Couverture de ASSR_196

Article de revue

Teresa Castro, Perig Pitrou, Marie Rebecchi (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique

Dijon, Les Presses du Réel, 2020, 311 p.

Pages 212 à 214

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1Richement illustré, d’une haute tenue intellectuelle, le livre interroge les modalités par lesquelles les images nourrissent les théorisations du vivant. Inspiré d’un colloque organisé à Paris en 2016, il s’inscrit résolument dans l’interdisciplinarité, inaugurant un dialogue ambitieux entre études visuelles et anthropologie. Le sous-titre, la vitalité révélée par la technique, introduit et annonce clairement l’axe réflexif structurant la douzaine de contributions : comment la photographie et le cinéma permettent-ils aux humains de voir, de faire voir et d’imaginer la vitalité végétale ?

2Après une présentation globale de Perig Pitrou, Teresa Castro rappelle comment le cinéma a contribué à rendre possible et imaginable l’hypothèse de la sensibilité et de la sentience végétales. Dès ses origines, il apparaît clair que ce médium dispose de la capacité à animer les choses du monde, à fabriquer des vies et à percevoir une vitalité ailleurs que chez les êtres humains. Qu’il s’agisse des plantes et champignons documentés depuis 1898 ou des accélérations du mouvement végétal, le cinéma prête une apparence de vie, magnifiée dans le film allemand L’Âme de la plante (Max Brinck, 1922). Grâce au cinéma, il est désormais commun de parler de sentience des plantes ou d’intelligence végétale. L’idée a cependant rencontré des difficultés pour être acceptée par la communauté scientifique. L’autrice rappelle d’ailleurs le rôle de la guerre froide qui a multiplié les expériences scientifiques peu conventionnelles autour de la recherche de moyens de communiquer entre humains, animaux et végétaux. La culture populaire s’est fait le reflet de ces tentatives. Teresa Castro cite ainsi, et avec justesse, un film de 1978, L’Invasion des profanateurs de sépulture, lui-même remake d’un titre de 1956, où des plantes issues de l’espace sont animées d’une vie authentique et montrent une inquiétante sensibilité. L’autrice aurait pu élargir ce propos, car on trouve des équivalents dans les feuilletons et séries (de La Plante inconnue en 1964 à un épisode d’X-Files en 1998) où la plante qui vit est toujours une menace ! L’essentiel est toutefois ailleurs, car en faisant prendre conscience que les végétaux obéissent à une autre temporalité que celle des humains, le cinéma a reconfiguré la perspective anthropocentrique de nos sociétés. Une idée que l’on retrouve dans une autre contribution, celle de Matthew Vollgraff, consacrée au cinéma et à la connaissance de la vie dans l’Allemagne de Weimar. Le film Le Miracle des fleurs (Max Reichmann, 1926), montrant en accéléré la croissance et le dépérissement de 78 espèces végétales, est entrecoupé de scènes de danses mimétiques humaines. Son succès public, en donnant accès à « l’étrange étrangeté » de l’élan végétal, ouvre l’accès à des temporalités autres en relativisant la mesure anthropocentrique du temps.

3Ludovic Coupaye s’intéresse lui aux cérémonies de présentation de grandes ignames chez les Abelam de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ces derniers ont forgé un cadre rituel pour mettre ces végétaux en spectacle sur les places des villages. Les ignames s’appréhendent comme les fruits de l’agentivité végétale et humaine. En ce sens, ils sont des objets-hybrides. Sans la médiation de dispositifs techniques, l’exposition des ignames est une véritable image animée. Inscrite dans une expérience collective, celle-ci doit assurer à la communauté prospérité et maintenir le dialogue entre vivants et disparus : la puissance médiatrice du végétal assurant ici la cohésion d’une société. Dans un autre article, Luce Lebart rappelle que le végétal n’est pas qu’un motif privilégié des arts visuels. En s’intéressant à la photographie, elle souligne que les végétaux ont aussi participé de la fabrication de l’image sensible, que ce soit comme colorant, comme surface d’impression ou par l’action des moisissures… Les qualités esthétiques de la puissance vitale du végétal peuvent être ainsi indépendantes de toute volonté humaine.

4Emilie Letouzey nous transporte au Japon pour étudier les floraisons de glycines. Ces dernières font l’objet d’un engouement inscrit dans le temps long. La création d’une association en 2006 dans un quartier d’Osaka donne une nouvelle visibilité à une pratique exercée dans cette partie de l’archipel. Le travail des horticulteurs est exposé lors de la fête de la glycine à de nombreux visiteurs (près de 10 000). Le succès s’explique par le fait que la glycine est rétive aux efforts humains : un tiers des pieds plantés dans l’arrondissement ne connaissent pas de floraison. Le végétal nécessite donc des mesures décisives mais aux résultats aléatoires (taille plus ou moins forte, changement de treille…). Or, cette tension génère sa propre imagerie. Les informations sur la floraison sont publiées sur les réseaux sociaux et des flyers, voire sur des cartes. Cette activité du « faire voir » montre que les tentatives d’appropriation du processus vital végétal convoquent une mise en image, inscrite ici dans une longue tradition picturale, qui sait profiter des évolutions techniques pour élargir son audience tout en se plaçant dans une temporalité propre au végétal.

5La contribution suivante ne quitte pas le champ de la photographie. Roberta Agnese réfléchit aux modalités avec lesquelles l’étude visuelle du végétal a transformé la photographie en instrument d’observation et d’investigation des formes vivantes. Elle isole trois temps. Si entre 1839-1850, la plante est l’alter ego du médium photographique, dans les années 1920 et 1930, la photographie utilise des substances botaniques pour représenter les objets naturels avec leurs propres couleurs. Le dernier temps, dans les années 1980, érige l’image non plus en démonstration d’une théorie mais comme vecteur d’identité. La création de pseudo-plantes, avec des noms renvoyant aux formes particulières révélées par la photo, donne l’illusion d’authentiques végétaux, lesquels n’existent toutefois que grâce au médium. De fait, l’autrice plaide pour la création de nouveaux outils conceptuels pour comprendre les relations entre technique et nature. Dans « Fleurs de pellicule », Philippe Dubois se place dans un champ conceptuel assez voisin, en interrogeant les relations entre motif floral, médium et matière pelliculaire. Il identifie trois étapes majeures. Il y a d’abord celle de la fleur-motif, évocation de la prédilection du premier cinéma pour le motif du végétal ; elle est suivie du moment de la fleur-matière, avec les procédés photographiques où l’émulsion est de nature végétale (vin rouge, épinards, etc.) ; enfin, avec les herbiers cinématographiques, on entre dans le stade de la fleur-médium. En 1963, le réalisateur Stan Brakhage colle sur un ruban de celluloïd transparent des éléments naturels (morceaux de feuille, de fleurs…) et après les avoir agencés, il les recouvre d’un autre ruban. Le double-ruban est passé ensuite à la tireuse optique pour le transformer en image projetable, devenant ainsi un film-herbier. Plus que montrer la vie végétale, c’est le végétal ici qui donne la vie à un projet pour un temps toutefois limité. Car le vitalisme iconographique est « mortel », rappelle Philippe Dubois. L’image est fragile, et sa dégradation, même contrôlée, même surveillée, est inéluctable. Se développent ainsi sur les images des formes fleuries. En « mourant », l’image interroge les limites entre les règnes. Cette interrogation sur les frontières entre humain et végétal préoccupait également le cinéaste soviétique Eisenstein. Dans des notes pour un film resté inachevé (Le Mouvement expressif des plantes), le réalisateur, appréhendant les plantes comme l’écho d’un stade archaïque de l’existence humaine, cherche à les ériger comme nouveau paradigme pour interroger l’humain. Comme le fera Robert Bresson dans Lancelot du lac, sur un plan purement filmique, Eisenstein entend aussi casser l’association linéaire entre image et contenu. Ses dessins soulignent son ambition de révéler les forces vitales des plantes, de casser les lignes entre mondes animal, végétal et humain, de supprimer les mots, de remplacer les organes, bref, de se débarrasser de la conception qui fait la plante à l’image de l’homme.

6On retrouve la figure d’Eisenstein dans la contribution de Marie Rebecchi. Celle-ci cite les réflexions de ce dernier sur le dessin animé en étudiant les relations entre animation de l’image et animisme. Pour le réalisateur soviétique, l’animation est un « dessin qui prend vie ». Les œuvres de Walt Disney sont la quintessence de cette dimension animiste avec le personnage de Mickey, véritable figure protoplasmique d’où toute chose peut sortir. Les métamorphoses de la souris révèlent ainsi le caractère poreux des frontières entre nature et humanité. Cette particularité protoplasmique se retrouve chez certains films du réalisateur et biologiste Jean Painlevé, lié au metteur en scène par une amitié et une correspondance épistolaire. On saisit là d’abord un thème qui a nourri les réflexions d’Eisenstein et d’autres réalisateurs et ensuite un des axes structurants du livre : la révélation grâce au cinéma d’une « hétéro-temporalité », d’un temps-végétal autre, qui nécessite néanmoins l’intervention du médium pour se placer dans une temporalité maîtrisable par l’œil humain. Le titre général prend alors tout son sens : le cinéma, par sa capacité animiste, révèle la puissance vitale du végétal.

7Natasha Myers relate enfin le récit d’un projet de recherche-création menée durant deux ans avec la danseuse et réalisatrice Ayelen Liberona dans un parc urbain de Toronto (Canada). Le projet expérimente différentes façons de décoloniser l’écologie au sein d’un espace de plus de 150 hectares, objet d’une restructuration écologique. La capture automatique d’images suscitée par les mouvements des êtres et des choses présents dans le parc donne à voir les traces d’un élan vital. Leur agencement en séquence fait émerger une chorégraphie (feuilles craquantes, branches en putréfaction…) qui conduit le spectateur à changer son regard. Si la vitalité est de nouveau révélée par la technique, son image même donne vie à une autre manière de voir.

8Dans la conclusion, Emmanuele Coccia demeure dans l’ambition portée par le livre : faire changer de paradigme. À rebours de la tradition qui vise à conserver, protéger, garder la nature dans un état quasi édénique, le philosophe évoque la nécessité de créer un nouveau type de musée, celui de la Nature contemporaine, inscrit dans le contexte de la crise environnementale. Convoquant aussi bien la science, le design, l’architecture ou l’art, ce musée se devra de dépasser non seulement le milieu urbain (appréhendé comme l’espace humain par essence), mais aussi le zoo ou la forêt, considérés comme des territoires où l’humain n’a pas sa place. On pourrait aussi ajouter les réserves « animalières » considérées comme « naturelles » et qui sont des espaces artificiels souvent créés ex abrupto (Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert, Flammarion, 2020). Bref, le philosophe invite à appréhender l’anthropocène non pas comme une crise anxiogène, mais comme une chance unique et décisive pour définir une nouvelle interface entre homme, nature et ses images.

9Si la lecture s’avère parfois complexe, les références que l’on retrouve régulièrement (comme celle du réalisateur Jean Epstein) forment un trait d’union entre les différentes contributions. Convoquant l’historiographie la plus novatrice (citons les travaux de Bruno Latour), avec des études de cas très diverses, tant chronologiquement que géographiquement, l’ouvrage montre la richesse d’un dialogue interdisciplinaire. Il eût été intéressant d’évoquer davantage la culture populaire qui mobilise, elle aussi, la force animiste de l’image dans des médias très variés (feuilletons, séries, mangas, etc.). Il y a là de toute évidence un champ qui attend de prendre forme, une vie qui ne demande qu’à être révélée.


Mise en ligne 14/02/2022

https://doi.org/10.4000/assr.64209
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