Notes
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[1]
La recherche qui a servi de base à cet article a été réalisée avec la participation de Marie-Annick Mazoyer (CSO, CNRS/Sciences Po), de Vanessa Perrocheau (Université Jean Moulin, Saint-Etienne) et d’Elise Hermant. Elle a bénéficié du soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice.
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[2]
Alain Bruel, « Le juge des enfants et la construction de l’autorité », Informations sociales, n° 105, 2003, p. 89.
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[3]
Sauf indication contraire, les propos cités entre guillemets sont extraits des entretiens avec les juges des enfants qui ont participé à l’enquête.
1Depuis les années 50, le juge des enfants a représenté une figure à part dans le paysage judiciaire français. S’appuyant sur un droit différent, matérialisé dans l’ordonnance de 1945, les juges des enfants ont construit, dès cette époque et jusque dans les années 1990, un métier à la fois marginal et innovateur. Ils ont cultivé leur singularité et ont formé, au sein des juridictions, un groupe présentant une unité, une cohérence, voire une « aura » particulière. Ils ont développé une vision originale, dans laquelle la dimension éducative a été privilégiée, colorant l’ensemble de la fonction, au civil comme au pénal, en assistance éducative comme au tribunal pour enfants. La justice des mineurs s’est également distinguée par sa dimension entrepreneuriale, les juges jouant un rôle moteur dans le développement des services éducatifs, foyers d’hébergement, consultations d’action et d’orientation éducative, etc. Plus que tout autre juge, et avant que la notion de partenariat ne soit en vogue, le juge des enfants s’est en outre engagé dans le dialogue et dans la coopération avec d’autres professionnels du champ judiciaire et médico-social. Il s’est trouvé, dans bien des cas, le leader d’un réseau dense et complexe d’institutions et de professions œuvrant ensemble. Ce souci du partenariat s’est prolongé jusque dans les années récentes, avec l’engagement de ces magistrats dans la politique de la ville. Le juge des enfants est ainsi devenu le symbole et le porte-drapeau d’une justice différente, plus humaine, prenant en compte les besoins de ses usagers, exercée en collaboration avec des éducateurs, des psychologues et de multiples intervenants.
2Or, les juges des enfants se trouvent aujourd’hui confrontés à de multiples transformations des conditions dans lesquelles s’exerce leur activité. La vision éducative qu’ils avaient systématiquement développée auprès des mineurs « auteurs » comme auprès des mineurs victimes, se trouve aujourd’hui remise en question sous l’effet des transformations du droit – qui tendent à réduire la spécificité de la prise en charge dont bénéficient les mineurs – comme, plus généralement, du fait de la diffusion et de la systématisation d’une vue répressive au sujet des affaires pénales. Dans la même perspective, la notion d’un travail engagé dans le long terme auprès des jeunes qui relèvent de la justice des mineurs se trouve également fragilisée par la priorité donnée au traitement en temps réel des affaires et par la nécessité d’offrir une réponse immédiate à toute infraction [2]. Sur un autre plan, la départementalisation de l’action sociale et le renforcement de la tutelle qu’exercent les conseils généraux sur les établissements publics et privés ont modifié profondément la place qu’occupe le juge des enfants dans les réseaux éducatifs ainsi que les modalités de sa collaboration avec les structures dont son action est dépendante. Enfin, de manière plus générale, on assiste à l’émergence et à la diffusion de nouvelles manières d’aborder les questions familiales, de sorte que les juges des enfants voient leur leadership contesté et se trouvent, davantage que dans le passé, devoir négocier pour faire valoir leur point de vue et obtenir les ressources nécessaires à leur intervention.
3Ces évolutions qui semblent inéluctables posent la question de savoir si et comment les juges des enfants maintiennent leur style de travail et la spécificité de leur action dans ce contexte modifié. Peuvent-ils encore faire valoir leur orientation éducative dans leur activité quotidienne ? Les juges des enfants sont-ils entrés « en résistance » ou bien sont-ils amenés à faire des compromis avec leurs propres valeurs ? Comment s’est transformée leur activité et doit-on considérer que les changements en cours ont porté atteinte à la « figure » du juge des enfants ?
4Pour examiner ces questions, nous avons engagé une recherche visant à mieux comprendre la place occupée par les juges des enfants dans le contexte organisationnel dans lequel ils sont intégrés. Nous nous sommes proposé de décrire le travail de ces juges, ainsi que les relations qu’ils entretiennent avec les multiples acteurs qui interviennent dans le champ éducatif et social. L’enquête réalisée a porté sur quatre juridictions. Celles-ci se différencient par leur taille et par le contexte géographique et social de leur activité. Il s’agit de deux grandes juridictions urbaines, qui comptent chacune dix juges des enfants, et de deux tribunaux de taille moyenne, comportant chacune quatre juges des enfants. Le recueil d’informations s’est fait principalement à travers des entretiens semi-directifs ainsi que d’observation in vivo. Vingt et un juges des enfants ont participé à cette enquête. Ils se répartissent en trois groupes d’égale importance : de jeunes magistrats dans l’un de leurs premiers postes, d’anciens juges des enfants ayant effectué presque toute leur carrière dans cette fonction et un groupe intermédiaire, constitué par des magistrats ayant exercé différentes fonctions. D’autres entretiens ont été réalisés avec les parquetiers en charge des affaires de mineurs, les autres magistrats concernés et des professionnels appartenant à la PJJ, à l’Aide sociale à l’enfance et aux associations travaillant pour les juridictions. Les entretiens effectués ont fait l’objet d’une analyse de contenu visant à décrire les modalités de travail des juges et à faire ressortir ce qui fait aujourd’hui la spécificité de la fonction de juge des enfants – son « cœur de métier ». Les observations faites suggèrent que, par-delà les changements intervenus dans tous les aspects du fonctionnement de la justice des mineurs, les juges des enfants restent aujourd’hui entièrement imprégnés de la dimension éducative de leur rôle et continuent de s’engager dans la mission qui leur est confiée d’une manière qui, même s’ils s’en défendent parfois, les situe très directement dans la filiation des anciens magistrats de la jeunesse.
1 – « Le métier le plus complet »
5Juge au siège, indépendant et inamovible, le juge des enfants a la particularité de statuer aussi bien au civil qu’au pénal. Il intervient en assistance éducative – l’enfance en danger suivant l’ordonnance de 1945 – et il juge les jeunes « auteurs » d’infractions, de contraventions de cinquième classe, de délits ou de crimes. Il exerce, le plus souvent, en tant que juge unique, mais siège aussi au tribunal pour enfants, assisté alors par des assesseurs non professionnels, une autre de ses particularités.
« Le juge des enfants est une espèce à part, par rapport aux autres magistrats. C’est le métier le plus complet : on fait du pénal, on fait de l’application des peines, de l’assistance éducative, on préside en correctionnelle, on préside aux audiences criminelles. C’est un métier qui demande des connaissances – les textes sont illisibles et changent tout le temps. Il y a aussi le rapport avec les familles qu’il faut gérer. C’est très lourd. » [3]
7Le juge des enfants s’organise comme il l’entend. Il gère son cabinet et fait son propre audiencement – sous réserve que celui-ci se négocie avec le parquet, par lequel transite aujourd’hui la quasi totalité des affaires de mineurs. Une grande partie de l’activité du juge se réalise en présence des familles et dans une interaction constante avec de multiples acteurs, notamment les travailleurs sociaux membres des institutions qui contribuent à la préparation des décisions et à leur mise en œuvre.
8L’indépendance du juge se marque aussi dans la façon de réaliser son travail, en face-à-face avec les jeunes et leurs familles. « Autant de juges des enfants, autant d’entretiens possibles » indique un juge, qui précise que la fonction « laisse une part importante à l’improvisation, à la spontanéité, à l’intuition ». Les juges des enfants disent se faire une idée de leur fonction qui leur est propre.
« Chacun a ses critères, les décisions rendues sont individuelles. C’est irréductible, c’est la particularité du juge des enfants. On ne peut pas discuter en réunion des solutions à prendre dans telle ou telle situation, ce serait inconcevable. »
10Juge des enfants est un métier « solitaire », au sens précis où ce juge passe une grande partie de son temps, seul, en face-à-face avec les jeunes et les familles.
« C’est un travail en interaction avec les familles, avec les jeunes, mais c’est plutôt solitaire… Chacun est ‘chez soi’… Chacun gère ses dossiers et est quand même assez solitaire. »
12Il en résulte, de l’avis de tous les juges rencontrés, des prises de position singulières, chacun étant seul comptable des décisions qu’il rend. Une juge appartenant à l’un des deux grands tribunaux étudiés, indique : « On connaît mal la pratique des collègues. »
13Une autre dimension essentielle du métier de juge des enfants réside dans la territorialisation de son action. Attaché à un secteur, le juge en maîtrise les caractéristiques, il connaît les familles et suit les jeunes qui lui sont confiés.
« On connaît les familles, on les connaît très bien. Cela apporte beaucoup. On voit les frères et sœurs, les enfants d’une autre fratrie… Cela apporte un éclairage. Les gens sentent que vous connaissez les familles, les villes où vous traitez les problèmes, que vous savez où sont les quartiers HLM et les entreprises… Cela permet de voir si leur discours n’est pas tronqué ou qu’ils sont en train de vous manipuler. »
15Solitaire parmi les autres juges, le juge des enfants ne l’est pas lorsqu’il s’agit de préparer ou de mener une intervention éducative. Chaque magistrat construit son réseau de partenaires, adapté au style de travail qu’il veut mener, et qui est plus ou moins riche suivant les ressources disponibles. Ce réseau se reconstruit à chaque nouvelle affectation.
« On acquiert une connaissance des structures, parce qu’on prend les dossiers en cours de route. C’est seulement une fois que l’on a pris connaissance de tous les dossiers qu’au moment de prendre de nouvelles décisions, on peut se tourner vers d’autres structures, avoir un avis particulier sur telle ou telle structure où on observe comment ça fonctionne, qui fait quoi, comment, dans quelles conditions. »
17Enfin être juge des enfants est un travail sédentaire, dur, astreignant, qui demande beaucoup, qui engage personnellement, et qui comporte des difficultés et génère des satisfactions en conséquence.
18Une fois énoncés ces éléments de base qui caractérisent l’activité du juge, on peut s’attacher aux évolutions intervenues dans leur action. On distingue alors, parmi les magistrats, une forte communauté de vues sur l’essentiel : des changements profonds qui marquent le rapport au droit, la manière de considérer les activités tant civiles que pénales du juge et les relations avec les usagers.
2 – Le juge des enfants, un magistrat
19Un premier aspect de l’évolution en cours tient à la place qu’occupe le droit dans l’activité des juges des enfants. Les juges d’aujourd’hui placent leur travail dans un cadre juridique, ce qui est une manière de garantir les droits des justiciables et de prévenir le risque de la toute-puissance.
« Juge des enfants, pour moi, ce n’est pas un métier particulier qui serait à part des fonctions judiciaires… On se base sur une logique judiciaire, on est tenu avant tout par le droit et par les dispositions qui s’appliquent à l’enfance en danger, à l’enfance délinquante. On ne pourrait pas, à propos du suivi d’un mineur en particulier, passer outre les dispositions légales en faveur du mineur parce que ça lui serait plus profitable ou favorable. »
« Il n’y a pas énormément de règles qui nous régissent, on a des pouvoirs exorbitants : on retire des enfants à leur famille, on peut le faire même sans audience. Ce sont des pouvoirs très lourds, on va très loin dans la vie privée des gens et je me dis que le seul garde-fou qu’on ait, pour rester impartial et respectueux de chacun, c’est de rester dans les règles de procédure. »
21Le respect du droit des justiciables – les enfants et leurs parents – se traduit dans le repositionnement des différents acteurs qui interagissent au tribunal pour enfants : le juge et les familles, autant que les travailleurs sociaux.
« Les juges des enfants font plus de droit. Ce ne sont plus seulement des éducateurs. C’est une évolution importante, parce que même les familles ont à y gagner. La position du juge qui est un peu éloigné du droit est de dire : ‘Oui mais moi, j’ai d’autres priorités, les familles, les enfants’. En réalité, même pour les familles, il est important que les choses soient claires, que chacun soit à sa place et fasse son métier. Le juge est là pour faire du droit et c’est tout. Comme c’est clair, on peut aussi exercer des recours clairs. »
23Cette place croissante accordée au respect du droit des justiciables modifie les rapports entre les acteurs en présence. Ainsi, des formes de connivence qui ont pu exister entre les magistrats et les travailleurs sociaux se trouvent aujourd’hui estompées.
« A une époque, je l’ai entendu dire, il y avait une synthèse au sein du cabinet, à laquelle étaient associés les travailleurs sociaux. La famille n’était reçue qu’après. Maintenant, on n’est plus dans cette collusion, on est dans le contradictoire et les débats se font systématiquement avec la famille. Les droits des usagers sont davantage préservés et le droit est appliqué. »
25Vis-à-vis des services éducatifs, les juges des enfants tiennent à la position d’extériorité qu’ils occupent. Ils se voient comme « une instance décisionnelle impartiale régie par des principes juridiques » – ce qui constitue une garantie pour les jeunes et leurs familles. Dans la même perspective, ils disent leur intérêt pour les situations dans lesquelles leurs décisions sont frappées d’appel.
« Cela fait partie du judiciaire et c’est important qu’on puisse contester ma décision. C’est ma responsabilité. On ne doit pas personnaliser le débat. La décision est bonne ou pas et je conçois sans aucun problème de m’être trompée. »
27Il faut enfin ajouter que nombre de magistrats interrogés partagent le constat selon lequel le droit en vigueur fait une place accrue à la répression. Le pénal occupe davantage les juges et les nouvelles dispositions introduites depuis quelques années ne cessent de contraindre davantage le juge des enfants.
« Le pénal prend plus de place, la société veut ça, cela s’impose progressivement au fil des réformes. La délinquance des mineurs est devenue un enjeu politique. Ça se ressent beaucoup dans les textes. Beaucoup des textes, qui se suivent, vont dans le même sens – vers une répression accrue et dans le sens aussi d’un jugement rapide. »
3 – L’éducatif reste premier
29Tout en valorisant leur statut de magistrat, les juges des mineurs continuent de donner toute la priorité à l’éducatif dans leur activité. L’assistance éducative en constitue la part la plus importante – même si la proportion varie d’une localité à l’autre.
« J’ai deux tiers de mon activité qui est de l’assistance éducative. Ma semaine se passe surtout à tenir des audiences en assistance éducative, avec des familles qui se succèdent aux audiences. Il y a quelques périodes dans la semaine qui sont pour une audience pénale – qui sont déterminées à l’avance parce qu’il y a des délais de convocation. »
31Si le travail réalisé en matière civile diminue peu à peu au profit du pénal dans tous les tribunaux étudiés, il n’en reste pas moins que la prépondérance de l’assistance éducative se maintient, d’abord parce que la charge de travail s’impose d’elle-même au civil.
« Les dossiers d’assistance éducative ont toujours un caractère d’urgence…Quand vous avez un signalement qui vous arrive par courrier, vous ne pouvez pas mettre le dossier de côté en disant : « Je convoquerai quand j’aurai le temps. » Cela fait partie des dossiers les plus prioritaires à convoquer. »
33Mais aussi parce que les juges marquent leur préférence pour ce mode d’intervention, au civil.
« Les situations urgentes sont souvent au civil, et quand elles sont au pénal, on ouvre des dossiers au civil pour les régler, parce que régler une situation urgente au pénal, ça peut vouloir dire aussi quelque chose de répressif, ce qui n’est pas privilégié dans les solutions qu’on apporte à la délinquance. »
35Les juges des enfants voient davantage une continuité qu’une rupture dans le traitement des affaires en assistance éducative et au pénal. Ils évoquent notamment la nécessité de passer de l’un à l’autre pour conserver l’efficacité de leur intervention.
« Quand on a utilisé les solutions d’assistance éducative, parfois on arrive à rebondir au pénal. Ce n’est pas miraculeux, mais ça permet de se placer dans un autre cadre et d’essayer autre chose. C’est important d’avoir un nouveau regard. Je serais très malheureuse si on ne faisait plus que du pénal. »
37De toute manière, que ce soit en assistance éducative ou au pénal, les juges des enfants voient leur fonction prioritairement comme un rôle d’éducation. Pour eux, ce sont des réponses éducatives qui sont attendues de la justice des mineurs. Comme le dit l’un d’entre eux, c’est l’assistance éducative qui « soutient l’identité du juge des enfants ».
« Nous sommes fidèles à l’ordonnance de 45. Ça nous donne des orientations, il faut prendre en compte les faits et la personnalité du mineur. On ne juge que les mineurs que l’on connaît. La priorité est donnée aux réponses éducatives. Du coup, on peut aussi rebondir sur des situations pénales, parfois ça aboutit à quelque chose pour le mineur. »
39Les juges interrogés insistent sur le fait que seules les stratégies éducatives, de « restauration », sont pertinentes et efficaces.
« Quand j’entends ce gamin, je fais le pari – et je pense qu’il est exact – que les stratégies de restauration, de renarcissisation, de restauration de la famille, de travail éducatif, vont lui permettre relativement rapidement de se ressaisir, parce que la parole elle ne tombe pas comme ça toujours dans une friche, un jour elle fait sens et il peut commencer à entendre, alors que si on répond par la répression, il n’y a pas de parole. »
41Ainsi, alors même qu’ils reconnaissent que le contexte social a changé et que la délinquance actuelle nécessite de nouvelles réponses, les juges des enfants restent persuadés que l’intégration des jeunes en difficulté passe par l’éducatif.
4 – Une moindre réticence pour le pénal
42Mais, comme en contrepoint de la priorité donnée à l’éducatif les juges des enfants soulignent qu’ils ont aujourd’hui attachés au traitement pénal des affaires qui leur sont adressées dans ce cadre. Ils se justifient d’une telle attitude, comme s’il s’agissait de se démarquer de la représentation traditionnelle du juge des enfants, en indiquant que, pour eux, le pénal est l’un des éléments et l’une des ressources dont ils disposent. Toutefois, ce recours au pénal n’a de sens, selon eux, que s’il est assorti d’un projet éducatif.
« Pour moi, le pénal, c’est un support éducatif. Simplement, j’introduis une dimension de contrainte… J’ai toujours à l’esprit la même chose – faire de l’éducatif – mais dans un autre cadre, avec d’autres armes, d’autres outils… Au pénal, l’ordonnance de 45 est très claire, on nous demande de faire de l’éducatif. Je ne vois pas pourquoi il y aurait une difficulté. »
44Dans ce sens, les mesures pénales sont vues comme un complément et comme un prolongement de l’action éducative.
« Parfois, le cadre pénal peut permettre du travail qu’on ne peut pas faire en assistance éducative. Parfois, le jeune entend mieux, il a conscience qu’il a fait un dérapage et du coup il accepte qu’il y ait une intervention, ça lui semble presque naturel, et on va pouvoir travailler des choses qu’on n’aurait pas pu faire en assistance éducative. »
46La réticence moindre à l’égard du pénal se retrouve aussi à l’égard de la détention. Non seulement celle-ci n’est pas systématiquement rejetée, mais elle peut en outre, selon nos interlocuteurs, servir de « levier », à condition qu’elle se fasse dans des conditions satisfaisantes et avec un objectif précis.
47S’agissant du pénal, les juges des enfants ne sont pas sans noter que les réformes récentes vont toutes dans le sens d’une limitation de leur liberté de décision. La part du pénal s’accroît et le parquet ne cesse d’augmenter la pression qu’il exerce. Par conséquent, indiquent certains juges, non seulement le temps passé au pénal augmente, mais aussi l’attention requise de la part du juge des enfants.
« Il faut quand même une grande connaissance des éléments du dossier, des auditions, pour ne pas être totalement désarmé face à des jeunes qui peuvent raconter n’importe quoi. Il est nécessaire de ne pas se faire prendre en défaut là-dessus. »
49Le souci éducatif des juges se manifeste alors notamment dans la revendication d’une grande précision dans la gestion des dossiers. Ce faisant, ces juges marquent leur résistance à l’égard du paradigme de la justice rapide porté par le parquet. Il s’agit au contraire d’ajuster l’intervention judiciaire à l’évolution de la trajectoire des jeunes concernés et d’expliquer les décisions prises. Cependant, quel que soit l’intérêt que lui portent les magistrats, le secteur pénal reste partout marqué par des difficultés qui tiennent au manque de ressources, ce qui retarde notamment la production sur papier des décisions prises. Ces difficultés incitent les magistrats, s’il en était besoin, à valoriser davantage le traitement de certaines situations en assistance éducative. De plus, dans toutes les juridictions, les structures manquent pour mettre en œuvre les décisions. Les difficultés du placement en urgence ou les listes d’attente très longues en raison de la surcharge des services éducatifs font partie des réalités qui limitent l’efficacité de l’intervention pénale.
« La politique pénale peut être parfaitement cohérente : le parquet est saisi d’un nouveau dossier, il nous défère le mineur parce qu’il faut une réponse immédiate pour lui, on l’a tout de suite et il nous faut une place tout de suite, d’urgence. Or, il n’y a pas suffisamment de foyers, notamment pas assez de centres éducatifs fermés ou de CPJ. »
51S’ils considèrent autrement le pénal – naguère vu comme le « sale boulot » de la justice des mineurs – et lui donnent davantage d’ampleur pour répondre aux évolutions de la délinquance des jeunes, les juges des enfants ne sont pas disposés à ne faire que cela. Tous dénoncent la menace qui pèse sur eux à cet égard : enlever sa « double casquette », civile et pénale, au juge des enfants reviendra à vider l’institution de son sens.
« Ça me semble essentiel qu’un juge des enfants puisse faire les deux. On a des jeunes pour lesquels on bascule d’un statut à l’autre. Les logiques d’intervention étant différentes, ça nous donne des outils différents. La réforme – ne faire que du pénal – me semble déraisonnable. Je suis contre le fait de supprimer le juge des enfants de l’assistance éducative : l’aide sociale à l’enfance est juge et partie et, à partir de là, on ne peut pas prendre de bonnes décisions sur des situations difficiles. Au pénal, je pense qu’on ne peut pas dissocier le passage à l’acte de la personnalité et de l’histoire familiale du jeune. Il y a des jeunes qui sont suivis sur les deux plans et c’est important : ils ont besoin à la fois d’être considérés comme devant être protégés et qu’il y ait des rappels à l’ordre, voire des sanctions qui leur soient posées. Ce sont des actions qui se complètent et qu’il ne faut pas dissocier. »
5 – Un nouveau rapport aux jeunes et aux familles
53Pour cerner ce qui constitue le cœur de l’activité du juge des enfants aujourd’hui, il faut encore évoquer l’évolution du rapport que ce magistrat entretient avec les jeunes et les familles dont la situation lui est soumise. Cette évolution traduit le changement profond qui a marqué le rapport à la norme et toutes les relations entre sphère publique et sphère privée. La relation du juge aux justiciables s’est écartée du modèle autoritaire. L’autorité du juge, comme celle des travailleurs sociaux qui préparent et prolongent son action, ne s’impose plus d’elle-même, mais elle est négociée. La loi va d’ailleurs dans ce sens en incitant le juge à recueillir l’adhésion des familles. Avant de prendre sa décision, celui-ci recherche des solutions qui puissent faire sens pour les familles. Ce mode d’intervention invite parallèlement à la responsabilisation de l’usager, au pénal comme au civil.
54Il faut rappeler que les juges des enfants sont confrontés, comme l’ensemble des professionnels du social, aux bouleversements de la structure familiale et de l’exercice des rôles de parents. Toutes sortes de phénomènes sont évoqués, sans pour autant que les juges n’imaginent une causalité simple allant de la nature des situations aux difficultés rencontrées. Les magistrats évoquent pêle-mêle l’effet de l’accroissement du nombre des ruptures familiales – notamment lorsqu’elles sont mal gérées –, les difficultés économiques, les différences culturelles et la violence conjugale. D’autres facteurs interviennent également, comme l’accroissement du nombre des situations dans lesquelles les parents sont touchés par des pathologies mentales.
55Le constat des difficultés familiales n’empêche pas les juges de donner une place nouvelle aux familles dans le traitement des affaires qui les concernent. Comme le dit un magistrat, les familles ont aujourd’hui un rôle primordial dans l’exécution des mesures : « La réussite repose sur elles aussi. » Les juges voient donc comme un enjeu le fait que les parents comprennent la situation, reconnaissent éventuellement leur part de responsabilité et participent, autant que possible, aux solutions mises en œuvre.
« Notre rôle, c’est de travailler sur la défaillance de l’autorité parentale, mais pour travailler là-dessus, on est censé travailler avec les parents, qu’ils soient tenus informés, en mesure de s’expliquer, pouvoir répondre à ce qu’on leur reproche, et c’est uniquement comme ça qu’on peut travailler avec eux pour pouvoir essayer de faire évoluer la situation. »
57Pour les juges, obtenir l’adhésion des familles constitue une condition pour que les mesures adoptées soient réellement efficaces. La nature de cette adhésion n’est certes pas sans faire débat. Est-elle volontaire lorsqu’elle est obtenue dans le cabinet du juge ?
« Il y a des situations où des négociations sont possibles, et où on peut discuter, négocier – heureusement d’ailleurs, parce que si toutes les situations étaient fermées, ce serait dramatique. Cela traduirait une incapacité de ma part à envisager une évolution possible. Ce que les gens ont beaucoup de mal à accepter, c’est l’immobilisme total, c’est-à-dire l’idée qu’il n’y ait absolument aucune solution possible, aucune marge de jeu possible… Il faut laisser une ouverture possible, même si c’est une meurtrière dans une forteresse. »
59Dans la pratique, il n’est pas toujours aisé, pour le juge des enfants, d’engager une discussion avec la famille. Lorsque celle-ci se montre extrêmement réticente face à l’intervention, il est difficile, pour le magistrat, de se faire une idée précise de la situation et, à plus forte raison, d’obtenir un assentiment vis-à-vis de sa décision.
« Quand une famille est très en défiance ou n’a pas compris, elle refuse l’intervention et met en échec ce qui a été décidé. C’est très compliqué à gérer : si on a vraiment des certitudes absolues sur un danger très fort pour l’enfant, on fait ce qu’on a à faire, on retire l’enfant. Mais la plupart du temps, ce n’est pas aussi marqué. Ce sont des suspicions, des choses qu’il faudrait corriger, ce n’est pas un enfant maltraité au point que sa vie est en danger. Alors, quand les familles refusent leur accès aux travailleurs sociaux, on est très embêtés : on n’a pas suffisamment d’éléments pour retirer l’enfant et le mettre à l’abri. Or, s’il n’y a pas ce danger si fort, placer brutalement un enfant peut avoir des conséquences graves. En même temps, on est quand même inquiet. Alors, j’essaie d’être le plus possible dans l’explication, de les rassurer. Les premiers rendez-vous sont déterminants. »
61Lorsque le désir des magistrats d’obtenir la participation des parents ne peut se réaliser, c’est un sentiment d’échec qui domine, ou tout au moins d’impuissance.
« Dans certaines pathologies de parents, il faut prendre des décisions extrêmes : supprimer les sorties en famille, organiser des visites médiatisées, voire supprimer tous les contacts avec les parents. Heureusement, des situations comme ça, il y en a peu. »
63Le changement du rapport des juges des enfants avec les familles s’est répercuté sur la relation qu’ils ont avec les travailleurs sociaux. On observe, comme on l’a noté, un repositionnement qui va dans le sens d’une moindre « complicité » entre magistrats et éducateurs. Ce changement est évoqué par le responsable d’un service éducatif.
« Avant, il y avait une complicité, qui était perçue comme telle à juste titre par la famille, entre le magistrat et le travailleur social. Parce qu’il privilégiait la parole du travailleur social – il l’entendait avant ou il l’avait au téléphone – on sentait bien que c’était joué d’avance. Pour nous c’était plus confortable. C’était plus de pouvoir, une confiance, une alliance institutionnelle implicite. Maintenant, chacun est un acteur, apporte sa participation, et le juge est au-dessus de ça, puisque c’est lui qui va, en son âme et conscience, prendre une décision…C’est un grand changement. »
65S’agissant du rapport avec les familles, il faudrait encore insister sur un aspect crucial du changement intervenu dans le métier du juge des enfants. Si les juges, comme on vient de le noter, cherchent, comme la loi le leur demande, à associer les familles en les faisant adhérer aux décisions prises, ou, à défaut, à leur faire comprendre ces décisions, ils sont aussi engagés dans une évolution de fond qui concerne le contenu même de leurs décisions. Ils se trouvent en effet, davantage que dans le passé, enclins à considérer la question du maintien des relations de l’enfant avec ses parents comme un impératif. Dès lors, les juges interrogés se démarquent explicitement de ce qu’a été naguère le rôle protecteur de la justice des mineurs. Ils insistent sur les changements successifs du sens donné au concept de protection des enfants en danger et se situent dans une perspective commune marquée simultanément par le souci prioritaire de la sécurité de l’enfant et par la recherche de solutions permettant le maintien de relations avec les parents et les lignées dont l’enfant est issu. On veut « la protection et le lien » Les magistrats s’investissent dans cette problématique du maintien des relations enfants-parents, non sans se poser fréquemment des questions sur les risques encourus par les enfants, dont ils se sentent bien entendu responsables, avec de nombreuses hésitations et de nombreux regrets. Le développement sans précédent des « visites médiatisées » au cours de la dernière décennie témoigne de cet intérêt et de cette précaution, s’agissant du maintien des relations enfants-parents.
6 – Une approche psychologique du travail avec les familles
66Si le rapport entre les juges des enfants et les justiciables s’est transformé, il n’en reste pas moins que les magistrats continuent d’utiliser et de revendiquer une approche psychologique des questions familiales. Il existe cependant des différences à cet égard entre eux. Les magistrats expérimentés qui défendent cette approche font référence aux anciens juges des enfants qui ont joué un rôle pionnier à cet égard. Pour eux, le travail engagé avec les familles constitue véritablement un travail psychologique – qu’il s’effectue avec les psychologues ou que le juge le réalise lui-même pour partie.
« L’autorité existe trop ou pas assez dans certaines familles. Tout est question de transmission. Chaque famille a sa propre histoire. Les parents transmettent à leurs enfants une conception de l’autorité que leurs parents leur ont eux-mêmes transmise. On travaille alors sur la répétition. C’est le travail du psy qui traite de ces questions… Nous, nous sommes dans une posture particulière. C’est une entrée qui vient de notre mission de service public. Le juge des enfants a le droit d’intervenir vis-à-vis des problèmes de l’enfant… On ne travaille peut-être pas de la même manière que le psychologue, mais sur la même matière. ‘Quel genre de parents êtes-vous ?’ ‘Parlons de votre histoire…’ Parfois, on est plus à même que le psy de faire passer certains messages. On ouvre des portes. »
68Les juges précisent bien l’extension qu’ils entendent donner à ce type de travail : ils sont magistrats et ne disposent généralement que de connaissances psychologiques limitées. Ils s’appuient sur les professionnels de la psychologie dans leurs relations avec les familles. On retrouve ici le souci de circonscrire le cœur de l’activité décisionnelle du juge. Les juges soulignent en outre que leur recours à un travail réalisé avec l’apport des spécialistes, et en particulier les expertises psychiatriques, s’impose à une fréquence plus élevée qu’autrefois.
« Je n’ai jamais autant demandé d’expertises psy que maintenant. Il y a la présence du psy pour toutes les Investigation d’orientation éducative (IOE), mais au-delà de ça, il y a les expertises qui sont demandées de plus en plus. Sur mes premières années de pratique, je n’en demandais pas autant. Cela traduit une dégradation de la situation des gens, des familles, des parents, des jeunes. Des jeunes qui développent des troubles du comportement graves et que les structures de soins et les structures éducatives se renvoient, et qui renvoient les services à leur propre impuissance. »
70Cependant, il faut souligner que certains magistrats se montrent critiques vis-à-vis d’une approche par trop psychologique, qui risque d’apporter de la confusion quant à la position de la justice.
« On nous demande trop de choses : au pénal d’être juge, au civil d’être psy et éducateur et parents à la place des parents. Il y a une confusion entre civil et pénal et, à l’intérieur des fonctions civiles, il y a une confusion entre tous les rôles que l’on joue. Tout ce qui a échoué dans l’éducatif vu les évolutions de la société, c’est à nous, juge des enfants, de rectifier le tir en faisant tout à la fois. Ce n’est pas possible. On n’a pas la formation. Je me surprends moi-même à rentrer dans un entretien thérapeutique, alors que je ne suis pas formée pour cela, et je peux faire des dommages importants. »
72Chez de plus jeunes magistrats, on trouve aussi exprimées les inquiétudes que génère une fonction dans laquelle le juge est profondément engagé, y compris à titre personnel. Ces juges insistent sur la nécessité de savoir se protéger, tout en sachant qu’ils ne disposent pas toujours des moyens nécessaires.
« C’est une fonction où vous êtes beaucoup interpellé au plan personnel. Vous y mettez de votre personne parce que ça appelle à des choses intimes, ça vous renvoie à votre situation personnelle. Alors, il ne faut pas perdre de vue que tout ce qu’on dit à l’audience, ils l’entendent comme venant de la part du juge. Il faut garder ça, mais pour travailler… »
7 – L’audience, le temps de la décision
74Une dernière caractéristique spécifie le métier de juge des enfants parmi les fonctions judiciaires : l’importance donnée à l’audience, ce moment particulier de face-à-face avec les familles et avec les jeunes, dans lequel tout peut se décider. A la différence de ce qui se passe dans d’autres secteurs de l’activité judiciaire – l’audience correctionnelle ou à l’audience du juge aux affaires familiales, par exemple – l’audience du juge des enfants, qu’elle soit publique ou audience de cabinet, est un temps qui fait l’objet d’une moindre codification. L’audience des juges des enfants – en tout cas l’audience de cabinet – est à géométrie variable, dans le sens où chaque magistrat en modifie l’organisation selon les cas rencontrés. Le juge peut recevoir différents membres de la famille, ensemble ou séparément, en fonction de la situation et de ce qui lui semble profitable pour son traitement.
« Je travaille avec tout le monde en même temps, par exemple quand je reçois de nouvelles situations d’adolescents… Je reçois les deux parents avec l’enfant, ensemble. Je demande aux parents d’exposer devant l’enfant pourquoi ils m’ont saisie. Et puis, je vois ce qui se passe. J’annonce à l’enfant, pour qu’il ne soit pas frustré, que je le recevrai tout seul. Je reçois l’enfant tout seul si je pense qu’il faut saisir ou enclencher quelque chose. J’attache vraiment beaucoup d’importance à ce premier rendez-vous. Les ados, il faut absolument leur permettre d’être en confiance pour qu’ils puissent accepter de l’aide du juge et du travailleur social qui sera désigné. »
76Si l’audience est un « moment fondamental » comme le disent plusieurs des juges interrogés, c’est qu’elle est véritablement, comme nous l’avons signalé, un temps essentiel dans le processus de décision.
« Pour nous, l’audience est un moment fondamental parce que c’est le moment de débat et de prise de décision, alors que l’administration aura tendance à vouloir faire des commissions où on pré-décide… »
78Même lorsque le cadre d’action du juge se trouve strictement délimité compte tenu du droit applicable à la situation, il existe toujours une dimension de débat et une marge d’action importante sur les conditions de mise en œuvre des décisions prises.
« Huit fois sur dix, l’audience correspond à une échéance judiciaire, le renouvellement d’une mesure. Cela oriente l’entretien. Mais, à l’intérieur de ça, les relations, les façons d’entrer en contact avec les familles, ça varie d’une situation à l’autre. Il y a des audiences dont on sent qu’elles sont plus ouvertes que d’autres, il y a des audiences dont le sort est scellé quelque part. »
80L’un des enjeux, pour le juge, est d’être compréhensible et compris par les familles, ce qui demande de sa part un effort soutenu et la recherche de formulations appropriées.
« Si je leur parle de repères éducatifs, les familles ne comprennent pas ce que je veux dire. Il faut que je trouve d’autres mots pour leur expliquer ça. J’ai un stock très important d’images parce que j’ai l’impression que ça passe mieux. Pour expliquer ce qu’est une relation fusionnelle, je vais dire : ‘C’est comme une plante, si on l’arrose trop, elle meurt. L’enfant est comme la plante, si on lui met trop d’amour, il va être étouffé, il ne va pas pouvoir bien pousser.’ Un an après, à l’audience suivante, c’est la mère qui va me dire ‘C’est comme la plante, j’ai bien compris ce que vous m’avez dit, il ne faut pas que je lui mette trop d’eau.’ »
82Si l’audience revêt une telle importance dans l’activité du juge des enfants, c’est que, lors de cette confrontation, celui-ci « prend une position », cherche à la vérifier et à l’expliquer aux jeunes et/ou à leur famille. Il le fait à partir de la connaissance antérieure qu’il a des situations de son secteur et sur la base des rapports éducatifs. Cette observation vaut pour l’assistance éducative comme elle vaut pour le pénal :
« On repose les éléments de danger et les objectifs avec les parents : ‘Votre enfant est en danger pour telle raison. Qu’est ce que vous avez fait, qu’est-ce que vous allez faire ?’ Cela permet de faire un point à un moment avant que le suivi éducatif reparte. Pendant l’audience, on a forcément un rôle éducatif, puisqu’on reprend les choses avec les parents et qu’on essaye de leur faire passer un maximum de choses, avec les instruments qu’on a, c’est-à-dire le cadre contraignant, parfois la fermeté, ou autrement. On est là pour le contradictoire, on est aussi une instance qui écoute par rapport aux services avec qui les parents peuvent être en conflit. Il y a plusieurs positionnements qu’on peut avoir en fonction des situations, on joue beaucoup là-dessus. »
84Au pénal aussi, le juge peut adopter différentes positions, jouer différents « rôles ».
« On fait un peu tout : les engueuler, les encourager. Au cours de la même audience, je peux d’abord me fâcher, et puis ensuite avoir un dialogue constructif. Mais je représente l’autorité en tant que juge des enfants – parce qu’il est important aussi d’être dans ce registre d’autorité, surtout si ce n’est pas moi qui fait l’éducatif. Ce n’est pas gênant qu’un mineur puisse avoir l’impression que son juge est dur – si je pense qu’à ce moment-là, il a besoin de ça. Mais dans les décisions, on s’adapte à l’éducatif. Une constante du métier, c’est qu’on n’a pas longtemps pour se décider non plus. Certaines familles ont besoin d’empathie. Si elles se sentent objets de reproches ou remises en cause, on les démolit. Il y a d’autres parents avec lesquels, au contraire, il faut vraiment avoir une position de juge parce que c’est ça qui va les faire bouger. Souvent, ce n’est pas aussi tranché et on va passer de l’un à l’autre. »
86Témoin de cette ouverture nécessaire du juge, l’audience est aussi un lieu dans lequel la position adoptée par celui-ci peut se trouver remise en cause sous l’effet de la discussion. Le déroulement même de l’audience peut conduire le juge à modifier son point de vue sur la situation – comme dans l’exemple suivant.
« C’était un renouvellement de la mesure éducative dans un couple séparé et c’était très conflictuel. La condition pour moi, c’était qu’il n’y ait plus de bagarre entre les deux familles. Une fois que j’ai annoncé : ‘Je renouvelle ma mesure éducative pour travailler là-dessus’, la mère m’a dit : ‘Hier, il est encore venu chercher la bagarre, etc…’ Il y avait eu des altercations violentes entre les uns et les autres et, du coup, j’ai ordonné le placement des enfants. Ça a été violent. »
88Le travail réalisé en audience est d’une importance cruciale pour la fixation du cadre et des objectifs de l’action éducative.
« On n’a fait qu’une toute petite partie du travail quand on a dit qu’il fallait une mesure éducative. C’est à nous d’en fixer les objectifs. C’est le seul intérêt des audiences, on veut qu’elles soient dynamiques : ‘Voilà quels étaient les objectifs, ce qu’on a pu atteindre, ce qu’on n’a pas atteint, pourquoi, qu’est-ce qui reste à faire…’ C’est très important pour tout le monde : pour les services éducatifs, ça leur permet pendant un an de travailler sur ce qu’a dit le juge: ‘Le juge a dit à l’audience qu’il fallait faire telle chose ou aller dans tel sens, etc.’ »
90Dans cette perspective, l’audience est bien le lieu de manifestation de l’autorité du juge. C’est là que le rôle des services sociaux et leur travail se trouvent institués et légitimés par la parole du juge – une configuration dont les juges signalent qu’elle est menacée par les projets de réforme actuels.
« Tout ça fonctionne aussi parce qu’il y a l’autorité du juge. Quand je dis qu’une chose doit être faite, ce n’est pas pareil que quand c’est un éducateur qui le dit. C’est ce qui rend plus efficace une mesure éducative judiciaire par rapport à une mesure éducative de l’administration. Cela revient à mettre le juge en position d’acteur et pas seulement d’arbitre. On voit bien que la position actuelle, dans les textes, c’est de nous mettre en position d’arbitre. Moi je ne le conçois pas comme ça, cette fonction. D’ailleurs, ça ne m’intéresserait pas d’arbitrer les contentieux entre une famille et des services sociaux. »
8 – L’attachement des juges des enfants à leur métier
92La fonction de juge des enfants, telle qu’on vient de la décrire dans ses principales caractéristiques, constitue, pour les magistrats qui l’exercent, une fonction particulière, pour laquelle ils montrent un grand intérêt, voire un attachement spécifique. C’est une fonction intéressante et difficile. L’intérêt du métier de JE vient, bien évidemment, comme pour toute fonction judiciaire de l’aspect décisionnaire inclus dans l’exercice de la fonction. Cependant, la dimension du pouvoir et de l’efficacité qui s’attache au fait de prendre des décisions se trouve, plus que dans toute autre spécialité judiciaire, valorisée par le fait qu’il s’agit ici de protéger, soutenir les enfants, leurs familles et, le cas échéant, de les faire évoluer à travers des mesures éducatives, civiles ou pénales. La décision s’inscrit, autant que possible, dans un échange avec les familles, ou au moins dans une démarche compréhensive. Elle est adaptée à chacune des situations rencontrées.
93En raison de cette nécessaire adaptation, mais aussi de la dureté de certaines décisions et des risques inhérents à des choix qui peuvent détruire une famille ou mettre des enfants en danger, le métier de juge des enfants est particulièrement dur, sans compter le temps de travail – 60 à 70 heures de travail par semaine, dit un juge – et sa pénibilité. Ce qui est le plus difficile est aussi ce qui fait l’intérêt de la fonction, ce qui la valorise. Il s’agit notamment du contact avec les justiciables, y compris et surtout « à chaud ».
« On n’est pas là qu’à trancher, on n’est pas dans la répression – on peut l’être mais pas seulement. On est aussi dans l’aide. On essaie de soutenir des gens qui se relèvent La protection de l’enfance en France, c’est quand même assez génial : aider des familles plutôt que les enfoncer. C’est extrêmement valorisant. Les familles vous renvoient des choses très valorisantes. »
95Les juges montrent ainsi qu’ils ressentent intensément l’utilité sociale forte associée à leur fonction.
« On est tout sauf des juristes purs, parce qu’on est principalement dans l’humanisme. C’est un métier qu’on découvre. Cela vous transforme aussi, ça vous façonne, la fonction. »
97La prise de décision est souvent lourde pour le juge, avec la dimension d’intrusion dans les familles et la sphère privée qu’elle comporte. Mais l’inverse, le sentiment d’impuissance est également très présent. Qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, l’action du juge des enfants se situe bien souvent dans la durée : il peut mesurer les effets des décisions prises, il voit évoluer les jeunes dont il a la charge. Dès lors, il doit endosser la responsabilité des échecs éventuels. De ce fait, l’investissement personnel du juge des enfants reste aujourd’hui très fort. C’est un métier « à risque » de ce point de vue. Les remises en cause ne sont pas rares.
« Cela demande une telle énergie… Il faut avoir envie de prendre des risques, accepter d’avoir des retours négatifs sur soi. »
99Un lien durable se créé ainsi entre le juge et ses administrés. De ce fait, les juges interrogés insistent fréquemment sur la nécessité d’une permanence dans la fonction. C’est seulement en étant présent sur un territoire plusieurs années de suite qu’un juge acquiert la connaissance des situations qui lui incombent et peut, en les revoyant périodiquement, en avoir une meilleure perception et proposer des solutions tenant compte d’une évolution qu’il comprend.
« C’est un métier qui apprend beaucoup sur soi. On a énormément de retours, surtout si on reste. Le piège est de changer tous les deux ans. Sinon, on a les mêmes dossiers, on voit ce que l’on peut faire ou pas, et puis on corrige le tir. »
Conclusion
101A partir de ces observations, se dégage une image du travail des juges des enfants qui garde une forte spécificité dans le monde judiciaire quelles que soient les évolutions intervenues. Cette image est incomplète : compte tenu des limites du présent article, il y manque en particulier l’analyse détaillée des relations complexes que le juge entretient avec de multiples acteurs – au sein du tribunal, les greffiers, les parquetiers, le JLD ou les juges d’instruction et, hors du tribunal, la PJJ, son allié naturel, les services du conseil général, associés et rivaux, ou encore les associations habilitées, puissants prestataires dépendants. Quoi qu’il en soit, les données présentées permettent de lire la spécificité de la fonction des juges des enfants et de comprendre la manière dont ceux-ci se situent par rapport aux changements en cours.
102Parmi les caractéristiques fortes qu’on a dégagées figurent une indépendance fortement revendiquée et un attachement très marqué au cadre juridique. Ces caractéristiques ont pour conséquence le relatif isolement des juges des enfants, au sein du tribunal pour enfants comme au sein du tribunal de grande instance. Chacun est sur son secteur, tient ses audiences de cabinet et, sauf exception, il n’est guère question de coopération entre les juges. Une autre caractéristique forte consiste dans les modalités nouvelles de l’interdépendance du juge avec les services sociaux. Le juge a besoin d’eux pour pouvoir travailler, pour qu’ils préparent ses décisions et poursuivent le travail avec les parents et les enfants, mais il a également pris ses distances avec eux, chacun étant « dans sa fonction », à égale distance des familles dont on a souligné quelle place nouvelle elles occupent dans la justice des mineurs.
103Ces éléments qui font le « cœur de métier » des juges des enfants se retrouvent dans l’ensemble des juridictions observées. Les juridictions urbaines de grande taille et les tribunaux de taille moyenne. De même, il y a peu de différence à cet égard entre les juges des enfants seniors et qui le sont toujours restés, le groupe intermédiaire des magistrats qui ont exercé différentes fonctions et les jeunes qui débutent leur carrière, même si ces derniers font davantage référence à la question de l’apprentissage.
104Au-delà des personnalités, des styles de travail ou des modes d’organisation, on a affaire ici à un socle commun qui fait la spécificité du métier des juges des mineurs. On peut y voir le reflet de l’état du droit des mineurs – même si les juges ne sont pas sans prendre leur distance par rapport à l’évolution actuelle – et également, bien présentes, les traces de l’attachement à la figure ancienne du juge des enfants. On peut surtout constater à quel point le juge des enfants occupe une position centrale dans un système où il existe des contraintes extrêmement fortes. Pour faire image, on peut dire qu’il constitue aujourd’hui, comme par le passé, la clef de voûte du dispositif de prise en charge des mineurs. C’est lui, en effet, qui reçoit toutes les pressions qui s’exercent, de la part des familles, des services ou de la collectivité, et c’est lui aussi qui, par ses décisions, impulse et soutient une grande partie de l’action éducative des institutions concernées.
105Le travail réalisé conduit ainsi à souligner la permanence d’une identité professionnelle forte et uniformément revendiquée des juges des enfants. Pour autant, il met aussi en évidence la faiblesse qui marque le groupe professionnel lorsqu’il s’agit de faire face aux changements en cours. En effet, on peut craindre que les juges des mineurs, attachés à un respect scrupuleux du droit dans l’intérêt des justiciables et peu enclins, comme on l’a noté, à l’action collective, ne puissent résister aux réformes à venir, même si celles-ci devaient aboutir, à court terme, à la disparition de cette figure du juge des enfants à laquelle ils sont entièrement attachés, comme leurs partenaires. Juge des enfants, comme le dit un juge, c’est « le métier le plus complet », mais c’est aussi « un métier dont on veut la mort ».
Notes
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[1]
La recherche qui a servi de base à cet article a été réalisée avec la participation de Marie-Annick Mazoyer (CSO, CNRS/Sciences Po), de Vanessa Perrocheau (Université Jean Moulin, Saint-Etienne) et d’Elise Hermant. Elle a bénéficié du soutien du GIP Mission de recherche Droit et Justice.
-
[2]
Alain Bruel, « Le juge des enfants et la construction de l’autorité », Informations sociales, n° 105, 2003, p. 89.
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[3]
Sauf indication contraire, les propos cités entre guillemets sont extraits des entretiens avec les juges des enfants qui ont participé à l’enquête.