr de Tarragon, chancelier de l’archevêché de Paris.
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[7]
Abbé Labouderie, Discours prononcés à Notre-Dame le 7 mars 1817 à l’occasion du baptême et du mariage du Sieur A-J-S-L. Jacob, Paris, 1817.
-
[8]
Environ 8 500 âmes en 1830, 18 000 en 1850 et 40 000 en 1872 pour une population parisienne de 1 million en 1850 et de 1,8 million en 1872.
-
[9]
Les registres n’indiquent pas toujours la date de naissance des néophytes. Il faut alors recourir à leur dossier personnel. Ce travail repose sur un échantillon de 213 personnes (21 à 80 ans pour les hommes et 21 à 75 ans pour les femmes).
-
[10]
P. L. B. Drach, op. cit., pp. 26 et 224-226. Pour une meilleure approche des convertis célèbres, consulter la Nouvelle encyclopédie théologique, t. 33 : Des Conversions, Paris, Migne, 1852. Voir aussi Théodore Ratisbonne, Mes souvenirs, Notre-Dame de Sion, 1966.
-
[11]
L’Ami de la religion et du roi, décembre 1822.
-
[12]
François Delpech, « Notre-Dame de Sion et les Juifs », dans Sur les Juifs. Études d’histoire contemporaine, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, pp. 321-373.
-
[13]
Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, CNRS Éditions, 1998, pp. 170-174. L’auteur conclut p. 174 : « L’enjeu de l’Affaire Dreyfus est donc ambigu ; si elle n’est pas pour de nombreux juifs le moment d’une prise de conscience de leur judéité, elle représente aussi pour certains la découverte ou la confirmation non de leur sentiment national français, mais de leur adhésion à un nationalisme français en plein renouveau. Ce sera une condition de leur conversion… ».
-
[14]
On dénombre ainsi une vingtaine de familles comptant chacune plus de deux enfants, par exemple les familles Jean-Baptiste Daniel avec 5 enfants (1839), Joseph Nathan avec 4 enfants (1851) et Rothembourg avec 5 enfants (1860).
-
[15]
François Delpech, op. cit., p. 346.
-
[16]
Archives de l’archevêché de Paris, registre 4°rE-6, et Mémorial des baptêmes de Notre-Dame de Sion pour ces années.
-
[17]
Voir Libermann (1802-1852). Une pensée et une mystique missionnaires, sous la direction de Paul Coulon et Paule Brasseur, Paris, Cerf, 1988.
-
[18]
Ainsi Isaac-Beer Schwabe, originaire de Bavière, se convertit à 47 ans en 1830, Léopold Loewenstein, originaire de Varsovie, à 24 ans en 1853, Théodore Weinreb, venu d’Autriche, à 61 ans en 1912.
-
[19]
Par ailleurs 35 % des néophytes sont nés à Paris ou dans sa banlieue et 29 % en province, en majorité en Alsace et en Lorraine. Renseignements tirés des registres déposés aux archives de l’archevêché de Paris. Sur un échantillon de 617 personnes, nous avons relevé 36 % d’étrangers dont 31 % venant d’Allemagne et d’Autriche (70 cas), 22 % de Pologne et de Russie (49 cas), 10 % des États-Unis et d’Angleterre (22 cas), 6 % d’Algérie et de Tunisie (14 cas).
-
[20]
Sur l’affaire Lazare Terquem, consulter le dossier déposé aux Archives Nationales (désormais AN) : F7/11031, les archives du Consistoire central (désormais CC) : registre 1B.4, procès verbaux, 1832-1848, séance du 2 mars 1845, et celles du consistoire israélite de Paris (désormais ACIP) : registre AA.3, procès verbaux, 1839-1847, séance du 11 février 1845.
-
[21]
La correspondance d’Olry Terquem a été publiée dans les Archives israélites en 1845 (pp. 184-190, 308-311, 453-474). L’extrait cité est tiré de La Vérité israélite, 1861, p. 327. Lire aussi Philippe-E. Landau, « Olry Terquem (1782-1862). Régénérer les juifs et réformer le judaïsme », Revue des études juives, t. 160, janvier-juin 2001.
-
[22]
On peut évoquer par exemple l’affaire des obsèques catholiques de Léon Gozlan en 1866. Cf. Georges Jessula, « Léon Judas Gozlan, journaliste, écrivain », dans Archives juives, n° 28/2, 2e semestre 1995, pp. 108-110. (N.D.L.R.)
-
[23]
Se reporter à ce sujet à l’article de Danielle Delmaire dans ce même numéro.
-
[24]
Sur l’affaire Gerson Braun, consulter aux AN le dossier F7/11031. Pour l’affaire de Riom, voir Dominique Jarrassé, « L’Affaire de la juive », dans Les Juifs de Clermont, une histoire fragmentée, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 171-190. David Cohen, La Promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire, Aix-en-Provence, Université de Provence, t. 2, 1977, pp. 719-723.
-
[25]
ACIP, carton B.33, lettre du 11 avril 1856.
-
[26]
Archives israélites, 10 juin 1852.
-
[27]
Sur Désiré Pollonais, décédé en août 1902, cf. M. Drouin et G. Jessula, « Désiré, David, Pollonais, homme politique et notable niçois », Archives Juives, n° 31/1, 1er semestre 1998, pp. 121-123. (N.D.L.R.)
-
[28]
Au sujet de David Drach, devenu Paul, Louis, Bernard, consulter AN F7/9430. Sur l’enlèvement de ses enfants, lire P. L. B. Drach, op. cit., pp. 74-85, et Ignace-Xavier Morel, Renseignements relatifs à la persécution dont M. Drach, rabbin converti, a été l’objet, Mémorial catholique, mars 1826.
-
[29]
Daniel Amson, Adolphe Crémieux. L’oublié de la gloire, Paris, Seuil, 1988, pp. 147-149, 155-158.
-
[30]
Archives israélites, 1er avril 1852.
-
[31]
P. L. B. Drach, Lettre d’un rabbin converti aux israélites ses frères sur les motifs de sa conversion, Paris, 1825, p. 26.
-
[32]
P. L. B. Drach, Le Pieux Hébraïsant, Paris, 1853, p. XIV.
-
[33]
Archives israélites, 13 janvier 1881 et 23 janvier 1902.
-
[34]
Cette estimation repose sur les archives du consistoire israélite de Paris, registres de mariages (série GG, de 1822 à 1914) et cartons relatifs à la correspondance (série B).
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[35]
Les documents conservés dans les archives consistoriales contiennent peu d’informations sur les néophytes. L’étude a été faite d’après un échantillon de 17 hommes (de 24 à 44 ans) et de 41 femmes (de 18 à 62 ans).
-
[36]
Sur les conversions à Strasbourg, consulter Pierre-Yves Touati, « Le registre de circoncisions de Moshe et Shimon Blum 1816-1870 », Revue des études juives, janvier-juin 1983, pp. 123-128.
-
[37]
Cité dans le Bulletin de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus, n° 6, 1998, p. 78. Sur cet exemple édifiant, consulter les Archives israélites, 24 novembre et 22 décembre 1898.
-
[38]
Étude réalisée sur un échantillon de 104 personnes.
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[39]
ACIP, cartons B. 79 et 80.
-
[40]
Archives israélites, 12 janvier 1882.
-
[41]
Renseignements tirés des Archives de la Seine (série 5mi.2351) et des archives du Consistoire central (registre 1B.3).
-
[42]
ACIP, registre GG.32, mariages ; Archives israélites, 22 janvier 1885.
-
[43]
Le Lien d’Israël, juillet 1855.
-
[44]
Archives israélites, mai 1867.
-
[45]
ACIP, carton B.7, lettre du 26 novembre 1819.
-
[46]
Mais Berthe Langier suit une formation de 15 jours seulement et Louise Descoins de 3 semaines.
-
[47]
Cf. Monique Lévy, « Juda Lubetski, rabbin », Archives juives, n° 34/2, 2e semestre 2001, pp. 128-130. (N.D.L.R.)
-
[48]
ACIP, carton B.85, rapport du 28 janvier 1909.
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[49]
ACIP, tribunal rabbinique d’Alger, 1919-1939.