1Ce livre, construit à partir d’un travail de doctorat, allie un excellent travail de terrain à une sûreté des concepts et une excellente perspective historique. Le titre est cependant trompeur : il ne s’agit pas d’une étude sur l’Inde, mais sur un endroit précis de l’État du Gujarat, à savoir Juhupura, une banlieue de la capitale Ahmedabad, constituée aujourd’hui comme un ghetto musulman d’environ 500 000 habitants. Pour montrer les logiques de la constitution de ce lieu en ghetto ainsi que les dynamiques qui le traversent, Charlotte Thomas retrace l’historique d’Ahmedabad, et avance que la communautarisation n’est pas que le produit d’un processus religieux conflictuel, mais trouve sa source dans l’histoire économique de la région. Cette ville en effet a été l’un des grands pôles de l’industrie textile en Inde (le Manchester indien) et a joui d’une évidente mixité religieuse, soutenue par la structure sociale (les organisations ouvrières), avant de subir un processus de reconversion qui a valu paupérisation et tensions sociales. L’agglomération connaît une implantation musulmane depuis le xiiie siècle, elle a même été un centre islamique très important et a connu différentes formes d’islam, notamment soufies. Loin de former une communauté unifiée, les musulmans ont connu différentes distinctions, en termes de castes (selon la culture indienne environnante), de courants religieux et de différences socio-économiques. Mais l’autrice montre comment, à la faveur de la crise, le parti de l’actuel Premier ministre (l’ouvrage comporte un portrait de Modi, construit sur sa carrière au sein de ce qui deviendrait le BJP, « Parti indien du peuple ») a investi l’idéologie ethnonationaliste de l’hindutva, doctrine selon laquelle seuls les hindous sont de vrais Indiens. Elle décrit l’idéologie et la manière dont elle a été diffusée, dans une société qui avait déjà connu des émeutes en 1969 et des mouvements antimusulmans en 1985, et comment elle a conduit fatalement aux explosions de violence des pogroms de 2002 – certaines pages de description sont insoutenables. Elle souligne et démontre la complicité de la population, le laisser-faire officiel et le terrorisme d’État, dans une région aux mains du nationalisme hindou. À la suite des pogroms, les musulmans, qui constituent une « communauté de souffrance » et sont restés près de deux ans dans une situation de prostration post-traumatique qui laisse des traces jusqu’à aujourd’hui, se sont regroupés dans ce quartier. Et c’est donc à l’étude de ce quartier que le cœur du livre est consacré : d’abord la déréliction dans laquelle il est laissé par les pouvoirs publics, avec l’isolement en termes de transports publics, l’absence d’eau et d’électricité, l’absence d’écoles et d’hôpitaux, qui en font un ensemble où les conditions de vie sont particulièrement difficiles, non seulement en temps de mousson et de canicule, mais en général, d’autant que l’étroitesse de la zone du ghetto oblige à une densification démographique. Puis d’autre part, la mobilisation des ONG islamiques (ou islamistes), deobandis et tabligh, qui tendent à imposer un islam orthodoxe, bien différent de la tradition locale, et supplantent les ONG internationales. Ces ONG qui n’étaient pas présentes au moment des pogroms, à la différence des ONG séculières qui ont fait un travail de sauvetage et de soutien, tendent à s’arroger toute la responsabilité de la solidarité. Elles opèrent par ailleurs un véritable chantage à l’expulsion auprès des populations relogées (dans des appartements invivables par ailleurs) dans les relief colonies qu’elles ont installées en leur promettant un droit de propriété qui ne s’est jamais concrétisé. L’autrice montre comment le ghetto peut être un dispositif de domination, venant de la majorité hindoue extérieure (par exemple, avec l’exclusion du statut de personne déplacée ou bien avec les discriminations liées à la consommation de viande de bœuf) et un lieu de contrôle social, en pleine déréliction. Mais il y a aussi d’autres dynamiques, liées à la mixité de la population musulmane : les personnes venues des zones de pogrom vivaient auparavant dans un contexte de mixité religieuse qu’elles regrettent. Elles provenaient également de milieux socio-économiques et d’instruction supérieurs, ce qui les amène à élever le niveau d’exigence éducative dans le ghetto. On constate donc un nouvel essor économique, après la période de trauma, des formes de résistance, à la fois aux discriminations extérieures et aux volontés de contrôle des acteurs islamiques, et une réappropriation à la fois du lieu et des identités derrière l’apparence d’arabisation.
2Le volume est extrêmement complet et riche. Nourri du terrain (il comporte de nombreux entretiens avec différents acteurs) et très incarné par mille et un détails, soucieux d’éviter les biais, il permet de comprendre l’histoire du lieu, sur la longue durée, en fonction des différents paramètres qui sont ordonnés. Charlotte Thomas problématise également la notion de ghetto, comme agrégation subie et volontaire à la fois, comme lieu de renforcement et lieu de contrôles. Les tensions entre les formes religieuses et les formes sécularisées d’organisation sociale sont particulièrement mises en évidence en évitant tout manichéisme. Au contraire, ce sont les circulations qui sont mises en évidence. L’autrice met la plus grande vigueur dans la description des recompositions sociales, entre les habitants originaires de Juhapura et les personnes venues après les pogroms. La description de la politique de l’hindutva, de son idéologie et de ses conséquences n’est pas le moindre mérite de cet essai.