Notes
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[1]
Philippe Pouget, en collaboration avec Marie-Clet Desdevises et Soizic Lorvellec, Les nouvelles formes du parquet, Université de Nantes / Mission de recherche Droit et Justice, 2001. Laurent Desessard et alii.,. Politique pénale. Acteurs locaux et parquet. Etude dans le département de la Vienne, EPRED / Mission de recherche Droit et Justice, 2001.
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[2]
La recherche, réalisée pour le GIP Mission de recherche Droit et Justice, repose sur une approche qualitative de la mise en œuvre du traitement en temps réel dans neuf tribunaux : deux juridictions de grande taille, cinq tribunaux de taille moyenne et deux TGI à une chambre. Tout un ensemble d’investigations qualitatives a été effectué dans ces juridictions, de manière à engager une comparaison entre elles. L’enquête de terrain a été réalisée avec le concours des étudiants du DEA de sociologie de l’action organisée de Sciences Po. Elle a pris place dans sept juridictions, en février 2004 et ultérieurement dans deux autres tribunaux. Sur chaque site on a cherché à repérer les modalités effectives de fonctionnement du traitement en temps réel. Ont notamment été réalisés, des entretiens avec les chefs de juridiction, avec les responsables des greffes, avec les substituts en charge du TTR et les membres du greffe concernés, avec les magistrats du siège, ainsi qu’avec les principaux correspondants du parquet – OPJ, avocats, médiateurs. Plus de 200 entretiens ont ainsi été recueillis. Ils ont porté sur les modalités d’organisation du TTR, sur l’activité des personnes enquêtées en rapport avec le traitement en temps réel, sur leurs conceptions et leurs opinions quant au TTR, sur les avantages et les difficultés qu’elles associent à cette pratique, ainsi que sur leurs relations avec les autres acteurs concernés. Les données d’enquête ont été complétées par les documents internes relatifs au traitement en temps réel. Enfin, des observations ont pu être effectuées, au parquet, pendant les permanences, sur les échanges entre les substituts et leurs interlocuteurs, au stade de l’information initiale et de la décision sur la suite à donner aux affaires. L’exploitation des données permet de restituer les pratiques observées et les stratégies développées autour du TTR par chacun des groupes d’acteurs concernés.
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[3]
C. Ballé, D. Emsellem, B. Bastard, G. Garioud, Le changement dans l’institution judiciaire. Les nouvelles juridictions de la périphérie parisienne, Paris, La Documentation française, 1980. W. Ackermann, B. Bastard, Innovation et gestion dans l’institution judiciaire, Paris, LGDJ, 1993.
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[4]
W. Ackermann, B. Bastard, « La modernisation de l’institution judiciaire : la surprenante diffusion des tableaux de bord », in C. Grémion, R. Fraisse (éds.), Le service public en recherche. Quelle modernisation ?, Paris, La Documentation française, 1996, pp. 187-201.
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[5]
W. Ackermann, C. Mouhanna, Le parquet en interaction avec son environnement°: à la recherche des politiques pénales, Paris, CAFI, Mission de recherche droit et justice, 2001.
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[6]
H. Lafont, P. Meyer, Justice en miettes et fin du droit. Essai sur le désordre judiciaire, Paris, PUF, 1979.
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[7]
W. Ackermann, B. Bastard, Innovation et gestion dans l’institution judiciaire, op. cit.
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[8]
Au sens anglo-saxon d’accountability, c’est-à-dire le fait de devoir rendre des comptes.
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[9]
Voir l’introduction du Rapport au Garde des Sceaux sur la politique pénale menée en 1999, Direction des affaires criminelles et des grâces, avril 2000.
1Né à partir d’initiatives locales au début des années 1990 – à Pontoise, à Lyon et surtout à Bobigny - le traitement en temps réel (TTR) s’est diffusé comme doctrine depuis la fin des années 1990 dans les juridictions françaises. Considéré, après quelques années d’expérimentation, comme une solution aux problèmes rencontrés par la justice pénale, le TTR a été repris et systématisé par le ministère de la Justice. S’imposant alors comme mode de réponse aux préoccupations de sécurité, le TTR a été largement évoqué dans les déclarations politiques destinées à montrer l’implication de l’institution judiciaire dans la lutte contre la délinquance, par exemple au colloque de Villepinte en octobre 1997 ou dans la circulaire du 28 octobre 1997 relative à la mise en place des contrats locaux de sécurité, les CLS, cosignés par le maire, le préfet et le procureur de la République. Reconnu parallèlement en interne comme l’un des éléments-clés de la modernisation de la justice pénale, le TTR est en place au début des années 2000 dans la quasi-totalité des tribunaux de grande instance (TGI) [1].
2Paradoxalement, alors que le TTR s’affiche désormais comme une politique nationale dans une institution aux pratiques encadrées par la loi et les règlements, on peine à trouver des directives précises concernant les modalités pratiques de son fonctionnement, mis à part les « mémentos » précités qui n’ont qu’une valeur juridique limitée. Il n’est pas aisé de définir précisément ce qu’est le TTR. Pour les praticiens, il est parfois identifié à des aménagements d’ordre technique – des lignes téléphoniques - ou immobilier – l’aménagement de locaux dédiés à cette activité. Pour ses promoteurs, au contraire, le TTR est une véritable philosophie de l’action, qui tranche nettement avec le passé et des pratiques considérées comme obsolètes. L’exercice de la justice « en temps réel » s’opposerait ainsi à la lenteur tant décriée d’une justice devenue impopulaire parce que ses décisions interviendraient trop tard ou parce qu’un grand nombre d’affaires seraient classées sans suite. Entre ces deux conceptions, l’une technique et l’autre plus fondamentale, coexistent de multiples interprétations qui rendent l’objet « TTR » flou et complexe à appréhender.
3A travers une recherche qui se fonde sur l’examen détaillé des pratiques dans neuf tribunaux de grande instance de métropole [2], nous avons cherché à mieux définir ce que recouvre cette notion dans les faits, à en mesurer l’impact sur le fonctionnement de la justice pénale et à saisir l’incidence qu’a eue le développement du TTR sur les conceptions que les magistrats se font de leur métier. Au-delà de la question de l’efficacité du TTR en tant que réponse aux critiques adressées à l’institution judiciaire, cet article s’intéresse donc à ses prolongements et aux conséquences de son introduction dans les juridictions concernées.
I – Genèse et diffusion d’un nouveau modèle de traitement des affaires pénales
4Engagée à partir des années 2000, la généralisation du TTR - ou sa réactivation – est intervenue dans un contexte marqué par les transformations en profondeur de l’institution judiciaire. Sous couvert de modernisation, on assiste en effet, depuis plusieurs décennies, à l’émergence et à la diffusion, dans le monde judiciaire, d’une tendance à la rationalisation qui touche la gestion des tribunaux autant que les modes de traitement des affaires. Ces deux thèmes, celui de la gestion et celui des modes de traitement, sont d’ailleurs étroitement imbriqués.
La déclinaison d’un processus global de modernisation
5Le TTR s’inscrit dans un vaste mouvement de transformation qui englobe des changements d’ordre divers : la modification architecturale de nombreux palais de justice, l’informatisation des juridictions, avec ses balbutiements et ses succès [3], la montée en puissance de la Mission Modernisation au sein de la Chancellerie, la centralisation de la gestion au niveau des cours d’appel, la diffusion de tableaux de bord [4], la généralisation des rapports de politique pénale [5], etc. Ces multiples transformations s’inscrivent dans un mouvement plus large, puisque l’ensemble de l’Etat et des administrations françaises ont été appelés, dans le même temps, à intégrer des impératifs d’ordre gestionnaire, comme l’illustre notamment l’instauration de nouvelles procédures budgétaires dans le cadre de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances).
6Désormais, les fonctions régaliennes sont elles aussi susceptibles d’être évaluées à l’aune du rapport entre coût et efficacité. Pour autant, l’introduction progressive, dans le monde judiciaire, de cette nouvelle rationalité gestionnaire, plus pressante, ne s’est pas faite sans susciter des résistances, fondées sur l’invocation des particularités propres à la justice. Pour les praticiens réticents, ces dernières seraient incompatibles avec les principes qui prévalent dans le secteur marchand. Dans la perspective encore en vigueur au début des années 70, les exigences propres à la fonction de juger ne pouvaient s’accommoder de la logique de rationalisation économique et gestionnaire. L’irruption de cette logique a même été vécue, dans un premier temps, comme totalement incompatible avec la fonction du juge qui suppose, selon ses défenseurs, une liberté d’action qui ne soit pas contrainte par des considérations d’ordre pratique ou économique. Au pénal notamment, la préoccupation d’une meilleure gestion des affaires a été associée à une notion de standardisation des procédures et de normalisation des décisions. Cette notion a fait l’objet d’un rejet, de tels mécanismes s’opposant au principe d’individualisation de la sanction. Dans le cadre légal censé protéger le juge des influences extérieures, et notamment politiques, on considérait généralement que disposer d’un « bon » procureur et d’un « bon » président suffisait à assurer la conduite d’une juridiction et à faire face, dans la continuité, aux contraintes existantes.
7La résistance au changement était alors relayée par les discours des syndicats de magistrats et l’ensemble du corps judiciaire. On faisait ressortir l’argument, fondé, selon lequel le nombre de magistrats n’avait pas varié entre le XIXe siècle et la fin des années 1980, alors même que le contentieux qui leur était soumis avait été multiplié plusieurs fois durant la même période. De vives critiques se faisaient jour sur les tentatives « d’industrialisation de la justice », relayées par des travaux d’universitaires annonçant la « fin du droit » [6].
Du statu quo à la réforme tous azimuts
8Nonobstant ces mouvements de résistance, des initiatives se sont développées dans les juridictions, pour répondre aux problèmes que posait leur fonctionnement quotidien, pour faire face à un mécontentement croissant de l’opinion publique et pour tenter de transformer l’institution judiciaire.
9Certains chefs de juridiction ont commencé à s’intéresser aux problèmes posés par les flux judiciaires, à mesurer les limites des capacités de « production » de leurs tribunaux et à faire valoir que ce plafond n’était pas modifiable sauf à disposer de moyens supplémentaires. Des initiatives locales ont été engagées, par exemple en ce qui concerne l’informatique ou l’élaboration de tableaux de bord par des responsables de juridiction – dont on peut relever d’ailleurs qu’ils se rattachaient à toutes les mouvances syndicales. Ces initiatives qui marquent les débuts de la modernisation ne feront l’objet d’une reconnaissance officielle que des années plus tard, à la faveur des mouvements de modernisation plus vastes et plus centralisés qui ont émergé au milieu des années 1990.
10Le traitement en temps réel des affaires pénales s’inscrit dans ce mouvement de renouveau appelé à prendre davantage d’ampleur, qui recouvre des champs aussi divers que la politique de la ville, les dispositifs de médiation, l’informatisation locale de la chaîne pénale ou la mise en place de systèmes de coopération avec les élus locaux. Petit à petit, le discours gestionnaire, ou en tout cas celui de l’efficacité, a acquis une légitimité plus forte dans les TGI.
11D’un point de vue organisationnel, on peut distinguer deux étapes dans le processus d’innovation qui traverse la justice à partir de la fin des années 1980. Dans un premier temps, on a affaire à un système dans lequel les initiatives se diffusent par « imitation » et dans lequel les idées sont reprises, transportées et approfondies d’une juridiction à une autre, notamment à la faveur de la mobilité des magistrats [7]. Ceux-ci se font les promoteurs de toute une gamme de conceptions et de solutions pratiques qui essaiment au fur et à mesure de leur itinéraire professionnel. Le TTR correspond parfaitement à ce modèle de diffusion de l’innovation.
12Dans un second temps, toute une partie des innovations ainsi mises au point s’est trouvée généralisée et institutionnalisée. Dans ce deuxième mouvement, c’est l’action de la Chancellerie qui a été déterminante, les succès locaux constatés donnant lieu à une traduction officielle et les politiques définies s’appliquant effectivement dans les juridictions. En matière pénale, les objectifs et les modalités d’une politique qui se veut plus directive et plus homogène se sont trouvés consacrés, à partir du milieu des années 1990, avec l’inscription de la sécurité dans l’agenda politique, comme enjeu sociétal de premier plan. A partir du Colloque de Villepinte, tout un ensemble de solutions, parmi lesquelles le TTR, s’inscrivent dans la loi et/ou les recommandations officielles et deviennent les éléments incontournables d’une nouvelle politique pénale. Jusqu’alors optionnelle, la pratique du TTR s’impose dans les juridictions. Son principal inventeur, occupant alors des postes de direction à la Chancellerie, s’en fera le promoteur infatigable. Son action se trouvera relayée dans le discours politique. Le TTR émerge ainsi comme un élément de base dans la panoplie des réponses à l’insécurité vécue par la société française.
Le TTR comme réponse politique et gestionnaire à la demande sociale
13Inscrite, comme on l’a indiqué dans le mouvement plus vaste de modernisation de l’Etat, la généralisation du TTR au plan national voulait répondre simultanément aux critiques adressées à l’institution judiciaire et aux nouvelles exigences gestionnaires.
14La mise en cause de l’institution judiciaire par des citoyens mécontents et préoccupés par l’insécurité constitue l’un des leviers importants qui rendent compte des transformations récentes de la justice pénale. L’observation des évolutions intervenues au cours des dernières décennies montre qu’on est passé progressivement, dans le discours populaire et médiatique, d’une critique de la police à une attaque frontale contre la justice sur le thème de l’inefficacité. La justice serait trop lente, trop clémente, trop sourde aux revendications des victimes, trop prompte à classer les affaires, notamment les plus petites qui « empoisonnent la vie des gens ». La diffusion irrépressible de ces thématiques a amené les élus locaux et nationaux, puis les responsables politiques au plus haut niveau à s’associer à ces critiques et à répercuter ces préoccupations au sein de l’institution judiciaire.
15Que ces accusations soient fondées ou non, qu’elles aient fait ou non l’objet d’une instrumentalisation sociale et politique, le TTR s’est avéré, dans la pratique, un outil adéquat pour y répondre. Son label « temps réel » et la publicité médiatique donnée à sa mise en place - et plus tard à sa réactivation – ont donné aux responsables de l’institution judiciaire des arguments de poids face à ses détracteurs. De fait, la justice pénale s’est dotée, avec le TTR, d’un instrument synonyme de rapidité, d’efficacité, de réponse systématique, qui permet de rassurer les populations et les élus, mais également, comme cela apparaît dans le discours de nombreux responsables du parquet, de remotiver les services enquêteurs. Le TTR renvoie ainsi une image de modernité qui s’exprime à travers le passage du dossier « papier » à la communication orale directe et à la réponse immédiate. Les piles poussiéreuses d’affaires anciennes, qui encombraient les juridictions, appartiennent - ou du moins sont censées désormais appartenir - au passé.
16Réponse aux critiques adressées à la justice, le TTR s’est affirmé aussi dans le cadre d’une politique gestionnaire soucieuse de rentabilité et de responsabilisation [8]. Les impératifs de réponse à la demande sociale et ceux nés d’une volonté d’accroître la productivité des services de l’Etat sont ainsi étroitement imbriqués. Le passage au « temps réel » s’accompagne de l’introduction d’une réflexion sur les flux et sur la productivité dans le système pénal. Son efficacité se veut mesurable, évaluable, contrôlable.
17L’objectif du TTR était simple et ambitieux : donner une suite à toutes les affaires en y apportant une réponse rapide. La réalisation d’un tel objectif incombe d’abord aux services du parquet, qui cherchent ainsi à affirmer davantage leur présence dans le traitement des affaires et à exercer une pression accrue sur l’ensemble des acteurs du secteur pénal. C’est ainsi que la mise en œuvre du TTR visait une meilleure maîtrise des flux qui approvisionnent les parquets. A la faveur de son introduction, un accroissement du contrôle qu’exerce le parquet sur la police était explicitement recherché : plusieurs lois, notamment en 1993 et en 2000, ont d’ailleurs réaffirmé l’obligation pour les policiers de signaler au parquet toute affaire portée à leur connaissance. L’ambition du TTR, renforcer la présence du ministère public auprès des institutions pourvoyeuses d’affaires, s’est cependant heurtée rapidement à différents obstacles, qu’il s’agisse de la persistance de l’autonomie des services de police et de gendarmerie à l’égard du parquet ou de l’incapacité du parquet lui-même et des juridictions à traiter la totalité des flux d’affaires générés par ces mêmes services. En aval, la mise en œuvre du TTR ne pouvait se faire sans une redéfinition des relations entre parquet et siège. Le siège en effet constituait un goulot d’étranglement en matière de flux. Apporter une réponse pénale à un maximum d’affaires suppose un accroissement important des capacités de juger, ce qui s’est avéré impossible à moyen terme. La montée en puissance de la troisième voie, contemporaine de la création du TTR, s’explique ainsi par la nécessité pour le parquet, afin de remplir ces objectifs, de disposer d’autres modes de traitement des litiges.
Un objet difficile à définir
18Si les ambitions et la place du TTR dans le système pénal actuel sont relativement faciles à appréhender, il reste cependant une inconnue de taille : la définition du TTR lui-même. Contre toute attente, et malgré le poids important de ce thème dans la rhétorique politique et judiciaire actuelle, il est très difficile, on l’a noté, de donner une définition claire et précise de ce qui apparaît finalement comme un objet complexe et multiforme. Le TTR est-il un dispositif dont la matérialisation se résume à la création de services idoines et de locaux, ainsi que d’aménagements téléphoniques appropriés ? Peut-on y voir, au contraire, une ambition de transformation en profondeur des modes de fonctionnement de la justice pénale, touchant l’essence même du travail des magistrats ? Lié aux impératifs gestionnaires et à une volonté de centraliser les innovations, le TTR n’est pas seulement un moyen de répondre à une demande. N’est-il pas aussi un vecteur essentiel de modification des enjeux du système pénal ?
19S’en tenir à une vision restrictive du TTR consisterait à l’envisager comme une modalité nouvelle de traitement des affaires, caractérisée par la réponse téléphonique aux demandes d’orientation des dossiers émanant des OPJ, par la prise de décision immédiate des parquetiers et par la création de cellules du ministère public dédiées à cette modalité de fonctionnement. Toutefois, l’observation attentive des pratiques des parquets et des relations OPJ-magistrats conduit à relever que ces modalités de travail existaient avant la création du TTR – en tout cas depuis la mise en place de la COPJ en 1986 et la généralisation des comparutions immédiates. Pour les affaires importantes, ou jugées telles, les OPJ avaient déjà l’habitude de téléphoner directement à leurs correspondants du parquet.
20L’introduction du TTR ne constitue donc pas tant une création ex nihilo que l’amplification et la systématisation de procédés préexistants. Au cours du temps, les obligations de signalement au parquet se sont faites de plus en plus pressantes et de plus en plus larges, avec la volonté affichée d’englober toutes les affaires, y compris celles qui paraissent de moindre gravité. Malgré l’encombrement croissant des tribunaux, les procureurs ont exigé que les plaintes, voire les préoccupations concernant la tranquillité publique, leur soient transmises.
21S’il est difficile de définir le TTR et de comprendre ses effets, c’est aussi parce que son introduction s’est faite en même temps que la multiplication et la diversification des voies de traitement des affaires. Ce constat vaut pour les voies « classiques » de traitement des dossiers, qui se sont différenciées - audience à juge unique ou collégiale, COPJ ou comparution immédiate. Il vaut également pour les modes alternatifs de réponse aux délits qui se sont développés dans le même temps, offrant des perspectives nouvelles de traitement et multipliant les possibilités de réponses : médiation, réparation, rappel à la loi, classement sous conditions. Résultant d’innovations isolées, ces solutions sont devenues autant d’instruments à la disposition des parquets. On peut considérer que ces modes alternatifs de traitement sont également intégrés à la définition du TTR ou tout au moins qu’ils font partie des pratiques qui s’y rattachent. La recherche d’une articulation entre la réaction rapide des parquets et ces réponses de la « troisième voie » constituent l’un des enjeux de la réflexion sur le TTR.
22Enfin, ce qui rend la définition du TTR complexe, c’est qu’une fois cette innovation lancée et diffusée, les praticiens du parquet en ont perçu les possibilités de développement. Ils ont fait du TTR un levier grâce auquel, comme on le verra, l’organisation du parquet s’est trouvée profondément modifiée, avec des répercussions en amont, vers les OPJ et aussi, en aval, vers le siège. Les spécialisations au sein des parquets ont naturellement été affectées par cette volonté forte de « TTRisation », comme l’ont été, dans un second temps, l’audiencement ou les pratiques des JLD. On assiste donc, parallèlement au développement du TTR, et à cause de lui, à la transformation des pratiques des greffes, de l’activité de magistrats du siège et de celle des délégués du procureur, voire des avocats. C’est dire que l’introduction de cet outil a profondément modifié le système pénal dans son ensemble.
II – Le traitement en temps réel : une révolution invisible
23A partir des enquêtes réalisées dans neuf tribunaux de grande instance, on évoquera maintenant les modalités pratiques de la mise en œuvre du TTR et les répercussions de grande ampleur qu’elle a eu sur le fonctionnement des juridictions pénales. On montrera en quoi le TTR change non seulement l’activité des parquetiers mais aussi leur approche des affaires et leurs décisions. Ces pratiques ont également des répercussions sur les relations qu’entretiennent les parquets tant avec les juges du siège qu’avec les partenaires institutionnels de la justice. Les données présentées permettront d’amorcer une réflexion sur le sens que revêt la généralisation du TTR.
Un nouveau style de travail au parquet
24Le traitement en temps réel a apporté un changement des habitudes de travail des membres du parquet. Les services du TTR constituent une plaque tournante, un centre de décision névralgique pour l’action du ministère public et pour le tribunal correctionnel dans son ensemble. Au parquet, les substituts sont mobilisés, à tour de rôle, pour répondre aux appels venant des services de police et de gendarmerie. Ces services sont tenus d’appeler le parquet dans toutes les affaires qui peuvent être traitées immédiatement, notamment les situations où une affaire est élucidée et où l’auteur d’une infraction est identifié. Dès lors, le travail des services du TTR prend une forme particulière : il s’agit d’échanges verbaux, qui se déroulent en grande partie au téléphone, et qui sont entièrement orientés vers le recueil des informations permettant la prise de décision. Cette situation consiste, pour le magistrat, à se faire décrire une situation, à obtenir les informations pertinentes, à juger de la qualité de l’information, à estimer la situation et parfois à résister à la pression des services enquêteurs. Le but de ces opérations est de permettre au parquet de réagir et d’indiquer la suite à donner à chaque affaire, puis d’engager l’étape suivante, qu’il s’agisse d’un déferrement, d’une comparution immédiate ou de passer le relais à un autre service – le juge d’instruction, par exemple, ou un autre intervenant. L’activité du TTR se caractérise donc par sa rapidité et la pression qui s’exerce du fait des appels téléphoniques. C’est une situation qui peut comporter du stress, notamment lorsque le magistrat se trouve responsable du service en continu pendant sept jours et sept nuits. Même s’il est rarement dérangé pendant la nuit, il s’agit d’une situation de travail très spéciale, surtout à l’époque des « 35 heures ».
25Tous les praticiens du TTR insistent sur l’intensité de cette activité. Ils annoncent avec une relative fierté leurs « records » en ce qui concerne le nombre d’appels traités. Dans ce cadre, les chiffres comptent, comme le montre par exemple ce substitut qui se prévaut de « 100% de comparutions immédiates en plus sur deux ans. »
26Certains insistent sur le dynamisme et l’endurance physique nécessaires pour tenir ce rythme intense. Le fait que ce soient fréquemment les substituts les plus jeunes qui sont affectés à ce service est vécu par ces derniers à la fois comme l’expression d’un effet générationnel - ils ont été formés à l’ENM à pratiquer le TTR, ils y sont plus adaptés que leurs aînés - mais aussi comme le reflet de l’impérieuse nécessité de disposer de gens jeunes et en forme pour faire face à l’afflux d’appels. Sans surestimer le poids de la métaphore sportive, il apparaît cependant que l’insistance sur les qualités nerveuses et physiques fait partie intégrante de la « mythologie » du TTR.
27A l’endurance, au souci de la productivité, à la jeunesse, s’ajoute un autre facteur, l’imprévisibilité, qui touche à la fois le nombre d’appels, le moment où ceux-ci vont intervenir et la nature des affaires qui vont arriver. Ce souci de répondre à tout dans un temps limité débouche sur une nécessité d’être polyvalent ou, en d’autres termes, de savoir traiter tous les thèmes du champ pénal.
28Dans ce contexte d’activité particulier, il faut souligner l’importance cruciale du soutien qu’apporte le personnel du greffe. On trouve, auprès des magistrats du TTR, des personnes, ayant des statuts très divers, qui s’investissent pour assurer l’ensemble des tâches afférentes : répondre au téléphone, filtrer les appels, assurer les recherches (demandes de casier, par exemple), enregistrer les procédures, rédiger des convocations, servir de mémoire au service (quand la permanence est tournante), « former » les magistrats arrivants et les auditeurs de justice, etc.
29On peut donc suggérer que les cellules du TTR, sans cesse en activité et sous pression, deviennent donc le point névralgique de l’entrée et de l’orientation des affaires. Elles constituent un élément essentiel de la dynamique du parquet, voire le « moteur » du tribunal pénal tout entier.
La tendance à la « barémisation » des décisions
30L’introduction du TTR va de pair avec la transformation des modalités de l’action judiciaire au pénal. En effet, on sait qu’il existe aujourd’hui une démultiplication des voies de traitement des affaires. Le TTR participe de la reconfiguration de l’usage qui est fait de ces différentes orientations. Le recours aux solutions classiques que sont la citation directe et le renvoi vers l’instruction se fait de plus en plus restrictif, ces voies étant considérées comme lentes ou coûteuses en ressources. En revanche les différentes formes de citations rapides connaissent un développement considérable : convocation par officier de police judiciaire (COPJ), convocation par procès-verbal (CPV, qui s’accompagne du déferrement de la personne concernée), comparution immédiate (l’ancien « flagrant délit », utilisé aujourd’hui dans un nombre croissant d’affaires relevant de la petite délinquance urbaine, comme dans des affaires plus graves pour lesquelles le parquet cherche à éviter une instruction). De même les solutions extrajudiciaires, la médiation pénale ou le rappel à la loi figurent parmi les solutions recherchées par le parquet et car elles favorisent une réponse rapide. Enfin, on connaît le développement actuel des nouvelles voies pénales, souvent critiquées du fait qu’elles limitent ou excluent le débat judiciaire : composition pénale, ordonnance pénale et comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC ou, autrement dit, « plaider coupable »).
31La multiplication des voies de traitement, associée à la pression en faveur d’un traitement rapide des procédures, se traduit dans une tendance à la rationalisation et à l’automatisation des modalités de décision. L’introduction et la généralisation du TTR s’accompagnent en effet de la diffusion, dans les services du parquet, de normes de pratiques visant à systématiser et à uniformiser la réponse aux affaires présentées. On trouve en effet, dans toutes les juridictions, des consignes, des « barèmes », voire des « mémentos » plus importants, qui indiquent aux magistrats la suite à donner aux affaires dans toute une gamme de situations répertoriées. Il va de soi par exemple que les conduites en état alcoolique font partout l’objet d’instructions aux membres du parquet, reposant sur une appréciation quantifiée du taux d’alcoolémie. Plus généralement, il existe une tendance à développer des catégorisation et des solutions normalisées pour les situations les plus diverses. Ces règles de pratique s’imposent pour pouvoir réagir dans l’instant sans aboutir à une trop grande disparité des décisions. Elles sont notamment diffusées à l’occasion des réunions régulières – souvent hebdomadaires – dans lesquelles les membres du parquet évoquent les permanences du TTR, les questions qui s’y posent, les règles communes qui doivent s’appliquer à l’orientation des affaires.
32On est ainsi conduit à s’interroger sur le renforcement de l’autorité des chefs de parquet. Les procureurs ne s’intéressent plus en priorité aux affaires importantes ou « signalées », comme c’était le cas naguère, mais s’investissent désormais, avec leurs substituts, dans la définition de ces normes applicables aux traitement des affaires du TTR – autrement dit, de la petite et moyenne délinquance. La mise en œuvre du TTR s’accompagne donc d’une tendance à l’uniformisation des décisions, appuyée sur un travail collectif et sur un cadre hiérarchique renforcé. On se dirige vers une certaine « automatisation » de la justice, le traitement des affaires s’écartant sensiblement du principe d’individualisation des décisions.
Les magistrats du siège soumis à la pression du TTR
33En « bout de chaîne », le siège subit fortement l’impact de la généralisation du TTR. Les rapports entre les deux secteurs du tribunal que sont le siège et le parquet comportent, par définition, une part de tension - qui n’exclut pas les négociations formelles ou non - dès lors que la structure des juridictions organise la confrontation entre points de vue différents. Cette tension prend une forme plus aiguë dès lors que le parquet voit ses forces davantage concentrées avec l’instauration du TTR et dispose aussi de davantage de possibilités de décision sur la suite à donner aux affaires. Cette montée en puissance et en visibilité du TTR, et la pression qui s’exerce de ce fait depuis le parquet, suscitent des réactions différentes au sein des services du siège.
34Certains juges développent un discours extrêmement critique à l’égard du TTR. Ils stigmatisent notamment l’usage excessif de la comparution immédiate, avec le caractère automatique de la mise en détention dès lors que cette voie est utilisée. Ils indiquent que les charges retenues sont parfois minces et les enquêtes peu approfondies. Ils font état des problèmes de tenue des audiences qui résultent de l’ajout de ces comparutions dans un programme déjà chargé : cela ne conduit-il pas à donner la priorité au traitement de la petite délinquance et à constamment différer le traitement des affaires importantes ?
35Les discours critiques et les réticences face au TTR ne se cependant traduisent pas par des actions matérialisant ces réserves – renvois en enquête ou relaxe dans les comparutions immédiates. Tout se passe comme si les magistrats du siège reconnaissaient une certaine efficacité et un certain mérite à l’action du parquet. Généralement, il est indiqué que les dérives stigmatisées sont « contenues » grâce à la vigilance du siège (ou encore qu’elles constituent un risque plutôt qu’une réalité avérée dans la juridiction elle-même). Les juges considèrent aussi que les formes de travail mises en place allègent la charge des juridictions de jugement et qu’elles permettent de traiter les affaires en tenant compte des contraintes du service et des impératifs pratiques des magistrats et du greffe (par exemple, parvenir à finir les audiences à une heure raisonnable). On a donc affaire à une sorte d’acceptation à la fois critique et contrainte.
36L’attitude développée à l’égard des formes de traitement rapide des affaires est même parfois consensuelle. Il semble que les magistrats du siège estiment qu’ils ont, eux aussi, quelque chose à gagner à cette transformation de l’activité de décision du parquet, en évitant de passer un temps considérable pour des affaires qui ne justifient pas la mobilisation d’une audience collégiale. L’introduction de ces modes de traitement des petites affaires leur permet en fait de consacrer davantage de leur temps à la maîtrise des contentieux importants. Chacun des secteurs du tribunal se montre ainsi enclin à tenir compte des contraintes de l’autre.
Des facteurs facilitants : la « troisième voie », l’acceptation des avocats
37Le succès du TTR doit beaucoup à certains facteurs externes tels que l’usage qui a été fait des alternatives à la justice et l’acceptation, certes critique, des avocats.
38La « troisième voie » – médiation, rappel à la loi, réparation s’est développée en même temps que le TTR. On peut penser qu’elle constitue, pour le parquet, une ressource considérable en vue de la réalisation de l’objectif prioritaire qui consiste à offrir une réponse institutionnelle – quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle intervienne dans des délais brefs – à toute sollicitation de la justice. Les procureurs se sont intéressés à développer cette ressource, ils ont recruté des délégués et soutiennent les associations de médiation.
39En même temps, la question de la nature du traitement qui est appliqué, par les délégués et les médiateurs, aux affaires qui sont orientées vers la troisième voie ne fait guère l’objet d’explicitations plus approfondies avec le parquet. On peut penser qu’il existe une certaine diversité des manières de faire, selon les tribunaux et selon les intervenants concernés. En pratique, des variations très fortes caractérisent le recours à ce type de traitement – d’un tribunal à un autre, mais aussi dans un tribunal donné, d’une année à l’autre. On peut retirer le sentiment d’une « instrumentalisation » de cette voie de décision, encouragée parce qu’elle permet de résoudre un nombre considérable de petites affaires, mais aussi, ultérieurement, critiquée parce qu’insuffisamment répressive, voire remplacée par de nouvelles mesures pénales.
40En bref, la troisième voie constitue une alternative peu coûteuse et dévouée au service de la justice. Son activité et son efficacité dépendent beaucoup de l’engagement et de la compétence des acteurs qui l’animent, de même que de l’intérêt que lui accordent les membres du parquet. Elle continue de constituer une ressource extrêmement importante dans la perspective de la nouvelle politique pénale dont le TTR est emblématique.
41Un autre élément qui a permis au TTR d’occuper la place qu’il a prise dans le fonctionnement du système pénal tient à la position des avocats. En effet, si les barreaux développent, à l’égard du TTR, un discours extrêmement critique – à l’instar des magistrats du siège mentionnés plus haut – ils participent néanmoins à son fonctionnement. Les discours critiques des avocats sur le TTR réunissent tous les arguments qui stigmatisent une justice expéditive, qui automatise les processus de décision et ne donne pas aux personnes mises en cause le temps et les ressources nécessaires à une véritable défense : en comparution immédiate sont renvoyées des affaires d’une gravité accrue (qui pourraient justifier une instruction) ; dans les mêmes audiences, c’est de manière systématique que de petites affaires débouchent sur des peines d’emprisonnement. Au-delà de ce discours, tenu notamment par les responsables des barreaux et les spécialistes du pénal, on peut aussi constater que les avocats – notamment ceux pour lesquels les affaires du TTR constitue une part de leur activité – sont associés à ces pratiques et valorisent la prestation qu’ils parviennent à offrir dans ce cadre contraignant.
La question du sens du TTR
42Dans le contexte social et politique actuel, la rhétorique de la crise a imposé le paradigme de la « justice rapide comme réponse à la demande sociale d’une justice plus efficace ». Or, ce paradigme n’a fait l’objet jusqu’alors d’aucune vérification empirique ni d’aucune analyse systématique de ses implications pour la justice pénale. Cette incertitude n’a pas empêché la diffusion de cette vision des affaires pénales et de leur traitement. Or, cette vision a contribué à transformer en profondeur le fonctionnement de l’institution judiciaire. Le TTR s’est réellement imposé, dans l’ensemble des juridictions comme la solution « providentielle » pour faire face aux attentes de la société en matière de traitement de la délinquance.
43Les parquets jouent ici un rôle majeur, en endossant la responsabilité de la mise en place et de la généralisation du TTR. Ils ont intégré la tendance générale à la judiciarisation croissante de la société et ont accepté de se lancer dans la réponse systématique à toutes les sollicitations dont ils ont été l’objet. Dès lors, tout se passe comme s’ils s’étaient « liées les mains », en s’obligeant à rechercher et mettre en place les modalités organisationnelles appropriées pour faire face au flot des affaires. La problématique de l’opportunité des poursuites, qui constituait une part importante de leur pouvoir et exprimait l’essence du métier de parquetier, s’efface au profit d’une réponse de plus en plus automatique.
44L’enquête faite montre les conséquences de tels choix. Elle met notamment en évidence les mécanismes inflationnistes qui se répercutent de proche en proche, dans les différentes filières de traitement des procédures : l’aval répond aux sollicitations de l’amont, qui lui-même est entré dans une logique de l’urgence, en créant des solutions et une offre de service qui, a son tour, génère davantage de demandes. C’est le cas pour le dispositif emblématique du TTR qu’est la réponse au téléphone et la décision « en direct ». Dès lors que des permanences sont ouvertes dans différents secteurs et fonctionnent efficacement, les services enquêteurs s’organisent pour appeler le parquet et mettre en état davantage d’affaires pour les présenter. A leur tour, les substituts réagissent en développant de nouvelles formes de permanences, suscitant une nouvelle demande.
45L’autre exemple paradigmatique est celui des comparutions immédiates. Dès lors que cette filière de traitement est valorisée par les procureurs, comme la voie adéquate pour traiter les affaires « en temps réel », les juridictions s’organisent pour proposer davantage d’audiences dans lesquelles juger ces procédures. Lorsque ces audiences existent, le parquet est encore davantage poussé à recourir à cette formule. Le mécanisme se répète et la comparution immédiate sert désormais aussi bien à traiter – en les simplifiant - de gros dossiers qui échappent ainsi à l’instruction, que toutes les petites affaires sensibles de la délinquance de rue.
46La focalisation sur la comparution immédiate et sur ce qui peut se traiter de la manière la plus rapide et la plus productive s’accompagne d’une réduction du temps passé à l’étude des dossiers, au parquet autant qu’au siège. On en voit les effets auprès des juges d’instruction qui regrettent la lenteur du parquet dans le règlement de leurs dossiers et auprès des juges de correctionnelle qui craignent de se voir contraints à siéger davantage et à rendre plus de décisions dans l’urgence.
47L’affirmation et la diffusion du paradigme de la justice rapide, associé à l’idée de la diversification de l’offre de traitement - avec la troisième voie et les nouvelles filières pénales – débouchent, comme nous l’avons noté plus haut, sur un accroissement de la standardisation du traitement des affaires et sur la tendance à la « barémisation » des décisions, ce qui laisse de moins en moins de place à l’individualisation de leur traitement.
48La prise en compte des aspects singuliers de chaque dossier pénal et la revendication, par les magistrats, de leur indépendance, s’effacent au profit d’un souci de formalisation et d’homogénéisation des décisions. L’exigence de rapidité et le manque de temps conduisent les acteurs à rechercher des solutions pré-construites et normalisées. Emerge alors une dimension de contrôle plus strict, acceptée, voire demandée par tous - au parquet, au siège, chez les délégués du procureur, voire chez les avocats – ce qui repose une fois encore la question de l’indépendance de la justice.
Conclusion
49Développer l’analyse de ce mouvement de normalisation de l’activité au sein du secteur pénal conduit à engager une réflexion plus générale sur les questions que pose l’évolution des pratiques des tribunaux et sur les conceptions qui guident les magistrats dans ce contexte de la diffusion du TTR. A partir de 1999, la Chancellerie a demandé aux parquets d’élaborer des rapports annuels de politique pénale, avec pour objectif explicite de générer une politique pénale nationale, ce qui était resté pendant longtemps un exercice virtuel [9]. Dès lors - et cette interrogation est étroitement liée à la montée en puissance du TTR dans les juridictions - on peut se demander si l’urgence n’est pas devenue, avec le thème connexe de la productivité, l’axe essentiel de la politique pénale nationale, puis de la politique locale. L’importance croissante de la gestion et des critères quantitatifs d’évaluation dans l’activité pénale des tribunaux, ne va-t-elle pas à l’encontre des principes directeurs traditionnels de la justice pénale ? Le traitement des affaires et, en bout de chaîne, l’individualisation des peines, ne risquent-ils pas de souffrir des effets liés à la généralisation d’impératifs gestionnaires, qui laissent peu de place à l’écoute et à la prise en compte des individus ? Y a-t-il encore place pour une appréciation de l’opportunité des poursuites, alors que se développent des modes de réponses standardisés et des « barèmes » ? De quel pouvoir de décision disposent encore véritablement les magistrats – au siège comme au parquet - dès lors que leur activité se trouve encadrée de la sorte ?
50Ces réflexions nous ramènent à la problématique de l’innovation et de la réforme des institutions publiques : à la lumière des observations présentées, on peut estimer que le TTR ne constitue pas seulement un outil de mobilisation des acteurs du système pénal, mais aussi une des pièces maîtresses d’une transformation en profondeur qui touche le cœur même de l’activité pénale. La gestion des flux devient un impératif et une priorité, aux dépens d’une approche plus individualisée des affaires. Ce mouvement emporte avec lui une transformation radicale du métier des parquetiers. Travaillant en temps réel, ceux-ci se trouvent en effet enserrés dans des logiques d’efficience qui laissent peu de place à l’exercice d’une autonomie professionnelle, pourtant constitutive d’une identité de magistrat.
Notes
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[1]
Philippe Pouget, en collaboration avec Marie-Clet Desdevises et Soizic Lorvellec, Les nouvelles formes du parquet, Université de Nantes / Mission de recherche Droit et Justice, 2001. Laurent Desessard et alii.,. Politique pénale. Acteurs locaux et parquet. Etude dans le département de la Vienne, EPRED / Mission de recherche Droit et Justice, 2001.
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[2]
La recherche, réalisée pour le GIP Mission de recherche Droit et Justice, repose sur une approche qualitative de la mise en œuvre du traitement en temps réel dans neuf tribunaux : deux juridictions de grande taille, cinq tribunaux de taille moyenne et deux TGI à une chambre. Tout un ensemble d’investigations qualitatives a été effectué dans ces juridictions, de manière à engager une comparaison entre elles. L’enquête de terrain a été réalisée avec le concours des étudiants du DEA de sociologie de l’action organisée de Sciences Po. Elle a pris place dans sept juridictions, en février 2004 et ultérieurement dans deux autres tribunaux. Sur chaque site on a cherché à repérer les modalités effectives de fonctionnement du traitement en temps réel. Ont notamment été réalisés, des entretiens avec les chefs de juridiction, avec les responsables des greffes, avec les substituts en charge du TTR et les membres du greffe concernés, avec les magistrats du siège, ainsi qu’avec les principaux correspondants du parquet – OPJ, avocats, médiateurs. Plus de 200 entretiens ont ainsi été recueillis. Ils ont porté sur les modalités d’organisation du TTR, sur l’activité des personnes enquêtées en rapport avec le traitement en temps réel, sur leurs conceptions et leurs opinions quant au TTR, sur les avantages et les difficultés qu’elles associent à cette pratique, ainsi que sur leurs relations avec les autres acteurs concernés. Les données d’enquête ont été complétées par les documents internes relatifs au traitement en temps réel. Enfin, des observations ont pu être effectuées, au parquet, pendant les permanences, sur les échanges entre les substituts et leurs interlocuteurs, au stade de l’information initiale et de la décision sur la suite à donner aux affaires. L’exploitation des données permet de restituer les pratiques observées et les stratégies développées autour du TTR par chacun des groupes d’acteurs concernés.
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[3]
C. Ballé, D. Emsellem, B. Bastard, G. Garioud, Le changement dans l’institution judiciaire. Les nouvelles juridictions de la périphérie parisienne, Paris, La Documentation française, 1980. W. Ackermann, B. Bastard, Innovation et gestion dans l’institution judiciaire, Paris, LGDJ, 1993.
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[4]
W. Ackermann, B. Bastard, « La modernisation de l’institution judiciaire : la surprenante diffusion des tableaux de bord », in C. Grémion, R. Fraisse (éds.), Le service public en recherche. Quelle modernisation ?, Paris, La Documentation française, 1996, pp. 187-201.
-
[5]
W. Ackermann, C. Mouhanna, Le parquet en interaction avec son environnement°: à la recherche des politiques pénales, Paris, CAFI, Mission de recherche droit et justice, 2001.
-
[6]
H. Lafont, P. Meyer, Justice en miettes et fin du droit. Essai sur le désordre judiciaire, Paris, PUF, 1979.
-
[7]
W. Ackermann, B. Bastard, Innovation et gestion dans l’institution judiciaire, op. cit.
-
[8]
Au sens anglo-saxon d’accountability, c’est-à-dire le fait de devoir rendre des comptes.
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[9]
Voir l’introduction du Rapport au Garde des Sceaux sur la politique pénale menée en 1999, Direction des affaires criminelles et des grâces, avril 2000.