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Article de revue

Les naufragés du droit pénal

Pages 7 à 26

Notes

  • [1]
    Ordonnance du 12 mars 2012, pour la partie législative, entrée en vigueur le 1er mai 2012. Voir E. Dupic, Droit de la sécurité intérieure, Gualino, 2014.
  • [2]
    Sur la distinction pratiques invisibles/pratiques visibles s’agissant des acteurs de l’anti-terrorisme : M. Garrigos-Kerjan, « La tendance sécuritaire de la lutte contre le terrorisme », APC 2006, 189-213.
  • [3]
    Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour une analyse de cette loi : R. Parizot, « Surveiller et punir…à quel prix ? », JCP 2015.1077.
  • [4]
    E. Bédarrides, « Des écoutes au renseignement. Un exemple de la distinction entre les polices administrative et judiciaire », AJDA 2015.2026.
  • [5]
    J. Alix, Terrorisme et droit pénal. Etude critique des incriminations terroristes, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses, 2010, 662 p. A ce travail, le plus abouti qui existe dans ce domaine, s’ajoutent d’autres articles venus le mettre à jour. Parmi eux, voir en particulier, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC 2014, n° 4, pp. 849-865.
  • [6]
    Sur ce schéma théorique d’analyse de la procédure pénale, voir P. Poncela, « Le combat des gladiateurs. La procédure pénale au prisme de la loi Perben II », Droit et société 2005, n° 60, 473.495.
  • [7]
    Décision de la Chambre criminelle du 7 mai 1987, confirmant l’arrêt de la Chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris du 29 janvier 1987, commentaire de R. Koering-Joulin, « Terrorisme et application de la loi dans le temps en France », RSC 1987, n° 3, 621-627.
  • [8]
    Th. Tuot, « Faut-il donner un fondement constitutionnel au combat contre les organisations terroristes ? », Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2016/2 n° 51, 17-27.
  • [9]
    Pour une réflexion dans ce sens, voir M. Moucheron, « Délit politique et terrorisme en Belgique : du noble au vil », Cultures et Conflits 2006, n°61, pp.77-100.
  • [10]
    Loi 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat.
  • [11]
    Le principe général selon lequel les crimes et les délits sont intentionnels, sauf précision contraire pour les seconds est affirmé à l’article 121-3 CP. Sur les conséquences négatives de cette précision s’agissant des infractions de terrorisme, voir Y. Mayaud, « La politique d’incrimination du terrorisme à la lumière de la législation récente », AJPénal 2013.442.
  • [12]
    Expressions employées respectivement par J. Alix, op. cit. 2010, et par Y. Mayaud, op. cit. 2013.
  • [13]
    R. Ottenhof, « Le droit pénal français à l’épreuve du terrorisme », RSC 1987, n° 3, pp.607-619.
  • [14]
    En général, le commencement de ce mouvement est daté des lois dites scélérates de 1893/1894 faisant suite à une série d’attentats anarchistes.
  • [15]
    Voir J.-C. Vimont, La prison politique en France. Genèse d’un mode d’incarcération spécifique XVIIIe-XXe siècles, Anthropos, Paris, 1993.
  • [16]
    Dans ce sens, voir : l’entretien avec W. Nasr, « Pour l’Etat islamique, le terrorisme est un outil au service d’un but politique », Médiapart, 25 mars 2016, ainsi que l’ouvrage intelligent de l’anthropologue Scott Atran, L’Etat islamique est une révolution, Les Liens qui Libèrent, 2016.
  • [17]
    Loi publiée alors que nous avions terminé cet article ; nous ne ferons donc que compléter ou corriger les quelques commentaires que nous avions anticipés à partir du projet tel qu’il avait été adopté par le Sénat le 5 avril 2016.
  • [18]
    Qu’il suffise de mentionner le cas de Georges Ibrahim Abdallah, détenu depuis 1984, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 28 février 1987, libérable depuis 1999, et dont toutes les demandes de libération conditionnelle ont été rejetées.
  • [19]
    Après de vives discussions et désaccords. Voir P. Poncela, P. Lascoumes, Réformer le code pénal. Où est passé l’architecte ? P.U.F., 1998, pp ; 182-184.
  • [20]
    Loi 88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique (cyberterrorisme) ; loi du 17 juin 1988 relative à l’emploi d’armes chimiques.
  • [21]
    Fichier national des auteurs d’infractions terroristes. D. Thomas-Taillandier, « Le nouveau fichier national des auteurs d’infractions terroristes », AJPénal 2015.523.
  • [22]
    G. Bonnemaison, Face à la délinquance : répression, prévention, solidarité, Rapport au Premier Ministre, décembre 1982, La Documentation Française, 212 p.
  • [23]
    Institut des hautes études sur la sécurité intérieure, devenu Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).
  • [24]
    Notons, parmi d’autres, la quasi disparition programmée de la prévention spécialisée ou prévention de rue, dont le rôle n’est pas estimé à sa juste valeur par les pouvoirs publics et secteur soumis à des coupes budgétaires drastiques. Voir l’excellente analyse de Joseph Pontus, in Nous la Cité… On est partis de rien et on a fait un livre, La Découverte, 2012.
  • [25]
    J.-J. Gleizal, « La loi Pasqua du 21 janvier 1995 analysée dans le contexte de l’évolution des conceptions mondiales de la sécurité », RSC 1995. 868
  • [26]
    Loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; J.-F. Seuvic, Chr. législative, RSC 1997.413.
  • [27]
    Loi 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne.
  • [28]
    Loi 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, C. Charbonneau, F.-J. Pansier, « Présentation de la loi du 18 mars 2003 : de la LSQ à la LSI », Gazette du Palais 2003, n° 86, 6-15.
  • [29]
    Pour une analyse dans ce sens, voir J. Danet, « Le droit pénal et la procédure pénale sous le paradigme de l’insécurité », APC 2003, 37-69.
  • [30]
    Loi 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, J.-F. Seuvic, Chr. législative, RSC 2006.351.
  • [31]
    Loi du 12 décembre 2005 modifiant certaines dispositions relatives à la Défense.
  • [32]
    « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ».
  • [33]
    Voir la riche étude de Michel Massé, « La criminalité terroriste », RSC 2012.89-107 dans laquelle il envisage le terrorisme comme une criminalité collective et politique et tire quelques enseignements des études de J. Alix, op. cit., 2010, R. Parizot, La responsabilité pénale à l’épreuve de la criminalité organisée. Le cas symptomatique l’association de malfaiteurs et du blanchiment en France et en Italie, LGDJ, 2010, et E. Verny, Le membre d’un groupe en droit pénal, LGDJ, 2002.
  • [34]
    Après les ubuesques débats sur la déchéance de nationalité qui ont rythmé la vie politique début 2016, il n’est pas inutile de noter que cette déchéance, prévue à l’article 25 du code civil, est étendue en 1996 à toute personne ayant acquis la nationalité française et auteur d’un crime ou d’un délit constituant un acte de terrorisme, donc même si la condamnation est inférieure à 5 ans d’emprisonnement…
  • [35]
    Loi n° 2012-1432. Voir Dossier spécial dans AJPénal septembre 2013, D. Brach-Thiel, AJPénal 2013.90, N. Catelan, chr. législative, RSC 2013
  • [36]
    « Périphériques » et « non-lésionnaires » sont des expressions employées par J. Alix, op. cit. 2010.
  • [37]
    Les exemples abondent dans des procès récents ; voir en particulier les très bons et complets compte-rendus de Michaël Hajdenberg, Procès « Benghalem », Médiapart, 4 et 8 décembre 2015. Les peines finalement prononcées s’échelonnent de 6 à 9 ans d’emprisonnement ferme pour « soutien » ; Benghalem quant à lui, en fuite en Syrie, étant condamné à 15 ans de réclusion criminelle.
  • [38]
    J. Alix, op. cit., 2010, p. 183.
  • [39]
    Op. cit. 2010, p. 194. Plusieurs situations sont analysées, telles une dissolution administrative d’un groupe ou la présence sur l’une des listes de suspects établies aux niveaux international et européen, intervenant après des procédures faiblement garantistes et à géométrie variable.
  • [40]
    Loi 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, complétée par le décret 2015-26 du 4 janvier 2015 créant la mesure administrative d’interdiction de sortie du territoire français, J. Alix, op. cit. 2014.
  • [41]
    Dans ce sens, voir K. Roudier, « Le Conseil constitutionnel face à l’avènement d’une politique sécuritaire », Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2016/2, n° 51, 37-50.
  • [42]
    Loi 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire 2014-2019, à la Défense et à la sécurité ; E. Bedarrides, op. cit. 2015.
  • [43]
    Loi 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement. R. Parizot, « Surveiller et punir… à quel prix ? », JCP 2015.1077 ; W. Pastor, « La loi sur le renseignement : la France, Etat de surveillance ? », AJDA 2015.2018 ; G. Roussel, « Le régime des techniques de renseignement », AJPénal 2015.520.
  • [44]
    Evènement précédé par les assassinats commis en 2012 à Toulouse et à Montauban, impliquant aussi un individu agissant seul, que nous n’appellerons pas « loup solitaire » (expression consacrée) par respect pour les loups.
  • [45]
    La création de cette infraction répondrait à la demande des praticiens de l’anti-terrorisme dans le but de modifier la nature des preuves requises et de permettre le prononcé de peines plus sévères (J. Alix, op. cit., 2014)
  • [46]
    J. Alix, op. cit. 2014, p. 861.
  • [47]
    CNCDH, avis du 17 mars 2016 relatif au projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.
  • [48]
    C. Godeberge, E. Daoud, « La loi du 13 novembre 2014 constitue-t-elle une atteinte à la liberté d’expression ? », AJPénal 20014.563. La réponse des auteurs à la question est très clairement oui.
  • [49]
    V. Brengarth, « L’apologie et la provocation au terrorisme. Etude critique et premier bilan », JCP 2015.1003 ; « Apologie d’actes terroristes : des condamnations pour l’exemple », Journal Le Monde, 13 janvier 2015.
  • [50]
    Erri de Luca, La parole contraire, Gallimard, 2015, 41 p.
  • [51]
    L’arrêt Leroy c/France du 2 octobre 2008 en est un exemple : est-elle vraiment « nécessaire dans une société démocratique » la condamnation d’un dessinateur pour une légende humoristique ajoutée (certes maladroite et inopportune, voire de mauvais goût) ? Sur le constat de la tolérance de la Cour EDH en matière de terrorisme s’agissant d’autres droits et libertés, voir M. Garrigos-Kerjan, op. cit. 2006.
  • [52]
    Armani Da Siva c/ Royaume-Uni, Gde Ch., 30 mars 2016, décision indécente quelle qu’en soit l’argumentation juridique ; dans ce sens, lire l’opinion dissidente du juge Lopez Guerra.
  • [53]
    La loi de novembre 2014 étend aussi le champ d’application de l’interdiction du territoire français aux ressortissants européens.
  • [54]
    A. Cappello, « L’interdiction de sortie du territoire dans la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », AJPénal 2014.560. Le Conseil constitutionnel n’a pas trouvé à y redire : QPC 2015-490 du 14 octobre 2015.
  • [55]
    « Que deviennent les djihadistes français de retour de Syrie ? », Enquête de Feriel Alouti, Médiapart, 8, 10 et 11 mai 2016.
  • [56]
    Cette même obligation, et dans les mêmes termes, a aussi été ajoutée à la longue liste des interdictions et obligations concernant le sursis avec mise à l’épreuve et plus largement toute mesure ou peine de milieu ouvert (art. 132-45, 22° CP).
  • [57]
    Procès à Paris, en février 2016, de quatre apprentis djihadistes (dont une femme) dont le voyage s’est arrêté en Turquie après un accident de voiture.
  • [58]
    Cass. Crim. 3 septembre 2014, n° 11-83.598. Commentaire O. Cahn, AJPénal 2014.577.
  • [59]
    Un commissaire de police livrait ainsi son appréciation sur les mesures d’assignation à résidence : « C’est un outil de travail, mais pas un marqueur de radicalisation. Cela permet de neutraliser des sympathisants et de se consacrer aux plus dangereux » (France Culture, 1er décembre 2015)
  • [60]
    Le Conseil constitutionnel semble aussi adopter ce critère organique :19 janv. 2006, n° 2005-532 DC, AJDA 2006. 172 ; D. 2006. 826 obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino.
  • [61]
    E. Bedarrides, op. cit., 2015.
  • [62]
    Sur ce point, et pour autant que l’on puisse parler de remède, nous partageons l’opinion émise par Patrick Wachsmann, favorable à la nécessité de donner au juge administratif le pouvoir d’autorisation préalable pour les mesures les plus intrusives, sans remettre en cause le bien-fondé de la compétence administrative. P. Wachsmann, « De la marginalisation du juge judiciaire et des moyens d’y remédier », D. 2016.473.
  • [63]
    Par exemple, en droit de l’exécution des peines.
  • [64]
    R. Ottenhof, op. cit. 1987, p. 619.

1Sur une mer législative et réglementaire déchaînée, ils sont là, sur un radeau de fortune, assis, debout ou couchés, certains hébétés, d’autres continuant de gonfler les bouées de sauvetage, saturées de rustines, sur lesquelles on devine, en partie effacées, quelques déclarations de droits fondamentaux, des bribes de grands principes. Comment ce désastre a-t-il pu se produire ? C’est une question qui les hante, même si certains le pressentaient, l’avaient écrit dans des revues juridiques de référence ; mais les lecteurs étaient de moins en moins nombreux. Il en est même qui étaient allés manifester leurs inquiétudes et leurs désaccords auprès de parlementaires compatissants ou hautains lors de ces auditions obligées qui rythment les travaux préparatoires à l’adoption des textes législatifs. Mais de plus en plus on les évitait ; ils agaçaient ; et d’ailleurs il y avait urgence, il fallait agir.

2Dérision. La dérision nous saisit au moment d’écrire, d’analyser les évolutions, transformations ou piétinements du droit pénal s’agissant de l’appréhension d’actes de terrorisme. Non seulement parce que face à la complexité de la question du terrorisme, le droit pénal en lui-même peut sembler dérisoire, mais aussi car si nous acceptons malgré tout de raisonner dans les termes du droit pénal, tout dans ce domaine est dérogatoire, exceptionnel − et c’est le « tout » qui est caractéristique plus que le dérogatoire −. D’ailleurs dérogatoire par rapport à quoi alors que le droit s’adapte et se transforme constamment ? Loin de nous d’ailleurs, l’intention de dénoncer la perte d’une cohérence supposée du droit, fusse-t-il pénal.

3Dérision aussi car tandis que nous écrivons, l’actualité en cette fin d’année 2015/début d’année 2016, toute de sauvagerie bien humaine, cogne, cogne sans cesse. Mais parce que parmi les naufragés se trouvent encore quelques pénalistes honorables et décidés, attachés au modèle européen d’un procès équitable respectant les droits de la défense, et soucieux de la modération autant que de la modulation des peines, nous essaierons de proposer quelque chose comme une genèse, forcément rapide de ce naufrage.

4Genèse donc, car les prémisses de la tempête sont à situer dès la fin des années 80, quand s’affirme une nouvelle politique de sécurité intérieure. Or la question du terrorisme, tel qu’il se manifeste en France depuis 30 ans, est principalement pensée en termes de sécurité intérieure, bien davantage qu’en termes politiques, qu’il s’agisse de politique sociale et économique interne ou de politique extérieure. L’importance prise ces dernières années par la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme n’y change rien. Progressivement s’affirme la dépendance du droit pénal par rapport aux politiques de sécurité, jusqu’à la consécration textuelle qu’incarne l’instauration en 2012 d’un code de la sécurité intérieure [1], de plus en plus volumineux.

5La politique pénale, que l’on peut bien appeler « criminelle » si l’on veut, est aujourd’hui un sous-ensemble de la/des politiques publiques de sécurité. De plus et concernant le terrorisme, le judiciaire, qu’il s’agisse de la police ou de la magistrature, n’est pas l’acteur le plus important ; les services de renseignement sont ceux qui sont en première ligne [2]. La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement [3] traduit un effort de mise en lumière de certaines des techniques de recueil d’informations et une volonté de les soumettre à une exigence de proportionnalité. Mais la police du renseignement [4] ne constitue que l’aspect le plus visible des activités de renseignement, visibilité contrôlée au demeurant, donnant quelque chose comme des gages de conformité avec l’Etat de droit.

6Sur cette toile de fond des transformations du/des rôles du droit pénal dans les politiques de sécurité en matière de terrorisme, nous présenterons quelques observations sur l’évolution des infractions pénales de terrorisme. Infractions plus qu’incriminations lesquelles supposeraient une définition précise des éléments constitutifs répondant aux standards du principe de légalité, ce qui n’est pas, loin s’en faut, la caractéristique des infractions de terrorisme aujourd’hui.

7Pour qui veut étudier le régime juridique des incriminations dites de terrorisme de manière critique et constructive, le travail de Julie Alix est incontournable. Ses écrits ont accompagné notre réflexion dans la rédaction de cet article [5]. A sa rigueur sans faille de juriste nous voudrions ajouter ces quelques adminicules venues d’une réflexion que la prudence nous conduit à nommer générale. Pas d’analyse canonique des incriminations dans cet article car des commentaires juridiques nombreux et autorisés ont déjà accompagné la création ininterrompue depuis 30 ans d’infractions de terrorisme. En outre, nous nous attacherons au seul droit interne, tel qu’il se donne à voir, même si bien entendu les influences internationales et européennes sous-jacentes sont importantes.

8C’est à partir des incriminations que nous mènerons notre raisonnement en distinguant sur les trente dernières années trois générations d’infractions. Générations se succédant plus ou moins nettement, avec des acquis, des consolidations, des strates successives, des évolutions imperceptibles, mais aussi des ruptures, le plus souvent rendues possibles ou provoquées par des évènements d’ordre politique ou social. Plus que de générations sans doute faut-il parler de mouvements généraux.

9Le premier mouvement est celui de la disqualification des infractions de terrorisme. D’emblée sera posé le décor, celui des rapports de forces en jeu s’agissant de terrorisme, avec l’instauration d’une procédure dérogatoire et la marginalisation du caractère politique des infractions de terrorisme. Le deuxième mouvement se développe en même temps que les politiques de sécurité intérieure et voit la multiplication des infractions de prévention, soulignant l’usure de la distinction traditionnelle faite entre prévention et répression, battue en brèche par la figure prédominante d’un état dangereux protéiforme. Ce mouvement annonce le troisième, aboutissement des développements du deuxième et des prémisses du premier ; il est celui moins de la création de nouvelles incriminations pénales que de la naissance d’infractions administrativo-pénales pour lesquelles le droit pénal est sous la dépendance de l’activité d’autorités administratives et l’accessoire de mesures de sécurité administratives.

I – Le terrorisme comme catégorie de disqualification

10En 1986 les infractions de terrorisme font leur entrée en droit pénal par une porte dérobée ; elles sont insérées dans le code de procédure pénale. Ainsi la question du terrorisme est résolument inscrite dans le jeu des rapports de forces constitutifs de la procédure pénale. Prérogatives et marge d’autonomie de la police judiciaire, pouvoir de décision et de contrôle du judiciaire, droits opposables et garanties pour le justiciable, rôles dévolus aux avocats, régime des preuves, etc… font constamment l’objet de rééquilibrages, par des procédés et des tactiques divers [6]. S’agissant du terrorisme, en 1986 les acteurs de la police judiciaire posent sur l’un des plateaux de la balance des poids décisifs, la faisant pencher en leur faveur. C’est pourquoi la loi de 1986 marque d’abord l’instauration et l’organisation d’une procédure pénale dérogatoire.

11Loi de procédure donc, ce qui autorisa la chambre criminelle à décider de son application immédiate aux procès en cours de quelques membres d’Action directe. Ceux-ci furent jugés par la Cour d’assises spéciale de Paris nouvellement créée, sorte de palliatif à la suppression en 1981 de la Cour de Sureté de l’Etat [7]. Bien entendu, les règles procédurales dérogatoires ne se limitèrent pas à la compétence exclusive de cette juridiction spéciale. Le plus important concernait le déroulement des enquêtes lequel fut facilité, notamment en assouplissant les garanties en matière de perquisitions et en allongeant la durée des gardes à vue jusqu’à 96h. Ce n’était qu’un premier pas. Car la procédure instaurée en 1986 fut une sorte de ballon d’essai, réussi puisqu’elle deviendra rapidement le modèle à suivre pour d’autres contentieux, et tout spécialement celui de la criminalité organisée. Sans aucun doute un souci d’efficacité des enquêtes a largement présidé à ce mouvement, et nous pouvons convenir qu’un formalisme excessif, dont l’autre face est le « garantisme », puisse être vécu par les enquêteurs de la police judiciaire comme un obstacle à l’efficacité. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur ce que cela suppose comme dérogations aux principes directeurs de la procédure pénale. Mais l’évolution s’est poursuivie et aujourd’hui ces critiques ne suffisent probablement plus s’agissant d’infractions de terrorisme dont l’élément matériel est de plus en plus ténu. D’une façon générale, pour comprendre et saisir toutes les dimensions de la lutte contre le terrorisme les critiques récurrentes en termes de dérogatoire ou de droit pénal de l’ennemi ont atteint leur limite. Pour en prendre la mesure la lecture du troublant article de Thierry Tuot est très éclairante [8]… tout en ouvrant sur des interrogations en chaîne.

12Quoi qu’il en soit les auteurs supposés de ce type d’infractions se voient pratiquement évincés des garanties procédurales caractérisant jusqu’à présent le droit pénal des démocraties libérales européennes, rejetés en quelque sorte de l’ordre juridique démocratique [9]. Dans ce domaine, le justiciable, mais aussi les avocats, sont des acteurs de peu de poids. Ils ne retrouvent un rôle, certes important et symbolique, que lorsqu’un procès pénal très médiatisé se clôt par des condamnations qui ne surprennent et ne satisfont personne ou si peu. Mais, en fin d’un parcours largement fait sans elle, « la justice pénale est passée », cruelle vérité de l’expression…

13Avec l’adoption de la loi du 9 septembre 1986 [10], il ne s’agissait pas de créer ex nihilo des infractions de terrorisme et il était entendu que le terrorisme était protéiforme. La méthode consista en l’établissement d’une liste des actes commis en reprenant des infractions déjà existantes, tout en les disqualifiant par un lien de « relation » et un but supposé. La disqualification permettant non seulement l’application d’une procédure dérogatoire mais aussi l’aggravation sensible des peines encourues. La formule retenue fut la suivante : « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur », formule toujours en vigueur à l’article 421-1 du code pénal, avec une précision ultérieure, juridiquement inutile, celle de l’exigence d’un élément moral intentionnel [11]. La loi de 1986 opta donc pour des infractions de « terrorisme dérivé », distinctes d’incriminations « autonomes » ou « qualifiées » [12]. La plupart des commentateurs en ont déduit que leur particularité résidait dans l’exigence d’un dol spécial, c’est-à-dire une intention soutenue par la volonté que l’acte commis soit en relation avec une entreprise poursuivant un but précis. Après quelques années de mise en œuvre, Julie Alix en fait une analyse plus fine et souligne qu’il est difficile de percevoir si la différence entre les infractions de terrorisme et les infractions de « droit commun » auxquelles renvoie l’article 421-1 du code pénal tient à l’élément intentionnel ou à l’élément matériel. Pour les juridictions pénales, l’un ou l’autre sans doute, selon les besoins probatoires.

14La disqualification des infractions de terrorisme a aussi pour raison d’être la volonté de gommer leur caractère politique. Dans un commentaire perspicace, Reynald Ottenhof y avait insisté : « La politique criminelle en matière de lutte contre le terrorisme se trouve soumise aux aléas de la conjoncture politique, rendant par là même difficilement crédible, la volonté de soustraire la définition de l’infraction de terrorisme, comme son régime, aux analyses dégagées pour l’infraction politique » [13].

15Certes le mouvement de décrochage entre terrorisme et délinquance politique est bien antérieur à 1986 [14]. Mais à partir de 1986, le mouvement va finir de laminer ce qui restait dans les institutions pénales de prise en compte du caractère politique des infractions de terrorisme. Le régime dit spécial inscrit dans le code de procédure pénale à la suite des combats des militants du FLN disparaîtra progressivement en fait [15]. Les interminables, et donc inacceptables, mises à l’isolement des personnes détenues pour actes de terrorisme primeront sur l’octroi du droit de se réunir, dernier vestige du régime spécial. Après la suppression de la Cour de sûreté de l’Etat en 1981, il n’y eut plus d’admission au régime spécial : les militants indépendantistes (corses et basques) et les militants d’Action directe ne furent plus poursuivis pour atteinte à la sûreté de l’Etat mais pour assassinats, association de malfaiteurs, destructions d’édifice, etc… Aujourd’hui ce n’est plus un effacement mais une négation du politique qui prévaut, avec s’agissant du terrorisme politico-religieux se revendiquant de l’Etat islamique, un rabattement total sur le religieux qui nuit, bien entendu, à la compréhension du phénomène [16] et s’inscrit dans le processus de dégradation et de disqualification qui informe tout le droit pénal du terrorisme.

16La troisième conséquence de l’opération de disqualification, fut la sensible aggravation des peines encourues, qu’il s’agisse de peines principales ou de peines complémentaires. Depuis lors, l’aggravation s’est renforcée, jusqu’à l’absurde avec la dernière loi relative au terrorisme, la loi du 3 juin 2016 « renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » [17]. Se faisant l’écho de propos opportunistes de quelques irresponsables politiques appelant de leurs vœux « une perpétuité réelle », les régimes de la période de sûreté et de la libération conditionnelle, sont spécialement modifiés pour rendre improbable toute libération des condamnés pour crimes de terrorisme, voire les délits les plus graves. La durée de la période de sûreté peut être soit allongée jusqu’aux 2/3 de la peine prononcée pour les crimes et les délits punis de 10 ans d’emprisonnement, soit être portée à 22 ans ou à 30 ans pour les crimes punis de la réclusion criminelle à perpétuité, soit ne comporter aucune limitation de durée pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (nouvel article 421-7 CP). En outre, sans que soient pris en compte les évolutions de la personne condamnée et le déroulé de sa vie recluse, ce n’est qu’après 30 ans et « à titre exceptionnel » que le tribunal de l’application des peines pourra être saisi d’une demande tendant à ce qu’il soit mis fin à la période de sûreté. Mais cette possibilité est soumise à des conditions restrictives (dont « ne pas causer un trouble grave à l’ordre public ») et à une procédure saut d’obstacles, à la limite du grotesque, qui en garantira l’exceptionnalité. Qu’on en juge : avis des parties civiles, avis d’une commission ad hoc de cinq magistrats de la Cour de cassation, expertise par un collège de trois experts médicaux. A supposer qu’un condamné obtienne une réduction de sa période de sûreté, il devra alors affronter une procédure tout aussi lourde pour obtenir une libération conditionnelle (nouvel article 730-2-1 CPP). Pourtant, depuis leur instauration en 2006, les juridictions de l’application des peines parisiennes spéciales, tout comme avant elles les autres juridictions de l’application des peines, furent loin d’avoir été laxistes dans leur gestion des mesures de l’application des peines… [18] Enfin, la pathologisation sous-jacente au traitement pénitentiaire des condamnés pour terrorisme vaut à ces derniers d’être dorénavant susceptibles d’une soumission à un suivi socio-judiciaire (nouvel article 421-8 CP).

17Pour en revenir aux incriminations, c’est le code pénal de 1992 qui viendra officialiser la création d’une nouvelle catégorie d’infractions sous le titre « Du terrorisme » par insertion dans le livre IV du code pénal, non sans mal [19]. Le nouveau titre II, marque bien la volonté de différencier les infractions de terrorisme des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation (titre I) et des atteintes à l’autorité de l’Etat (titre III). En même temps, ce code initie le mouvement, ininterrompu depuis, d’élargissement et de création d’infractions de terrorisme, encore que dès 1988 deux lois particulières avaient déjà procédé à un tel élargissement [20]. Augmentation aussi et aggravation des sanctions pénales, c’est-à-dire les peines principales et complémentaires, mais aussi ce que l’on appelle par euphémisme des mesures de sûreté, petite monnaie des multiples fichiers instaurés durant ces 30 dernières années, dont le tout dernier FIJAIT [21].

18Ce premier temps de la pénalisation des actes de terrorisme est donc celui de l’accoutumance au dérogatoire mais tout en demeurant pour l’essentiel à l’intérieur d’un droit pénal répressif lequel apparaîtra de plus en plus insuffisant voire secondaire.

II – La multiplication des infractions de prévention

19Après l’entrée en vigueur du code pénal de 1992, aux lois pénales répondent les lois sur la sécurité intérieure et, le plus souvent, inversement. Les unes et les autres contiennent des dispositions en matière de terrorisme.

20Depuis le rapport Bonnemaison [22] de 1982, l’ensemble des partis et du personnel politiques adhèrent à la prévalence de la sécurité dans les politiques publiques. Les critiques qui avaient été formulées autour du sentiment d’insécurité à l’époque du rapport Peyrefitte sont balayées, de même que toute velléité de dépénalisation, à l’exception de ce qui concerne les délinquances d’affaires ou économiques. L’IHESI [23] est créé en 1991 et l’on doit au gouvernement Jospin la création d’un Conseil de la sécurité intérieure. Le secteur social est définitivement intégré dans celui de la sécurité, avec les conséquences catastrophiques qui ne cessent de développer leurs effets, dont en matière de terrorisme [24].

21La loi de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 (dite loi Pasqua) [25] érige le droit à la sécurité en droit fondamental, caractère constamment réaffirmé depuis. Il fait à présent l’objet du premier article du code de la sécurité intérieure en ces termes « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives » (art. L111-1 CSI). La formule est pour le moins cocasse sachant à quel point les lois sécurité n’ont cessé de réduire l’exercice des libertés fondamentales. Précédant les attentats qui eurent lieu à Paris en 1995, la loi Pasqua fait de la protection du pays contre le terrorisme l’une des missions prioritaires en matière de sécurité. Point important, elle aborde la sécurité sous l’angle des technologies, lesquelles ne cesseront de se développer au sein d’un marché devenu concurrentiel, donc influent et envahissant, ce qui aura des effets depuis lors grandement amplifiés sur les dispositifs probatoires, punitifs et de contrôle en droit pénal. Dans le sillage de cette loi, et après les attentats de 1995, intervient la loi du 22 juillet 1996 [26] sur laquelle nous reviendrons.

22Les interventions législatives n’ont pas cessé après les attentats du 11 septembre 2001 qui eurent lieu aux Etats-Unis, ajoutant des dispositions nombreuses et importantes sur les infractions de terrorisme et/ou sur la procédure applicable à cette catégorie d’infractions. Nous ne pouvons ici reprendre pour chaque loi, l’ensemble des dispositions, qu’elles soient de droit pénal, de procédure pénale ou de droit et de procédure administratives avec des incidences pénales. Nous relèverons seulement et rapidement quelques unes des dispositions les plus significatives pour l’évolution des infractions de terrorisme, avant de revenir et d’insister sur les dérives engendrées par les incriminations de soutien et d’aide au terrorisme.

23La loi relative à « la sécurité quotidienne » [27] qui intervient après les attentats de 2001, comporte de nombreuses et importantes dispositions pénales : ajout d’infractions de terrorisme dérivé, création du délit de financement du terrorisme suivi ou non d’effet (art. 421-2 CP), peine de confiscation générale élargie à toutes les infractions de terrorisme. Cette loi marque aussi la montée en puissance d’une prise en considération des victimes, organisées en associations influentes, avec l’affectation au fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme de toutes les sanctions financières prononcées en matière de terrorisme. Il va sans dire que les dispositions procédurales dérogatoires continuent leur progression en nombre et en atteintes aux droits fondamentaux des justiciables. A l’origine prévues pour une durée limitée (jusqu’au 31 septembre 2003) toutes les dispositions de la loi de 2001 furent prorogées, permettant à chaque fois des ajouts, avant d’être progressivement et définitivement intégrées à la législation.

24La loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure [28] quant à elle symbolise surtout l’importance accordée à la co-production et à la co-responsabilité en matière de sécurité [29]. Désormais, la sécurité implique des acteurs nombreux et conduit à octroyer de nouveaux pouvoirs à des administrations locales ou régionales (maires, préfets, police municipale, gardes champêtres) ainsi qu’à des organismes de sécurité privée (surveillance, gardiennage, transport de fonds). Toutes les professions, à l’exception de celles pour lesquelles le secret professionnel est opposable, doivent coopérer en transmettant les informations sollicitées. Plus généralement tous les citoyens sont tenus de se soumettre à des contrôles de plus en plus nombreux (contrôles d’identité, fouilles des véhicules, bagages et sacs à main, vidéosurveillance) et sont encouragés à collaborer (adaptation à cet effet de la procédure de témoignage anonyme). Le fichage par traitement automatisé d’informations se voit élargi et facilité (FNAEG, STIC, JUDEX…). Concernant directement les actes de terrorisme, les peines pour les actes de direction ou d’organisation d’une association de terroristes sont aggravées et l’élément matériel de l’infraction de terrorisme écologique est élargi. C’est aussi cette loi qui crée pour le terrorisme, sur le modèle de l’infraction prévue en matière de proxénétisme, l’infraction de « non-justification de ressources » (art. 421-2-3 CP) à la matérialité douteuse.

25En 2006, sécurité et lutte contre le terrorisme constitueront l’objet d’une loi [30] qui viendra accroître la qualification criminelle des actes de terrorisme en raison des infractions préparées par le groupement ou l’entente, complètera les dispositions de la loi de 2003 pour la sécurité intérieure (notamment pour les traitements de données et la vidéosurveillance élargie dans son périmètre possible et ses conditions de mise en œuvre). Des dispositions procédurales sont ajoutées ou modifiées que l’on peine de plus en plus à nommer « dérogatoires » tant elles sont nombreuses. On doit aussi à cette loi la centralisation à Paris des juridictions de l’application des peines concernant les personnes condamnées pour actes de terrorisme.

26Puis ce seront toutes les règlementations relatives aux armes, aux explosifs, aux matériels de guerre, à la protection des installations vitales, à la protection et au contrôle des matières nucléaires, règlementations directement concernées par le terrorisme, qui feront l’objet de modifications en 2005 [31]. Enfin, il faut bien entendu noter les deux lois d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) des 10 juillet 2002 et 14 mars 2011, lesquelles ne comportent pas de dispositions spécifiques au terrorisme mais sont d’une importance capitale dans la surveillance et le contrôle des informations circulant sur internet et le renforcement de la sécurité numérique.

27La fébrilité législative de la première décennie des années 2000 s’est donc volontiers investie dans des lois de sécurité intérieure, notion devenue véritablement fédérative et incluant des dispositions pénales. Mais il nous faut revenir un peu avant avec la loi du 22 juillet 1996 car elle a marqué une étape très importante dans la structure des infractions de terrorisme.

28Si la loi de 1996 ajouta à la liste des infractions de terrorisme dérivé de l’article 421-1 CP des infractions nouvelles (infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous ; recel des infractions de l’article 421-1, 1° à 4° CP), ce ne fut pas le point le plus important. Elle a surtout inauguré la deuxième génération d’infractions de terrorisme, caractérisée par un changement dans le contenu ou la matérialité des incriminations appelées de « prévention pénale ». L’élément matériel consiste en une « préparation », directe ou indirecte, c’est-à-dire à peine des actes préparatoires et plus exactement un projet supposé.

29C’est en 1996 qu’est créée l’incrimination autonome d’association de terroristes (art. 421-2-1 CP) [32], à la fois plus large que l’incrimination d’association de malfaiteurs en ce qu’un seul fait matériel suffit concernant un crime ou un délit des articles 421-1 et 421-2 CP, et plus sévèrement punie [33]. Depuis, la majorité des condamnations pour terrorisme le sont sur le fondement de cette incrimination, condamnations reposant sur une matérialité de plus en plus ténue. Alors que le texte visait la « participation » en vue d’une « préparation caractérisée » par au moins « un fait matériel », les condamnations se contentent le plus souvent d’une sorte d’appartenance au groupe, appartenance éventuellement temporaire, comme une relation de proximité entretenue avec un membre du groupe. Quant à la matérialité elle pourra résider dans des tracts trouvés au domicile de la personne poursuivie, par exemple.

30Après la loi de 1996 [34], et dans le chemin déjà tracé en droit pénal par les infractions-obstacles et les infractions dites de prévention, les infractions de soutien ou d’aide au terrorisme ont été multipliées, infractions dont la matérialité est incertaine, voire inexistante : soutien logistique (fourniture d’armes), soutien financier (financement, blanchiment), soutien humain (recel de terroristes, participation à une association de terroristes). Deux dispositions de la loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme [35] retiennent principalement l’attention. D’une part est créée l’infraction autonome de recrutement, suivi ou non d’effet, pour participation à un groupement ou entente terroriste ou pour commission d’actes de terrorisme (article 421-2-4 CP). D’autre part, l’infraction d’apologie et de provocation directe à des actes de terrorisme, incrimination alors maintenue dans la loi de 1881 sur la presse, voit son régime particulier se préciser : la détention provisoire devient possible et le délai de prescription de l’action publique est porté à un an.

31Ainsi dans l’ensemble des incriminations pénales introduites depuis 1996, la catégorie la plus contestable est en même temps celle qui se développe le plus ; elle concerne les infractions d’aide ou de soutien matériel ou moral au terrorisme. Ces incriminations visent tout autant des actes ou des comportements antérieurs ou postérieurs à des infractions commises par d’autres et concernent en fait des « comportements périphériques », le plus souvent supputés voire présumés. Les exemples sont nombreux : des conseils donnés en vue d’une bonne gestion d’avoirs financiers ; l’impossibilité de justifier de revenus alors que l’on entretient une relation indirecte avec une personne qui « participe » à un groupement de terroristes ; consulter un site sur lequel sont diffusés des propos favorables à une idéologie terroriste, etc… Il s’agit d’anticiper, d’empêcher, d’où l’expression « infractions non-lésionnaires » pour les qualifier [36]. Le lien de ces infractions avec la criminalité terroriste réelle est alors fondée sur la « proximité » et non sur une relation bien établie, proximité qui elle-même peut ne concerner qu’un projet de crime ou de délit.

32La faiblesse du lien de causalité tel qu’il est visé dans le texte d’incrimination entre le comportement de soutien et l’action terroriste n’est aucunement compensé par les juridictions pénales qui préfèrent la facilité de n’avoir à retenir qu’une simple proximité pour entrer en voie de condamnation [37]. Les exigences probatoires sont faibles, se réduisant à des présomptions de matérialité (pour les délits de non-justification de ressources ou de facilitation de la justification mensongère des fonds réalisant un blanchiment), ou à des présomptions de fait (pour la « participation » à une association de terroristes). Le bilan en a été dressé : « Réduite à l’adoption d’un comportement ou à l’emploi d’un procédé, la matérialité du soutien au terrorisme confine au néant » [38]. Le principe de légalité est donc bafoué par absence de précision et donc de prévisibilité.

33Nous sommes bien en présence d’incriminations qui, dans leur application, sont immatérielles, car ces incriminations tendent surtout à saisir et à réprimer des comportements qui considérés isolément peuvent être anodins, mais qui deviennent répréhensibles dès lors qu’ils entretiennent une proximité, moins avec un projet matériellement établi, qu’avec une menace diffuse de terrorisme qui émanerait d’un groupe dont l’identification exacte est incertaine.

34Au total et sur quelques vingt années (1992-2012), la législation de lutte contre le terrorisme aura donné naissance à un ensemble hétéroclite d’infractions ad hoc, construit au gré de faits divers tragiques à résonnance internationale et politique et pour lesquelles les preuves admises en fait résultent souvent d’une sorte de bricolage administrativo-judiciaire que les lois ultérieures vont autoriser, permettre voire encourager.

III – L’avènement des infractions administrativo-pénales

35Analysant la dématérialisation des incriminations de terrorisme et les particularités probatoires qui les caractérisent en pratique, Julie Alix écrivait : « la multiplication des dispositifs administratifs de lutte contre le terrorisme laisse présager le développement de présomptions tirées d’une préqualification terroriste émanant d’autorités extra-judiciaires » [39]. Six ans plus tard non seulement le présage est réalisé, mais le droit pénal semble à la dérive.

36Le troisième mouvement perceptible dans l’évolution de la législation relative au terrorisme est en effet celui de la marginalisation des incriminations pénales, non seulement dépendantes d’opérations de police administrative dans leur mise en œuvre, mais accessoires de mesures de sécurité administratives.

37Une nouvelle étape fut franchie avec la loi du 13 novembre 2014 [40], même si au fond elle ne faisait qu’entériner une évolution. Le texte, adopté rapidement (mais il est probable que le Conseil constitutionnel aurait délivré un certificat de conformité [41]), doit être lu et compris en relation avec la loi « Défense » [42] qui la précède et la loi « Renseignement » [43] qui la suit, laquelle intervient après les assassinats collectifs de janvier 2015 à Paris. Ensuite, et après les attentats meurtriers de novembre 2015, le mouvement est enclenché avec la mise en œuvre de la loi sur l’état d’urgence et ses prorogations successives.

38Incontestablement la loi du 13 novembre 2014 s’est inscrite dans le mouvement d’extension des infractions de terrorisme et d’approfondissement du régime dérogatoire qui leur est applicable, aussi bien en droit pénal qu’en procédure pénale. Deux infractions, l’entreprise individuelle de terrorisme et l’apologie du terrorisme, nous semblent devoir faire l’objet d’observations particulières, tout comme certaines des mesures administratives de libre circulation des personnes.

39Comme habituellement, le texte de 2014 est intervenu après un événement retentissant ; dans ce cas les assassinats commis dans l’enceinte du musée juif de Bruxelles par un individu agissant seul [44]. L’une des dispositions nouvelles en est la conséquence directe : l’incrimination de l’entreprise individuelle de terrorisme (art. 421-2-6 CP) [45], laquelle prétend saisir un ou des actes préparatoires à la commission d’une infraction susceptible de porter atteinte à l’intégrité physique des personnes (seule limite concédée au champ d’application de l’incrimination) et cela sans que soit nécessaire l’établissement d’un quelconque lien avec un groupe terroriste ou une criminalité terroriste collective. Les formules utilisées par le texte (rechercher des objets, recueillir des renseignements, s’entraîner à la conduite d’un navire, consulter habituellement certains sites, détenir des documents susceptibles de traduire une provocation à commettre une infraction terroriste, etc…) paraissent d’autant plus larges et imprécises que le lien avec la dimension collective du terrorisme est coupé. Le texte permet de « saisir des actes équivoques au regard de l’action terroriste imaginée.. » [46]. L’élément matériel de l’infraction peut se réduire à un fait ou un acte devenant préparatoire par la magie d’une intention putative résultant d’une interprétation hasardeuse. L’état dangereux l’emporte sur la commission d’actes fussent-ils préparatoires. Dans un de ses avis récents, la Commission nationale consultative des droits de l’homme soulignait l’extension des dispositions impliquant un diagnostic de dangerosité, ce qui correspondrait à « un pronostic de passage à l’acte » [47]. Mais il nous semble qu’il s’agit, plus encore et véritablement, d’un pronostic de dangerosité suffisant à entraîner non seulement des mesures de police administrative mais aussi une condamnation pénale.

40La seconde disposition qui marque une rupture importante est celle qui introduit dans le code pénal (art. 421-2-5 CP) l’incrimination de provocation (non suivie d’effet) à des actes de terrorisme et d’apologie de ces actes, infraction figurant antérieurement dans la loi de 1881 sur la presse à l’article 24 alinéa 6. Il s’agit là, singulièrement s’agissant de l’apologie, d’un coup décisif porté à la liberté d’expression [48]. L’incrimination est générale : à l’exception du caractère public (tout de même) de l’apologie, aucun mode particulier de réalisation de l’infraction n’est précisé, si ce n’est celui constituant une nouvelle circonstance aggravante, à savoir l’utilisation d’internet. Les poursuites et les condamnations disproportionnées qui ont suivi les attentats commis en janvier 2015, à l’issue de jugements en comparution immédiate (permis par le transfert du délit dans le code pénal), attestent, s’il en était besoin, du caractère potentiellement liberticide de ce texte [49].

41L’apologie doit en principe et traditionnellement porter sur des infractions pénales. Or, les infractions de terrorisme sont devenues si complexes et si immatérielles qu’il est à craindre (hélas crainte avérée) que, dans l’application de ce texte, il ne soit pas fait de distinction entre une apologie des crimes commis, ou à commettre, et une apologie de données factuelles ou idéologiques qui en seraient des éléments de compréhension, ou bien encore que soient qualifiées d’apologie des désaccords exprimés publiquement sur des condamnations ou des jugements juridiques ou moraux. Cela s’appelle clairement un délit d’opinion.

42Récemment l’écrivain italien Erri de Luca, poursuivi pénalement pour provocation en faisait l’amère expérience. Dans un petit livre percutant [50], il revendiquait alors, non pas la liberté de parole (la parole est libre dès lors qu’elle est « obséquieuse », écrit-il) mais un droit à la « parole contraire ». Et non, il ne nous semble pas que la Cour européenne des droits de l’homme soit un rempart suffisant pour garantir l’exercice de certaines libertés, alors que les restrictions, mentionnées au §2, dont peut faire l’objet cet exercice sont trop souvent admises [51]. Il arrive en effet que les « chiens de garde » rentrent à la niche… Pire encore pour qui en douterait, l’indécent arrêt Armani Da Silva c/ Royaume-Uni dans lequel était en jeu rien moins que le droit à la vie [52].

43Une autre liberté, fondamentale s’il en fut, celle d’aller et de venir, se trouve bafouée par les mesures relatives à l’entrée et à la sortie du territoire français. Dans le contexte international d’attentats et d’assassinats perpétrés au nom d’un groupe politico-religieux (Etat islamique), ces mesures sont symptomatiques de l’intrication du droit pénal et du droit administratif. La plus emblématique [53] est certainement celle d’interdiction de quitter le territoire français, mesure détachée de toute commission d’infraction pénale et touchant potentiellement tout ressortissant français [54]. Il s’agit d’une mesure de police administrative, dont le régime et les modalités d’application sont précisées à l’article L224-1 CSI. Cette mesure heurte de front la liberté d’aller et de venir dans laquelle le Conseil constitutionnel a toujours inclus le droit de quitter le territoire. C’est aussi ce que dispose l’article 2 du Protocole 4 de la convention européenne des droits de l’homme, il est vrai avec les dérogations d’usage mais tout de même soumises, outre la légalité, aux deux exigences de nécessité et de proportionnalité. Cette mesure liberticide, de prévention punitive, est décidée sur l’existence présumée de « raisons sérieuses de penser » que la personne concernée « projette » un déplacement qui aurait un lien avec les activités terroristes (objet même du déplacement ou se déroulant dans le pays de destination projetée).

44Le droit pénal intervient comme accessoire de cette mesure puisque sont érigés en délits pénaux, d’une part le fait de quitter ou de tenter de quitter le territoire malgré une interdiction (puni de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende), d’autre part le fait de refuser de remettre son passeport ou sa carte d’identité (puni de 2 ans d’emprisonnement et 4 500 € d’amende). La remise d’un récépissé, qui n’est pas sans évoquer ce que fut le carnet anthropométrique, est clairement attentatoire au respect de la vie privée, quelles qu’en soient les justifications.

45La loi du 3 juin 2016 complète ce dispositif (ou plus exactement légalise des pratiques à l’œuvre actuellement) en prévoyant le cas de retour sur le territoire français avec des formulations pour le moins imprécises : « des raisons sérieuses de penser que » ; un « déplacement » dont « le but » était de rejoindre « un théâtre d’opérations de groupements terroristes », et non pas un séjour effectif ; des « conditions susceptibles de » conduire la personne concernée à porter atteinte à la sécurité publique. Des restrictions à la liberté d’aller et de venir, dont des assignations à résidence, et des interdictions diverses pourront être décidées et mises en œuvre par les autorités administratives dès le retour sur le territoire français. Ces mesures pourront être en tout ou partie suspendues lorsque la personne acceptera de participer, dans un « établissement habilité à cet effet, à une action destinée à permettre sa réinsertion et l’acquisition des valeurs de citoyenneté ». Des recours auprès des juridictions administratives sont prévus, c’est bien le moins. (nouveaux articles L225-1 à L.225-8 CSI).

46Légalisation de pratiques existantes donc, car d’ores et déjà les personnes « de retour » sur le territoire français, quels qu’aient été les motifs du retour, étaient systématiquement arrêtées, placées en garde à vue pour 96h et/ou mises en examen pour « préparation d’actes terroristes », puis placées en détention provisoire dans des quartiers ad hoc ou mises à l’isolement [55]. En outre, concernant les « établissements habilités » mentionnés dans la loi du 3 juin 2016, le Premier Ministre annonçait dès le 9 mai dernier la création de « centres de réinsertion pour personnes radicalisées ou susceptibles de l’être » (sic !) dans chaque région d’ici 2017 ; l’un d’eux, accueillant une trentaine de personnes, doit voir le jour l’été prochain.

47Dans la loi du 3 juin 2016 les mesures de prévention répressive administrative entraînent la création d’un nouveau délit pénal consistant dans le fait de se soustraire aux obligations fixées par l’autorité administrative, puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende (art. L225-7 CSI). Il s’agit là de ce que nous qualifions d’infractions administrativo-pénales. En effet, nous ne sommes pas en présence du classique manquement administratif consistant dans le non-respect d’un règlement concernant un domaine particulier d’activités économiques ou sociales, manquement sanctionné pénalement, le plus souvent par une amende et après une mise en demeure.

48Dans le cas de ces mesures « retour », l’administration décide et met en œuvre des mesures restrictives de liberté fondées sur des présomptions, dont la plus contraignante trouve son pendant dans une nouvelle obligation du contrôle judiciaire : « respecter les conditions d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique, destinée à permettre sa réinsertion et l’acquisition des valeurs de la citoyenneté », le cas échéant « au sein d’un établissement d’accueil adapté dans lequel la personne est tenue de résider » (art. 138, 18°CPP) [56]. Les personnes qui font ou feront l’objet des mesures administratives prévues dans le code de la sécurité intérieure pourront ensuite comparaître devant les juridictions pénales pour participation à une association de terroristes après avoir éventuellement été mises en examen. Il est clair que leur présomption d’innocence ne pèsera pas lourd face au « dossier administratif » préconstitué qui prendra valeur de preuve, comme en attestent encore une fois des procès récents [57]. Le doute n’était d’ailleurs plus guère permis d’une soumission du judiciaire au politico-administratif après la décision de la Chambre criminelle du 3 septembre 2014 [58]. L’arrêt valide des condamnations fondées sur des éléments de preuve résultant d’interrogatoires, pour le moins déloyaux et bafouant les droits de la défense, menés par les services de renseignement français (DST), de personnes détenues illégalement à Guantanamo dans un camp où les pratiques de torture et de mauvais traitements sont de notoriété publique.

49Plus largement, la loi du 3 juin 2016 fait entrer dans le droit commun la plupart des mesures propres à l’état d’urgence, principalement pour les besoins des enquêtes [59]. Ce dernier texte est exemplaire du jeu d’équilibre entre les acteurs principaux actuels s’agissant des procédures en matière de terrorisme : les enquêteurs des polices administrative et judicaire ainsi que le duo procureur de la République et juge des libertés et de la détention. Sur le fond, la prévention administrativo-pénale à l’œuvre, conduit tout autant à l’instauration de mesures de sécurité administratives répressives qu’à la création d’incriminations pénales préventives.

50Les frontières entre police administrative et police judiciaire sont définitivement brouillées. C’est en particulier le cas avec la mise en place d’une nouvelle technologie procédurale (dont la surveillance algorithmique) au service du droit pénal préventif, technologie en tous points calquée sur celle du droit administratif répressif et de la police du renseignement. Le régime des infiltrations de police judiciaire quant à lui rappelle celui de la protection des agents de renseignement, créée par la LOPPSI 2 en 2011 et renforcé dans la loi renseignement de 2015.

51La distinction prévention administrative / répression pénale, non seulement fut toujours sujette à caution en fait, mais est à présent juridiquement obsolète. Elle fut utile quand il s’est agi de distinguer les actes de police administrative (prévention) des actes de police judiciaire (répression). Mais à ce critère finaliste a succédé la distinction tenant à l’autorité sous laquelle les opérations sont menées et aux décisions prises, ce qu’illustre la législation relative aux techniques de renseignement [60]. Ainsi la possibilité donnée par la loi Défense de 2015 d’écoutes à finalité judiciaire menées sous l’autorité règlementaire, revient à « confier des missions de police judiciaire à l’autorité administrative. Désormais, le recueil d’informations utiles à une instruction judiciaire est permis en dehors du code de procédure pénale, sous la responsabilité du gouvernement » [61].

52L’étroite intrication de l’administratif et du judiciaire rend caduques les catégories habituellement utilisées et invite à les repenser ou à en créer de nouvelles. Il ne s’agit pas pour nous de déplorer, comme cela est fréquent, la dépossession du juge judiciaire au profit du juge administratif [62]. Celui-ci n’a pas démérité par rapport à celui-là s’agissant de la protection des droits du justiciable, bien au contraire dans certains domaines [63]. Concernant le droit pénal et la procédure pénale, il est plutôt à craindre que l’ensemble des dispositifs juridiques particulièrement liberticides et répressifs créés pour les infractions de terrorisme soient peu à peu étendus à d’autres contentieux.

Conclusion

53Le radeau s’éloigne de plus en plus du rivage…

54Trente ans se sont écoulés depuis la loi inaugurale de 1986 durant lesquels se sont succédés des textes dont le nombre et la teneur donnent le vertige à tout pénaliste qui voudrait en rendre compte. Les uns concernent la lutte ou la prévention du terrorisme ; les autres ont un objet plus large (sécurité intérieure, renforcement de l’efficacité de la procédure pénale, par exemple). Tous ces textes, et plus encore le contexte international, n’ont cessé de confirmer, à biens des égards, le commentaire que Reynald Ottenhof publia sur la loi de 1986.

55

« L’on voit de plus en plus s’installer l’idée d’une assimilation de certaines formes de terrorisme à la guerre. Quelle que soit la justesse d’une telle analyse au plan géopolitique, il est à craindre que la banalisation de l’idée ne conduise un jour à appliquer au terrorisme les dispositions exorbitantes du droit de la guerre. Nul doute que certains y puiseront la justification de tuer l’ennemi ou d’exercer des représailles. D’autres, pourquoi pas, y puiseront la justification du rétablissement de la peine capitale, jugée légitime en temps de guerre au point de conduire, par l’enchaînement de la violence, aux pires extrémités ».
« Si tel devait être l’avenir, les guillemets dans lesquels l’analyse de la loi du 9 septembre 1986 nous a conduit à enfermer certains mots ne pourraient, cette fois, que conduire à mettre l’ensemble du droit pénal français entre parenthèses »[64].

56Touché coulé

Notes

  • [1]
    Ordonnance du 12 mars 2012, pour la partie législative, entrée en vigueur le 1er mai 2012. Voir E. Dupic, Droit de la sécurité intérieure, Gualino, 2014.
  • [2]
    Sur la distinction pratiques invisibles/pratiques visibles s’agissant des acteurs de l’anti-terrorisme : M. Garrigos-Kerjan, « La tendance sécuritaire de la lutte contre le terrorisme », APC 2006, 189-213.
  • [3]
    Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour une analyse de cette loi : R. Parizot, « Surveiller et punir…à quel prix ? », JCP 2015.1077.
  • [4]
    E. Bédarrides, « Des écoutes au renseignement. Un exemple de la distinction entre les polices administrative et judiciaire », AJDA 2015.2026.
  • [5]
    J. Alix, Terrorisme et droit pénal. Etude critique des incriminations terroristes, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses, 2010, 662 p. A ce travail, le plus abouti qui existe dans ce domaine, s’ajoutent d’autres articles venus le mettre à jour. Parmi eux, voir en particulier, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC 2014, n° 4, pp. 849-865.
  • [6]
    Sur ce schéma théorique d’analyse de la procédure pénale, voir P. Poncela, « Le combat des gladiateurs. La procédure pénale au prisme de la loi Perben II », Droit et société 2005, n° 60, 473.495.
  • [7]
    Décision de la Chambre criminelle du 7 mai 1987, confirmant l’arrêt de la Chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris du 29 janvier 1987, commentaire de R. Koering-Joulin, « Terrorisme et application de la loi dans le temps en France », RSC 1987, n° 3, 621-627.
  • [8]
    Th. Tuot, « Faut-il donner un fondement constitutionnel au combat contre les organisations terroristes ? », Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2016/2 n° 51, 17-27.
  • [9]
    Pour une réflexion dans ce sens, voir M. Moucheron, « Délit politique et terrorisme en Belgique : du noble au vil », Cultures et Conflits 2006, n°61, pp.77-100.
  • [10]
    Loi 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’Etat.
  • [11]
    Le principe général selon lequel les crimes et les délits sont intentionnels, sauf précision contraire pour les seconds est affirmé à l’article 121-3 CP. Sur les conséquences négatives de cette précision s’agissant des infractions de terrorisme, voir Y. Mayaud, « La politique d’incrimination du terrorisme à la lumière de la législation récente », AJPénal 2013.442.
  • [12]
    Expressions employées respectivement par J. Alix, op. cit. 2010, et par Y. Mayaud, op. cit. 2013.
  • [13]
    R. Ottenhof, « Le droit pénal français à l’épreuve du terrorisme », RSC 1987, n° 3, pp.607-619.
  • [14]
    En général, le commencement de ce mouvement est daté des lois dites scélérates de 1893/1894 faisant suite à une série d’attentats anarchistes.
  • [15]
    Voir J.-C. Vimont, La prison politique en France. Genèse d’un mode d’incarcération spécifique XVIIIe-XXe siècles, Anthropos, Paris, 1993.
  • [16]
    Dans ce sens, voir : l’entretien avec W. Nasr, « Pour l’Etat islamique, le terrorisme est un outil au service d’un but politique », Médiapart, 25 mars 2016, ainsi que l’ouvrage intelligent de l’anthropologue Scott Atran, L’Etat islamique est une révolution, Les Liens qui Libèrent, 2016.
  • [17]
    Loi publiée alors que nous avions terminé cet article ; nous ne ferons donc que compléter ou corriger les quelques commentaires que nous avions anticipés à partir du projet tel qu’il avait été adopté par le Sénat le 5 avril 2016.
  • [18]
    Qu’il suffise de mentionner le cas de Georges Ibrahim Abdallah, détenu depuis 1984, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 28 février 1987, libérable depuis 1999, et dont toutes les demandes de libération conditionnelle ont été rejetées.
  • [19]
    Après de vives discussions et désaccords. Voir P. Poncela, P. Lascoumes, Réformer le code pénal. Où est passé l’architecte ? P.U.F., 1998, pp ; 182-184.
  • [20]
    Loi 88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique (cyberterrorisme) ; loi du 17 juin 1988 relative à l’emploi d’armes chimiques.
  • [21]
    Fichier national des auteurs d’infractions terroristes. D. Thomas-Taillandier, « Le nouveau fichier national des auteurs d’infractions terroristes », AJPénal 2015.523.
  • [22]
    G. Bonnemaison, Face à la délinquance : répression, prévention, solidarité, Rapport au Premier Ministre, décembre 1982, La Documentation Française, 212 p.
  • [23]
    Institut des hautes études sur la sécurité intérieure, devenu Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).
  • [24]
    Notons, parmi d’autres, la quasi disparition programmée de la prévention spécialisée ou prévention de rue, dont le rôle n’est pas estimé à sa juste valeur par les pouvoirs publics et secteur soumis à des coupes budgétaires drastiques. Voir l’excellente analyse de Joseph Pontus, in Nous la Cité… On est partis de rien et on a fait un livre, La Découverte, 2012.
  • [25]
    J.-J. Gleizal, « La loi Pasqua du 21 janvier 1995 analysée dans le contexte de l’évolution des conceptions mondiales de la sécurité », RSC 1995. 868
  • [26]
    Loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; J.-F. Seuvic, Chr. législative, RSC 1997.413.
  • [27]
    Loi 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne.
  • [28]
    Loi 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, C. Charbonneau, F.-J. Pansier, « Présentation de la loi du 18 mars 2003 : de la LSQ à la LSI », Gazette du Palais 2003, n° 86, 6-15.
  • [29]
    Pour une analyse dans ce sens, voir J. Danet, « Le droit pénal et la procédure pénale sous le paradigme de l’insécurité », APC 2003, 37-69.
  • [30]
    Loi 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, J.-F. Seuvic, Chr. législative, RSC 2006.351.
  • [31]
    Loi du 12 décembre 2005 modifiant certaines dispositions relatives à la Défense.
  • [32]
    « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ».
  • [33]
    Voir la riche étude de Michel Massé, « La criminalité terroriste », RSC 2012.89-107 dans laquelle il envisage le terrorisme comme une criminalité collective et politique et tire quelques enseignements des études de J. Alix, op. cit., 2010, R. Parizot, La responsabilité pénale à l’épreuve de la criminalité organisée. Le cas symptomatique l’association de malfaiteurs et du blanchiment en France et en Italie, LGDJ, 2010, et E. Verny, Le membre d’un groupe en droit pénal, LGDJ, 2002.
  • [34]
    Après les ubuesques débats sur la déchéance de nationalité qui ont rythmé la vie politique début 2016, il n’est pas inutile de noter que cette déchéance, prévue à l’article 25 du code civil, est étendue en 1996 à toute personne ayant acquis la nationalité française et auteur d’un crime ou d’un délit constituant un acte de terrorisme, donc même si la condamnation est inférieure à 5 ans d’emprisonnement…
  • [35]
    Loi n° 2012-1432. Voir Dossier spécial dans AJPénal septembre 2013, D. Brach-Thiel, AJPénal 2013.90, N. Catelan, chr. législative, RSC 2013
  • [36]
    « Périphériques » et « non-lésionnaires » sont des expressions employées par J. Alix, op. cit. 2010.
  • [37]
    Les exemples abondent dans des procès récents ; voir en particulier les très bons et complets compte-rendus de Michaël Hajdenberg, Procès « Benghalem », Médiapart, 4 et 8 décembre 2015. Les peines finalement prononcées s’échelonnent de 6 à 9 ans d’emprisonnement ferme pour « soutien » ; Benghalem quant à lui, en fuite en Syrie, étant condamné à 15 ans de réclusion criminelle.
  • [38]
    J. Alix, op. cit., 2010, p. 183.
  • [39]
    Op. cit. 2010, p. 194. Plusieurs situations sont analysées, telles une dissolution administrative d’un groupe ou la présence sur l’une des listes de suspects établies aux niveaux international et européen, intervenant après des procédures faiblement garantistes et à géométrie variable.
  • [40]
    Loi 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, complétée par le décret 2015-26 du 4 janvier 2015 créant la mesure administrative d’interdiction de sortie du territoire français, J. Alix, op. cit. 2014.
  • [41]
    Dans ce sens, voir K. Roudier, « Le Conseil constitutionnel face à l’avènement d’une politique sécuritaire », Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2016/2, n° 51, 37-50.
  • [42]
    Loi 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire 2014-2019, à la Défense et à la sécurité ; E. Bedarrides, op. cit. 2015.
  • [43]
    Loi 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement. R. Parizot, « Surveiller et punir… à quel prix ? », JCP 2015.1077 ; W. Pastor, « La loi sur le renseignement : la France, Etat de surveillance ? », AJDA 2015.2018 ; G. Roussel, « Le régime des techniques de renseignement », AJPénal 2015.520.
  • [44]
    Evènement précédé par les assassinats commis en 2012 à Toulouse et à Montauban, impliquant aussi un individu agissant seul, que nous n’appellerons pas « loup solitaire » (expression consacrée) par respect pour les loups.
  • [45]
    La création de cette infraction répondrait à la demande des praticiens de l’anti-terrorisme dans le but de modifier la nature des preuves requises et de permettre le prononcé de peines plus sévères (J. Alix, op. cit., 2014)
  • [46]
    J. Alix, op. cit. 2014, p. 861.
  • [47]
    CNCDH, avis du 17 mars 2016 relatif au projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.
  • [48]
    C. Godeberge, E. Daoud, « La loi du 13 novembre 2014 constitue-t-elle une atteinte à la liberté d’expression ? », AJPénal 20014.563. La réponse des auteurs à la question est très clairement oui.
  • [49]
    V. Brengarth, « L’apologie et la provocation au terrorisme. Etude critique et premier bilan », JCP 2015.1003 ; « Apologie d’actes terroristes : des condamnations pour l’exemple », Journal Le Monde, 13 janvier 2015.
  • [50]
    Erri de Luca, La parole contraire, Gallimard, 2015, 41 p.
  • [51]
    L’arrêt Leroy c/France du 2 octobre 2008 en est un exemple : est-elle vraiment « nécessaire dans une société démocratique » la condamnation d’un dessinateur pour une légende humoristique ajoutée (certes maladroite et inopportune, voire de mauvais goût) ? Sur le constat de la tolérance de la Cour EDH en matière de terrorisme s’agissant d’autres droits et libertés, voir M. Garrigos-Kerjan, op. cit. 2006.
  • [52]
    Armani Da Siva c/ Royaume-Uni, Gde Ch., 30 mars 2016, décision indécente quelle qu’en soit l’argumentation juridique ; dans ce sens, lire l’opinion dissidente du juge Lopez Guerra.
  • [53]
    La loi de novembre 2014 étend aussi le champ d’application de l’interdiction du territoire français aux ressortissants européens.
  • [54]
    A. Cappello, « L’interdiction de sortie du territoire dans la loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », AJPénal 2014.560. Le Conseil constitutionnel n’a pas trouvé à y redire : QPC 2015-490 du 14 octobre 2015.
  • [55]
    « Que deviennent les djihadistes français de retour de Syrie ? », Enquête de Feriel Alouti, Médiapart, 8, 10 et 11 mai 2016.
  • [56]
    Cette même obligation, et dans les mêmes termes, a aussi été ajoutée à la longue liste des interdictions et obligations concernant le sursis avec mise à l’épreuve et plus largement toute mesure ou peine de milieu ouvert (art. 132-45, 22° CP).
  • [57]
    Procès à Paris, en février 2016, de quatre apprentis djihadistes (dont une femme) dont le voyage s’est arrêté en Turquie après un accident de voiture.
  • [58]
    Cass. Crim. 3 septembre 2014, n° 11-83.598. Commentaire O. Cahn, AJPénal 2014.577.
  • [59]
    Un commissaire de police livrait ainsi son appréciation sur les mesures d’assignation à résidence : « C’est un outil de travail, mais pas un marqueur de radicalisation. Cela permet de neutraliser des sympathisants et de se consacrer aux plus dangereux » (France Culture, 1er décembre 2015)
  • [60]
    Le Conseil constitutionnel semble aussi adopter ce critère organique :19 janv. 2006, n° 2005-532 DC, AJDA 2006. 172 ; D. 2006. 826 obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino.
  • [61]
    E. Bedarrides, op. cit., 2015.
  • [62]
    Sur ce point, et pour autant que l’on puisse parler de remède, nous partageons l’opinion émise par Patrick Wachsmann, favorable à la nécessité de donner au juge administratif le pouvoir d’autorisation préalable pour les mesures les plus intrusives, sans remettre en cause le bien-fondé de la compétence administrative. P. Wachsmann, « De la marginalisation du juge judiciaire et des moyens d’y remédier », D. 2016.473.
  • [63]
    Par exemple, en droit de l’exécution des peines.
  • [64]
    R. Ottenhof, op. cit. 1987, p. 619.
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